65 ans pour les femmes, une question de génération

Alain Berset a gagné le droit d’aller de l’avant avec un âge de retraite égal pour les hommes et les femmes. Mais réussira-t-il à convaincre son propre parti? L’affaire n’est pas gagnée d’avance….. Mais il est peut-être temps de sortir de la guerre de tranchée. Il était parfaitement normal que nos grand-mères et nos mères bénéficient de l’AVS plus tôt que les hommes. La plupart ont accompli une double journée de travail à l’époque où les pampers n’existaient pas, où les lave-linge et les lave-vaisselle étaient un luxe inabordable. Pour ma génération, née dans les années soixante, la différence de traitement est déjà moins plaidable, si ce n’est que beaucoup de femmes ont souffert, souffrent encore d’inégalités salariales. Mais, pitié, pour la génération de nos filles, qui prendra sa retraite dans 40 ou 50 ans: comment justifier pareille inégalité de traitement avec les hommes?

Les jeunes femmes sont désormais tout aussi bien formées que les hommes, elles ont une espérance de vie légèrement supérieure. Pourquoi les enfermer dans une vision passéiste du couple? Pour ce qui concerne les inégalités salariales scandaleusement persistantes, Alain Berset pourrait donner un délai de 5 ans à économiesuisse et aux syndicats pour mener une politique volontariste de certification des entreprises. Passé ce délai, il serait légitimé à légiférer, il pourrait introduire des amendes pour les entreprises qui ne respectent pas l’article constitutionnel sur l’égalité entre hommes et femmes, voté, rappelons le, le 14 juin 1991!  N’attendons pas une génération de plus pour l’appliquer!

Didier Burkhlater, ministre de l’impasse

En commentant sa démission devant les journalistes, Didier Burkhalter a dit qu’il respectait leur fonction critique. Cet article de L’Hebdo du 14 novembre 2012, co-signé avec Michel Guillaume, relevait quelques points faibles et beaucoup d’interrogation sur celui qui venait alors de reprendre en mains la politique étrangère. Je l’ai relu – avec un oeil critique. Sur la scène internationale, Didier Burkhalter a incarné la traditionnelle politique suisse de bons offices et de défense des droits humains. Mais dans le dossier européen, je trouve qu’il a déçu, même si le manque de soutien de ses collègues et le vote du 9 février 2014 ne lui ont pas facilité la conduite de ce dossier pourtant crucial. A l’insu de son plein gré ou pas,  dans l’ambiance de déni général sur les enjeux européens qui caractérise la classe politico-économique suisse, Didier Burkhalter est resté le ministre de l’impasse européenne…

 

CHANTAL TAUXE ET MICHEL GUILLAUME

POLITIQUE EUROPEENNE. Bientôt un an que le radical est à la tête du Département fédéral des affaires étrangères. Alors que Berne attend une réponse de Bruxelles sur son offre de négociation, afin de poursuivre la voie bilatérale, «L’Hebdo» tire le premier bilan d’un conseiller fédéral prudent et discret à l’excès.

De l’Intérieur aux Affaires étrangères. Ce jour de décembre 2011, Didier Burkhalter est entré dans la salle du Conseil fédéral chef du Département de l’intérieur, et il en est ressorti, quelques instants plus tard, ministre des Affaires étrangères. Une victoire pour le radical neuchâtelois qui voulait ce ministère que d’aucuns voyaient réservé au nouvel élu, le socialiste Alain Berset, au goût prononcé et rare à Berne pour les enjeux internationaux. Mais ce jour-là, le collège jugea plus opportun de placer les ministres selon leur aptitude supposée à surmonter les blocages partisans dans les dossiers nécessitant de puissantes réformes: l’homme de droite se vit donc confier nos relations avec le monde, et l’homme de gauche l’avenir de nos assurances sociales.

L’exemple de Max Petitpierre. Sourire aux lèvres, Didier Burkhalter a-t-il alors pensé à son prestigieux prédécesseur, radical neuchâtelois comme lui, Max Petitpierre, un des meilleurs conseillers fédéraux du XXe siècle, dont la tâche fut justement de reconnecter la Suisse au monde au sortir de la Seconde Guerre mondiale? L’homme avait imposé une révolution copernicienne, en rétablissant les relations diplomatiques avec l’Union soviétique, honnie mais victorieuse et si puissante.
Difficile de savoir quelles sont les intentions du chef du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE). Il est avare d’interviews. Alors que la Suisse va commémorer les 20 ans du non à l’Espace économique européen le 6 décembre 1992, il refuse de s’exprimer. Un silence un rien extravagant car il n’y a pas que le fantôme du «dimanche noir» à commenter. Bientôt un an après son arrivée à la tête du département, il conviendrait d’esquisser un premier bilan. En dix mois, il a rencontré une quinzaine de ses homologues européens, dont quatre fois l’Allemand Guido Westerwelle, deux fois le Français Laurent Fabius et l’Autrichien Michael Spindelegger, et une fois l’Italien Giulio Terzi. Surtout, alors que l’Union européenne doit répondre d’ici à quelques jours à l’offre de négociation formulée par le Conseil fédéral en juin, le besoin d’explication de la position suisse va grandissant. Le jeu diplomatique commande parfois de se montrer discret, mais la logique démocratique oblige, surtout en Suisse où le peuple a le dernier mot sur les grands enjeux de politique étrangère, à communiquer, à soigner la pédagogie longtemps à l’avance, bref à s’échiner à convaincre.
Dans une litote admirable, un haut fonctionnaire résume l’état de la question: «Le chef du DFAE mène une politique burkhaltérienne, donc peu spectaculaire.»
«S’il ne parle pas, c’est qu’il n’a rien à dire», tance, plus sarcastique, un parlementaire. C’est sûr, le mutisme du chef du DFAE traduit un immense embarras. La politique européenne de la Suisse est dans une impasse, et, comme chacun le sait, c’est un endroit périlleux pour manœuvrer.
Mais cet attentisme agace. «Je constate un entêtement du Conseil fédéral dans une stratégie des bilatérales qui fait que la Suisse se retrouve dans une voie sans issue, soupire Carlo Sommaruga (PS/GE), vice-président de la Commission de politique extérieure. Et le Conseil fédéral fait comme s’il ne s’en apercevait pas. Malgré la sympathie que José Manuel Barroso a envers la Suisse, ce n’est pas lui qui va aplanir les problèmes.»

Le vieux plan B de 1992. Sa collègue Christa Markwalder (PLR/BE) ajoute de la profondeur historique à sa préoccupation: «La voie bilatérale a fait office de plan B en 1992, à l’époque où l’UE n’avait que douze membres, dont trois étaient nos voisins. Entre-temps, elle a doublé de volume, et la dynamique a complètement changé.»
Dès lors, Carlo Sommaruga plaide pour plus de réalisme. Il faudrait oser se demander «comment la Suisse obtiendrait la meilleure souveraineté matérielle. Mais le Conseil fédéral manque de courage politique. Il est persuadé qu’il pourra sortir de l’impasse avec une solution ad hoc qui préserverait à la fois la souveraineté suisse et qui reprendrait l’acquis communautaire. Ce n’est pas possible. L’UE n’a aucun intérêt à trouver des solutions ad hoc.»
Début octobre, invité par la Fondation Jean Monnet pour l’Europe à Lausanne, l’ancien secrétaire d’Etat Franz Blankart n’a pas suggéré autre chose: il faut prendre acte, a-t-il dit en substance, du fait que l’UE ne veut plus avancer sur la voie bilatérale. Et penser à d’autres scénarios, comme un nouveau vote sur l’Espace économique européen, qui, outre la garantie de l’accès aux marchés, offre une solution institutionnelle durable.
Didier Burkhalter, qui s’est autoproclamé rénovateur de la voie bilatérale, est-il capable de reconnaître que celle-ci est agonisante, sinon morte? Peut-il en prendre acte? Un gouffre s’ouvrirait aussitôt sous les pieds du gouvernement. Serait-il capable d’innover en politique européenne? Les rares déclarations de Didier Burkhalter sur le sujet, tout comme son parcours jusqu’ici, nourrissent d’immenses doutes.

Un apparatchik. Le chef du DFAE n’a pas de formation ou un passé professionnel qui l’auraient sensibilisé à la question européenne. Il a suivi des études en sciences économiques à l’Université de Neuchâtel, où il a obtenu une licence «avec mention», un détail signalé dans sa biographie officielle qui a fait sourire dans certaines chancelleries. Il a ensuite effectué une carrière d’apparatchik, comme rédacteur économique à la Société pour le développement de l’économie suisse (la SDES, aujourd’hui fondue dans Economiesuisse), puis comme secrétaire de son parti, dans son canton et à Berne, et comme élu en Ville de Neuchâtel et aux Chambres fédérales.
Didier Burkhalter s’est fait connaître très tôt comme eurosceptique. Sous l’influence de sa femme, d’origine autrichienne? La rumeur est aussi tenace que difficilement vérifiable. Personne ne se souvient avoir entendu Friedrun Sabine Burkhalter émettre une position politique. Les enfants du couple sont doubles nationaux et détenteurs d’un passeport européen. Mais la présence de la femme du chef du DFAE, toute protocolaire qu’elle soit, fait jaser (elle ferait barrage aux contacts directs et informels entre le ministre et ses accompagnants) et suscite toutes sortes d’interprétations sur son réel pouvoir.
Ce qui est sûr, c’est que, comme parlementaire, le radical s’est plus profilé sur les questions de sécurité que de politique étrangère. Il appartient à une génération de politiciens de droite qui considèrent les enjeux européens comme revêches plutôt que stimulants. Son parti, le PLR, n’a plus produit la moindre réflexion originale, sortant du mantra des bilatérales, depuis des lustres.
L’envie manifestée par Didier Burkhalter de diriger le DFAE ne doit pas faire illusion. Il a choisi ce département pour continuer à promouvoir la diplomatie scientifique (jusqu’ici rattachée au DFI). Un bel enjeu, mais qui ne peut pas épuiser le rôle de la Suisse dans le concert des nations.

Donneur de leçons. «Un ministre des Affaires étrangères doit avoir un certain lustre», avance Carlo Sommaruga, citant les exemples de Joschka Fischer ou de Hillary Clinton, et incarner les valeurs du pays. Encore faut-il voir comment.
Dans ses rares déclarations publiques sur la question européenne, le radical s’est montré donneur de leçons, assénant par exemple aux ambassadeurs européens assistant, ce printemps, à l’Assemblée du Nomes, un cours sur la démocratie directe un rien véhément. A une semaine de distance, il a d’ailleurs livré aux pro-européens en grande partie le même discours qu’aux anti-européens de l’ASIN. Une manière de les mettre sur un pied d’égalité qui a suscité le malaise. En votation, les premiers ont en effet toujours soutenu la position du Conseil fédéral, alors que les isolationnistes l’ont combattue avec hargne.

Un œil neuf. Maladroit, Didier Burkhalter n’est certes pas le premier chef du DFAE sans grande expérience internationale. Mais par le passé les ministres étaient flanqués de grands secrétaires d’Etat ou d’ambassadeurs à la Weltan­schauung forgée sur le terrain. Le radical a, lui, préféré se choisir un No deux qui n’a pas non plus une grande pratique de la scène internationale, même s’il est vrai qu’Yves Rossier a commencé sa longue carrière bernoise au DFAE, et travaillé de 1994 à 1998 pour Jean-Pascal Delamuraz, un Européen convaincu.
L’inexpérience d’Yves Rossier comme secrétaire d’Etat interpelle. Didier Burkhalter, l’élégant impassible, a voulu disposer «d’un chien de garde qui fait le sale boulot, bouscule les gens», critiquent certains. «Yves Rossier amène un œil neuf dans des discussions prisonnières de schémas de pensée ressassés», plaident les autres. Un troisième camp constate qu’il déploie plus d’énergie à «mettre au pas la DDC qu’à inventer une stratégie européenne efficace».

Le poids de l’héritage. L’état du DFAE au moment où le duo Burkhalter-Rossier l’a repris tempère toutefois le premier bilan que l’on peut tirer de l’activité des deux hommes.
Parmi les diplomates européens, le soulagement est manifeste d’avoir vu la socialiste Calmy-Rey tourner les talons. On sait gré à son successeur d’être «plus à l’écoute», «moins dogmatique». D’autant que le radical a décidé de privilégier les contacts avec les pays voisins.
«L’héritage de Micheline Calmy-Rey n’est pas facile à assumer, note Christa Markwalder. La conseillère fédérale n’a jamais aimé l’UE et ses représentants, dont elle pensait parfois qu’ils étaient des bureaucrates arrogants. Elle a voulu faire une politique étrangère de niche (Kosovo, bons offices entre la Turquie et l’Arménie ou la Géorgie et la Russie), et elle a délaissé la politique européenne.»
De l’ancien fief de la socialiste, mince est la probabilité qu’un avis contraire, osé ou téméraire, émerge et remonte jusqu’au chef. Les têtes indépendantes ou non alignées et frondeuses ont été coupées. Le secrétaire d’Etat Michael Ambühl, passé entre-temps aux Affaires financières sous la direction d’Eveline Widmer-Schlumpf, «a éradiqué toute pensée politique du département, réduisant le jeu diplomatique à de sèches formules mathématiques», comme le résume un ancien de la maison.
Qui alors pourrait pousser Didier Burkhalter à empoigner autrement le dossier européen? Il n’y a pas beaucoup de salut à attendre des autres conseillers fédéraux. Sur le papier, ils doivent collégialement conduire la politique extérieure. La plupart n’ont pas d’avis propre sur les défis européens dont ils subissent l’agenda vorace. Tous voyagent beaucoup, mais les temps ne sont pas mûrs pour qu’ils réfléchissent à la finalité de leurs allers et retours à Bruxelles et dans les capitales européennes.
Le gouvernement se conforte dans l’idée qu’il faut avancer sur la voie bilatérale – qu’il sait de plus en plus étroite – sans prononcer le mot tabou d’EEE, et sans même oser penser à celui, encore plus tabou, de l’adhésion à l’UE.
Ce printemps, les sept ont démontré à quel point ils envisagent d’abord la politique extérieure comme un fardeau intérieur: ils ont décidé d’activer la clause de sauvegarde dans l’accord sur la libre circulation des personnes contre les pays de l’Est européen, juste pour donner un signe apaisant à l’opinion publique. Selon trois sources concordantes, Didier Burkhalter n’était pas favorable à cette option, dont il s’est employé ensuite à minimiser les effets lors de moult voyages auprès de ses homologues européens. L’’anecdote souligne que le chef du DFAE ne donne pas le ton sur ses dossiers, que son avis a peu de poids vis-à-vis de ses collègues (seule Eveline Widmer-Schlumpf l’a soutenu).

L’impulsion initiale. Ce qui est très inquiétant. Comme le relève un familier du Palais, l’impulsion pour mener une nouvelle politique ne peut venir que du chef de département. La sortie du nucléaire n’aurait jamais été décidée si Doris Leuthard n’en avait pas été persuadée elle-même. Les corapports des autres ministres peuvent certes infléchir des décisions, geler un dossier pas mûr, mais jamais renverser de façon copernicienne une politique. Le tempérament de Didier Burkhalter ne le porte pas à l’audace. «On a vu au DFI que c’est quelqu’un qui prend peu de risques», rappelle Carlo Sommaruga.
Et c’est ainsi que, mal préparé à relever un défi difficile, mal entouré, et peu stimulé, Didier Burkhalter nous emmène cahin-caha dans un no man’s land entre participation et adhésion, où la souveraineté de la Suisse ne sera qu’une fiction.

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Les bottes secrètes de la diplomatie suisse

1 Diviser pour régner
Jouer les Etats membres contre la Commission, compter sur les voisins pour faire plier les autres Etats membres, la diplomatie suisse excelle depuis des décennies dans l’art de diviser l’UE pour imposer son point de vue.
A force, ces manœuvres machiavéliques sont devenues un grand sujet de courroux chez les fonctionnaires de la Commission. Les diplomates des pays concernés oscillent entre magnanimité et amusement: sacrés Suisses, ils essaient et osent encore, sans états d’âme, avec un aplomb qui force l’admiration!
Rouerie ou naïveté? Diviser pour régner, est-ce que cela marchera encore longtemps? Un ancien ambassadeur de la Confédération en doute, mais n’exclut pas qu’une fois encore les Etats membres se montrent plus gentils que l’implacable et dogmatique Commission, qui a rendu cet automne un préavis sévère sur la proposition suisse.
Soigner les voisins, dont il a beaucoup été dit qu’ils avaient été négligés par Micheline Calmy-Rey, Didier Burkhalter s’y est beaucoup employé depuis qu’il est entré en fonctions. Ceux-ci ont apprécié.
Mais la sympathie que nos voisins éprouvent pour nous ne les fera pas s’asseoir sur leurs engagements vis-à-vis de l’UE ou transiger sur les principes qui l’animent. La loyauté envers l’UE l’emportera de plus en plus sur la sympathie à l’égard d’un pays ami, mais non membre, prévient avec délicatesse un diplomate.

2 Le chéquier
Pour la Suisse, la crise financière que traverse l’UE a profondément changé la donne. Les pressions des états voisins pour un aggiornamento en matière de fiscalité des entreprises et de levée du secret bancaire pour les fraudeurs ont décuplé. Mais les caisses vides de l’UE la rendent un rien vénale ou vulnérable. Pour obtenir ce qu’elle souhaite, ou arranger les pots cassés – comme dans le cas de l’application de la clause de sauvegarde de l’accord sur la libre circulation des personnes – la Confédération peut jouer du chéquier. Ses finances saines lui permettent d’hononer sa signature. Les Polonais vexés de voir leurs ressortissants discriminés se sont montrés «compréhensifs», signale une source du DFAE, quand la Suisse a annoncé être prête à reverser une contribution de cohésion.
De même, la Suisse pourra payer sa part rubis sur l’ongle si les projets de recherche dans lesquels sont impliqués l’EPFL et l’EPFZ sont validés par l’UE l’an prochain. Pour sa participation à Euratom, la Suisse vient d’ailleurs d’accepter de rallonger sa contribution.
Chaque année, la Suisse verse à l’UE un petit milliard de francs à travers le fonds de cohésion et les programmes de recherche.
La diplomatie du chéquier a toutefois ses limites, elle renforce à Bruxelles l’image d’un pays mesquin, qui veut toujours exiger, et s’offrir, une solution spéciale.

UNE VIEILLE EUROPE SI DÉSIRABLE

L’Hebdo
– 19. juillet 2012
Page: 3
ÉDITORIAL
CHANTAL TAUXE
UNE VIEILLE EUROPE SI DÉSIRABLE
Pas moins de 8000 emplois. PSA Peugeot Citroën veut effacer un huitième des effectifs du groupe en France. Une saignée pour espérer survivre. Comment expliquer pareille catastrophe industrielle? Les erreurs stratégiques du management? La cécité des politiques? La morosité conjoncturelle qui fabrique des chômeurs non consommateurs, les jeunes en particulier, depuis trop longtemps (lire l’article de Kevin Gertsch en page 10)? Le choc d’Aulnay-sous-Bois en annonce d’autres. Le fabricant français n’est pas le seul en difficulté. En Italie, Fiat voit les immatriculations de véhicules fondre à leur niveau de 1979. Et quel sera l’avenir pour les sous-traitants, les concessionnaires, les revendeurs, les garagistes? PSA apparaît comme l’emblème d’une vieille Europe qui perd, incapable de renouer avec une croissance forte et durable.
Changeons de focale. Cette Europe si embourbée dans la crise de la zone euro a de beaux restes. Elle suscite même la convoitise, comme en témoigne la frénésie d’achats de l’émir du Qatar. Certes, les fonds d’investissement, en main du clan Al-Thani, lui ont permis de réaliser des emplettes dans le monde entier (voir la carte de notre dossier en page 34). Mais pour le prestige, il n’y a rien de mieux que le Vieux Continent.
C’est un paradoxe de la mondialisation sur lequel on s’interroge peu. De nouvelles puissances en Asie et en Amérique du Sud supplantent les anciennes dans les classements économiques, effet de balancier sans doute, après des siècles de colonisation et de pillage. Mais l’étalon de référence en matière de niveau de vie reste l’Europe. Les labels de qualité les plus désirés demeurent, à quelques exceptions près, les marques occidentales. Quand un Chinois devient riche, il veut une montre suisse, un yacht de facture italienne.
Autre ironie à méditer, la quête du prestige – et son parfum de revanche sur l’histoire – n’est pas le seul moteur des Qataris. Investir dans l’immobilier et l’hôtellerie à Londres, à Paris ou en Suisse représente des placements très sûrs à long terme, s’enthousiasment les acheteurs venus du désert. Quelle meilleure garantie de stabilité, en effet, que ces bonnes vieilles démocraties européennes qui, au surplus, protègent dans leurs constitutions les droits des propriétaires comme une valeur fondamentale?
Hamad ben Khalifa al-Thani passe pour un «despote éclairé». L’expression revient avec une si troublante régularité qu’on pourrait soupçonner le génie d’une agence de com plutôt qu’une référence philosophique commune. On ne détesterait pas que le puissant émir chérisse avec la même chaleur les autres libertés qui font des démocraties ces créatrices de richesses si désirables. Il pourrait par exemple abolir l’apartheid dans lequel les immigrés asiatiques travaillant dans l’émirat sont confinés.
Faut-il se méfier de ces nouveaux conquérants? Certains experts mettent en garde contre le djihad économique. La question est délicate, alors que l’on sort à peine d’une décennie de manichéisme bushien axé sur le choc des civilisations. Malgré leurs récentes déconvenues, la principale vertu des démocraties européennes industrieuses reste de se savoir assez solides pour considérer la critique comme une chance et de ne craindre aucune remise en question.
CHANTAL TAUXE RÉDACTRICE EN CHEF ADJOINTE
alain.jeannet@hebdo.ch Idées de sujets, critiques ou suggestions… cette adresse vous met en lien direct avec le rédacteur en chef de L’Hebdo.
CERTAINS EXPERTS METTENT EN GARDE CONTRE LE DJIHAD ÉCONOMIQUE.

Silvio Berlusconi: le destin d’un fanfaron

Comment un homme d’emblée si critiqué a-t-il pu se maintenir si longtemps au pouvoir? Portrait et bilan. 1).

Ce samedi 12 novembre en arrivant au palais du Quirinal, Silvio Berlusconi a-t-il songé à son ami Bettino Craxi? Comme lui, président du Conseil, le socialiste avait quitté le pouvoir sous les huées de la rue. C’était le 30 avril 1993. Et c’est peut-être ce soirlà que le patron de la Fininvest, celui que l’on appelait alors «Sua Emittenza» (une contraction de la marque de politesse et la reconnaissance de son pouvoir sur les télévisions) a commencé à comprendre qu’il lui faudrait entrer en politique, «descendre sur le terrain», comme il ne cessera de dire en abusant du registre footballistique. Car ce 30 avril, Silvio Berlusconi perdait avec la disgrâce de Craxi, vaincu par l’opération «Mains propres», son meilleur soutien, un premier ministre capable de faire des lois ad hoc pour favoriser l’expansion du réseau de télévisions privées de son ami.

Ou alors, ruminant son amertume devant les pancartes se réjouissant de sa démission, Silvio Berlusconi s’est-il souvenu d’Indro Montanelli, directeur du Giornale (que possède toujours le clan Berlusconi), qui lui refusa son soutien éditorial au moment où il se lança en politique, et lui prédit son échec final. Ce sympathisant fasciste tôt repenti, devenu une véritable autorité morale en Italie, l’avait prévenu: il était faux et vain de se prendre pour un «homme providentiel».

Et les Italiens qui se pressaient aux portes du Quirinal, à quoi pensaient-ils? Pourquoi étaient-ils si nombreux à attendre le communiqué officiel, sanctionnant un retrait annoncé plusieurs jours auparavant? S’ils n’avaient rien de mieux à faire un samedi soir, c’est que l’incrédulité est à la base de la saga berlusconienne. On n’a d’abord pas cru à son succès, et donc à la fin, on doute qu’il se retire vraiment, définitivement de la scène. D’où ce besoin de le voir pour y croire.

«Ventennio». Ces jours-ci, un mot opère son retour dans le vocabulaire politique italien: ventennio. On parle du ventennio berlusconien comme on évoque le ventennio fasciste, les vingt années depuis la prise de pouvoir de Benito Mussolini en 1922 jusqu’à sa chute en 1943. Pour être juste, Silvio Berlusconi n’a pas régné vingt ans, mais s’est retrouvé trois fois président du Conseil: 8 mois en 1994-1995, presque cinq ans de 2002 à 2005, et depuis 2008 à ce dernier samedi soir. Le parallèle avec le leader fasciste reste toutefois tentant: d’une part, parce que le papy play-boy devenu premier ministre, à trop solliciter la chirurgie esthétique, a fini par adopter un masque rappelant furieusement les traits du dictateur. Et, d’autre part, parce que The Economist, qui ne l’a jamais épargné, ironise encore dans sa dernière édition sur cet «homme qui a le plus dégradé l’image de l’Italie depuis Mussolini».

On peut certes ironiser comme l’hebdomadaire britannique, qui le traitait de «Burlesconi» dès 1993. Mais une constante du succès de Berlusconi a été d’être sous-estimé par ses alliés de droite autant que par les adversaires de gauche. Comment donc un homme si discrédité (Federico Fellini, mort quelques mois avant son avènement, avait dénoncé le danger d’avilissement que le télécrate faisait courir au pays dans les années 80 déjà), comment ce fanfaron qui ne renonce jamais à une blague graveleuse a-t-il pu durer si longtemps dans la patrie de Dante, de Léonard de Vinci et d’Umberto Eco?

Il est vrai que Silvio Berlusconi ne rêvait pas d’une carrière politique et qu’il n’y est entré que contraint par les événements, tardivement, à 57 ans. Privé de la protection de Craxi, son groupe Fininvest (composé d’immobilier, d’un réseau de télévisions, de supermarchés,…) était au plus mal à la fin de 1993. Les banques, qui s’étaient montrées si généreuses, devenaient soudain terriblement soupçonneuses et pingres. Dans son dernier numéro de l’année, L’Espresso se demandait si Fininvest passerait l’année 1994…

Le bon gouvernement. A peine un mois plus tard, Berlusconi diffuse sa plateforme électorale «à la recherche du bon gouvernement». Parallèlement, il exhume un discours anticommuniste que la gauche italienne, en pleine rénovation, croyait à tort relégué dans les poubelles de l’histoire depuis la chute du mur de Berlin. Bingo. Quatre mois après, il décroche son poste de premier ministre. Il le perdra très vite. Mais reviendra encore. Et encore.

Cette ascension plus que fulgurante et persistante ne se comprend pas si on a oublié ce que fut l’opération Mains propres, qui lamina la classe politique au pouvoir depuis la Seconde Guerre mondiale: d’abord le combat juste et démocratique des juges contre le financement illégal, mais prodigue, des partis, ensuite une déstabilisation profonde de tout le système politique. L’Italie avait vécu depuis 1945 au gré de coalitions fragiles et éphémères. Ce qui ne l’avait pas empêchée de réussir sa renaissance économique et de résister au terrorisme. Silvio Berlusconi fit basculer la péninsule dans un système bipartisan, dont le bilan économique s’avère désastreux. Les Italiens ont rêvé pendant des décennies, où les gouvernements tombaient comme des mouches, de stabilité… Mais la stabilité berlusconienne, l’ample majorité parlementaire dont il a disposé depuis 2008 dans les deux Chambres, a conduit le pays au naufrage et à l’humiliation.

«Una storia italiana». Car gagner une élection ne veut pas encore dire que l’on sait gouverner. Et si Berlusconi n’a guère su gouverner – roi de la procrastination il n’a pas réalisé la moitié des réformes et des libéralisations promises – il est parvenu comme personne à gagner des élections. Souvent par des moyens peu conventionnels. En 1994, il s’offre pour 22 milliards de lires (environ 20 millions de francs selon les estimations de l’époque) un parti politique sur mesure, qu’il baptise du slogan des tifosi «Forza Italia». Le football est chez lui une passion. Il jure de faire avec l’Italie comme il a fait avec l’AC Milan, dont il est le populaire et généreux président depuis 1986: l’amener à la victoire. Forza Italia est lancé sur le marché électoral telle une nouvelle lessive miraculeuse: études de marché, sondages d’opinion, kit promotionnel pour les vendeurs – contributeurs – futurs élus. Son impact sera d’autant plus fort qu’il est relayé par ses chaînes de télévision privées.

En 2001, quelques semaines avant les législatives, Berlusconi fait distribuer à 12 millions de familles italiennes une brochure de photos couleur mettant en scène sa propre légende: on le voit avec les grands de ce monde (Mitterrand, Thatcher, Eltsine, Clinton, Blair, Kohl, le dalaïlama) mais aussi avec sa famille ou poussant la chansonnette tel Frank Sinatra.

Ses méthodes de marketing suscitent l’indignation (le cinéaste Nanni Moretti désespère que les citoyens soient cons idérés comme un «public»), l’incrédulité, les sarcasmes. Fondateur de la Ligue du Nord, Umberto Bossi, son allié, pense d’abord utiliser Berlusconi comme un idiot utile: il amènerait l’argent alors que lui, Bossi, fournirait l’idéologie… Dix-sept ans après, on voit où cet opportunisme cynique a conduit la troisième économie de la zone euro.

Ses premiers millions. Pourtant les Italiens ont voulu croire que ce vendeur d’aspirateurs devenu première fortune du pays (7,8 milliards de dollars selon le classement de Forbes) les rendrait plus riches. La vérité commande toutefois de préciser la biographie. Berlusconi, né en 1936, a bien été vendeur d’aspirateurs, mais c’était un job d’étudiant. Le Cavaliere (un titre de «chevalier» de l’ordre du Travail qu’il partagea avec l’empereur de Fiat Gianni Agnelli) a fait une licence en droit. Il était d’ailleurs un bon élève, rapide, qui, plus jeune, monnayait son aide auprès de ses camarades, et remboursait en cas de mauvaise note…

Après ses études, il se lance dans l’immobilier et c’est là que sa success story comporte un premier blanc: comment a-t-il gagné les premiers millions de lires qui lui permirent de devenir un des promoteurs de Milano 2, un quartier résidentiel de la capitale lombarde? Personne n’a jamais réussi à le savoir. Recyclage d’argent de la mafia? Le soupçon court. Un capitaine de la brigade financière, qui poussa une fois l’enquête un peu plus loin, démissionna soudain à la grande surprise des juges d’instruction. Il deviendra quelques mois plus tard député de Forza Italia. L’anecdote révèle une clé du succès berlusconien: l’incroyable culot, le manque total de scrupules moraux du Cavaliere, capable d’acheter des soutiens pour stopper une procédure, neutraliser un adversaire, obtenir des votes.

Choquant? Pas vraiment dans l’Italie de la débrouille, de la combine et du passe-droit. Berlusconi a été régulièrement accusé d’avoir fraudé le fisc, mais rares sont les Italiens à ne pas pécher eux-mêmes en la matière. Le reproche l’a donc rendu plutôt sympathique aux yeux de l’opinion. De même la multitude de procès (24 ouverts à son encontre depuis son entrée en politique) mais aussi leur complexité ont lassé la population. Les juges ne sont d’ailleurs jamais parvenus à obtenir la moindre condamnation définitive. En sera-t-il autrement dans les affaires de mœurs dont l’ex-premier ministre doit désormais répondre? Berlusconi aurait pu être traité d’«inoxydable» si le qualificatif n’avait pas trop servi pour Giulio Andreotti, homme fort de la Démocratie chrétienne pendant près d’un demi-siècle. Comment donc est-il tombé? Sont-ce vraiment, ironiquement, les «marchés» qui ont coulé cet entrepreneur-politicien? La dette publique italienne est un problème ancien: le pays, amateur de dévaluations compétitives de la lire pour doper ses exportations, avait déjà frôlé la banqueroute en 1992. Après l’adoption de l’euro, l’Italie boosta sa croissance par la consommation intérieure à crédit. Mais l’endettement abyssal, qui en a fait un mouton noir de la zone euro, est surtout fonction d’une politique fiscale particulièrement défaillante: échappent au fisc non seulement les petites combines des particuliers, mais aussi des pans entiers de l’économie au noir, sans compter les sous-traitants liés à la mafia. Un gros manque à gagner pour les caisses de l’Etat. Et que Berlusconi, tant par électoralisme que par dogmatisme, ne s’est pas résolu à empoigner.

Le poignard de Veronica. Non, plus qu’une main invisible et impitoyable des marchés, c’est le fanfaron qui s’est piégé luimême, un peu comme Dominique Strauss-Kahn, incapable de dompter son addiction au sexe. Du coup, le coup de poignard fatal n’est venu ni de la gauche (plus souvent noyée dans ses divisions qu’apte à mener une contre-offensive) ni de ses tumultueux alliés Gianfranco Fini ou Umberto Bossi. Il est venu de sa femme, Veronica Lario, l’accusant en 2009, après trente ans de vie commune, de fréquenter des mineures.

De Noemi à Ruby, les révélations vont se succéder. Dans un premier temps, ces histoires de sexe mettent les machos de son côté et n’ulcèrent que les femmes. Puis la publication des écoutes téléphoniques diffuse l’image d’un premier ministre qui, en pleine tempête financière mondiale, passe plus de temps à organiser des partouzes poétiquement rebaptisées «bunga bunga», à commenter ses performances sexuelles, qu’à gouverner le pays. Grotesque. Ravageur.

Les petits entrepreneurs, ses fidèles électeurs, ceux qui le plus ont voulu croire à ses promesses, ceux qui ont le plus bénéficié de ses largesses fiscales, se retrouvent étranglés par la hausse des taux d’intérêt et les restrictions de crédit bancaire liées à la crise monétaire mondiale. Alors les farces du Cavaliere ne les font plus rire. Le grand patronat, symbolisé par la Confindustria et par le visage avenant de l’héritière d’une dynastie d’industriels, Emma Marcegaglia, multiplie les critiques, les mises en garde, les prières, puis exige sa démission.

L’Eglise, toujours influente dans la péninsule, a dû elle aussi se rendre à l’évidence. Après avoir longtemps fermé les yeux sur ses frasques, les évêques lâchent celui qui a redonné à Rome un air de cour des Borgia.

En cette année 2011, l’Italie a fêté les 150 ans de son unité. Le rappel de son histoire flamboyante, des valeurs passées et de ses pages sombres, a fait œuvre de miroir grossissant. L’Italie est donc prête à tourner la page berlusconienne, forte de cette devise du Risorgimento: «L’Italia farà da sè», que l’on peut traduire ainsi: l’Italie ira de l’avant elle-même. Quels que soient ceux qui croient la gouverner.

1). Article paru dans L’Hebdo le 17 novembre 2011

Le respect de la « Willensnation » se perd

La Suisse est une nation de volonté. Nous ne sommes pas unis par une seule langue, une seule religion ou une géographie
particulière, mais par l’envie et l’intérêt de vivre avec des Confédérés différents de nous-mêmes.
S’agglomérer tout en se respectant est une belle idée. D’autres que nous, les 27 membres de l’Union européenne, ont décidé de la pratiquer à l’échelle continentale. Les Suisses devraient être fiers de leur savoir-faire, de ce vivre ensemble sans tensions trop exacerbées. Mais, hélas, la déférence portée à ce trésor national se perd. Voyez les CFF, au service de la mobilité des habitants, et maintes fois soutenus par les citoyens-contribuables. Ils se sont crus autorisés à faire payer l’usage des gares par les partis politiques qui voudraient y faire campagne. Scandale. Protestations. Depuis, les CFF ont fait marche arrière. Ils n’exigeront qu’un montant forfaitaire. Mais ce mépris bureaucratique pour le jeu démocratique est inquiétant.
Autre signal d’alarme, il n’y a aucun officier romand parmi la dernière promotion de l’Académie militaire de l’Ecole polytechnique de Zurich. «L’armée suisse se transforme en armée suisse allemande», titre 24heures. Le principe selon lequel le soldat doit pouvoir faire son service dans sa langue est désormais remis en cause, prévient Denis Froidevaux, président de la Société suisse des officiers. La langue de commandement est l’allemand, le plurilinguisme coûte trop cher.
Une molle résignation s’installe. L’alémanisation outrancière du Département de la sécurité d’Ueli Maurer, maintes fois dénoncée dans nos colonnes, ne fait guère débat. Le conseiller fédéral, issu du parti qui se veut le protecteur de la «maison suisse», se fiche complètement de l’exclusion des Romands des sphères de décision. Combien de parlementaires romands le sanctionneront-ils pour ce dédain le 5 décembre prochain, lors de l’élection à la présidence de la Confédération?
Croire que le génie de la Suisse se réduit à Zurich et sa périphérie est une insulte à l’histoire nationale. Swiss vient de s’en apercevoir, plus de seize ans après la fâcheuse décision de Swissair de se retirer de l’aéroport de Cointrin. L’arrogance a été mauvaise conseillère. La Suisse romande a retiré de cet épisode douloureux (et de quelques autres déboires) une énergie à se reconstruire qui l’a vaccinée contre tout sentiment de supériorité. Le marché romand est redevenu terriblement attractif.
Consentir à des efforts, voire à quelques gaspillages, par respect des minorités, à long terme, l’attitude n’est pas seulement
noble, elle s’avère gagnante. Puissent les dirigeants de notre armée le comprendre avant qu’il ne soit trop tard.

Conseil d’Etat: le tournis neuchâtelois

Les Neuchâtelois repensent-ils parfois avec nostalgie à Pierre Dubois? Le socialiste est resté dix-sept ans conseiller d’Etat, de
1980 à 1997. A droite, le libéral Pierre Hirschy a pu afficher 13 ans au compteur. Tempi passati! Depuis une décennie, le ministre neuchâtelois qui tient deux législatures peut s’estimer fortuné. Le carrousel coupe-têtes a commencé en 1993 avec l’indépendant Michel von Wyss, quatre petites années avant d’être remercié par les électeurs.
A la législature suivante, le radical Maurice Jacot s’empêtre dans une affaire, il ne se représente pas en 1997. Dès sa deuxième
législature, la libérale Sylvie Perrinjaquet est priée par son propre camp d’aller se faire voir ailleurs, elle se dirige vers Berne, mais n’y sera pas réélue en 2011. Comme c’est une femme, personne ne s’indigne qu’on gaspille ainsi le personnel politique.
La machine à jeter continue à tourner: en 2009, c’est le Vert Fernand Cuche que les électeurs contraignent à une retraite anticipée.
Le radical Roland Debély déclare aussi forfait. Le parti libéralradical n’en a cure, il aligne trois caïds dont Frédéric Hainard. Le
shérif est vite contraint à la démission, Claude Nicati est mobbé par les siens avec une âpreté inouïe, Philippe Gnaegi apparaissant désormais comme un rescapé. On peut pour chaque épisode argumenter sur des difficultés personnelles de chacun. Il n’empêche que la responsabilité du PLR neuchâtelois, qui accumule les problèmes de casting, est engagée.
Le conseiller national Alain Ribaux est désormais candidat à la candidature pour les élections générales du printemps prochain.
On espère que le soutien de sa formation lui sera acquis de manière plus durable que pour ses prédécesseurs.
A gauche, la manoeuvre sera délicate. Les socialistes se réunissent ce samedi pour arrêter leur stratégie. Les candidats seront choisis en janvier. Le défi pour les roses est d’afficher une liste solide pour reconquérir la majorité au gouvernement. Deux candidats compliquent les calculs: le popiste et maire du Locle Denis de la Reussille et l’UDC Yvan Perrin. Le sentiment que la classe politique cantonale traditionnelle a gravement failli pourrait offrir au conseiller national de la Côte-aux-Fées les portes du château.
Deux remarques. Si personne ne l’érige en enjeu, le gouvernement 2013-2017 pourrait ne compter aucune femme. Enfin, si Neuchâtel est une vraie machine à produire des conseillers fédéraux, celle à fabriquer des ministres cantonaux est en revanche bien en panne sur la durée. La faute à des partis étourdis ou aux électeurs capricieux?

La nouvelle gaffe de Schneider-Ammann

Une journée noire pour la Suisse et la jeunesse de notre pays. Le 29 juin 2011 vient d’entrer dans la liste des décisions funestes. Ce mercredi-là, sous la présidence de Micheline Calmy-Rey, le Conseil fédéral, après moult tergiversations, procéda à une petite réforme des départements. Foin d’un Ministère de l’intelligence un temps évoqué, le gouvernement se contenta de jouer au Lego, distraitement. Il fut ainsi établi que le Secrétariat d’Etat à la formation, la recherche et l’innovation (SEFRI) serait coiffé dès le 1er janvier 2013 par le Département de l’économie. On commence à peine à mesurer l’ampleur des dégâts.

Marri de perdre un secteur qu’il choyait, Didier Burkhalter a fui le Département fédéral de l’intérieur pour les Affaires étrangères à la première occasion. Pire, depuis des mois, les gaffes à répétition de Johann Schneider-Ammann, futur ministre de tutelle du nouveau SEFRI, le révèlent inadéquat pour le rôle. Il y eut sa tentative de nommer un proche, désavouée, fait rarissime, par ses collègues.

Le radical bernois aurait pu se racheter en nommant une personnalité forte pour le seconder. Il a bricolé un arbitrage maison. Avec la même coupable légèreté, il a, dimanche dernier dans la NZZ, critiqué la propension trop élevée des jeunes, selon lui, à choisir la voie des études gymnasiales plutôt que la filière de l’apprentissage. Dans le meilleur des cas, il a voulu donner des gages aux fonctionnaires déstabilisés de l’Office fédéral de la formation professionnelle et de la technologie, un souci paternaliste gentillet, bien dans le genre de l’ex-entrepreneur, mais qui n’excuse pas de dire de grosses bêtises.

Le lien entre chômage et maturités académiques est dans nos contrées un mythe, aucune étude ne l’atteste, et encore moins l’expérience des bureaux de chômage. Tout au contraire: la Suisse manque cruellement de cerveaux. Elle est contrainte d’en importer. Notamment d’origine allemande, non sans créer le malaise que l’on sait en Suisse alémanique.

Parmi les conseillers d’Etat en charge de la formation, l’inquiétude le dispute désormais à la consternation. Le chef du DFE affiche une maîtrise très faible du dossier. Il ignore manifestement la subtilité du système et notamment le poids pris depuis une dizaine d’années par les maturités techniques délivrées par les hautes écoles spécialisées, inventées justement pour pallier le manque chronique d’universitaires.

Il est sain de questionner le niveau atteint par les détenteurs de maturité, on pourrait certes mieux les préparer aux cursus universitaires. De Johann Schneider-Ammann, on est en droit d’attendre mieux que des préjugés éculés. Les autres membres du collège feraient bien d’y veiller. La formation est un domaine trop crucial pour être pilotée par un ministre naïf et gaffeur.

Volontaires contre la mafia

L’Hebdo
– 29. septembre 2011
Page: 144
Volontaires contre la mafia
CHANTAL TAUXE CORLEONE
Chaque été en Italie, toujours plus de jeunes bénévoles travaillent dans les champs confisqués aux parrains. Contre le pouvoir séculaire des clans, mouvements citoyens et coopératives inventent un nouveau modèle économique.
A quelques kilomètres au sud de Palerme. Les collines de San Giuseppe Jato, non loin de Corleone, ce fief de la mafia mondialement connu grâce à la saga du Parrain de Coppola. Le soleil frappe si fort qu’il anéantit toute volonté. Il faut être fou pour travailler dans ces conditions, à plus de 40 degrés. Fou ou extrêmement motivé. Sous la conduite experte de Pippo, une dizaine de garçons et filles manient les sécateurs au milieu des plants de vigne. Des ouvriers agricoles qui n’ont pas le choix? Non, des volontaires. Au lieu d’être à la plage en cette période de Ferragosto, ils se sont annoncés pour s’occuper bénévolement des biens confisqués aux mafieux.
Dans sa lutte déjà séculaire contre la mafia, l’Etat italien a mis du temps pour trouver les bonnes armes et n’a pas toujours fait preuve de constance. Nombre de ses plus hauts magistrats, le général Dalla Chiesa, les juges Falcone et Borsellino ont payé de leur sang leur volonté d’endiguer le pouvoir de Cosa Nostra. Les assassinats de ces trois-là, d’une brutalité inouïe, ont marqué les esprits bien au-delà des frontières italiennes. On connaît moins le nom de Pio La Torre, un député, qui finit lui aussi sauvagement massacré, mais qui eut l’idée d’inscrire dans les lois la confiscation des biens des parrains. Une manière de toucher au cœur le système de captation économique, de capitalisme sauvage exacerbé, disent certains experts, qu’est avant tout la mafia.
Un patrimoine colossal. L’Etat italien a ainsi accumulé au fil des années des milliers de m2 de terrain, mais aussi des immeubles, des entreprises de toutes sortes dans toute la Péninsule, les mafieux ne se privant pas de s’offrir, comme n’importe quel homme d’affaires à succès, un joli domaine en Toscane. Un patrimoine constitué au total de 1395 entreprises et 9922 immeubles, selon un décompte de l’Agence nationale des biens séquestrés et confisqués datant d’avril dernier. Compte tenu de ses notoires et anciens problèmes d’endettement public, il aurait pu songer à les vendre. Mais qui, en Sicile, en Calabre, ou en Campanie, oserait se porter acquéreur d’une maison ou du champ d’un boss en prison sans craindre pour sa vie? C’est ainsi que sont nées les coopératives comme celle de San Giuseppe Jato. Le terrain appartient formellement à la commune, la coopérative reçoit mandat de l’exploiter pour trente ans. Trente ans, c’est à la fois long et court pour changer les mentalités et inventer un modèle d’exploitation économique viable.
Francesco Galante veut y croire. A 29 ans, il est président de la coopérative Légalité et développement de la commune de San Giuseppe Jato. Il est aussi responsable de la communication de Libera Terra Mediterraneo, l’entité qui fédère les multiples mouvements d’engagement antimafia. Il a étudié le commerce et l’agriculture. Avec la conviction d’un croisé et l’énergie d’un pionnier, il explique le triple pari éthique, social et économique des coopératives: «Payer les ouvriers correctement, donner du travail à des handicapés (physiques ou mentaux), produire bio pour séduire les consommateurs et respecter les critères du développement durable.» Pour relever tous ces défis, le renfort de bénévoles en été est bienvenu. D’autant que souvent, les terrains ont été laissés plusieurs années à l’abandon avant d’être confiés à une association. Pour reprendre la production, il faut les remettre en état.
Fascination vénéneuse. «Il faut aider, c’est notre terre, lâche Adriano. Si nous ne le faisons pas, qui nous libérera de la mafia?» Ce scout de 18 ans est venu d’Avola dans l’est de l’île pour apporter sa contribution concrète à la lutte antimafia. Depuis deux heures, il taille la vigne du consortium Légalité et développement. A l’entrée de la parcelle, une petite plaque rappelle que ce terrain a bien été confisqué à la mafia, sans toutefois préciser à qui exactement. L’après-midi et le soir, les participants à ces camps de vacances pas comme les autres suivent des cours ou des conférences pour mieux connaître le phénomène mafieux. Les témoignages des anciens, qui ont vécu sous l’emprise des clans, sont sollicités. Une façon d’anéantir la vénéneuse fascination que distillent des films comme Le Parrain de Coppola et tant de séries télévisées.
Adriano et ses amis ne constituent pas un cas isolé «d’engagement citoyen», le nombre de bénévoles croît chaque année. En cet été 2011, ils sont plus de 4000 à s’être portés volontaires dans les différents camps de vacances organisés dans le sud de l’Italie, dans les fiefs historiques des diverses mafias qui gangrènent pas moins de 15% du PIB italien. Au début du mouvement, les bénévoles (qui paient leur voyage et leurs frais de séjour) venaient surtout du nord et du centre de l’Italie. Mais désormais des Siciliens se montrent intéressés, se réjouit Francesco Galante. Un signe que les consciences se réveillent.
Lisa confirme: «C’est une expérience qui fait grandir, qui nous rend plus intelligent.» Adriano veut, lui, inscrire son engagement antimafia dans une perspective plus large en cet été où l’Italie berlusconienne agonise sous les coups de boutoir de la crise financière: «C’est à nous, les jeunes, de rénover la classe politique.»
L’appel ne s’arrête pas aux côtes de l’île ou aux frontières italiennes. Plus ou moins calquées sur la maison mère sicilienne, les mafias ont désormais gangrené nombre de pays où la culture de la légalité est défaillante. Les experts observent toutefois que la législation n’a pas suivi le spectaculaire développement de leurs affaires. Alors que les lois italiennes s’étoffent pour mieux traquer l’argent sale dans des business apparemment propres, au risque de générer une bureaucratie décourageant les meilleures volontés, nombre de pays européens ne connaissent pas le délit d’association mafieuse ni de politique de confiscation et de restitution de leur patrimoine. Utopistes, mais si ardents à la tâche, les coopérateurs et les bénévoles italiens sont des pionniers trop ignorés.
«Je m’appelle Provenzano.» Pendant que Pippo montre à Giadda ou Martina comment tailler correctement la vigne, un paysan s’approche et se mêle à la conversation. Lui aussi produit bio. En Sicile, c’est plus facile qu’ailleurs: grâce au soleil, tout pousse sans grandes difficultés, pas besoin d’engrais. Il dit son admiration pour ces braves citadins idéalistes qui affrontent la canicule avec le sourire. Il détaille les conditions de vie ingrates des agriculteurs italiens: «L’Etat ne fait rien pour nous, je travaille vingt heures par jour et je n’aurai même pas 380 euros de retraite.» Et il se présente: «Je m’appelle Provenzano.» Devant l’inquiétude que son patronyme, identique à celui de Bernardo, capo dei capi arrêté en avril 2006, pas très loin d’ici, après plus de quarante ans de cavale, suscite auprès du visiteur étranger, il précise: «Mais je n’ai rien à faire avec lui.»
«Ils s’appellent tous Provenzano par ici», rigole plus tard Francesco Galante. L’anecdote rappelle que l’ombre de la mafia n’est jamais très loin. Lorsque la coopérative a pris possession de la vigne confisquée, il y a eu pendant deux ans quelques épisodes d’intimidation. Puis cela s’est calmé. Pour créer un peu de sympathie autour des coopératives et des bénévoles, leurs responsables ne manquent pas d’organiser des fêtes, des événements culturels en associant les populations locales. Une visibilité qui cherche également à rendre l’aventure des coopératives crédible. Vingt-huit pour cent des jeunes Siciliens de moins de 35 ans sont au chômage. S’ils n’ont pas de perspectives de travail, ils tomberont dans les bras de la mafia. Un signe inquiète d’ailleurs les experts: longtemps les jeunes criminels arrêtés portaient des noms connus appartenant aux clans qui structurent Cosa Nostra. Récemment, la police a mis sous les verrous des apprentis mafieux aux patronymes non répertoriés. L’Etat italien se donne les moyens de remplir les prisons avec des centaines de mafieux et d’inquiéter toujours plus leurs complices complaisants, mais les perspectives économiques anémiques ramènent vers l’illégalité des générations de laissés-pour-compte qui ne trouvent pas à s’occuper autrement.
Le poids des hypothèques. Pourtant les coopératives se multiplient. En Sicile, mais aussi dans le sud de la Botte. Francesco Galante est souvent appelé comme consultant pour en faire démarrer d’autres. Mais elles ne sont pas encore assez nombreuses pour remettre les jeunes chômeurs dans le cercle vertueux du business propre. Un des freins à leur essor vient de l’Etat lui-même. Les procédures qui remettent les biens confisqués dans la légalité traînent des années, regrette Francesco Galante. Elles se compliquent d’enjeux financiers: souvent les boss ont acheté avec le concours de banques qui ne veulent pas faire une croix sur les hypothèques. Et quand une affaire, naguère gérée par la mafia, essaie de redémarrer, ses repreneurs se heurtent aux fournisseurs qui ne livrent plus aux mêmes conditions sous-évaluées ou aux distributeurs qui ne veulent pas prendre de risques.
La distribution justement. Des produits de la terre aux clients, les coopératives se sont organisées pour maîtriser l’entier de la chaîne. Depuis 2006, un réseau de 11 boutiques s’est développé dans la Péninsule, à l’enseigne de Sapori e saperi della legalità (Saveurs et savoirs de la légalité). S’y écoulent sous l’étiquette Libera Terra (Terre libre) des pâtes, des purées de tomate, de l’huile d’olive, des légumes secs, du vin, toutes sortes de produits certifiés bios et antimafia. La chaîne Coop (qui n’est pas liée avec l’enseigne suisse) diffuse aussi largement cette gamme éthique… et un peu plus chère. Une bouteille de vin blanc vaut environ 10 euros, un prix que la haute qualité naturelle des vins siciliens peut justifier, mais qui reste élevé pour les clients italiens. La production trouve ses principaux débouchés dans les villes du nord du pays, où le pouvoir d’achat est meilleur et où existe une clientèle adepte de produits sains, dans la mouvance slow food.
Emblèmes talismans. Située sur les hauteurs de la ville, la Boutique de la légalité de Corleone a une valeur surtout «symbolique», prévient Francesco Galante. Elle a été inaugurée il y a un an, en août 2010, en présence des ministres de l’Intérieur Maroni et de la Justice Alfano, deux proches de Silvio Berlusconi.
A côté de la porte d’entrée, des plaques avec les emblèmes de l’Union européenne, de divers ministères et associations, semblent faire office de talismans protecteurs. L’échoppe est en effet installée dans les locaux d’un pressing confisqué à la femme de Bernardo Provenzano, laquelle habite encore au bout de l’impasse. «La famille n’entre jamais, mais quand l’un ou l’autre d’entre eux nous aperçoit, il salue d’un signe de tête», raconte Vincenzo Bilello, gérant de ce petit territoire soustrait à la puissance d’un des clans les plus dangereux de Cosa Nostra.
Il n’y a pas eu de menaces, assure cet universitaire qui a étudié à Florence, mais a décidé de revenir bâtir son futur dans son Corleone d’origine. Pas d’hostilité mais pas de normalité non plus, surtout beaucoup d’indifférence. Les habitants ne viennent pas se fournir dans ce magasin, ce sont avant tout les touristes qui le fréquentent, toujours en plus grand nombre, depuis que le maire de Corleone et divers mouvements citoyens ont décidé de propager une autre vision de leur ville, loin du romantisme sanglant et décadent du Parrain.
La Boutique de la légalité abrite ainsi un émouvant musée de la lutte antimafia, illustrée par de monumentales fresques du peintre Gaetano Porcasi. Les touristes y apprennent que le combat contre l’emprise des clans a déjà plus d’un siècle. Entre le deuxième et le troisième étage, figurent sur un mur, en petits caractères, les noms des personnalités les plus en vue qui l’ont mené, depuis le marquis palermitain Emanuele Notarbartolo, qui tenta en vain d’alerter la jeune République de la menace qui couvait. Il n’y a désormais plus de place pour y ajouter de nouvelles victimes.
Ces dernières années, la mafia sicilienne a choisi la discrétion. Sous la direction de Provenzano, avant son arrestation, elle a mis fin aux exécutions spectaculaires des envoyés de l’Etat qui obligeaient celui-ci à riposter de plus belle. Elle a redécouvert le potentiel du pizzo, du racket: le vendeur de rue comme l’entrepreneur doit s’acquitter d’une taxe de 50 à 800 euros par mois. Plusieurs centaines de millions d’euros (170 rien que dans la province de Palerme, selon une étude sur le crime organisé financée par l’Union européenne) viennent ainsi irriguer les autres affaires et les nombreux canaux de recyclage d’argent sale toujours plus sophistiqués que Cosa Nostra développe au nord et dans d’autres pays. Une des fresques du musée antimafia de Corleone rend hommage à Libero Grassi. En 1991, cet entrepreneur du textile refusa de s’acquitter de la taxe avilissante. Il le fit dans une lettre ouverte à son extorqueur publiée en première page du Giornale della Sicilia. Il fut bien sûr assassiné quelques mois plus tard. Son courage a donné naissance au mouvement Addiopizzo, soutenu depuis quelques années seulement par le patronat italien, qui enjoint les chefs d’entreprise à ne pas se laisser intimider.
Une goutte d’eau vertueuse. On célèbre cette année les 20 ans de cet acte citoyen fondateur. La veuve de Libero Grassi a confié le réconfort qu’elle éprouve à fréquenter les jeunes qui s’engagent dans les mouvements antimafia. Elle les considère comme «ses petits-enfants», a-t-elle dit au magazine L’Espresso. Reste que Addiopizzo n’a que 700 affiliés sur 100 000 potentiels dans la province de Palerme, note Francesco Galante. Une goutte d’eau vertueuse dans un océan de lâcheté. Sur une autre paroi, le musée rappelle le cruel destin de Giuseppe Impastato. Fils de mafieux, horrifié par un règlement de comptes qui se déroula sous ses yeux, il décida de s’opposer aux clans. Il devint journaliste et syndicaliste agricole. En 1978, il fut enlevé, torturé puis ligoté, le torse entouré de dynamite, sur la ligne Palerme-Trapani où un train vint le percuter. Cent pas séparaient sa demeure de celle d’un mafieux. «Cento Passi», c’est le nom d’un film qui retrace son engagement, et c’est le nom de la cave qui vinifie les 350 000 bouteilles de la coopérative certifiée antimafia des collines de San Giuseppe Jato.
En énumérant l’itinéraire de quelques- uns de leurs prédécesseurs dans le défi à Cosa Nostra, Francesco Galante et Vincenzo Bilello précisent avec ce mélange impressionnant de dignité et d’humilité qu’ils mettent dans leur engagement: «Il ne faut pas les voir comme des héros. S’ils sont des héros alors le choix qu’ils ont fait ne peut être attendu de tous. Il ne s’agit pas d’héroïsme mais de citoyenneté. Contre les mafias, il faut plus de sens civique.»
COMBAT
Contre Cosa Nostra, l’Etat italien a envoyé les forces de l’ordre, la police, l’armée, les juges. Désormais, la société civile envoie des bénévoles pour remettre dans le circuit économique légal les biens confisqués. A droite, un groupe de 8 volontaires dans les vignes près de Corleone, parmi les 4000 jeunes Italiens engagés en cet été 2011.
MUSÉE
Les toiles de Gaetano Porcasi retracent la lutte antimafia.
SYMBOLES
Corleone, fief mythique de la mafia, abrite depuis un an un petit musée de la lutte antimafia et une boutique de la légalité qui vend le vin produit sur les terres confisquées aux clans de la région.
Notre pari est triple. Payer les ouvriers correctement, donner du travail à des handicapés, produire bio pour séduire les consommateurs et respecter les critères du développement durable.
Francesco Galante, président de la coopérative Légalité et développement de la commune de San Giuseppe Jato
Si Falcone ou Borsellino sont des héros alors le choix qu’ils ont fait ne peut être attendu de tous. Il ne s’agit pas d’héroïsme mais de citoyenneté. Contre les mafias, il faut plus de sens civique.
Vincenzo Bilello, gérant de la Boutique de la légalité à Corleone
CORLEONE
ITALIE
Région Sicile Commune Corleone Population 11 373 hab. Densité 50 hab./km2 Altitude 600 m Superficie 229 km2 Fuseau horaire GMT/UTC + 1
Le testament de Paolo Borsellino
«La lutte contre la mafia ne doit pas seulement être une froide opération de répression, mais un mouvement culturel et moral, religieux également, qui implique chacun: tous ceux qui sont habitués à sentir les beautés du frais parfum de la liberté qui s’oppose à la puanteur de la compromission morale, de l’indifférence, de la proximité et donc de l’indifférence.»

LE VOTE NUNUCHE

L’Hebdo
– 22. septembre 2011
Page: 23
SUISSE
GRÂCE ET DISGRÂCE
LE VOTE NUNUCHE
CHANTAL TAUXE RÉDACTRICE EN CHEF ADJOINTE
L’année 2011 restera celle où les Suisses auront pu fredonner avec Aragon et Ferré: «La femme est l’avenir de l’homme». Après l’accident de Fukushima, les quatre femmes majoritaires au Conseil fédéral ont pris la décision historique de sortir du nucléaire. On ignore si dans ce choix courageux un ou plusieurs hommes les ont accompagnées. Qu’importe. En 2012, les féministes qui se sont réjouies vont déchanter. La probabilité qu’on ait encore quatre femmes au gouvernement, après le 1er janvier, est faible. Micheline Calmy-Rey s’en va, Eveline Widmer-Schlumpf est une cible. Dans le pire des cas, il ne nous restera que les deux chouchous des sondages: Doris Leuthard et Simonetta Sommaruga.
Au Parlement, le reflux est annoncé. On adorerait se tromper. Mais les signes avant-coureurs sont là, et ils n’augurent rien de rose sur le chemin de la parité.
Selon un décompte de l’ATS, il y a cet automne moins de candidates qu’il y a quatre ans: 32,3% contre 35% en 2007 et en 2003. Ce chiffre avoisine celui de 1991. En vingt ans, les partis sont toujours aussi nuls pour susciter les vocations féminines. De plus, on sait que la proportion de candidates est souvent très supérieure à celle des élues (27% en moyenne dans les deux Chambres). Le désastre est programmé.
Tendanciellement les Romands élisent moins de femmes que les Alémaniques. C’est bien en Suisse romande que le retour de balancier sera le plus cruel: deux politiciennes très cotées, la Genevoise Martine Brunschwig Graf et la Fribourgeoise Thérèse Meyer ne se représentent pas, et il n’est pas sûr du tout que des femmes les remplacent. D’autres conseillères nationales, d’un calibre moins confirmé, sont menacées par la présence sur leurs listes de personnalités nouvelles ou plus populaires. Les Romands n’envoient à Berne que 17 femmes pour 62 fauteuils, un maigre 27%.
Le vote femmes, volontariste, est, paraît-il, passé de mode. Il fait bâiller les jeunes électrices. Un comportement d’enfants gâtées. Les listes sont loin d’être paritaires, mais la plupart d’entre elles comportent des noms de candidates. On ne trahit pas ses convictions en privilégiant des femmes. Voter pour un parti et cumuler les candidates, ou panacher sa liste avec le nom d’une autre politicienne n’est pas un réflexe de féministe attardée. C’est une manière de s’assurer que certains domaines d’intérêt seront bien représentés et défendus à Berne. Le vote nunuche n’est pas celui que l’on croit.
LE VOTE FEMMES, VOLONTARISTE, FAIT BÂILLER LES JEUNES ÉLECTRICES.

MAZETTE, ILS – ELLES – ONT DÉCIDÉ DE GOUVERNER!

L’Hebdo
– 30. septembre 2010
Page: 26
SUISSE
GRÂCE ET DISGRÂCE
MAZETTE, ILS – ELLES – ONT DÉCIDÉ DE GOUVERNER!
CHANTAL TAUXE RÉDACTRICE EN CHEF ADJOINTE
Big-bang au Conseil fédéral. Mazette, ils – elles – ont décidé de gouverner. Il était temps. Les partis du centre, démocratechrétien, libéral-radical et bourgeois-démocratique, ont décidé de prendre le pouvoir, malgré les sarcasmes entendus à l’annonce, il y a quelques mois, de leur alliance. Pas de quoi s’offusquer donc, c’est exactement ce qu’on leur demande depuis le début de la législature.
Evidemment la nouvelle répartition des départements n’advient pas sans quelques dégâts collatéraux, car elle n’a peutêtre pas été, sur le plan formel, de la même élégance que les tenues de Doris Leuthard depuis le début de son année présidentielle. Mais bon, on ne gouverne pas sans déplaire un peu. Il est heureux que le Conseil fédéral l’assume.
La quadruple rocade, pour historique qu’elle soit, n’est donc pas le cataclysme, qu’UDC et PS s’époumonent à dénoncer depuis lundi. L’alliance du centre crèvera peut-être dans un an, piétinée par les électeurs, mais au moins ça n’aura pas été sans combattre, sans essayer quelque chose, sans assumer ses responsabilités.
Son coup de force annonce peut-être bien que la concordance arithmétique, bête et stérile qui nous navre depuis si longtemps, sera bientôt rangée au magasin des antiquités. Le pari est osé. Disposant de 76 voix au Conseil national, le trio est loin des 101 voix nécessaires pour concrétiser son soudain volontarisme. Il devra encore et toujours trouver des majorités à géométrie variable pour faire passer ses propositions, compter sur les renforts de l’UDC, des socialistes ou des Verts (ou sur les plus raisonnables d’entre eux). Aux Etats en revanche, les trois partis sont rois.
Mais il n’est pas interdit de penser que, après quelques éclats de voix, les esprits vont se calmer. Car les changements à la tête des départements ne sont pas aussi insensés que d’aucuns le prétendent. D’abord, au nom de quoi tout fossiliser à une année des élections fédérales? La législature a déjà très bien chahutée, elle peut supporter quelques tensions supplémentaires.
Surtout, le jeu des chaises musicales recèle du potentiel. Doris Leuthard au DETEC? Il était temps que la droite reprenne ses responsabilités par rapport aux défis énergétiques, climatiques ou de mobilité. Et puis l’immense DETEC a trop servi d’arme de dissuasion à Moritz Leuenberger, roi du deal avec ses collègues: «Tu me laisses faire ceci, je te soutiens pour cela.» L’Argovienne remettra sur la table le nucléaire? Tant mieux, on pourra enfin négocier une paix énergétique, la construction d’une dernière centrale pour mieux préparer la sortie définitive du nucléaire. Le PDC devra aussi assumer son étiquette verte, mis sous pression par les Verts libéraux qu’il abrite en son groupe parlementaire. C’est prometteur.
Eveline Widmer-Schlumpf aux Finances? De bon augure également. L’ancienne conseillère d’Etat sera un peu plus soucieuse que son prédécesseur des reports de charges sur les cantons. Qui s’en plaindra?
Johann Schneider-Ammann à l’Economie, préposé donc aux conditions-cadres et à l’ouverture de nouveaux marchés? Son expérience d’entrepreneur le rend directement prêt à l’emploi, on gagnera du temps, de même qu’une visibilité enfin assumée des liens entre milieux économiques et pouvoir politique.
A vrai dire, on aurait bien vu l’exercice de transfert poussé un peu plus loin. Didier Burkhalter au DDPS. Le ministre radical est le seul à avoir les idées claires sur la défense et à pouvoir y remettre de l’ordre. Ce sera pour une prochaine fois. Cette option aurait libéré le département de l’intérieur pour Simonetta Sommaruga. Pour la paix du nouveau collège c’eût été opportun.
Mais l’assignation de la socialiste à Justice et Police, première historique, n’est pas la punition que l’on prétend. C’est même une chance pour son parti de prouver qu’il ose se frotter aux problèmes de migration. Ce département, léger, laissera à la Bernoise du temps mignon pour se mêler, avec l’intelligence qu’on lui connaît, du travail des autres. Simonetta Sommaruga sera aussi conseillère fédérale et pas seulement cheffe de Département, ça changera de Micheline Calmy-Rey.
C’est dire si les lamentations geignardes de Christian Levrat sont ridicules. Son discours sur les préséances et l’ancienneté des fauteuils particulièrement gamin. Si le président du PS voulait absolument éviter que l’une de ses deux divas soit collée au DFJP, il aurait dû faire élire Karin Keller-Sutter, magnifiquement taillée pour le poste.
Enfin, il y a des mots qu’il vaudrait mieux ne pas utiliser sur la scène publique. Un président de parti peut-il vraiment en traiter un autre de «menteur»? On peut dire beaucoup de choses de Fulvio Pelli, mais découvrir qu’il est un redoutable stratège un matin de septembre, c’est de la naïveté. A moins d’un an des élections fédérales, passer pour un type qui n’a pas su manœuvrer n’accroît pas l’aura de Levrat.
Enfin la propension que le socialiste met à se disputer publiquement avec le président du PDC Christophe Darbellay est tragicomique. Ces deux-là s’apprécient par-dessus leurs divergences partisanes. Ils devraient s’interdire ce théâtre potache qui dessert la crédibilité de l’un et de l’autre.
Le choix pour le PS est clair: s’il sombre dans un esprit de revanche, il fait l’affaire de l’UDC. S’il se calme, il convaincra qu’il est à terme un bien meilleur partenaire gouvernemental que l’UDC. Que gagnerait le PS à singer la martyrologie de l’UDC? Certainement pas des électeurs.
LES LAMENTATIONS GEIGNARDES DE CHRISTIAN LEVRAT SONT RIDICULES.