Musulmans: Que faut-il leur concéder?

L’Hebdo
– 16. février 2006
Ausgaben-Nr. 7, Page: 16
Evénement
Musulmans
Que faut-il leur concéder?
Manifestation Enquête sur les organisateurs du premier grand rassemblement public de musulmans en Suisse. Et leurs exigences.
Islamophobie Doit-on l’assimiler à du racisme et la poursuivre devant les tribunaux? La réponse des parlementaires fédéraux.
Débat Jusqu’où peut-on entrer en matière sur les revendications des musulmans de Suisse? Deux journalistes de «L’Hebdo» s’affrontent.

Dossier préparé par Alain Rebetez, Michel Audétat, Sonia Arnal et Chantal Tauxe

Cette place a tout vu: les facéties des séparatistes jurassiens comme la colère des paysans suisses; les Tibétains juchés sur les toits ou les motards sur leurs engins; les altermondialistes, les syndicalistes, les antifascistes, les antisida, les femmes, le personnel Swissair… Mais il y a une chose que la place du Palais fédéral n’avait encore jamais abritée. A 15 h 15, samedi 11 février, les mille manifestants musulmans qui protestaient contre les caricatures de Mahomet ont interrompu leurs discours et slogans. C’était l’heure de la troisième prière de la journée. Se tournant vers l’aile est du Palais fédéral, plusieurs centaines d’entre eux se sont prosternés pour adresser leur prière à Allah. Pour la première fois dans ce pays, l’islam défilait publiquement sous sa propre bannière. Une image qui fera date.
Noyau organisateur «Quand je me suis agenouillé, je n’ai pas pu m’empêcher de glisser à mon voisin, d’un ton plus craintif que de fierté: « Tu verras, demain dans les journaux, on lira que le Palais fédéral s’est transformé en Mecque! »» confesse Larbi Guesmi, l’un des orateurs de la manifestation. Cet informaticien tunisien, membre du parti islamiste Nahda, opposant au régime et réfugié politique en Suisse depuis quatorze ans, est l’un des imams du centre de prière neuchâtelois Errahmah (la miséricorde), connu sous le nom d’Association culturelle des musulmans, à la rue du Tunnel. Il avait appris quelques jours auparavant l’organisation de cette manifestation et demandé à pouvoir s’y exprimer.
Mais le vrai noyau organisateur est à Bienne, autour de la mosquée d’Errahman (le miséricordieux), qui abrite l’Association des unions des musulmans, chemin du Seeland. Nicolas Blancho en est un fidèle assidu. A 22 ans, converti depuis six ans à l’islam, il est plus connu sous le nom d’Abd Allah. C’est lui qui s’est chargé des autorisations auprès de la police bernoise, à la demande de l’un des trois imams de sa mosquée (un Algérien, un Tunisien et un Lybien). «Nous voulions nous exprimer sur la place publique, devant les médias et la population suisse, explique Nicolas Blancho. Pour dire que cette manière de traiter les signes religieux n’est pas juste.»
Lors des premiers contacts avec la police, la manifestation était prévue sous la forme d’une marche entre l’Helvetiaplatz et l’ambassade du Danemark. «C’était avant les émeutes en Syrie et au Liban, précise le jeune converti. Mais quand nous avons vu ces violences, nous avons préféré un rassemblement sur la place du Palais fédéral, plus facile à contrôler et moins susceptible de tenter des provocateurs.» Pour lui, la manifestation est un plein succès: «Nous avons donné le signe qu’en Suisse, à Berne, les musulmans pouvaient donner leur avis dans le calme.» Larbi Guesmi abonde: «Nous avons constamment rappelé aux gens de maîtriser leur colère. Moi-même, je suis très fâché par ces caricatures, indigné, frustré, je veux combattre cet acte, mais je le fais uniquement par la parole et pacifiquement.»
Mesure de l’insulte Il faut pourtant se méfier de l’image unanimiste suggérée par les hommes en prière, sagement alignés. Dans les communautés musulmanes, plusieurs responsables se sont prononcés contre l’organisation d’une telle manifestation, à commencer par le président de la Coordination des organisations islamiques de Suisse(KIOS), le professeur de sociologie bernois Farhad Afshar: «Chacun est libre de manifester, mais je crains que ce ne soit une réaction excessive. Le conflit n’est pas entre les Suisses et les musulmans, ou les musulmans et le Danemark. Il est entre les gens qui veulent vivre en paix et ceux qui mettent en scène un conflit (affrontement). Je pense qu’une manifestation aurait été nécessaire et utile si elle avait associé les chrétiens, les juifs et les démocrates.»
Entre les organisateurs eux-mêmes, des distinctions sensibles apparaissent. Dans son appartement d’un quartier populaire des hauts de Neuchâtel, Larbi Guesmi met l’accent sur la nécessité du dialogue. Sa femme apporte le thé, voilée, elle assiste à l’entretien. Pour donner la mesure de l’insulte, Larbi Guesmi avance une image: «Moi, j’aime mon Prophète plus que ma femme – je le dis devant elle. Et elle l’aime plus que moi, ce dont je suis heureux.» Madame acquiesce. Pour éviter le retour de tels problèmes, il espère une loi qui «organise la liberté d’expression» et le «respect des dieux, des prophètes, des lieux saints». Que devrait dire cette loi? «Je ne suis ni historien, ni sociologue, ni légiste, je ne sais pas. C’est aux parlementaires de discuter. Mais j’ai une logique: il y a un problème, nous devons le résoudre.» Quand on évoque l’éditorial d’un journaliste jordanien – «Qu’est-ce qui insulte le plus l’islam, une caricature du Prophète ou des attentats perpétrés au nom du Coran?» – il répond sans détour: «Celui qui caricature le Prophète met l’islam et le musulman dans la position de la victime. Le terroriste en revanche, les met dans la position de l’agresseur. Je ne veux ni l’un ni l’autre, mais si je devais absolument choisir, j’accepterais par amertume une caricature de Mahomet plutôt que de voir des morts dans un métro.»
Nicolas Blancho habite un petit village de la région biennoise. A peine avez-vous pris place dans le salon, disposé à la marocaine, avec des canapés le long des murs, qu’il apporte lui aussi un plateau, avec du café cette fois-ci. Nicolas/Abd Allah a tous les attributs: la longue barbe, la calotte sur la tête, la djellaba serrée dans un pantalon pakistanais. Par goût, mais aussi pour ressembler au Prophète. Changer la loi? Il ne croit pas que ce soit nécessaire. Changer la Suisse? Il en est convaincu. «La réalité, c’est que la Suisse va changer! C’est inévitable avec la mondialisation.» Mais quel changement? «J’espère rester dans un dialogue, dans le calme – pas comme en France où ils prennent un mauvais chemin – et nous ouvrir peut-être jusqu’à reconnaître l’islam comme une religion d’Etat.»
Trop de questions C’est dit tranquillement, posément. Quand on lui pose la question du journaliste jordanien, Nicolas Blancho hésite: «Cette question est difficile… Le niveau de connaissance est trop bas pour juger de quelque chose à quoi je n’ai pas mêlé mes mains. C’est pourquoi j’ai de la peine à y mêler ma langue.
– Vous n’arrivez pas à condamner le terrorisme?
– Je ne vois pas la différence entre un président qui appuie sur un bouton pour déclencher une guerre ou des gens qui envoient un avion contre une tour.
– N’est-ce pas une indignation sélective? Quand vous êtes atteint dans vos valeurs, vous vous indignez; quand les autres sont atteints dans les leurs, vous relativisez…
– (Long silence.) L’attentat de Londres, je ne pourrais pas le soutenir. Mais le 11 Septembre, j’ai beaucoup trop de questions, ce n’est pas clair pour moi. Cela devait se passer. En tout cas, ça a une raison d’être et cela a donné un résultat…»
En sortant de chez Nicolas Blancho, on se dit que l’image de la manifestation était décidément trompeuse. L’uniformité des musulmans en prière devant le Palais fédéral ne laisse pas deviner leur diversité. Différences de langues, d’histoires ou de traditions. Différences de sensibilités sur les questions épineuses que mettent en jeu les droits de l’homme et de la femme. Différences, enfin, dans le contenu donné à leur désir d’intégration. Le piège serait d’en croire ses yeux et d’imaginer une communauté homogène, soudée, campée sur ses certitudes coraniques et destinée à demeurer comme un corps étranger dans nos sociétés: il serait préférable d’évoquer, comme nous y invite le spécialiste Patrick Haenni, «l’islam pluriel des musulmans de Suisse».
Dangereux symbole Pour voir cet islam tel qu’il est, il faut que les Suisses en finissent avec la tentation du déni de réalité. Oui, il s’agit d’une communauté en expansion rapide et durablement installée. Oui, l’islam est devenu la troisième religion nationale. Oui, c’est un événement sans précédent: l’arrivée et la reconnaissance d’une foi nouvelle sur le sol helvétique constituent un immense défi auquel la politique ordinaire de l’UDC ne nous prépare guère.
A Wangen, dans le canton de Soleure, un représentant local du parti n’a pas ménagé son énergie pour faire capoter un projet de mosquée dans une zone industrielle. Qu’est-ce qui froissait ce membre de l’UDC? Un modeste minaret de 6 mètres, pas plus, dépourvu de haut-parleurs, dans lequel il voyait pourtant un dangereux symbole de l’«Expansion islamique». On ne favorisera pas l’intégration des musulmans de Suisseen espérant les rendre invisibles. Une communauté religieuse de cette importance ne peut éternellement se satisfaire de lieux de culte indigents.
Mais on aurait également tort de sous-estimer les frictions que provoque l’arrivée de l’islam dans le domaine de la vie quotidienne. On sait les débats provoqués par le port du voile, la mixité dans les piscines, les sépultures séparées, les rapports entre hommes et femmes ou encore le contenu des manuels scolaires. La vie de chacun est concernée par ces conflits. Ils réclament une politique qui, pour l’instant, se construit à tâtons, capable de concilier l’esprit de tolérance avec une fermeté absolue sur les valeurs auxquelles nous tenons.
Négocier des arrangements En décembre 2004, L’Hebdo et le quotidien Blick avaient commandé le seul sondage réalisé à ce jour auprès des musulmans de Suisse. Les chiffres ont montré que deux tiers d’entre eux, loin de succomber aux sirènes de l’islamisme radical, affichaient au contraire une forte volonté d’intégration: ils étaient même 84% à se sentir bien acceptés dans le pays. Mais le sondage révélait aussi que 41% d’entre eux, soit une très forte proportion, ne se sentaient pas représentés par ceux qui prennent la parole en leur nom.
Sur les 400000 musulmans que compte la Suisse, la très grande majorité provient de Turquie, d’Albanie et d’ex-Yougoslavie, là où l’islam est habitué à négocier des arrangements entre le temporel et le spirituel. Comment se fait-il qu’on les entende si peu? Pourquoi trouve-t-on tant de musulmans originaires du monde arabophone parmi ceux qui occupent le devant de la scène?
S’il existe une majorité de musulmans qui n’est pas d’accord avec Tariq Ramadan pour jouer avec les limites de la laïcité, il serait bon qu’ils le disent. De même avec Nadia Karmous, présidente de l’Association culturelle des femmes musulmanes de Suisse, qui vient de donner libre cours à ses rêves en imaginant un proche avenir où les sexes seraient séparés dans les piscines, où les écoles seraient peuplées de jeunes filles et d’enseignantes voilées (Le Matin dimanche du 12 février)… Si les musulmans deSuisse ne partagent pas ce rêve, on aimerait qu’ils lui opposent leurs propres projets d’avenir. Maintenant que les musulmans ont commencé à s’exprimer sur la place publique, il serait regrettable que leur contribution se limite à la critique des caricatures danoises. |
AR et MA
PLACE FéDéRALE Près de mille musulmans se mettent à prier, le samedi 11 février.
L’avis des musulmans de suisse Sondage L’Hebdo du 9.12.04
L’avis des suisses Sondage SonntagsBlick du 12.2.06
Le vrai noyau organisateur est à Bienne, autour de la mosquée d’Errahman (l’homme miséricordieux) qui abrite l’Association des unions des musulmans.
berne Samedi 11 février, des musulmans manifestent contre les caricatures danoises sur la place fédérale: un événement inédit en Suisse.
nicolas blancho «Le 11 Septembre devait se passer. En tout cas, cela a donné des résultats.»
Larbi guesmi «Je veux combattre les caricatures, mais uniquement par la parole.»
Ce que les musulmans revendiquent
Prescriptions religieuses Sporadiquement, des pratiquants demandent que la législation helvétique soit modifiée pour être compatible avec les exigences de l’islam.
Tour d’horizon des principales requêtes.
1 le droit de porter le voile partout
En Suisse, une femme ou une jeune fille peuvent porter le voile. Chez elles bien sûr, mais aussi dans de nombreux espaces publics (la rue, les restaurants, les écoles pour ce qui est des élèves). Restent quelques rares exceptions, que certains musulmans voudraient voir disparaître: les fonctionnaires, par exemple, ne peuvent afficher de signes d’appartenance religieuse aussi ostentatoires dans l’exercice de leur fonction, puisqu’ils représentent l’Etat laïc.
On se souvient du cas le plus médiatisé, celui de cette enseignante genevoise déboutée par le Canton puis la Confédération, qui est allée jusqu’à Strasbourg pour obtenir le droit de garder son voile en classe. Elle a perdu, mais périodiquement la question revient, sous des formes diverses: pourquoi, même dans les entreprises privées, n’engage-t-on presque jamais de femmes voilées? A quand des infirmières ou des factrices voilées?, demandent bien des musulmanes, qui s’estiment discriminées.
2 des cimetières séparés
Il fut un temps où catholiques et protestants refusaient de gésir côte à côte pour l’éternité: se mélanger à ces hérétiques, vous n’y pensez pas! A chacun son pré carré. Depuis la Constitution de 1874, il a été décidé une fois pour toutes de remettre les cimetières aux mains des autorités civiles: les morts sont enterrés à la ligne, sans distinction de religion ou d’origine. La communauté musulmane souhaiterait revenir à la situation antérieure et disposer de carrés réservés. Les raisons invoquées sont d’ordre religieux: les cimetières communaux ne sont pas orientés vers La Mecque et les concessions sont à durée limitée. Ces deux particularités seraient contraires aux exigences de l’islam. La dernière raison est moins souvent évoquée, du moins explicitement, car peu compatible avec l’esprit de tolérance de bon aloi sous nos latitudes, mais avoir pour voisin dans l’éternité un mécréant serait également interdit aux musulmans.
Qui ne peuvent donc toujours pas, en Suisse, enterrer leurs morts selon leurs principes. Différentes autorités ont reçu des demandes officielles pour modifier la législation et autoriser de tels cimetières. Pour l’heure, les villes de Genève, Berne, Zurich et Bâle ont octroyé des carrés séparés, réservés aux personnes domiciliées sur leur commune. L’immense majorité des autres pratiquants fait rapatrier les corps.
3 En finir avec la mixité
«A la piscine, par exemple, la Suisse comprendra bien assez vite qu’il faut séparer les garçons et les filles. Je suis sûre que d’ici à dix ou quinze ans, ce sera le cas.»
Cette remarque pleine d’optimisme vient de Nadia Karmous, présidente de Femmes musulmanes de Suisse. Comme elle, certains musulmans estiment que la mixité dans certains lieux publics, comme les piscines, est contraire à la pudeur, et qu’il faudrait donc aménager des bassins ou des horaires différents selon les sexes.
Des établissements, comme le Collège Saint-Michel à Fribourg, louent leur piscine à des privés, sans contrôler l’usage qui en est fait. C’est par ce biais qu’une association de musulmans a pu en faire à sa guise dans cette ville: une partie des heures louées par l’association est réservée aux femmes. La séparation des sexes existe donc déjà; des musulmans voudraient l’étendre.
4 De la viande halal
Autre prescription religieuse, la viande d’un animal n’est halal (licite, permise) que si la bête est saignée encore consciente. Or la loi sur la protection des animaux oblige en Suisse les abattoirs à étourdir la bête avant de la mettre à mort, afin de lui éviter des souffrances inutiles. Autant dire que ces exigences sont contradictoires.
Sensible aux desiderata des musulmans de Suisse, la Confédération a lancé en 2001 une vaste consultation afin de modifier, éventuellement, ses dispositions légales, et d’autoriser l’abattage rituel.
Mais les résultats ont été très clairs: sur ce point, les Helvètes ne sont pas prêts à transiger. Les musulmans s’approvisionnent donc dans des boucheries spécialisées qui vendent de la viande halal importée. | SA
Faut-il que la loi protège l’islam?
Répression L’idée se répand que l’islamophobie serait le nouveau visage du racisme, et relèverait donc des tribunaux. Sur quelle pente nous entraîne cette manière de voir?
«Pas de liberté pour les ennemis de la liberté», disait naguère l’extrême gauche. «Pas de liberté pour les ennemis du Prophète», semblent dire aujourd’hui certains musulmans en colère. Chez nos voisins, le Conseil français du culte musulman (CFCM) a décidé de poursuivre en justice les journaux qui ont publié les caricatures de Mahomet. Et, en Suisse, Nadia Karmous partage un même souci. «Il serait bien qu’une loi interdise ce genre de choses, vient de déclarer la présidente de l’Association culturelle des femmes musulmanes de Suisse au Matin dimanche (édition du 12 février). Que l’on ne puisse toucher ni à Dieu ni au Prophète.»
On en conviendra volontiers, les caricatures danoises sont à la fois nulles et douteuses dans leurs intentions. Comme on admettra aussi qu’il n’est pas tous les jours facile d’être un musulman d’Occident depuis le 11 Septembre. Reste cependant la question posée par cette tentation d’aller porter les offenses faites aux croyants devant les tribunaux. Est-il raisonnable d’en appeler à la loi pour protéger la sacralité de l’islam, voire de toute autre religion?
D’un point de vue légal, ce serait possible en Suisse: l’article 261 du Code pénal prévoit l’amende ou l’emprisonnement pour «celui qui, publiquement et de façon vile, aura bafoué les convictions d’autrui en matière de croyance, en particulier de croyance en Dieu.» Mais les moeurs des sociétés laïques en décident autrement. Les querelles autour des outrages religieux se vident d’ordinaire sur la place publique, sans que les offensés s’en aillent saisir les tribunaux. C’est la règle des démocraties: la fameuse liberté d’expression n’implique pas seulement un droit, comme on l’a trop dit, mais aussi l’obligation faite à chacun de supporter des choses qui le heurtent.
En justice? C’est cette règle que certains activistes musulmans voudraient voir remise en cause. Dans ce but, ils ont popularisé un néologisme qui se retrouve désormais dans toutes les bouches: l’islamophobie.
En réalité, l’histoire de ce mot est déjà ancienne. Comme l’expliquent Caroline Fourest et Fiammetta Venner dans Tirs croisés (Calmann-Lévy, 2003), cette notion apparue à la fin des années 70 dans des milieux musulmans intégristes a gagné progressivement des cercles plus larges, en particulier au sein de la gauche antiraciste. S’en prendre à l’islam relèverait donc du racisme? C’est ce que soutient Tariq Ramadan. Une de ses cassettes diffusée par les Editions Tawhid s’intitule précisément: L’islamophobie, le nouveau visage du racisme.
Poursuivre le racisme en justice, quoi de plus légitime? Mais doit-on pour cela rendre l’islam intouchable? «Je ne pense pas qu’il faille faire de l’islamophobie un délit, estime le conseiller national Didier Burkhalter (rad./NE). Comme tous les esprits libéraux, je me méfie d’une idée susceptible de limiter une liberté d’expression qu’il s’agit au contraire de réaffirmer.» A gauche, on retrouve un souci analogue chez son collègue Roger Nordmann (soc./VD): «Il existe un droit de critiquer les religions sans limite. A fortiori lorsqu’elles sont fortement instrumentalisées par la politique, comme c’est le cas aujourd’hui. Je reste donc un grand partisan de la séparation de la religion et de l’Etat qui garantit à la fois la liberté religieuse et la liberté de ne pas croire.»
Logique victimaire Du côté de l’UDC, l’idée d’islamophobie inspire aussi la méfiance, mais pour d’autres raisons: «Lors d’un débat au Centre culturel islamique de Neuchâtel, j’ai été frappé de n’y trouver personne pour dénoncer clairement les attentats commis au nom de l’islam, déplore le conseiller national Yvan Perrin (UDC/VD). Si les musulmans veulent qu’on leur témoigne de la solidarité, il faut d’abord qu’ils condamnent les extrémistes de leur camp.» Dans notre paysage politique, ce sont surtout les Verts qui conçoivent l’islamophobie comme une variété du racisme.
«Dans nos cultures, nous comprenons mal les frustrations et la rage des musulmans, soutient la conseillère nationale Anne-Catherine Menétrey (Verts/VD). Je ne veux pas séparer les attaques contre l’islam de leur sens politique. Il y a là derrière des rapports d’oppresseur à opprimé. Et il me semble donc normal que ceux qui sont offensés puissent en appeler à un tribunal pour réclamer justice.»
A s’enfermer ainsi dans une logique victimaire, on s’expose cependant à ne pas servir ceux que l’on prétend défendre. Il ne serait pas sain qu’un régime d’exception soustraie l’islam à l’épreuve critique subie par les autres religions: l’intégration des musulmans vivant sur le sol européen passe au contraire par le droit de traiter leur religion comme n’importe quelle autre. | MA
Nadia Karmous La présidente de l’Association culturelle des femmes musulmanes de Suisse voudrait que la loi empêche de toucher au Prophète.
Tariq Ramadan L’intellectuel musulman a beaucoup fait pour identifier l’islamophobie à une nouvelle forme de racisme.
Que faut-il concéder aux musulmans de Suisse?
Rien

Chantal Tauxe

cheffe de la rubrique politique
La Suisse devrait s’islamiser et dire merci. C’est ce que demandent les musulmans de Suisse, en tout cas ceux qui prétendent parler en leur nom.
Face à l’ire déclenchée par les caricatures de Mahomet, les deux conseillers fédéraux Micheline Calmy-Rey et Moritz Leuenberger ont parlé de responsabilités, de respect et de tolérance, prêchant l’apaisement. Ils n’ont pas dit grand-chose aux Suisses que l’incessante contestation de notre Etat de droit par certains musulmans heurte.
Lors du débat d’Infrarouge il y a dix jours, Tariq Ramadan a dénié à Marc Bonnant le droit de parler au nom des Suisses (attachés à la liberté d’expression) sous prétexte que certains Suisses étant musulmans, l’emploi du «nous» serait discriminatoire à leur égard.
Il suffit.
La liberté d’expression n’est pas une coquetterie, un accident, un détail de notre histoire intellectuelle, elle est un de nos principes les plus fondamentaux. C’est en son nom que la Suisse accorde l’asile politique. Il est choquant de voir Tariq Ramadan, fils d’exilé égyptien, exiger la limitation d’une liberté qui a justifié l’accueil de son père, et qui l’a fait Suisse. Comment prétendre à la protection d’un Etat dont on récuse les valeurs?
En matière de religion, la Suisse dont se réclame M. Ramadan n’est pas n’importe quel petit espace, vide d’histoire et d’identité. Depuis la Réforme et jusqu’au milieu du XIXe siècle, on s’y est battu entre catholiques et protestants, avant d’apprendre à vivre ensemble, à se tolérer, à se respecter. Des communautés juives existent depuis le Moyen-Age, alors que la présence musulmane, avant la fin du XXe siècle, y est statistiquement anecdotique.
A l’échelle de l’histoire, la manifestation des musulmans sur la Place fédérale est donc une première dont les organisateurs ont sous-estimé la charge symbolique négative. Le parvis du Palais fédéral est un lieu de revendication et de combat politique (de toutes sortes). Mais depuis que l’Etat fédéral, qu’incarne le Palais, est parvenu à imposer la paix confessionnelle, la religion n’est justement plus un enjeu politique. Si les manifestants avaient eu cure de ce subtil acquis historique, ils seraient allés protester ailleurs.
Que faut-il alors concéder aux musulmans de Suisse, pour qu’ils se sentent respectés? Rien. Rien de plus ou de moins que ce que la Constitution fédérale accorde déjà aux autres religions. Nos lois garantissent la liberté de croire, ou de ne pas croire, de défendre un point de vue, fût-il très minoritaire, et condamnent si nécessaire les excès. Le fédéralisme offre aussi des niches de solutions sur mesure à qui veut bien négocier et accepter un compromis.
Nous sommes une démocratie assez généreuse en dignités pour accueillir qui le souhaite sans avoir à nous renier, ou nous amender. Nous n’obligeons personne à rester s’il pense que la charia assure une vie meilleure. |
le droit de nous changer
Il y a huit ans, à l’issue d’une enquête sur les communautés musulmanes de Suisse et convaincu que leur nombre était beaucoup plus élevé que les 100 000 ou 150 000 personnes invoquées à l’époque, j’avais défendu en conférence de rédaction l’idée de mettre le sujet en couverture de L’Hebdo. «Ton dossier est excellent, coco, m’avait gentiment répondu la rédactrice en chef d’alors, mais ça ne tient pas en couverture. D’ailleurs tu n’as pas de titre.» J’avais tenté de me défendre: «Si! On pourrait titrer, La Suisse, terre d’islam.» Il y avait eu un gros éclat de rire, et on était passés à autre chose.
La Suisse, terre d’islam.
J’ai l’impression qu’aujourd’hui, la formule déclenche moins de rires et qu’elle barre même les fronts d’une ride soucieuse. Car c’est bien la question qui nous est posée désormais: les musulmans, dont personne ne conteste le droit de vivre ici, doivent-ils se contenter d’être tolérés ou peuvent-ils revendiquer une place nouvelle?
Chez mes amis, mes interlocuteurs, j’entends beaucoup de craintes formulées. J’entends parler de nos valeurs menacées, j’entends invoquer la tradition chrétienne de l’Europe, et puis surtout, chez de nombreuses femmes, j’entends s’exprimer la crainte de perdre une liberté fragile et durement conquise. A chaque fois, l’islam est au coeur de la menace, comme si cette religion importée ne pouvait que s’imposer au détriment de ce que nous sommes. Comme si, avant qu’elle ne déboule sur l’Europe, nous vivions apaisés et unanimes quant à l’expression de nos fameuses valeurs. Comme si l’intégrisme, enfin, était une spécificité exclusivement musulmane.
Je trouve cette angoisse pesante. Paralysante. Il y a sans doute aujourd’hui entre 350 000 et 400 000 musulmans en Suisse, certains disent plus. En Europe ils sont des millions. Ce ne sont pas des ennemis. Leur présence pose des questions, parfois difficiles, notamment dans la définition d’un islam compatible avec la démocratie, mais notre responsabilité à tous est de ne pas sombrer dans une méfiance partagée.
J’ai pour ma part la conviction qu’une femme voilée, un barbu ou un intégriste ne sont pas forcément une menace pour notre société. Ils sont même susceptibles d’en être un élément dynamique à la condition que l’on puisse débattre à quel moment le voile, quand il est imposé, la barbe, quand elle appelle à la haine anti-occidentale, ou l’intégrisme, quand il prétend se substituer aux lois civiles, peuvent menacer nos valeurs ou notre démocratie.
Dans ce dialogue exigeant, j’attends des musulmans qu’ils soient prêts à changer, évoluer. Mais la condition c’est que moi aussi, je sois prêt à changer et à évoluer. Sinon, aucun mouvement n’est possible. L’islam nous changera, tant mieux. Et nous n’y perdrons rien. |

Alain Rebetez Journaliste politique