Réformer l’Europe, quelques pistes

Construction européenne : quels buts pour quel avenir ? Le texte de mon allocution lors du 13ième dialogue européen, organisé à la Fondation Jean Monnet, à l’Université de Lausanne.*

C’est aussi une position périlleuse que de s’exprimer sur la construction européenne comme journaliste alors que de très éminents politiciens qui ont été en charge des affaires vont prendre la parole.

Je m’y sens toutefois autorisée par un souvenir que j’aimerais partager avec vous.

Je me souviens d’une autre soirée d’échanges organisée par la Fondation il y a quelques années en présence de Bronislav Geremek, son regretté président, qui était aussi historien.

Au cours de la discussion, nous avions convenu que l’Union européenne gagnerait à être racontée autrement, qu’il fallait surpasser les histoires nationales, trouver un nouveau storytelling, comme on ne disait pas encore. Cette conviction ne m’a plus quittée, elle m’habite.

C’est bien un devoir de journaliste que de rendre compte mais aussi d’approfondir, de raconter une histoire, l’histoire en marche et de dresser des perspectives, mais aussi, parfois, de renverser les perspectives, de donner à voir la réalité sous un autre angle, de défaire les éléments de langage des communicants, de simplifier pour provoquer, d’approcher une vérité plus civique qui sert les citoyens.

C’est également une posture étrange que de formuler des propositions, des pistes de réflexion pour réformer l’Union européenne alors que la Suisse n’en fait pas partie.

Lorsque je suis sommée d’expliquer comment ô grands dieux j’ose encore être partisane de l’adhésion de la Suisse à l’Union européenne, je réponds ceci :

Mon engagement remonte aux négociations sur la création d’un Espace économique européen, idée lancée par Jacques Delors, en janvier 1989, alors que personne n’imaginait que le Mur de Berlin allait tomber quelques mois plus tard.

J’ai alors acquis la conviction que ce n’est qu’en étant membre de la Communauté que nous pourrions au mieux défendre notre souveraineté, et la très haute conception que nous nous en faisons.

Et je pense également que une Suisse membre de l’UE aurait beaucoup de choses à lui apporter, c’est un peu présomptueux, mais je vais m’attacher à vous le démontrer.

Quels buts de la construction européenne pour quel avenir ?

Il y a quelques mois encore, on aurait dit, récité, paix, liberté et prospérité.

La paix semblait acquise, nous savions comment créer de la prospérité, ne manquaient qu’un peu de discipline ou de courage pour continuer à la partager et la préserver.

L’UE n’est-elle pas le plus grand espace de libertés au monde, de libertés garanties à tous ?

2015 aura bousculé toutes ces certitudes.

La paix est remise en question, nous sommes en guerre, disent nos voisins français. Et le partage de la prospérité est contesté. Les Allemands ne veulent pas payer les dettes des Grecs. Les pays du Nord de l’Europe ne se sentent plus solidaires de ceux du Sud. Les valeurs communes de respect des droits de l’homme et de dignité de la personne sont contestées dès lors qu’on prétend en recouvrir les migrants, réfugiés de la guerre ou de la misère. Là le clivage va d’ouest en est.

Ce que nous savons pourtant, malgré tous les Cassandres, c’est que l’UE ne se casse pas, j’ai envie de dire qu’elle ne peut pas éclater en morceaux, elle résiste, et ce mot aussi a un peu changé de sens depuis quelques jours.

L’UE devait éclater à cause de la crise grecque, elle ne l’a pas fait

On nous dit maintenant qu’elle ne survivra pas à la crise des réfugiés, je ne le crois pas non plus. Mais, survivre aux épreuves ne signifie pas forcément être en bonne santé.

Quelles réformes, alors ?

L’Union est une construction, mais comme la famille s’est agrandie, il faut peut-être envisager une refondation de la maison commune.

On parle beaucoup d’une Europe à deux vitesses. C’est certainement la solution la plus réaliste, la plus sage. Mais par deux vitesses, on entend la zone euro et les autres.

Si j’ose revenir sur le grand dessein de Jacques Delors en 1989, devant le président d’honneur de l’institut qui porte son nom (Pascal Lamy), il me semble que nous avons l’opportunité de corriger sur ce qui a tant posé problème aux Suisses : la satellisation, la nécessité de reprendre le droit du marché unique sans co-décision.

Les institutions européennes existent, elles sont fortes et évolutives : pourquoi le parlement, les conseils européens et même la commission ne pourraient elles pas sièger « à géométrie variable » avec des représentants de tous les pays concernés lorsqu’il s’agit du grand marché, puis en cercle plus restreint pour la zone euro, et encore dans une autre composition lorsqu’il s’agit de Schengen-Dublin.

Donc, ce que je propose, c’est la refondation d’un Espace économique européen avec co-décision. La Suisse y trouverait son compte, la Grande-Bretagne aussi, et l’Union dans son ensemble qui ne passerait plus pour un carcan d’obligation, mais un facteur de ralliement.

Le fédéralisme suisse, garant de diversité mais aussi d’identification à l’ensemble, est un bon exemple de développement à géométrie variable.

Quand on ne trouve pas une solution au plus haut niveau, que la volonté politique fait défaut, on laisse les cantons innover, aller de l’avant. En Suisse, les avancées sociales ont commencé dans les cantons, à Zurich notamment avant d’être reprise par d’autres. Des politiques communes sont coordonnées par des groupes de cantons.

Cette articulation grand marché pour tous – zone euro pour ceux qui le souhaitent devrait aussi offrir l’opportunité d’un réexamen des tâches.

La Confédération s’y est essayée sur le mode « qui paie commande ». Les cantons vis à vis des communes ont également fait le ménage.

L’UE devrait redonner des compétences aux Etats membres, une manière de faire la pédagogie de la subsidiarité, de faire mentir ceux qui la dépeignent en monstre bureaucratique. Une manière de réconcilier cadre européen et proximité des pouvoirs de décision, qui casserait la dynamique de scécession à l’oeuvre dans de grandes régions européennes comme la Catalogne ou l’Ecosse.

Il y a encore un autre outil suisse qui mériterait d’être mieux pris en compte par la construction européenne, c’est l’usage de la démocratie directe par le droit de referendum et d’initiative.

Là encore, la pédagogie serait utile, parce que la démocratie directe ne fabrique pas seulement une décision (bonne ou mauvaise), mais aussi du consensus. Elle oblige les politiciens à rendre compte, à justifier leurs actions, à convaincre. Le peuple ne décide pas toujours comme ses élites le souhaiteraient, mais gouverner sans le soutien de la population sur le long terme nuit aussi gravement à la pérennité des démocraties, et fait le lit du populisme.

Quelques réflexions additionnelles pour conclure :

Je l’ai dit il faut raconter l’Europe autrement : mais on ne sortira pas de la crise en racontant des histoires astucieusement mieux tournées, mais en sortant les gens du chômage, notamment les jeunes.

Beaucoup de gens et de jeunes ne savent pas ce qu’ils doivent à l’UE, souvenez vous des propos de Martin Bailey (qui travaille pour la Commission Juncker)  il y a quelques mois dans ce même auditoire, des étudiants Erasmus ne savaient pas que le programme est une création de l’Union. Il faut que chaque étudiant qui bénéficie d’Erasmus reçoive une petite brochure explicative.

Pour avoir failli dans leurs politiques d’intégration et d’inclusion, les pays européens vont dépenser des milliards pour leur sécurité.

Comme journaliste, je vais vous proposer un gros amalgame, une grande simplification :

La sécurité et l’accueil des migrants vont engloutir des milliards d’euros ou de francs, le pacte de sécurité va l’emporter sur le pacte de stabilité, a dit François Hollande. Si nous avons fait marcher la planche à billets pour sauver les banques, alors on peut la faire fonctionner pour sauver des vies – celles qui sont menacées par les terroristes comme celles des réfugiés qui viennent chercher protection en Europe.

Il faut donc impliquer les jeunes chômeurs dans l’accueil des migrants et dans la sécurisation de nos infrastructures et de nos territoires. Les jeunes chômeurs auront du travail, peut-être pas celui dont ils avaient idéalement rêvé, mais un travail qui leur offre des perspectives, une reconnaissance sociale, une utilité. Naguère le service militaire offrait une chance à ceux qui avaient eu un parcours de formation cahotique de se mettre à niveau et de s’insérer sur le marché du travail, grâce à l’acquisition de nouvelles compétences.

Formons des brigades de jeunes volontaires, mais rémunérés, pour assumer l’accueil des migrants et des tâches de sécurité ou de sécurisation de nos entreprises, de nos infrastructures, de nos institutions culturelles.

Nous devons absolument éviter d’accueillir généreusement les migrants tout en laissant une génération de jeunes gens bien formés se désespérer de trouver un travail.

La construction européenne aura ainsi toujours le même but, paix liberté et prospérité.

Car, c’est en Europe, ou comme en Europe, selon les standards européens de dignité et de respect des personnes que la plupart des gens sur la planète veulent vivre.

L’Europe n’a pas le monopole de valeurs qui sont universelles, mais elle en est la matrice historique , elle est une source d’inspiration multiculturelle. Elle offre une méthode de réconciliation entre ennemis que l’on ne trouve pas sur d’autres continents. Elle est l’illustration d’une certaine marche de l’histoire :

Les frontières ne tiennent pas, elles sont un leurre sécuritaire, on avance par l’échange et ne laissant pas les autres derrière soi.

* Sous la présidence de Pat Cox, avec la participation de Pascal Lamy, Nicola Forster et Enrico Letta. 

Mon intervention en vidéo:

Attentats de Paris: est-ce une guerre ?

Discussion avec des amis : Est-ce une guerre, est-ce que François Hollande n’a pas eu tort d’employer ce mot ? Est-ce qu’il ne dramatise pas ?

Je trouve que, de Suisse, on est mal placé pour critiquer, ou formuler ce genre de remarques.  Que dirait on ici, entre Lac Léman et Bodensee, si des attentats faisaient 128 morts et 257 blessés, dont 80 très grièvement ?

Je repense au mois de janvier, à la même mine grave et solennelle de François Hollande ou de Manuel Valls. Eux possèdent toutes sortes d’autres renseignements sur l’état réel de la menace, qu’ils ne communiquent pas pour éviter de décupler la psychose. S’ils décident de l’  « état d’urgence », c’est en connaissance de cause. Après Charlie Hebdo le mercredi, il a encore eu l’Hypercasher le vendredi. Eux savent ce qui nous attend, ce qu’ils espèrent déjouer en mobilisant les forces de sécurité au plus haut niveau, ce qu’ils ont aussi empêché d’advenir.

Je lis dans les réactions rapides des autres chefs d’Etat la même conscience du danger.

Est-ce une guerre ? Sur une barbarie semblable, il est difficile de mettre des mots.

Il me semble que oui : l’ennemi est impitoyable, il frappe sans pitié, ne respecte plus aucune règle à l’égard des populations civiles, c’est même elles qu’il cible en priorité.

Simplement, il n’y a pas de ligne de front.

Le front est partout.

Au bas de la rue.

A la terrasse d’un bistro.

Dans une salle de spectacle.

Dans un métro.

Dans un train.

Dans un avion.

Cet ennemi tue à l’aveugle, mais il veut aussi anéantir nos modes de vie, notre art de vivre l’âme légère et le cœur curieux des autres. Il exècre nos libertés. Cet ennemi nous déteste tellement, qu’il est prêt à mourir, à s’ôter la vie, pour faucher les nôtres. Sa détestation de ce que nous sommes, des foules anonymes et joyeuses qui sortent un vendredi soir,  est telle qu’elle l’amène  à se nier tout droit à un avenir, à la vie.

L’Europe s’était débarrassée de la guerre, après en avoir traversé deux d’une intense barbarie. Les guerres d’ailleurs reviennent en son cœur.

Ces terroristes fous de haine sont des fascistes. L’Europe a déjà vaincu le fascisme. Les terroristes ne gagneront pas. Nous serons plus forts. Nos libertés sont plus fortes que leur haine. Notre tolérance plus forte que leur aveuglement.

C’est une guerre, le front est partout, mais nos meilleures armes sont nos valeurs. Elles se dressent comme le plus efficace des remparts.

Les limites de la créativité fiscale

Il est des collisions dans l’actualité qui sont troublantes.  * Cette semaine, on a appris que le Conseil fédéral renonçait à supprimer le secret bancaire pour les contribuables suisses. Le projet, présenté par Eveline Widmer-Schlumpf, était une conséquence logique du passage à l’échange automatique d’information exigé par l’OCDE : si nos banques sont contraintes de renseigner les autorités fiscales d’autres pays, pourquoi les nôtres ne pourraient-elles pas en bénéficier aussi ? Les départements cantonaux des finances se réjouissaient d’avance : on estime à 100 milliards le montant des fortunes non imposées, et les pertes fiscales pour la Confédération, les cantons et les communes à quelque 20 milliards.

La droite, UDC et PLR, a lancé une initiative « oui, à la protection de la sphère privée » pour contrer cette juteuse et équitable perspective. Le Conseil fédéral a donc renoncé à aller de l’avant, d’autant que les nouveaux rapports de force au Parlement n’y étaient plus favorables. Les initiants n’ont toutefois pas concédé, à ce stade, le retrait de leur texte, qui doit encore être examiné par les Chambres.

Cette semaine, on a aussi appris que le canton de Zoug veut assouplir les critères d’établissement pour les étrangers fortunés : les personnes disposant d’un revenu imposable d’au moins un million de francs et d’une fortune imposable d’au moins 20 millions de francs ne seraient plus obligées de suivre des cours d’allemand rendus obligatoires il y a deux ans. La gauche s’étrangle d’indignation devant ce « deux poids, deux mesures » et annonce un referendum. La constitutionnalité d’une telle mesure paraît également douteuse.

Cette proposition laisse craindre qu’à terme certains cantons en viennent à  naturaliser plus volontiers les riches étrangers sans faire trop de chichi et sans trop d’exigences d’intégration. Ceux-ci pourraient ainsi  entrer parfaitement légalement dans la catégorie dorée des contribuables suisses, protégés par le secret bancaire.

En Suisse, certains ne semblent toujours pas avoir compris que les pratiques fiscales internationales se musclent et s’unifient. Les états veulent pouvoir taxer les fortunes là où elles se fabriquent et se développent.  L’OCDE vient d’annoncer qu’elle entend promulguer de nouvelles règles pour les multinationales, qui ont démontré des trésors de créativité comptable pour échapper aux administrations fiscales des pays où elles sont établies.

Plutôt que de chercher à réinventer le paradis fiscal perdu, la Suisse ferait mieux de créer des richesses en misant sur la réindustrialisation de son tissu économique grâce à l’innovation technique.

* Texte paru en italien dans Il Caffè