Penser hors du cadre

En Suisse, la croyance est profondément ancrée : la meilleure politique économique est de ne pas en avoir. Moins le gouvernement se mêle de la vie des entreprises, plus robuste sera notre prospérité. Toute intervention de l’Etat est mal vue dans un pays qui se targue d’être libéral. *

C’est dire si le COVID-19 a bousculé les certitudes. En quelques jours, le Conseil fédéral a décidé une batterie de mesures d’urgence pour faire face aux conséquences économiques du lockdown. En a-t-il fait assez ? Certainement pas puisque, malgré les dispositifs d’aide actionnés, la plus grave contraction du PIB ( – 6,7% ) depuis la crise pétrolière de 1973 est attendue.

La crise révèle les inégalités, et notre filet social qui devrait les réduire n’est pas du tout adapté. Berne n’a pas su venir au secours des indépendants. Notre filet social est formaté pour les salariés, qui possèdent des contrats de travail en bonne et due forme. Il est inopérant pour les femmes de ménage, les travailleurs précaires, les gens sans permis de séjour, les artistes, et pour tous les autoentrepreneurs qui n’ont de main d’œuvre qu’eux-mêmes.

Cette crise a empêché ces dizaines de milliers de gens de travailler et a eu pour conséquence une perte de gain totale, qu’il aurait fallu indemniser tout aussi totalement. Au lieu de cela, on a bricolé : on s’est ingénié à demander aux bailleurs d’être sympas, avec des succès aléatoires. On a proposé des prêts avantageux, mais qui seront comme une épée de Damoclés sur la tête des petits patrons. Si on avait décidé d’indemniser, par exemple, une coiffeuse à hauteur de son revenu habituel, elle aurait pu payer ses charges et les salaires de ses employés, et attendre la fin du confinement sereinement.

Pour les milieux culturels, sportifs et de l’événementiel, la perte de revenus va durer des mois. Avec la stratégie choisie, on va leur donner l’aumône et de facto leur faire payer une crise, sanitaire, dont ils ne sont en rien responsables.

Il faut se demander pourquoi notre gouvernement n’a pas été capable d’imaginer une protection totale pour pertes de gains. Le Conseil fédéral reste obsédé par la peur de s’endetter. Cette crainte de la dépense non couverte nous vaut régulièrement des excédents budgétaires. Mais cette politique vertueuse en comparaison internationale finit par se retourner contre nous.  

Désormais les emprunteurs paient pour acquérir les titres de la Confédération ! S’endetter dans ces circonstances permettrait de repousser les taux négatifs vers la hausse. Ce serait tout bénéfice pour nos caisses de pension et notre épargne. Le franc suisse perdrait un peu de sa force face aux autres monnaies, ce qui aiderait les exportateurs qui vont connaître des temps difficiles. Notre banque nationale n’aurait plus à gonfler son bilan pour maintenir un cours raisonnable du franc.

En s’endettant, le Conseil fédéral pourrait se donner les moyens d’aider tous les secteurs qui en ont besoin et favoriser un redémarrage rapide la croissance, par stimulation de la demande intérieure.

Les dimensions prises par la crise du COVID-19 étaient impensables. La crise économique est devant nous, violente. Courageux contre la pandémie, le Conseil fédéral va devoir penser hors du cadre du frein aux dépenses pour affronter la catastrophe sociale.

*Article paru en italien le 17 mai 2020 dans l’hebdomadaire Il Caffè

« Savoir qu’il a été aimé est bien plus qu’un don, c’est une délivrance. » Notes de lecture

Quelques notes de lecture tirées de « Les Prix d’excellence », de Régis Wargnier. J’ai bien aimé, même si j’ai trouvé la fin un peu abrupte, après avoir fait s’entre-croiser tant de destins et de thèmes. J’espère qu’il en fera un film…

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« Les murs vont tomber, ceux qui séparent l’Est de l’Ouest. D’autres s’élèveront, au nom des dieux, entre citoyens d’un même pays. Mais les plus grands murs seront construits entre le Nord et le Sud, entre les possédants et les démunis. »

Cette évolution, presque brutale, des grands enjeux mondiaux, il l’attribua à ce qu’il avait dénommé « une haine aveuglante »: tout occupés à leur détestation et à s’espionner et s’affronter sans relâche dans tous les coins du globe, les deux grandes puissances avaient négligé les changements et les courants souterrains qui agitaient les peuples au sein de leurs alliances respectives. Quand ils en prirent conscience, c’était trop tard, les verrous avaient sauté de l’intérieur.  (PP. 82, 83).

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« Allez hop, on balance tout, on va recommencer ailleurs, mais ça ne marche pas comme ça, le malheur que tu laisses derrière toi, il court, il te rattrape… » (P. 235).

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Il y a des limites à la connaissance de l’autre, à la possibilité de l’intimité, et quelle que soit la proximité des corps. C’est aussi flagrant que l’instinct de vie, qu’on ne peut soumettre, il y a une réserve, une résistance à l’abandon, au don total. Une survie commandée par le sang, les viscères, l’esprit. (PP. 273, 274).

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L’éducation ne se contente pas de remplir les cerveaux (« mets-toi bien ça dans le crâne »), elle plonge dans les viscères, s’y insinue, s’y délecte, glisse dans les canaux du sang, et s’y colle pour la vie.

Elle est plus forte que l’intelligence, ou la compréhension, ou la réflexion, parce qu’elle est là avant, partout, derrière les yeux, au fond de la gorge, dans l’air des poumons. Pour ceux à qui elle ne convient pas, il faut l’extirper de soi, et c’est un combat sans merci, on peut s’y blesser, s’y perdre et puis sombrer. (pp. 369, 370).

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Chaque être est une ombre, un mystère, dont les fragments sont éparpillés, par l’oubli, par les secrets, par les mensonges, par les silences, par les chuchotements, par une main lâchée, par un regard perdu. Un jour, il faut les rassembler. (p. 413).

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Savoir qu’il a été aimé est bien plus qu’un don, c’est une délivrance. (p.417).

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Editions Grasset