Ce que la Suisse doit à la migration

L’hiver dernier, j’ai été sollicitée pour donner une conférence sur la migration. J’en publie ci-dessous le contenu. Le titre pourrait en être « pour une autre histoire de la Suisse », ou « l’histoire de la Suisse est celle d’une immigration réussie ». J’ai finalement choisi « Ce que la Suisse doit à la migration », qui comprend notre passé d’émigrés et le présent des immigrés. 

Je publie ce texte pour le 1er août, ma manière à moi de célébrer la fête nationale et de plaider pour une idée qui m’est chère: il existe un musée des Suisses de l’étranger, qui retrace l’histoire des Suisses migrants, j’aimerais qu’on le prolonge avec l’histoire de ceux qui sont venus chez nous, les vagues successives d’immigrés qui nous ont enrichit aux XX et XXI ème siècles.

Nous, les Suisses, étions des émigrés, nous sommes devenus une terre d’immigration. C’est une histoire formidable dont nous devons être fiers. 

Le sujet de la migration est un thème délicat. Les attentats à Paris en début d’année nous ont montré à quel point et avec un haut degré d’horreur que la cohabitation entre les cultures ne va pas de soi.

Ces chocs culturels, sociaux, politiques et économiques, ces chocs majeurs qui ébranlent nos sociétés et nos démocraties, dans leurs fondements et dans leur fonctionnement, ont pour origine les phénomènes migratoires. La colonisation qui a marié par dessus la Méditerranée les destins des peuples français et maghrébins était aussi un phénomène migratoire.

C’est une des thèses, ou hypothèses que je souhaite développer devant vous : on ne peut se faire une juste idée des migrations actuelles sans plonger dans l’histoire.

Je ne vous parlerai pas de la France, mais bien de la Suisse, qui est une terre d’immigration qui s’ignore ou ne s’assume pas.

On a l’habitude de considérer l’histoire de la Suisse comme celle d’un petit noyau de cantons farouchement indépendants et qui, à la fin du XIII ème siècle, prennent leur distance par rapport au pouvoir impérial, celui du Saint-Empire romain-germanique. La suite ne serait d’ailleurs qu’une méfiance grandissante envers les puissances, très vite assortie de neutralité : ne vous mêlez pas de nos affaires, nous ne nous mêlons pas des vôtres.

Telle serait la singulière trajectoire de la Confédération de 1291 à nos jours.

Tout cela n’est pas entièrement faux, mais tout cela est loin d’être vrai.

D’abord les mythes du Pacte des trois Suisses en 1291 et de la neutralité sont des constructions du XIXème siècle, élaborées pour asseoir la légitimité de la Suisse moderne fondée en 1848, tant sur le plan interne, qu’externe.

Surtout, j’aimerais revenir sur ce qui se trame au Gothard, au cœur des Alpes dès le Moyen-Age, et vous en donner une autre lecture.

Entre l’Allemagne et l’Italie, entre le Nord et le Sud du Continent, le Gothard est au Moyen-Age un des meilleurs points de passages pour le commerce, surtout un des plus rapides, pratiquement en ligne droite. C’est d’ailleurs toujours le cas.

Les Confédérés qui décident de prendre leur distance par rapport au pouvoir impérial sont donc des personnes qui vivent de ce commerce, des taxes qu’ils prélèvent, des services qu’ils louent aux marchands. Leur volonté d’indépendance est peut-être moins politique qu’économique : gardez les richesses là où elles sont captées.

Notez que l’émancipation par rapport au pouvoir impérial n’est pas qu’une lubie de montagnards, dans la péninsule italienne, nombre de villes souhaitent elles aussi jouir de libertés communales, et s’affranchir de la férule de leurs seigneurs. Le mouvement des Suisses n’est pas si singulier que cela.

La Confédération naît donc sur un axe commercial, et va s’attacher à grandir dans cette logique : d’abord Lucerne à l’autre bout du lac, puis Zurich, autre pôle économique, puis les régions adjacentes, par cercles concentriques jusqu’à prendre en 1815 ses contours actuels.

La Suisse croît, de quoi vit-elle ? La Suisse est pauvre, malgré ses négociants et les embryons d’activités industrielles, elle vit des produits de son agriculture et exporte massivement sa main d’œuvre : dès Marignan 1515, les Suisses renoncent à faire la guerre, mais ils loueront leurs services de mercenaires.

Il faut relire l’histoire de nos cantons, mais aussi la littérature. Pour ceux qui ne possèdent ni terres, ni commerces, la seule issue c’est d’aller travailler ailleurs comme soldats, mais aussi comme domestiques. Dans le langage courant à Paris dès le XVII ème siècle, mais on le lit aussi chez Balzac, un Suisse est un portier, un gardien d’immeuble.

L’industrie notamment horlogère mais aussi textiles se développera avec l’arrivée des réfugiés huguenots après la Révocation de l’Edit de Nantes.

Cet épisode, comme d’autres, illustre la profonde imbrication de la Suisse dans l’histoire de France. La petite Confédération est une zone tampon entre le Royaume et l’empire des Habsbourg. L’ambassadeur de France au près des Confédérés règle les capitulations, les contingents de mercenaires, mais joue aussi les arbitres entre les cantons.

L’influence française est en Suisse au XVIII ème siècle comme en Europe considérable. Les idées révolutionnaires seront amenées chez nous par des soldats de retour au pays, même si d’autres troupes se feront massacrer aux Tuileries par loyauté envers Louis XVI.

Mais revenons à l’immigration. A l’évidence, la Suisse a été longtemps une terre d’émigrés. Au XIX ème siècle, beaucoup sont partis en Amérique du Nord, en Amérique du Sud. Pas de colonisation, mais un exode de nos campagnes.

Le mouvement s’inverse au tournant du XXème siècle. La Suisse fondée par les radicaux en 1848 devient libérale et prospère, elle s’équipe, procède à de grands travaux, notamment pour améliorer la traversée des Alpes, Gothard, Simplon,… de la main d’œuvre étrangère est requise.

A l’aube de la première guerre mondiale, la Suisse compte 15% d’étrangers. Ce qui est considérable pour l’époque. A noter qu’à cette époque, le travail de frontaliers est déjà courant dans la région de Genève.

Comme on le sait, la grande guerre marque une forte rupture dans l’histoire : finie la Belle époque, l’insouciance, le passage des frontières sans passeport.

La Suisse sort de la première guerre mondiale certes moins traumatisée que les pays qui ont connu des combats, mais elle ne comprend pas elle-même très bien comment elle a pu y échapper. Elle s’est divisée entre francophiles et germanophiles. S’est révélé un fossé entre Alémaniques et Romands, une ligne de partage émotionnelle dans la relation au monde et aux pays voisins qui va durablement influencer son destin.

Les Romands sont du côté des vainqueurs, les Alémaniques, qui avaient cru à la suprématie de Guilaume II, du côté des perdants. Grâce au président Wilson, et à l’action humanitaire de Gustave Ador avec le CICR, Genève est choisie pour accueillir le siège de la Société des Nations.

Protestantisme, empreinte des huguenots, création et développement du CICR et SDN constituent trois marqueurs de l’identité romande caractérisée par son ouverture au monde et aux étrangers.

C’est dans l’entre deux guerres, alors que l’on craint aussi les retombées de la Révolution bolchévique, qu’apparaît en Suisse alémanique un mot intraduisible : l’ Überfremdung, la surpopulation étrangère. On se dote d’une loi sur les étrangers restrictive.

L’immigration ne recommence à croître qu’à partir des années cinquante pour s’envoler et atteindre aujourd’hui 23,8%. Toutes les initiatives prises pour limiter la main d’œuvre étrangère ont échoué. La seule mesure qui fasse régresser la part des étrangers dans la population s’appelle crise économique. La croissance ou la récession, c’est le seul vrai régulateur de l’immigration. On n’accourt pas dans un pays pauvre.

Le sentiment que la Suisse est envahie prévaut depuis plus de 40 ans. On a calculé que dans les années 1960, 1 million d’Italiens sont venus.

Même si les initiatives Schwarzenbach pour stopper l’Überfremdung ont échoué, elles ont crée un climat d’hostilité aux immigrés qui a empêché la Suisse de réfléchir sereinement à sa politique de naturalisation.

J’aimerais que l’on procède en Suisse à une vaste analyse de l’ADN de la population, on verrait que la plupart des Suisses ont des origines françaises, allemandes, italiennes, et que les Helvètes qui n’auraient que des gênes des Waldstaetten sont une minorité.

En matière de naturalisation, nous vivons une absurdité totale : nous ne donnons pas la nationalité suisse à des enfants d’immigrés de la troisième génération, nés ici, dont donc les grand-parents ont immigré, par contre nous la reconnaissons à des descendants de compatriotes établis en France, en Amérique, trois quatre ou cinq générations après.

J’ai assisté au Congrès des Suisses de l’étranger à une discussion sur l’opportunité d’accepter comme langue d’échange l’anglais. Mesure refusée. De jeunes Suisso-Américains ont le passeport suisse, de jeunes Italiens, Espagnols, Portugais nés en Suisse, qui parlent parfois mal leur langue maternelle, ne connaissent leurs pays d’origine que pendant les vacances, n’ont pas le passeport rouge à croix blanche.

La Suisse qui s’effraie de son taux d’étrangers, officiellement élevé en comparaison internationale, se crée des étrangers, alimente un problème qu’elle pourrait facilement résoudre. 360 000 « étrangers » sont nés en Suisse.

Je suis récemment allée voir les chiffres. Un demi-million de nos «étrangers» résident chez nous depuis plus de quinze ans, alors que l’on s’est écharpé au Parlement pour savoir s’il fallait 10 ou 12 ans de résidence pour déposer une requête de naturalisation. Pas loin de 200 000 sont là depuis plus de trente ans.

Si l’on décidait de donner le droit du sol et un passeport rouge à des gens qui sont là depuis trois décennies, on couperait en deux le nombre d’étrangers. On reviendrait à 10 à 12% d’immigrés un taux socialement et culturellement plus supportable.

La Suisse au cœur de l’Europe est une nation de trois cultures, même quatre dit-on avec le romanche, elle peine à reconnaître qu’elle l’est aussi démographiquement.

Ce refus de se voir fruit de l’immigration, ce sentiment d’être envahie, nourrit également à mon sens sa méfiance envers la construction européenne, et ses difficultés à s’adapter à la nouvelle donne internationale, post chute du Mur de Berlin.

La Suisse se raconte des histoires à elle-même, celle d’un petit pays replié sur lui-même pour son bien, alors que toute sa richesse, hormis l’or bleu de ses barrages, vient de ses échanges avec les pays étrangers, et de ses exportations.

Notre économie, nos instituts académiques et de recherche sont de longue date dépendants des étrangers. Antonio Loprieno est un égyptologue italien à la tête de la Conférence des recteurs des universités suisses. La Britannique Sarah Springmann est rectrice de l’EPFZ.

Nous devrions d’autant plus être sereins par rapport à nos étrangers que l’intégration s’est plutôt bien faite chez nous : par le travail, les syndicats, les clubs sportifs, l’école… et les histoires d’amour. Seul 1 mariage sur 3 implique 2 Suisses, le second se fait entre 1 étranger et 1 Confédéré, le troisième entre deux étrangers.

Maintes analyses de votation l’ont démontré : plus il y a d’étrangers dans un canton, plus les citoyens de celui-ci votent en faveur des étrangers, de la libre-circulation des personnes, des accords avec l’Union européenne,…

Les votes anti-étrangers sont le fait de régions où il n’y a pas ou très peu. Ils ressortent donc du fantasme, de la peur identitaire.

La question de l’immigration en Suisse est aussi impactée par le débat sur les réfugiés. Là aussi, notre pays, jadis généreux dans son accueil, les huguenots au XVII ème siècle, les Républicains et les Révolutionnaires aux XIXème, les Hongrois, les Tchécoslovaques, les Vietnamiens au XXème, est devenu paranoïaque.

La problématique est européenne, régie par les accords de Dublin. Là aussi, l’aggiornamento ne s’est pas fait, là aussi, nous devrions faire confiance à notre expérience et à notre histoire. Il ne faut pas redouter d’accueillir des réfugiés qui à titre humanitaire méritent au moins une protection temporaire. Il ne faut plus à mon sens considérer le statut de réfugié comme un droit à vie. Même Soljenitsyne, prototype du réfugié politique, a fini par rentrer chez lui, dans son pays d’origine.

Il faut en revanche leur demander de travailler, de contribuer au bien être de la société qui les accueille, afin de financer les frais d’entretien, mais aussi économiser de l’argent leur permettant de rentrer chez eux lorsque la paix y sera rétablie.

Les Suisses qui se sentent assiégés, pris d’assaut par les étrangers, méconnaissent une réalité humaine, profonde : la plupart de ceux qui migrent ne le font pas de gaiété de cœur, c’est souvent la nécessité économique, l’ambition d’offrir à leur famille un meilleur avenir qui les poussent. Ils cultivent donc au fond d’eux-mêmes le rêve de pouvoir rentrer un jour chez eux.

Et nombreux sont ceux qui l’ont fait, ajoutant dans leurs parcours de vie au déchirement avec leurs propres parents, un nouveau déchirement avec leurs propres enfants. Le XXI ème siècle nous offre heureusement des moyens de communications, terrestres, aériens et virtuels, qui relativisent les épreuves de la séparation.

Seule devrait compter la volonté de vivre ensemble et de contribuer par son travail, sa créativité, son humanité, à la société dans laquelle nous avons choisi de vivre.

Il est regrettable est paradoxal que nous pensions que notre pays et le paradis sur terre et que nous ayons autant de peine à accepter que tant de gens aient envie de venir y vivre. Tant que le critère d’admission est le travail, il n’y a dans ces conditions pas à craindre d’être envahis. Ayons confiance dans notre histoire.

Texte paru le 24 juillet 2015

Europe: pourquoi pas nous?

On commémore ce dimanche les 25 ans de la Chute du Mur de Berlin. Une génération plus tard, il n’est pas certain que nous percevions encore toutes les implications de cet événement que personne n’avait vu venir : l’implosion du glacis soviétique.

L’histoire n’est pas finie, malgré ce que le philosophe Francis Fukuyama crut alors utile de décréter, son sens pourrait être radicalement remis en question par l’ambition poutinienne de laver l’humiliation subie par l’empire russe, mais on connaît déjà quelques unes des conséquences.

La réunification de l’Allemagne, mais aussi dans la foulée l’entrée dans l’Union européenne de tous les pays de l’Est, qui ne comptait en 1989 quand les premières brèches sont ouvertes dans le Rideau de fer que 12 membres.

Il est peut-être opportun que nous nous demandions, nous les Suisses, pourquoi depuis ce 9 novembre, tous les autres autres pays du continent, sauf les excentrées Norvège et Islande et le petit Liechtenstein, ont décidé de rallier la construction européenne et pas nous ?

Les premiers à sauter le pas en 1995 sont nos anciens partenaires de l’AELE, l’Association européenne de libre-échange qui regroupa longtemps l’autre Europe : l’Autriche, la Finlande et la Suède. C’est à leurs côtés que nous avions âprement négocié l’Espace économique européen, sorte de sas de décantation avant d’accèder au grand marché.

Après le Nord, l’Est. Les anciens vassaux de l’URSS font des efforts collossaux pour mettre leur économie à niveau pendant une décennie, et obtiennent leur ticket d’entrée en 2004, aux côtés de Chypre et de Malte, deux îles qui ne veulent pas rester perdues en Méditerranée, et s’arriment au continent avec lequel elles partagent une si longue histoire. L’UE passe ainsi à 25 membres. L’intérêt des nouveaux venus n’est pas qu’économique mais aussi sécuritaire. Avec l’UE vient aussi le parapluie OTAN. La Bulgarie et la Roumanie suivent en 2005, la Croatie en 2012.

Dans le même temps, la Suisse s’est époumonée à raccrocher son wagonnet à la locomotive européenne. Elle a maintenu une souveraineté de façade.

Se sont-ils tous fourvoyés ? Pourquoi n’ont-ils pas fait le choix de rester « indépendants » comme nous ? Ce pourrait-il que ce soit nous qui nous soyons trompés d’époque, de siècle, en ne captant pas la nouvelle dynamique à l’oeuvre sur tout le Vieux-Continent, la région encore et toujours la plus prospère du monde  et qui assurent à ses populations la meilleure qualité de vie?

Ce 9 novembre est un bon jour pour se poser cette question, d’autant que l’homme et le parti (Christoph Blocher et l’UDC) qui ont inspiré ce choix douteux de faire bande à part, tout en nous mettant dans une position de vassal clandestin, prétendent encore et toujours nous éloigner de la maison Europe.

* Chronique parue en italien dans Il Caffè

Marre de l’Obama bashing

L’Obama-bashing me saoule (je sais, je ne suis pas la seule). Mais je poursuis une vendetta personnelle et constante contre la personnalisation du pouvoir, que je tiens à vous faire partager.

Donc, Obama n’est pas le Messie (notez que le Messie lui-même a mal fini, avant de ressusciter). Le beau Barack n’a pas résolu tous les problèmes du monde, en général, et ceux de l’Amérique, en particulier. Il est certes « l’homme le plus puissant du monde », comme dit la mythologie étasunienne, mais la leçon à retenir, c’est que même l’homme le plus puissant du monde ne peut rien sans une majorité au Congrès et au Sénat. Même l’homme le plus puissant du monde ne peut rien sans des parlementaires, des fonctionnaires, des militaires, des entrepreneurs, une société,… qui pensent comme lui, tirent à la même corde,…

On le savait dès 2008, mais je ne comprends pas pourquoi certains s’évertuent à faire comme si cela n’était pas évident.

C’est une des pires perversions de l’analyse politique ou historique que de croire qu’un homme tout seul peut tout.

Les pires tyrans ont eu besoin de complices, les meilleurs démocrates ont besoin d’alliés.

Et je ne vous parle pas de la conjoncture mondiale, ce truc impalpable qui échappe même aux prévisionnistes les plus aguerris. Pourtant que l’on gouverne quand elle va bien ou quand elle se plante change le bilan d’un chef d’Etat, quelles que soient ses qualités individuelles. Le contexte, mais oui, a son importance. Sommes-nous devenus fous – bêtes? – qu’il faille répéter de telles banalités!

Certes, un homme tout seul peut se dresser contre la fatalité, la résignation. Le plus bel exemple est Churchill en 1940 annonçant « nous ne nous rendrons jamais ». Mais justement le lion britannique dit « nous », le signe qu’une volonté non partagée n’est rien, aussi forte et admirable soit-elle.

La personnalisation du pouvoir exonère toutes sortes d’autres catégories de décideurs, passés ou présents, de leurs propres responsabilités. C’est si commode de penser, par exemple, que seuls François Hollande et ses ministres sont de gros nuls. Cela évite de se remettre en question. 

Mais revenons à Obama. Je ne sais pas s’il va perdre ou finalement gagner à l’arraché ces élections de mi-mandat. Ce que je sais, c’est qu’il a été un grand président, qu’il a incarné l’espoir de tout un peuple, qu’il a dans le moment de grâce absolue que représente son élection réconcilié fugacement l’Amérique avec le monde, et qu’il a remis en état de marche l’économie américaine, que son élection a soulevé l’espoir, inspiré les révolutions arabes (si un fils de musulman africain est devenu président des Etats-Unis, pourquoi ne pourrions-nous pas influencer notre propre destin?).

Lui Prix Nobel de la paix, il n’a pas fermé Guantanamo, il n’a pas terminé ni entrepris, ni gagné toutes les guerres plus ou moins justes que nous sommes lâchement soulagés de voir les Américains mener au nom des valeurs occidentales. Il n’a pas comblé les inégalités de revenus dans son pays et dans le reste de la planète. Il n’a pas terrassé le changement climatique en cours, non plus.

Il a été président des Etats-Unis, mais l’opprobre dont il est victime nous livre un utile viatique pour le XXIème siècle: seule l’action collective ébranle le monde, le leadership est une question de morale avant d’être une question de nombre. La toute puissance des chefs d’Etat est un mythe conspirationniste désuet. Il n’y a pas de vrai pouvoir qui dure sans adhésion des peuples.

Je trouve que ce n’est pas si mal, comme démonstration, c’est en tout cas bien plus subtil et encourageant que « le bien contre le mal » légué par George W. Bush.

Caisse publique: Un pour tous, tous pour un

Les sondages nous le promettent. Le 28 septembre prochain, il y aura certainement un Roestigraben et un Polentagraben sur la caisse publique. Romands et Tessinois semblent plus enclins que les Alémaniques à souhaiter une correction du système de santé.

Ce qui est intéressant, c’est la manière dont on commente généralement ces différences. On dit que les Latins cultivent un autre rapport à l’Etat, qu’ils en attendent « plus », un peu sous l’influence du modèle français centralisé, adepte de la sécurité sociale. Etat tout puissant serait synonyme d’Etat généreux. Le préjugé que cet Etat redistributeur qui entend aider et protéger les citoyens serait trop dispendieux suit naturellement. Il est implicite.

C’est une manière très biaisée de comprendre les réalités suisses en faisant de l’opinion alémanique l’étalon de comparaison, la référence à laquelle il faudrait mesurer les différences romande ou latine.

Les attentes envers l’Etat et les institutions sont plus grandes parmi les Romands et les Tessinois, mais ce n’est pas forcément un mal. C’est une manière de concevoir la solidarité, l’égalité de traitement, la redistribution des richesses. Il s’agit également d’une marque de confiance envers la collectivité ou la société.

On peut voir dans cette tendance le fruit de l’histoire. Les cantons latins sont les derniers (à l’exception de Fribourg) à avoir rejoint la Confédération de plein droit entre 1798 et 1815 (et même 1979 pour le Jura), alors qu’auparavant ils étaient des territoires sujets. La jouissance de la souveraineté cantonale entraînerait une exigence vis-à-vis de l’Etat fédéral.

Il faut également observer que les cantons latins sont ceux qui ont le plus développé des politique sociales. Les dispositifs d’aide aux plus démunis y sont plus volontiers mis en œuvre, et les polémiques sur les « abus » bien moins virulentes.

Les cantons alémaniques se montrent au contraire souvent pingres et soupçonneux en matière d’aide sociale.  Ce qui peut créer chez ceux qui s’estiment laissés pour compte un sentiment de frustration, d’exaspération, qui a nourri en partie, c’est une hypothèse, le rejet de l’immigration dite « de masse » le 9 février dernier.

La sélection des bons risques qui est une des caractéristiques de l’actuel  système de caisses maladie mises en concurrence a cassé le principe de mutualité. La solidarité, inscrite dans la loi, n’est que de façade.

Le projet de caisse publique ne fera pas fondre les coûts de la santé, amenés à croître du fait du vieillissement de la population et de la sophistication des traitements. Mais, il permettrait de réaffirmer, en toute transparence, une certaine idée du vivre-ensemble dans le respect des besoins de chacun, plutôt que dans une jungle du chacun pour soi. Un pour tous, tous pour un, n’est-ce pas une devise précieuse ?

*Chronique parue en italien dans Il Caffè du jour

Avions de combat: 1993/2014

A  21 ans de distance, six  cantons ont basculé dans le camp du refus à de nouveaux avions de combats: Neuchâtel, Valais, Vaud, Zurich, Schaffhouse  et Berne.

Le Jura, le Tessin et les deux Bâles avaient, eux, déjà voté contre l’acquisition de  FA/18.

Le 6 juin 1993, 57,2% des votants s’étaient opposés à l’initiative pour une Suisse sans nouveaux avions de combat, alors que le Gripen est aujourd’hui boudé par 53,4%. 

Jamais les Suisses n’avaient refusé à l’armée les moyens de s’équiper comme elle estimait en avoir besoin.

Blocher: 35 ans de réflexion

Christoph Blocher quitte le Parlement pour pouvoir se consacrer à l’essentiel, dit-il, son combat contre l’Union européenne.

Il ne prend pas sa retraite.

Il ne la prendra jamais.

J’observe juste que il a été élu au Conseil national pour la première fois en 1979. Passer 35 ans à Berne pour s’apercevoir que l’essentiel est ailleurs…. c’est un peu fort de café.

Mépriser l’activité parlementaire et ceux qui s’y dédient n’est guère élégant, et pas très patriote.

Pour en juger par vous-même la citation de sa lettre:

« Pour me permettre de consacrer tout mon temps à ces deux principaux projets, il est indispensable d’écarter certaines activités secondaires. Mon travail parlementaire en fait actuellement partie.

L’efficacité du Parlement a fortement baissé à la suite d’une bureaucratisation outrancière de cette institution. La conséquence est que le travail parlementaire prend toujours plus de temps, si bien

qu’aujourd’hui il n’y a plus guère que des parlementaires professionnels aux Chambres fédérales. Voilà pourquoi je remets mon mandat de conseiller national pour le 31 mai 2014. »

Je ne comprendrai jamais pourquoi cet homme qui met la Suisse au-dessus de tout dévalorise à ce point ses institutions!

Où est passé le Général Dufour?

Waouh! Le président du Conseil National Ruedi Lustenberger (PDC/LU) a appelé les Suisses à se réconcilier après le vote du 9 février. Et il a évoqué rien moins que la guerre du Sonderbund.

J’aime bien les références historiques, mais « la guerre du Sonderbund », quand même, il n’exagère pas un peu, M. Lustenberger?

L’appel à la cohésion nationale, c’est un must des votes post-traumatiques: « Aimez-vous les uns les autres et la Suisse ira mieux. »

Je crains toutefois que cette fois-ci, ce ne soit un peu plus compliqué. Il ne faut pas nier le trauma, mais l’affronter si on veut résoudre la terrible équation de nos relations avec l’Union européenne. Les Suisses ne sont pas d’accord entre eux sur un objet majeur concernant leur avenir, leur vision du monde, leur manière de fabriquer de la prospérité.

« Il faut se réconcilier », dit M. Lustenberger, mais se réconcilier pour quoi faire exactement ensemble?

Tant qu’à évoquer notre glorieux XIX ème siècle, je me pose une question: où est passé le Général Dufour?

C’est vrai, où sont passés les grandes personnalités qui traitaient le destin de la Suisse comme une affaire personnelle de la plus haute importance? Notre époque manque cruellement de visionnaires engagés dans la gestion des problèmes concrets.

Nous disposons de diviseurs (Blocher et les siens), de gestionnaires réparateurs dévoués (le Conseil fédéral, M. Lustenberger et plein de parlementaires), mais je ne vois personne qui rassemble, qui dirige (au sens d’indiquer une direction) et qui inspire. 

Et vos voisins zurichois, M. Blocher?

Cher Monsieur Blocher,

Donc, nous, Romands qui avons voté non à votre initiative aurions « une consciences nationale plus faible »?

Permettez moi de vous dire que pour penser un truc pareil, il faut avoir une compréhension très déficiente de qu’est la Suisse, de ce que fut son histoire, un respect faible du fédéralisme et des minorités.

Mais surtout, une question: vos voisins et vis-à-vis de la Goldküste zurichoise, votre canton de Zuriche, que dis-je votre fief électoral historique, ont-ils aussi « une conscience nationale plus faible » eux qui ont voté en majorité comme nous les Romands non à votre initiative contre l’immigration de masse?

Et les Bâlois, dont vous avez racheté le journal, ils ont aussi « une conscience nationale plus faible »? Et les Zougois?

Dans votre interview scandaleuse, vous pointez du doigt que Zurich est une ville rouge-verte. Les communes de la Goldküste zurichoise qui ont voté non, vos voisins, vos vis-à-vis de part et d’autre du Lac, sont-ils passés à gauche?

Le président de votre parti Toni Brunner avoue ce matin dans le Blick que « le clivage ville-campagnes lui donne mal au ventre », mais est toujours incapable de donner le moindre chiffres sur la manière dont il faudrait limiter l’immigration. Je ne permettrai pas de juger la conscience nationale du président du plus garnd parti de suisse, mais je trouve que son sens des responsabilités est « faible ».

Nous les Romands avons perdu cette votation de 2014, comme nous avions perdu celle de 1992. Vous ricanez, heureux de ce nouveau bon coup. Mais quelque chose a changé, M. Blocher. Votre canton, Zurich, n’est plus derrière vous.

1914-1918: La matrice de la Suisse du XXe siècle

 
Comme les belligérants, les Suisses imaginaient que la guerre serait courte. Mal préparés, ils vont improviser et faire des choix qui nous conditionnent encore un siècle plus tard. *
La fin d’un monde où l’on circulait dans toute l’Europe sans passeport, la vraie fin du XIXe siècle, le début du XXe, le choc inéluctable entre puissances impérialistes. C’est ainsi qu’est généralement perçue la Grande Guerre, une conflagration d’une ampleur inimaginable, 19 millions de morts (10 millions de militaires, 9 millions de civils) et 21 millions de blessés.
Les derniers travaux des historiens qui paraissent à l’occasion du centenaire du déclenchement des hostilités s’attachent à montrer à quel point l’enchaînement fatal des événements, de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, le 28 juin 1914, à la violation de la neutre Belgique par les Allemands, le 5 août, échappa aux gouvernements. Durant le long mois de juillet, les chancelleries s’agitent pour éviter la guerre – les Anglais s’y emploient jusqu’au bout. Les trois empereurs cousins (le tsar Nicolas II, le Kaiser Guillaume II et le roi d’Angleterre, empereur des Indes George V) s’activent sans parvenir à s’entendre. Il y a beaucoup de bluff, pas mal de paranoïa dont les états-majors qui veulent en découdre finissent par tirer le meilleur des partis.
Prospérité de la Belle Epoque
Quand la guerre éclate, on croit cependant qu’elle sera courte. Elle sera épouvantablement longue, avec un front stagnant, et l’on s’apercevra assez vite que, malgré de précédentes crises diplomatiques, malgré les rodomontades militaristes des uns et des autres, personne ne s’y était suffisamment préparé.
Ce qui est vrai pour les belligérants l’est également pour la Suisse. L’éclatement des hostilités clôt pour la Confédération un demi-siècle d’essor économique sans précédent. Depuis 1848, la prospérité des Suisses s’est considérablement améliorée. A la veille du conflit, le produit national brut par habitant est un des plus élevés d’Europe, au même niveau que celui du Royaume-Uni, nourri par son immense empire colonial. Les radicaux qui ont insufflé cet élan libéral et modernisateur ont réussi leur pari. La petite Helvétie, qui compte alors 3,7 millions d’habitants, appartient aux nations gagnantes de la première mondialisation économique, dopée par les révolutions technologiques du XIXe siècle.
La Belle Epoque ne l’est toutefois pas pour tous. Les familles d’ouvriers peinent à joindre les deux bouts. Signe de ce malaise social, le nombre important de grèves, 130 en moyenne par an, entre 1900 et 1914. Les revendications? Des augmentations de salaire et la diminution du temps de travail à dix heures par jour.
En août 1914, 220 000 hommes sont mobilisés pour défendre les frontières. Le sentiment prévaut également chez nous que cette guerre sera brève (la guerre de 1870 entre la Prusse et la France n’avait duré que six mois) et vite gagnée par les Allemands, dont la puissance impressionne.
Mais comment échappe-t-on à la guerre quand on est neutre? Certaines élites doutent même que cela soit possible, ou souhaitable (lire l’article de Hans-Ulrich Jost, notamment sur la stupéfiante résignation du Conseil fédéral à ce propos, consignée dans un arrêté secret). Mise à l’épreuve, la Suisse va improviser, faire face à des problèmes qu’elle n’avait pas expérimentés jusqu’alors. Elle va ainsi inventer des doctrines et comportements qui définiront son destin pour le siècle à venir.
En cela, notre pays épargné par les combats s’inscrit dans une tendance globale. La période 1914-1918 passe pour avoir été la matrice du XXe siècle, donnant naissance à la révolution bolchevique, au fascisme et au nazisme qui conditionnèrent les décennies suivantes. Mutatis mutandis, l’image vaut donc pour la Confédération, dont la santé économique et la cohésion nationale sont bouleversées par les conséquences de la guerre.
Le défi sacré entre tous consiste à ne pas se laisser entraîner dans la tourmente, c’est-à-dire à faire respecter la neutralité. Si l’on voit à peu près à quoi peut ressembler la neutralité politique (pas de déclaration intempestive en faveur d’un camp) ou la neutralité militaire (pas d’engagement en faveur d’un belligérant), il est moins aisé de pratiquer la neutralité économique pour un petit pays déjà fort dépendant de l’extérieur pour son approvisionnement.
La Suisse a besoin de blé étranger, elle dépend du charbon allemand. Manger et se chauffer nécessitent des accommodements, et une organisation ad hoc. Dès 1915, lorsque l’on se rend compte que le conflit va durer, sont créés la Société suisse de surveillance économique et l’Office fiduciaire suisse pour le contrôle du trafic des marchandises. Il s’agit de centraliser les demandes d’importations, se procurer les marchandises et veiller à ce que cellesci ne soient pas réexportées vers un belligérant.
L’indépendance de ces structures, qui traitent chacune avec un camp, ne fait guère illusion. La SSS est brocardée en «Société de la souveraineté suspendue».
Secret des affaires
C’est ainsi, notent les historiens, que le secret des affaires est érigé peu à peu au rang de secret d’Etat – un voile qu’il ne quittera pas une fois la paix revenue. La discrétion doit masquer les entorses aux nobles principes d’impartialité que commande la neutralité et éviter les protestations furieuses des belligérants (qui ne manquent pourtant pas). Ces efforts n’empêchent pas les problèmes d’approvisionnement, notamment dans les villes, qui exaspèrent la population.
Sur le front politique, le Conseil fédéral adopte également le profil bas, entre opportunisme et petites lâchetés. Il choisit et fait élire par l’Assemblée fédérale le général Ulrich Wille. Outre ses compétences militaires, on calcule que ce proche du Kaiser (il a épousé une von Bismarck) inspirera confiance aux Allemands qui renonceront ainsi à violer la neutralité suisse pour mieux prendre les troupes françaises à revers.
Du coup, le gouvernement, qui ne compte qu’un seul ministre romand, s’abstient de protester contre la violation de la neutralité belge. Cette germanophilie déclenche l’ire de la presse romande. Un fossé se révèle. Le fameux Röstigraben, que l’on ne nomme pas encore ainsi, est né dans une nation qui depuis la fin de l’épopée napoléonienne, un siècle plus tôt, avait mis beaucoup d’énergie à s’unir autour d’idéaux et de buts communs. La convention du Gothard, et quelques autres dossiers fédéraux, avaient déjà montré de fortes divergences entre Alémaniques et Romands. Mais chacun pressent que la différence de sensibilités aux événements internationaux en temps de guerre est d’une gravité particulière.
Les appels à la raison et à l’entente, comme celui que lance l’écrivain Carl Spitteler, futur Prix Nobel, lors d’une conférence intitulée «Notre point de vue suisse», n’apaisent que provisoirement les esprits. Plusieurs affaires vont se succéder avec des cortèges d’accusations réciproques de germanophilie ou de francophilie.
Il y a d’abord l’affaire des colonels qui transmettent des informations confidentielles aux Allemands et aux Autrichiens. Elle éclate début 1916. Cette confirmation de la germanophilie du haut commandement génère un tollé populaire, en Suisse romande surtout, où le rédacteur en chef de La Gazette de Lausanne, Edouard Secretan, qui est aussi conseiller national, hurle à la trahison.
Nouvelle passe d’armes avec l’exploit d’un jeune Lausannois qui décroche un drapeau allemand hissé sur le consulat, en l’honneur de l’anniversaire du Kaiser. Les autorités sont contraintes de présenter des excuses à Guillaume II. Camille Decoppet, chef du Département militaire et président de la Confédération en cette tumultueuse année 1916, découvre quelques mois plus tard que l’état-major et le général ne lui ont pas communiqué toutes les informations concernant les débordements liés à «l’affaire», comme on la nomme alors par analogie avec l’affaire Dreyfus qui avait enflammé la France quelques années plus tôt. Il présente sa démission à ses collègues, qui la refusent en menaçant de démissionner tous. Le gouvernement a frôlé l’implosion. Il devra affronter de pires crises encore.
Les risques de la médiation
Face à la boucherie ambiante, le neutre se sent le devoir de s’entremettre pour restaurer a paix, démarche louable mais pleine de risques. En juin 1917, le «ministre» de Suisse à Washington (comme on appelle alors les ambassadeurs) est rappelé après avoir entrepris une démarche intempestive de médiation en faveur de l’Allemagne qui mécontente les Alliés.
Plus dramatique encore, le conseiller fédéral Arthur Hoffmann, chef du Département politique, tente lui aussi de négocier une paix séparée entre la Russie et l’Allemagne. Il a omis d’en informer ses collègues. Cette fois, le scandale est trop important. Il doit démissionner, le 18 juin 1917. Pour restaurer le crédit international de la Suisse, l’Assemblée fédérale élit huit jours plus tard le président du CICR, Gustave Ador.
Panique
Dans l’historiographie, le fossé moral, révélé par la Grande Guerre, le dispute en importance à l’éclosion violente du malaise social. La Suisse termine le conflit par une grève générale qui la déstabilise totalement, du jamais vu. Paradoxe, alors que le 11 novembre 1918 les belligérants fêtent dans l’allégresse l’armistice, notre pays tremble et prend peur. La Suisse connaît une tension maximale, panique, s’énerve comme en témoigne la convocation urgente des Chambres fédérales.
Si les milieux économiques ont profité de la guerre pour faire des affaires, les classes populaires ont enduré des conditions de vie difficiles. Les soldats ont dû supporter le drill «à la prussienne» et accomplir des travaux d’utilité publique. Les indemnités pour perte de gain n’existent pas, la solde est dérisoire.
L’exaspération des ouvriers et des employés n’a cessé de s’amplifier. Ce sont les employés de banque qui se mettent d’abord en grève à Zurich les 30 septembre et 1er octobre 1918. La tension monte, des troupes sont envoyées à Zurich par le général Wille pour maintenir l’ordre, d’autant que le Parti socialiste a appelé à fêter le premier anniversaire de la révolution russe.
Formé de socialistes et de syndicalistes, le comité d’Olten, initialement entré dans un processus de négociation avec le Conseil fédéral pour arracher des améliorations sociales, appelle à la grève générale le 10 novembre pour le surlendemain. 250 000 travailleurs suivent ce mot d’ordre, surtout dans les villes industrielles comme Zurich, peu en Suisse romande, plus agricole; ce sont d’ailleurs des troupes romandes que l’on a envoyées à Zurich.
La grève cessera le 15. Mais la grande peur de la révolution va marquer durablement les esprits, nourrir un anticommunisme virulent qui ne s’estompera qu’avec la chute du mur de Berlin en 1989.
Robert Grimm, un des leaders du mouvement, est condamné à six mois de prison ferme, alors que les colonels qui avaient renseigné les Allemands et les Autrichiens n’avaient écopé que de vingt jours d’arrêt de rigueur.
Mais le bilan de la grève générale – la seule que la Suisse a jamais connue – n’est pas négatif. Si l’AVS (Assurance vieillesse et survivants) a dû attendre 1948 pour entrer en vigueur, et le droit de vote des femmes en 1971, le climat tendu qui a précédé l’arrêt du travail a favorisé une réforme majeure, refusée deux fois auparavant par le peuple: l’introduction de l’élection à la proportionnelle est enfin acceptée le 13 octobre 1918. Aux élections de 1919, le Parti socialiste passe de 19 à 41 sièges, les radicaux de 106 à 60 sur 189, et perdent ainsi la prépondérance écrasante dont ils jouissaient depuis 1848. Plus jamais un parti n’a atteint la majorité absolue. La Suisse ne le sait pas encore, mais elle commence ainsi ses premiers pas vers un gouvernement de coalition qui intègre de manière durable les partis de droite comme de gauche (les socialistes feront leur entrée au Conseil fédéral en 1943, la formule magique incorporant tous les grands partis sera scellée en 1959). Une scission du parti radical apparaît, le parti des paysans, artisans et bourgeois, qui deviendra l’UDC. Elle annonce une fragmentation du pouvoir à droite, dans une optique clientéliste qui se révélera un siècle plus tard de plus en plus exigeante et moins encline au compromis.
La société des Nations
Dernier marqueur fort dont la période 1914-1918 imprègne le destin national, la redéfinition des rapports que le pays entretient avec les autres sur l’échiquier international. La Confédération s’essaie à la neutralité différentielle. Instruits par l’expérience et quelques déboires, les Suisses s’engagent avec enthousiasme dans la création de la Société des Nations; celle-ci ne doit-elle pas prévenir tout retour des atrocités?
Le 16 mai 1920, 56% des votants se rallient au projet, les Romands sont plus enthousiastes (93% de oui chez les Vaudois), mais le Tessin et six cantons alémaniques suivent également. Genève y gagne une utilité mondiale, la ville a bénéficié de la bienveillance des Américains, logée en un territoire neutre, resté inviolé, mais francophone, donc du côté des vainqueurs.
L’expérience non concluante de participation à la SDN va nourrir jusqu’à nos jours la méfiance du pays face aux nouvelles organisations internationales qui émergeront dans le second après-guerre, et installer une mentalité de repli.
Beaucoup de choix de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale sont en gestation dans la première. L’opportunisme économique sans états d’âme s’installe. Les fractures entre confédérés qui ne rêvent pas d’un même avenir dans le concert des nations ont été si traumatisantes que tout sera entrepris pour les éviter (on se choisira un général romand, Guisan qui, contrairement à Wille qui ne savait pas le français, sera en mesure de s’adresser à tous), mais elles se raviveront. L’intégration de forces politiques aux idées divergentes deviendra le fil conducteur de la politique suisse. Oui, la Grande Guerre à laquelle ils n’ont pas participé directement a conditionné pour un siècle au moins les choix des Suisses.
Légendes photos:
NOVEMBRE 1918
Pendant la grève générale qui déstabilise le pays, alors que les belligérants fêtent l’armistice, l’armée est appelée en renfort pour protéger le Palais fédéral où les Chambres ont été convoquées en urgence.
SURVEILLANCE À LA FRONTIÈRE EN AJOIE
Les états-majors allemand et français ont élaboré des plans qui passent par la Suisse. Leur frontière étant bornée par trois Etats neutres (Belgique, Luxembourg et Suisse), il était quasi fatal que l’un serve à contourner les ouvrages de défense installés entre les deux belligérants.
FRATERNISATION
Soldats suisses et français se saluent.
ARMÉE
220 000 hommes mobilisés en août 1914, c’est intenable sur la durée pour l’agriculture et l’industrie. Dès lors, les chiffres des engagés varient selon le degré de la menace militaire. Ils seront affectés à des tâches et travaux divers d’intérêt général comme la construction de routes ou l’établissement de lignes téléphoniques.
BERNE
Les troupes mobilisées défilent dans la capitale fédérale.
ARTHUR HOFFMANN
Le conseiller fédéral doit démissionner après avoir tenté de négocier une paix séparée entre l’Allemagne et la Russie, au grand dam des Alliés, parce qu’elle permet aux Allemands de concentrer toutes leurs forces contre la France au lieu de devoir couvrir deux fronts.
HUMEUR
Les illustrateurs s’en donnent à cœur joie pour exalter les vertus des soldats, mais aussi dénoncer la germanophilie des chefs. L’idée que l’armée suisse défend le flanc sud-ouest des Allemands est très répandue.

Le cours d’histoire de Didier Burkhalter

Invité lundi soir à Lausanne*, Didier Burkhalter a plaidé pour le refus de l’initiative de l’UDC contre l’immigration dite de masse. Il a rappelé une évidence historique que ceux qui sacralisent les frontières oublient:

« Depuis des générations notre pays est ouvert au commerce avec l’Europe et avec le monde. En réalité je devrais dire des siècles puisque, pour reprendre la belle image d’un historien: le sel indispensable au bétail dans les pâturages de Guillaume Tell venait d’Afrique du Nord.

La Suisse a toujours été un lieu de passage, un lieu de commerce et c’est ce commerce à travers les Alpes qui a rendu prospères les vallées autour des principaux cols alpins, dont le Gothard. C’est ce commerce européen et même international qui a permis l’essor d’importantes villes commerçantes sur le chemin de ces Alpes à l’image de celle qui furent les premières à rejoindre la Confédération comme Lucerne, Zurich ou Berne… »

* Par le Centre patronal et nos confrères de 24 Heures et La Télé