Comment être un média romand?

La reprise du quotidien Le Temps par la fondation Aventinus comme le débat sur la localisation de la production de la RTS entre Genève et Ecublens-Lausanne pose une même question : comment porter la dimension romande, sans tomber dans le provincialisme ?

Concevoir un projet éditorial pour les Romands nécessite de reconnaître qu’une identité romande existe. Et c’est souvent là que cela se gâte. Se revendiquer « romand » est vu par beaucoup comme un provincialisme ridicule, une entorse à l’identité cantonale ou locale, souvent plus marquée, ou encore un acte de défiance contre les Alémaniques. Cela peut même être perçu comme un archaïsme compte tenu de la part non négligeable de la population d’origine étrangère.

Il faut donc surmonter ces préjugés, admettre que nos identités sont un mille-feuilles et que la couche de crème « romande » est un ingrédient indispensable à la saveur du tout.

Il faut ainsi assumer notre appartenance à l’aire francophone. Nous sommes des Suisses qui parlons français, nous nous exprimons dans la langue d’une des plus grandes cultures européennes, mais pas la même que celle de la majorité alémanique de notre pays. Nous sommes des francophones, mais notre culture politique et notre économie n’ont pas grand-chose à voir avec les modèles hexagonaux, elles sont helvétiques.

A cette superposition, il faut ajouter le poids des identités cantonales et un rapport à l’histoire de la Confédération longtemps différent, mais qui converge depuis 1848 dans la reconnaissance que les six cantons de l’ouest de la Suisse constituent une entité assez relevante pour justifier qu’on lui accorde une représentation minimale au gouvernement, et à la tête des principales structures de commandement du pays. Les cantons de l’Est ou du Centre ne jouissent pas de cette garantie.  

De quoi est constituée l’ »identité » romande ? Là encore, on se gardera de prétendre que les caractéristiques des Suisses de l’Ouest sont exclusives et impérativement cumulatives. On mettra en avant l’ouverture au monde, la curiosité de l’ailleurs ET les pieds dans les terroirs. Les influences sont multiples. Il faut tenir compte du grand brassage démographique depuis l’après seconde guerre mondiale comme de l’histoire plus ancienne qui a marqué l’évolution des paysages et le développement urbain. Les Romands sont un mélange d’austérité protestante et de bonhomie catholique. Ils ont l’habitude d’intégrer sereinement les populations venues d’ailleurs depuis l’époque du refuge des huguenots. Il demeure chez eux une humilité de paysans et de vignerons oeuvrant sur des terres difficiles, et un goût de la recherche scientifique. Ils constituent une population industrieuse, amoureuse du travail bien fait et de la précision. Ils sont un peuple de lecteurs et de festivaliers, autant attachés à l’exercice de l’introspection solitaire qu’au plaisir des fêtes collectives.

Minoritaires face à Berne, Zurich et Paris, ils affichent un certain sentiment de supériorité lorsqu’ils soulignent que leur coin de Suisse est une région européenne prospère et dynamique, qui n’a pas grand-chose à envier aux grandes capitales, mais cette fierté se teinte de beaucoup d’autodérision.

Pour des médias qui souhaitent embrasser « romand », il y a donc largement de quoi faire en recombinant toutes ces caractéristiques pour trouver des angles originaux, sans menacer les quotidiens cantonaux, comme la crainte semble émerger devant l’intention exprimée par la fondation Aventinus de repositionner Le Temps dans les cantons.

L’approche fédéraliste, canton par canton, traditionnellement pratiquées par les rédactions, méconnaît le dynamisme des villes et des petites villes en particulier. Le développement urbain comme les conséquences de la transition énergétique doivent mieux s’imposer dans l’agenda des rédactions, comme ce fut le cas il y a quelques années de l’essor de la place scientifique romande autour de l’EPFL. Ces problématiques doivent être abordés par de là les échéances institutionnelles. À quand, par exemple, un magazine de la RTS traitant des enjeux de la densification urbaine tant sur le plan climatique que social ? La politique a ses rendez-vous réguliers, la culture, la consommation, l’économie, la science, la santé et même la montagne, mais pas les mutations de notre environnement de vie immédiat.  

Les discussions sur le financement des médias (la campagne de votation sur l’initiative No Billag comme les réflexions sur l’aide à la presse qui ont notamment induit la création d’Aventinus) ont un point commun : garantir la diversité des points de vue, afin que les citoyens puissent se former une opinion. Elles assignent donc aux médias à vocation romande la mission d’animer le débat démocratique ponctuellement dans les cantons où sont déjà à l’œuvre quotidiennement d’autres médias, dont c’est la vocation première.

Cela exige des rédactions à ambition romande de ne pas se contenter de singer la presse cantonale (de manière plus aléatoire et moins bien informée qu’elle), mais de traiter d’autres sujets, d’enquêter dans des domaines inédits, d’amener d’autres points de vue, de mobiliser d’autres interlocuteurs, de cultiver d’autres réseaux, d’amener d’autres clés de lecture, d’oser des comparaisons et des liens pertinents entre dossiers. Bref, d’approfondir là où trop souvent on résume les développements amenés par la presse locale.

La Suisse romande se caractérise par une grande diversité de talents dans tous les domaines. Pourtant, trop souvent, ce sont les mêmes personnalités qui s’expriment et sont invitées sur les plateaux donnant aux débats un furieux goût de déjà-vu. Repérer les personnalités émergentes dans les cantons demande du temps et une ambition constante de renouvellement. Sur ce point, la RTS, la télévision principalement, a une grande marge d’amélioration, indépendamment de la localisation exacte de ses studios de production à un point ou l’autre de l’arc lémanique.

Animer le débat, dans une émulation vivifiante avec les médias cantonaux, suppose des moyens, mais surtout le goût du débat, de la confrontation des idées, qui n’est pas un exercice de neutralité et d’équilibrisme comptable. Il s’agit aussi d’avoir le courage d’affirmer des convictions et de se frotter à celles des autres afin de les faire exister.

À ce stade de la réflexion, il n’est peut-être pas inutile de revenir sur la notion de « projet éditorial », plus facile à déterminer pour une rédaction comme celle du Temps que pour la TSR, soumise aux règles de la concession. On rappellera juste que la RTS renonça à l’usage de « radio télévision suisse romande » en 2010, ce qui rétrospectivement peut expliquer les critiques récurrentes contre ses difficultés d’ancrage.

Ces deux dernières décennies, au fil des restructurations budgétaires et des licenciements, le concept même de « projet éditorial » est devenu dans bien des rédactions romandes un gros mot, une sorte de luxe désuet, une ambition que l’on ne pouvait plus se payer, ou alors un truc interprété selon la seule logique marketing. On est passé du « qu’avons-nous à dire ? » à « quels publics viser ? « . Cette approche acratopège et clientéliste devait sauver la presse, ce qui a manifestement échoué.

La couverture de l’actualité quotidienne est une quête de sens, dont il faut admettre la subjectivité mais qui doit être pratiquée honnêtement avec les outils et la déontologie du métier. On ne veut pas seulement savoir ce qui s’est passé, mais aussi comprendre les causes et les conséquences.

Le projet éditorial sert à affirmer les valeurs qu’une rédaction veut défendre, les missions qu’elle s’assigne, les priorités qu’elle se donne. Dans le flux incessant d’informations qui nous submerge, il est la pierre angulaire qui permet de faire des choix, de pouvoir les justifier, d’établir une hiérarchie des nouvelles traitées, de proposer des clés d’analyse liées entre elles par une certaine vision du monde. Il suppose que l’on soit un tant soit peu attaché à la notion de cohérence. En cas de divergences profondes, il permettra de cadrer le débat, et pas seulement de l’organiser comme on aligne des briques pour monter un mur. Le projet éditorial implique que les journalistes se sentent responsables de ce qu’ils véhiculent comme idées et visions du monde, et qu’ils ne se considèrent pas comme des scribes captant l’air du temps. Le projet éditorial donne un sens au travail des journalistes dans la durée. Il ne doit pas être un étouffoir, mais servir de balise. Il doit permettre de savoir d’où l’on parle, indépendamment de l’adresse postale.

Un grand média est ainsi à la fois support et diffuseur d’une identité, d’une culture, d’une Weltanschauung.  Le défi pour Le Temps comme pour la RTS est de réussir à « faire romand », dans une époque où le numérique a bousculé les pratiques journalistiques comme les usages du public, et profondément remis en cause les sources de financement. 

Grâce à l’apport d’une fondation pour les uns, de la redevance pour les autres, ces deux médias vont avoir la chance de pouvoir innover et décliner le meilleur d’une production journalistique ambitieuse sur différents supports et selon des temporalités plus souples que l’édition quotidienne ou la grille horaire des programmes. C’est un rare privilège qui n’a de sens que si on veut bien admettre qu’il est au service des Romands, au sens civique du terme, qui leur permette de s’épanouir comme citoyens et comme individus. Dans l’espace médiatique numérique infini, qui est devenu le nôtre,  ils sont en effet les seuls à pouvoir nous offrir  une Weltanschauung romande.

La presse est un bien public


La plus spectaculaire des reprises économiques ne changera rien à l’affaire: la presse écrite ne peut plus compter sur la pub pour prospérer. Si la Suisse veut maintenir la diversité médiatique, elle doit soutenir le travail journalistique, indépendamment du support de diffusion. Nous sommes arrivés au moment où ce qui est vrai depuis des décennies pour l’audiovisuel devrait le devenir pour la presse imprimée ou en ligne. Après tout, celle-ci n’est pas moins vitale que celle-là pour la vitalité de la vie démocratique.

Les producteurs de désinfectant ou les entreprises de nettoyage profitent de la pandémie, pourquoi diable n’est-ce pas le cas de la presse? Elle aussi a gagné de nouveaux consommateurs!

Les crises ont toujours dopé l’audience des journalistes. Cela commence avec la Révolution française qui voit apparaître toutes sortes d’imprimés militants. L’essor de la presse est consubstantiel aux revendications démocratiques.

Ce lien prend un tour industriel avec la guerre hispano-américaine de 1898, qui conduira à l’indépendance de Cuba. La presse américaine fait campagne de manière hystérique pour une intervention dans l’île alors sous domination espagnole. Elle somme le gouvernement américain de mettre fin à sa politique étrangère isolationniste. Le tirage des journaux gonfle, les profits de leurs propriétaires aussi. Le magnat de la presse William Randolph Hearst, qui inspirera le film Citizen Kane de Orson Welles, obtient le déclenchement d’une «splendide petite guerre», selon l’expression de l’époque, non sans recourir à de fausses nouvelles.

Crises et grands événements internationaux dramatiques génèrent ainsi une augmentation des ventes. Le COVID-19 a réveillé la soif de savoir et de comprendre du public. Alors, pourquoi des perspectives si sombres pour les rédactions que la Berne fédérale a décrété une aide d’urgence et prépare à terme des aides structurelles?

Le modèle économique des journaux, fondé sur la manne publicitaire, s’est effondré en vingt ans. Dans les belles années, la publicité finançait jusqu’à 80% le budget des rédactions (voir 100% pour les gratuits). Le prix payé par le lecteur n’a jamais couvert les coûts du travail journalistique, de l’impression et de la diffusion. Nous étions dans un système de dumping, où chacun trouvait son compte: le lecteur s’informait à bon compte, la publicité trouvait une audience respectable pour vanter ses produits.

Mais, avec l’émergence d’internet, la publicité a fui ailleurs, sans qu’il soit scientifiquement démontré que sa diffusion virtuelle encourage plus que son impression papier le consommateur à consommer encore plus. Le ciblage, nourri des données personnelles que nous laissons traîner sur les réseaux sociaux, revêt désormais un attrait irrésistible aux yeux des annonceurs.

Conséquence de ce transfert, les coûts de production de la presse ont été rognés peu à peu, l’offre journalistique s’est réduite (moins de pages, moins de journalistes) jusqu’à la mort de certains titres. Et l’agonie continue, fortifiée par le virus qui a coupé net les budgets d’annonces d’une économie mise à l’arrêt pour raison sanitaire. La plus spectaculaire des reprises économiques ne changera rien à l’affaire: la presse écrite ne peut plus compter sur la pub pour prospérer.

Le précédent audiovisuel

Lorsque la radio et la télévision sont apparues, au vu des investissements hors normes qu’elles nécessitaient, l’Etat a décidé de soutenir financièrement leurs activités journalistiques et de divertissement. C’est pour cela que nous payons une redevance, qui nous assure des programmes produits dans quatre langues nationales.

Nous sommes arrivés au moment où ce qui est vrai depuis des décennies pour l’audiovisuel devrait le devenir pour la presse imprimée ou en ligne. Après tout, celle-ci n’est pas moins vitale que celle-là pour la vitalité de la vie démocratique, surtout dans un pays fédéraliste comme le nôtre, où le citoyen doit se forger une opinion afin de voter sur des myriades de sujets. L’aide à la presse devrait être un soutien au travail journalistique respectueux de la déontologie de la profession, quel que soit le support de diffusion. Pourquoi un enquêteur qui présente ses recherches avec des images filmées mérite-t-il plus de pouvoir poursuivre son travail que celui qui rédige un texte? Le numérique a fait éclater le cadre traditionnel de la presse, il faut en tirer les conséquences, car l’information fiable a un coût, quel que soit son vecteur et sa mise en scène.

Si la presse encourt actuellement un danger mortel, en Suisse comme partout ailleurs, ce n’est toutefois pas que pour des raisons économiques. Elle a aussi un problème de crédibilité.

Les facéties people ont détrôné les sujets complexes

La presse ne fait plus autorité. Pour différentes raisons comme la concurrence de l’indomptée et interminable discussion sur les réseaux sociaux, qui captivent le temps et l’attention de ceux qui naguère lisaient les journaux. Mais aussi l’intérêt trop marqué pour les facéties des people au détriment de sujets plus complexes. Cette dérive de la hiérarchie de l’information a conduit à une personnalisation des enjeux qui a rendu le débat public obscur et décourageant − si tout dépend d’un homme ou d’une femme à quoi bon voter, s’engager et même s’informer?

La presse était jadis crainte et redoutée. Elle est haïe et méprisée. Le pouvoir économique et financier tolère mal les remises en cause et les requêtes de transparence. Il s’appuie de plus en plus sur les procédures judiciaires pour écarter les gêneurs.

Les régimes autoritaires censurent les journalistes sans vergogne, ou les font disparaître, parce qu’ils ne peuvent tolérer la moindre opposition, fondamentalement incapables qu’ils sont de justifier la légitimité de leurs actes.

Les populistes, qui se réclament du peuple, abhorrent une corporation qui invoque, elle, le bien commun, l’honnêteté intellectuelle et la cohérence, pour déjouer leurs manipulations et leurs amalgames. 

Enfin, les journalistes de presse écrite sont à la merci de grands éditeurs qui ont oublié leur vocation première, parlent des journaux comme de produits ou de marques, et qui ne font plus grand cas de ce que l’on appelait autrefois la responsabilité éditoriale. Les éditeurs ont financé l’expansion de leurs activités digitales par les bénéfices du journalisme, mais il n’y a pas de retour d’ascenseur.

Pourtant, sommés de se résigner à l’inéluctable déclin de leur profession, pressés de générer des clics plutôt que des informations pertinentes pour la salubrité démocratique, les journalistes redressent la tête. Ils se sont mieux organisés pour enquêter au niveau international, mutualiser leurs recherches, et jouer leur rôle de contre-pouvoir face à tous les pouvoirs, quels qu’ils soient. Leur fonction de chien de garde de la démocratie n’est plus comprise? Ils multiplient les initiatives pour l’expliquer et la défendre.

Le privilège d’une élite? 

Etablir honnêtement les faits, faire des liens, questionner, contextualiser, chercher la faille, pratiquer le doute constructif, donner à voir ce que certains voudraient cacher, dénoncer les injustices, telles sont les nobles missions des journalistes.

Il n’y a pas de liberté pour les individus sans liberté de presse et donc sans ces empêcheurs de ronronner de satisfaction béate que sont les journalistes. La liberté de presse suppose la diversité des points de vue et des opinions. C’est un art de la contradiction nécessaire aux démocraties. Mais combien seront celles et ceux qui pourront en bénéficier? Le privilège d’être bien informé sera-t-il réservé à quelque élite ou restera-t-il accessible à tous grâce à une nouvelle définition du service – au – public? L’enjeu dépasse celui des corporations journalistiques économiquement malmenées, il est civilisationnel.

Texte paru en italien dans Il Caffè le 5 juillet 2020 et sur le site Bon pour la tête le 7 juillet 2020

La guerre aux journalistes

La guerre aux journalistes, qui s’est concrétisée par la vague – la mode – des fake news, est une guerre à la contradiction et à la diversité des opinions, qui sont le cœur de la démocratie, et qui sont le socle de nos libertés. C’est inquiétant, même si tous ceux qui utilisent les mots de « journaleux » et de « merdias » n’en sont probablement pas conscients.

Crise des médias: comment en est-on arrivé au crash actuel?

A quoi servent les journalistes ? A raconter le monde tel qu’il est, tel qu’il a été, tel qu’il sera, tel qu’il pourrait être. Tout occupés à cette haute mission, ces professionnels n’ont-ils rien vu venir ?

Longtemps la Suisse a été un petit paradis pour la presse. Le fédéralisme met en scène la diversité des situations, des perceptions et des opinions. Il a donné naissance à une multitude de journaux. La prospérité économique, des éditeurs astucieux et la manne publicitaire ont nourri cette frénésie.

Jusqu’ici la presse écrite avait plutôt bien encaissé les mutations technologiques. Elle n’avait pas souffert de l’émergence de la radio, ni de celle de la télévision. Mais elle encaisse mal la révolution digitale. Le paysage médiatique suisse est en pleine implosion (on ne parlera pas ici des risques mortels pour le service public audiovisuel liés à l’initiative No Billag). La crise d’abord perçue comme conjoncturelle est devenue structurelle. Les groupes de presse licencient, regroupent les forces rédactionnelles, limitent les ambitions éditoriales, suppriment des titres.

Pourquoi ce crash ? Contrairement à d’autres secteurs, la presse a peu investi dans la recherche et le développement. Au fur et à mesure que la manne publicitaire se tarissait, les programmes d’économies à répétition ont placé les journalistes en mode survie, et les ont rendus peu disponibles pour s’adapter et innover.

Les éditeurs ont d’abord cru qu’en transposant les contenus print sur des sites web, ils allaient retrouver leurs marges bénéficiaires d’antan. Raté. Très vite, la publicité a migré sur les réseaux sociaux. La publicité finançait la moitié des coûts des rédactions, souvent plus. Un nouveau business model doit être inventé. Les sites payants n’ont jusqu’ici pas encore trouvé leur rentabilité.

Quatrième pouvoir, la presse, en Suisse comme dans d’autres démocraties, subit aussi la vague populiste de remise en cause des élites. Ce discrédit systématique ne doit pas dispenser les journalistes de faire leur autocritique : n’ont ils pas trop cédé aux sirènes people, ne sont-ils pas trop paresseux ou moutonniers ? La raréfaction des moyens à disposition pour enquêter n’explique pas tout. Souvent manquent le courage et un travail d’investigation sérieux.

Et pourtant, le besoin de journalisme critique qui interpelle le citoyen, et dérange tous les pouvoirs quels qu’ils soient, reste gigantesque. Résiliente sur le plan économique, la Suisse peine à se réformer sur le plan politique, et à trouver des consensus. Ce n’est pas un hasard : l’art du débat contradictoire, organisé par les journalistes, y est dangereusement affaibli. Il devient urgent de discuter de nouveaux systèmes d’aide à la presse.

  • article paru en italien dans Il Caffè du 11 février 2018

 

Le citoyen, le grand perdant de No Billag

Merci à la Société suisse des auteurs (SSA) de m’avoir demandé d’écrire cet article *. Mon point? Le consommateur est un citoyen comme les autres, alors que l’initiative No Billag tente d’opposer leurs intérêts. Démonstration. 

Chaque voix compte. Chaque franc aussi. Tout citoyen réfléchit à l’effet de son vote sur son portemonnaie. Ceux qui ont lancé l’initiative populaire «No Billag: Oui à la suppression des redevances radio et télévision» prétendent agir au nom de notre pouvoir d’achat: ne payez que ce que vous consommez, foin de ce service public coûteux et ringardisé par la digitalisation. Sous son emballage mielleusement comptable, leur texte ne torpille pourtant pas que la taxe perçue jusqu’à fin 2018 par l’entreprise Billag, mais l’ensemble du service public audiovisuel.

 

Un démantèlement de la SSR? Vraiment? En cas de oui le 4 mars prochain seraient gravés dans la Constitution les principes suivants: aucune redevance de réception ne pourra plus être prélevée par la Confédération ou par un tiers; la Confédération ne pourra pas accorder de subvention à des chaînes de radio ou de télévision; elle pourra se payer la diffusion de communiqués officiels urgents; il n’y aurait qu’en temps de guerre qu’elle pourrait exploiter ses propres chaînes; elle mettra régulièrement aux enchères des concessions.

 

Le moment est opportun pour se demander à quoi sert ce service public, la SSR, et la RTS en particulier. Dans un paysage médiatique suisse chamboulé par la digitalisation et  la baisse spectaculaire des recettes publicitaires qui finançaient la presse écrite (elles ont fondu de moitié en dix ans passant de 2,4 milliards de francs à 1,2), le service public audiovisuel garantit qu’une information de qualité restera accessible à toutes les catégories de la population, dans toutes les régions, à un prix abordable. Ce n’est pas un point de détail dans une démocratie aussi exigeante que la nôtre qui convoque ses citoyens aux urnes au moins quatre fois par an.

 

Etablir les faits et faire circuler l’information dans tout le pays, organiser le débat public d’une manière indépendante et équilibrée afin que tous les votants puissent se forger une opinion, telle est la mission principale. La SSR y consacre le plus gros poste de son budget  (39% – 626 millions de francs). Mais, la SSR a aussi vocation à divertir, créer des liens, renforcer les identités, raconter nos territoires dans leur diversité. Que serait l’identité romande si la radio puis la télévision n’avait pas fait partager aux populations francophones des émissions et des émotions communes ? Que saurait-on des retombées des activités scientifiques de nos hautes écoles si elles n’étaient pas expliquées par des magazines en prime time ? (lire mon article sur  la RTS vecteur d’identité romande   https://chantaltauxe.ch/la-rts-un-vecteur-didentite-depuis-sa-naissance/ ) A l’heure de la globalisation, un pays, très sourcilleux sur son indépendance, peut-il vraiment continuer à en être un s’il délègue aux seules forces du marché et à des producteurs installés à l’extérieur de ses frontières la couverture de l’actualité, la narration quotidienne de ses spécificités ?

 

Trente chaînes étrangères diffusent déjà des fenêtres publicitaires ciblées sur les téléspectateurs suisses. Elles n’ont  financé pratiquement aucune émission centrée sur les réalités du pays qui leur offre la jolie manne de 328 millions de francs (en 2016). Nous voilà prévenus. Produire en Suisse coûte cher et la SSR ne peut pas délocaliser ses activités. Elle ne pourrait pas non plus fournir la gamme de ses prestations dans toutes les langues nationales sans l’apport de la redevance. Les recettes publicitaires ne couvrent que 44% des coûts de diffusion des séries ou des films, 22% des émissions d’actualité, et 13% seulement du sport.

Le consommateur pas gagnant

En cas de démantèlement, on peut craindre pour la diversité des programmes. La priorité des télés privées est de faire de l’argent pas de renseigner les citoyens. Ceux-ci disposent d’autres sources d’information pour se forger une opinion, objecte le comité d’initiative. Bien sûr, sauf qu’il est chimérique de croire que l’offre de presse écrite va s’étoffer. Au gré des restructurations, les pages et les effectifs ne font que diminuer.

 

Seule institution nationale linguistiquement décentralisée, la SSR a été créée en 1931 au terme d’une décennie d’expérimentations diverses, de loi de la jungle et de faillites. Au fil de son histoire, le média de service public s’est installé au cœur d’un écosystème irriguant la culture et maintes manifestations populaires, y compris sportives. Les partisans de No Billag ne proposent rien pour se substituer à ces féconds partenariats.

 

Pire, ils rechignent à évoquer les conséquences de leur diktat. Le marché règlera tout, arguent-ils, comme si la démocratie directe et le fédéralisme pouvaient être guidés par la main invisible. La démocratie directe et le fédéralisme n’existent pas seulement pour bousculer ou limiter le pouvoir exécutif ou législatif. Ils donnent des droits à des minorités de se faire respecter, de ne pas subir la loi de la majorité, d’élaborer une gestion de proximité en phase avec leurs besoins. Une SSR moribonde laissera le champ libre aux plus forts, aux plus puissants, aux plus bruyants. A ceux qui ont les moyens de payer pour diffuser leurs idées. Une telle perspective ne peut séduire que des populistes avides de manipuler l’opinion sans entrave.

 

Chaque voix compte. En juin 2015, l’acceptation de la nouvelle loi sur la radio et la télévision (instituant la redevance pour chaque ménage) s’est jouée à 3649 bulletins. Par une participation supérieure, les Romands peuvent faire la différence. Il faut qu’ils déposent un gros non dans les urnes. Les minorités latines, favorisées par la clé de répartition de la redevance, ont beaucoup plus à perdre dans cette votation : des moyens financiers que le marché ne leur fournira pas et un peu de leur âme et de leur identité.

L’exemple italien 

Chaque franc compte aussi. Payer à la demande sera-t-il moins cher? Rien n’est moins sûr. Visionner un film ou un match coûte aujourd’hui entre 3 et 7 francs en « pay per view ». Avec deux de ces programmes par semaine, le coût annuel dépasse les 500 francs sans accès «en cadeau bonus» au téléjournal, à d’autres émissions d’information ou de divertissement, ni aux radio, ni aux sites internet de la SSR. Actuellement fixée à 451 francs, la redevance a été abaissée par le Conseil fédéral à 365 francs dès le 1er janvier 2019, donnant un argument de poids aux opposants à No Billag: une offre audio-visuelle et digitale en 3 langues pour 1 franc par jour, qui serait en mesure de proposer mieux sur l’ensemble du territoire, et pas seulement autour de Zurich?

 

A qui profitera le démantèlement du service public? Au vu de ses récents investissements dans la presse écrite, certains redoutent que Christoph Blocher développe l’offre de programmes de sa Teleblocher.  D’autres évoquent un risque de berlusconisation du paysage audiovisuel helvétique. Laboratoire de la toute puissance des télévisions privées et d’un service public anémié, l’Italie permet de mesurer les effets à long terme d’un tel choix sur la vie démocratique. Le règne des télés privées est celui de la révérence obséquieuse aux besoins des annonceurs : les émissions de téléachat scandent la journée, les coupures publicitaires rallongent la durée des feuilletons et des films. Le traitement de l’information lors du téléjournal se fait sur le mode sensationnel et polémique. Les enjeux démocratiques ne sont jamais clairement exposés, la confusion semble entretenue à dessein pour accréditer l’idée d’une Italie ingouvernable. La couverture de l’actualité locale est négligée. On ne parle jamais de ce qui se passe dans les petites villes et les périphéries, de leur vie politique, économique, sociale ou culturelle sauf si elles sont le théâtre d’un fait divers sordide ou sanglant.

 

La qualité des médias est liée à la qualité de la vie démocratique. La médiocrité ou l’affaiblissement des uns ne peuvent que rejaillir sur l’autre. Consommateur et citoyen, nous voici prévenus. Chaque voix compte.

 

  • Article paru dans l’édition spéciale de janvier 2018 du bulletin d’information de la Société suisse des auteurs. SSA

 

 

A propos du rôle des journalistes

Dans le débat sur NoBillag, certains font peu de cas  du métier de journaliste. Ces « pôvres journaleux de gauche » n’auraient qu’à disparaître emportés par le flux numérique, chacun devenant son propre producteur d’informations….

Et bien si nous devons mourir. ce ne sera pas sans combattre, et sans redire à quoi nous servons, avons servi, et devrions servir  à l’avenir.

La fonction des journalistes, ce n’est pas seulement d’établir et diffuser de l’information, c’est aussi de vérifier, de trier et de hiérarchiser les informations.

Dans le flux continu qu’internet a créé (et où il y a beaucoup de choses formidables, j’en conviens volontiers), cette fonction au service des citoyens garde toute sa pertinence. Animer le débat public suisse en respectant la déontologie professionnelle est une des missions de la SSR. Cette mission n’est pas soluble dans la logique de marché que proposent les initiants de NoBillag.

La SSR n’a bien sûr pas le monopole de cette mission, la presse écrite, en mains privées, fait aussi son boulot, mais compte tenu de la migration des recettes publicitaires sur le net, elle a perdu la moitié de ses moyens en dix ans. Les rédactions sous pression essayent de réinventer un business model qui garantissent leur indépendance et leur pérennité, mais le moins qu’on puise dire à ce stade est que ce n’est pas gagné d’avance.

J’aimerais ajouter que la fonction des journalistes a toujours été de bousculer les pouvoirs quels qu’ils soient, afin que ceux-ci justifient de leurs actions en toute transparence démocratique. Les journalistes sont perçus « de gauche » surtout parce qu’ils portent un regard critique sur un pouvoir majoritairement à droite (pour ce qui concerne la Suisse).

Le monde du numérique géré par les algorithmes risque d’enfermer les gens dans des bulles . Le rôle des journalistes consistera plus que jamais à faire éclater ces bulles. La SSR n’est pas une bulle, elle est justement une place de village à la quelle, pour un prix raisonnable, tous les habitants de Suisse ont accès, et où ils peuvent confronter leurs points de vue. La démocratie ne peut pas vivre d’une addition de bulles.

 

Avenir des médias en Suisse, quelques réflexions.

Invitée par les Verts  à Riehen, ce 28 octobre 2017, pour un débat sur l’avenir des médias, voici les quelques points que j’ai souhaité developper:

  • La technologie a changé les médias. Il est temps que les conditions- cadre pour l’exercice du journalisme changent aussi ! L’aide publique ne doit pas être un tabou.  La qualité de notre démocratie est en jeu.
  • L’actuelle crise des médias, tout particulièrement de la presse écrite (fermetures de journaux, tel L’Hebdo, mesures d’économies  et licenciements dans les rédactions) était peut-être programmée (sur la fin de L’Hebdo: https://chantaltauxe.ch/la-mort-de-lhebdo-etait-parfaitement-evitable-explications/  ).  Il faut reconnaître toutefois que la Suisse a connu une richesse médiatique, historiquement créée par le fédéralisme et ses pouvoirs de proximité. Les Suisses sont toujours été de grands lecteurs, gros consommateurs de médias, surtout si on compare avec l’étranger ou des pays plus centralisés.
  • Ces dernières années dans les grandes maisons d’édition, il n’y a pas eu assez de réflexion, pas assez de moyens consacrés à la recherche et développement (contrairement à d’autres secteurs économiques confrontés à la numérisation). L’innovation s’est faite par acquisition de sites lucratifs développés par d’autres.
  • La stratégie web des rédactions a le plus souvent été orientée sur les besoins des annonceurs (d’où la recherche du maximum de clics), pas ceux des citoyens.
  • Il faut rappeler que les tâtonnements stratégiques coûteux en matière de stratégie web ont été payés par les rédactions de presse écrite alors largement bénéficiaires.
  • Les éditeurs ont confisqué le débat sur l’avenir de la presse, ils l’ont longtemps focalisé sur une guéguerre contre la SSR, dont les enjeux était le développement des sites web et la manne publicitaire.
  • Une aide publique aux médias existe déjà, il faut la moderniser et la développer.
  • A l’échelle romande, le cinéma collecte 10 millions de francs par an. Pour Fijou – fonds de financement du journalisme – nous (l’Association Médias pour tous) demandons 16 millions.  On a aidé les horlogers, les banques, l’industrie d’exportation quand ça allait mal. La politique doit aider les  médias dans cette phase difficile où ils doivent s’adapter à la chute des recettes publicitaires et à la digitalisation.
  • Quelques valeurs à restaurer dans le travail des rédactions: la transmission des savoirs,  le slow journalisme – journalisme durable, les valeurs éthiques. C’est indispensable face aux populismes et aux fake news.
  • Le journalisme est lié au développement de la vie démocratique, il ne peut pas disparaître sans conséquences sur celle-ci.
  • Le journalisme est un métier qui a toujours dû se battre pour être reconnu comme tel. Il a dû notamment s’émanciper des partis politiques qui étaient les premiers éditeurs de journaux. Sommes nous à la fin d’un cycle?
  • Nous sommes entrés dans le monde de la citation et de la répétition – la vérification n’est plus systématique. Il faut aussi engager une vaste réflexion sur la certification des nouvelles – qui est fiable, quels sont les critères de fiabilité ?
  • L’emballement, le flux des nouvelles, ne laisse plus beaucoup de place à la réflexion, à la prise de distance critique – cela laisse la porte grande ouverte à la manipulation. Il y a un risque d’information à 2 vitesses: ceux qui savent, ceux qui croient.
  • Si nous n’y prenons garde la confusion ira grandissante entre je vote – je like. La différence? On ne se soucie pas des conséquences.
  • L’art de la contradiction respectueuse, fondée sur les arguments, se perd, il est au cœur du fonctionnement de nos démocraties : je ne suis pas d’accord, mais j’écoute.
  • Il faut récréer « la place de village ». Le rôle du journaliste est d’arbitrer le débat démocratique, de l’éclairer et de l’organiser. Sinon, notre vie  démocratique va devenir difficile. Sinon il y aura de plus en plus de votes comme le «Brexit», où les citoyens découvrent le lendemain les conséquences de leur choix (Ah, sortir de l’UE, c’était donc quitter le marché unique?).
  • Les algorithmes qui dictent ce que nous lisons laissent peu de place à la surprise, au changement d’opinion, ils figent nos choix, alors que le débat politique est dialectique.
  • Le législateur devrait peut-être s’y intéresser: qui détermine le fonctionnement des algorithmes, avec quelle éthique (les instituts de sondage pratiquent le contrôle par les pairs)? Peut-on encore croire à une auto-régulation entre pairs?
  • L’identité figée par les bulles construites par les algorithmes fait le lit du populisme – on est réduit à ce que l’on est – il n’y a pas plus d’évolution possible. C’est le règne du marketing ciblé plutôt que de la conviction et de l’art de convaincre. Chacun ses faits – les faits alternatifs – même pas de seuil minimal sur lequel on se met d’accord. On crée des mondes parallèles, et le résultat des élections se fait à la marge. (A propos du populisme: https://chantaltauxe.ch/journalistes-et-politiciens-a-lepreuve-du-populisme/ ). 

 

Un petit aperçu du 19:30: https://www.rts.ch/play/tv/19h30/video/no-billag-reunis-en-congres-les-verts-rejettent-linitiative?id=9037800

 

 

 

 

 

Le fantasme du journalisme sans journalistes

A écouter certains débats sur l’avenir du journalisme ou l’intelligence artificielle prend de plus en plus corps le fantasme du journalisme sans journalistes, dont ont rêvé certains éditeurs.

Au fait, pourquoi rêvaient-ils de remplir leurs journaux sans ceux dont c’est le métier? Parce que fondamentalement les journalistes sont des empêcheurs de tourner en rond, des emmm…. patentés, des ronchons, des grandes gueules, des jamais contents, des toujours critiques, des sceptiques par déformation professionnelle, des gens payés pour douter,…

Bienvenue alors dans le journalisme réalisé par la seule magie des algorithmes?

On sait comment vont les pays où les journalistes ne peuvent pas faire leur boulot librement. Qui a envie d’aller s’y établir? On devrait dès lors mesurer et chérir chaque jour ce que les démocraties doivent à leurs « chiens de garde ».

Une hypothèse: la technologie sert de cache sexe à ceux qui n’aiment pas les remises en question, la contradiction, la contestation…

Sous prétexte d’engranger les clics, on fait croire que la seule plus-value journalistique tiendrait désormais à la forme, et on oublie complètement le fond. Pour produire des contenus lisses, descriptifs ou amusants, on peut se passer de ces satanés journalistes qui ont l’outrecuidance de vouloir déranger, bousculer les certitudes, afin de faire réfléchir.

 

Ringier et Tamedia abdiquent: vive Fijou!

Fijou. Verra-t-on bientôt ce petit acronyme figurer dans l’impressum d’une publication ou d’un site online, comme on distingue le soutien de Cinéforom à la fin du générique d’un film? Rembobinons.

Fijou signifie fonds pour le financement du journalisme. Sa création est proposée par Médias pour tous, une association constituée à l’initiative des réalisateurs Frédéric Gonseth et Gérald Morin. Leur volonté première est de combattre l’initiative «no billag» qui menace la SSR.

Mais, dès l’automne 2016, au vu des licenciements chez Tamedia et Ringier Axel Springer, le périmètre des activités de Médias pour tous s’est élargi. Très vite est née l’idée de concevoir un fonds de soutien aux médias, alimenté par les collectivités publiques, sur le modèle des dispositifs existant dans le champ culturel, tel le fameux Cinéforom, doté par les cantons, les villes et la Loterie romande d’environ 10 millions de francs par an.

À terme, Fijou pourrait subventionner le lancement de nouveaux projets journalistiques, l’innovation dans des médias déjà existants, l’encouragement à l’abonnement de certains groupes-cibles, des projets d’enquête, une aide d’urgence à des titres en péril…

L’immense avantage de Fijou est de permettre une aide publique directe, tout en garantissant l’indépendance des rédactions. Fijou ne sera pas un arrosoir, les demandes de soutien devront satisfaire un certain nombre de conditions. Ce fonds sera un appoint, un gage de stabilité pour des médias qui continueront à financer leurs activités via les lecteurs, le crowdfunding, des mécènes, ou d’autres «business models» plus classiques.

Rapidement réalisable pour peu que la volonté politique suive, Fijou ne saurait à lui tout seul sauver un paysage médiatique en pleine tourmente, en Suisse romande comme ailleurs.

Pour affronter la révolution numérique, l’érosion inexorable des recettes publicitaires comme le désengagement des grands éditeurs, c’est tout l’écosystème des médias qui doit être repensé.

Vers une mise en commun?

D’autres propositions ont émergé comme celle de Media Forti: créer une plateforme nationale pour les médias online, afin que les rédactions utilisent toutes la même infrastructure technique. Les coûts de développements informatiques grèvent les budgets des rédactions naissantes: on est contraint d’y engager plus de développeuses·eurs que d’enquêtrices·eurs. Une infrastructure publique commune serait utile, d’autant plus qu’elle pourrait aussi procurer un dispositif de micropaiement simple, efficace et sûr.

Afin de financer cette plateforme, on pourrait taxer les diffuseurs (swisscom, cablecom), taxer la vidéo à la demande (Netflix), taxer les fenêtres publicitaires de télévisions étrangères (combat perdu naguère par la SSR mais qui pourrait être rouvert avec d’autres petits pays comme la Belgique et l’Autriche qui soufrent du siphonnage des recettes). Une part des revenus publicitaires excédentaires de la SSR et une part de la redevance pourraient également fournir des ressources.

Longtemps le paysage médiatique romand a défié les lois du marché: sur un petit territoire ont prospéré des quotidiens et des magazines, qui ont rapporté des millions de francs à leurs éditeurs. Un petit miracle, le reflet de la bonne santé économique du pays et d’un fédéralisme nourrissant le cloisonnement des débats.

Pas de regrets

Tempi passati, les recettes publicitaires ont fondu comme neige au soleil, les éditeurs privilégient la rentabilité à outrance et oublient leur responsabilité sociale. Mais les regrets ne servent à rien. Seules certitudes, la presse est un bien commun, le journalisme un métier, une expertise de professionnel·le·s qui ne peut reposer sur le seul bénévolat. Personne n’exige des boulangères·ers qu’ils travaillent gratuitement. Tout est à reconstruire.

C’est l’heure de vérité et des actes pour toutes celles et tous ceux qui se disent attachés au débat démocratique.

  • Texte paru dans Pages de Gauche no 164, été 2017

Chapeau initial, rédigé par la rédaction. La presse romande est en ébullition après les vagues de licenciements au Temps, à 24 Heures et à la Tribune de Genève, sans parler de la disparition de L’Hebdo. Parce que la presse d’opinion ne peut survivre sans une presse d’information diversifiée, indépendante et financièrement solide, ces événements nous touchent directement. Pour poser quelques premiers jalons d’un débat qui est loin d’être terminé, nous accueillons dans ce numéro Chantal Tauxe, qui fut rédactrice en chef adjointe de L’Hebdo de 2009 à 2016 et qui a vécu toutes les dernières transformations de la presse écrite de l’intérieur. *

Journalistes et politiciens à l’épreuve du populisme

Au début, ce fut simple et idyllique: pas de démocratie sans liberté d’opinion et sans liberté de presse. Les pères fondateurs des Etats-Unis l’affirment dans leur Constitution, la Révolution française et ses répliques tumultueuses sur tout le continent européen l’illustreront: élus et journalistes oeuvrent pour le bien commun. Il n’est pas rare que les parlementaires manient la plume pour défendre leurs idées ou que les plumitifs s’offrent au suffrage universel. *
Au XXème siècle, l’industrialisation de la production des journaux et le formidable essor de la publicité cassent peu à peu ce lien vital pour la santé démocratique. La presse devient généraliste mais d’autant plus puissante dans son rôle de contre-pouvoir inquisitorial que le travail des rédactions est financé par la manne qui semble, alors, sans fin des annonceurs.Politiques et chroniqueurs de la chose publique entrent dans la phase orageuse de leurs relations, on nage en plein «je t’aime, moi non plus». Les uns ont besoin des autres et vice versa pour exister, les uns pour séduire les électeurs, les autres pour intéresser les lecteurs, les auditeurs, les téléspectateurs.

La classe polico-médiatique

Quand ils se pencheront sur la résurgence du populisme dans le premier quart du XXIième siècle, les historiens du futur prêteront certainement attention à une antienne qui se répand dès la fin des années 1980: «la classe politico-médiatique». Le concept, qui jette un même opprobre sur les politiciens et les journalistes, fait toujours autant fureur, on parle désormais d’élites et d’«entre-soi» pour qualifier leurs liens. Coupés du peuple et de ses préoccupations, les uns comme les autres failliraient dans leur mission conjointe de servir la démocratie, tout occupés à proroger les privilèges dont ils jouissent.

C’est le moment opportun pour exiger des journalistes l’art de la critique constructive et des politiciens l’obsession des résultats concrets.

Les enquêtes d’opinion qui mesurent la confiance de la population envers divers professions ou institutions sont impitoyables: les politicards comme les journaleux squattent les dernières places du classement. Cette mauvaise réputation ne les rend pas plus solidaires.

Actuellement, les deux castes sont pareillement «disruptées» par la montée en puissance des réseaux sociaux. Plus besoin ni des uns ni des autres dans un monde orwellien où les sondages en ligne seraient permanents, nourrissant l’illusion que les citoyens décident en toute liberté, et surtout pas orientés par les intermédiaires, les médiateurs, que sont les rédacteurs et les partis politiques.

Juguler le populisme

Voilà pour le contexte. On s’inquiète des ravages du populismes, mais peu de la disqualification que subissent ceux dont la démocratie a besoin pour fonctionner: d’une part les représentants légitimement choisis par les citoyens et, d’autre part, les fabricants d’opinion qui font métier de rendre compte et de questionner le monde tel qu’il est, d’apporter avec honnêteté intellectuelle le vertige de la contradiction.

Juguler le populisme à long terme nécessitera de travailler sur toutes ses causes. En premier lieu, le mal être social et économique qui laisse en moyenne européenne au moins un travailleur sur dix au chômage. Sans emploi, sans perspectives salariales dignes, difficile de ne pas céder aux discours qui promettent que demain sera meilleur et plus juste.

En second lieu, la presse, mais également le monde académique, les artistes, tous ceux qui ont vocation à réfléchir sur le monde et ses dysfonctionnements, doivent s’engager plus activement, déconstruire les solutions «perlimpimpesques» des démagogues, proposer des alternatives,…

Un brin d’autocritique

Dans cet exercice, un brin d’autocritique des journalistes sera bienvenu. Par manque de moyens (souvent) mais aussi d’ambition et d’exigence, par goût du spectacle, par paresse, ils n’ont pas assez combattu les populistes. Ils ont été une caisse de résonance alors qu’ils auraient dû se dresser en rempart.

Ils ont cédé à la «pipolisation» de la vie politique, ravageuse entre toutes, jouant sur l’émotion, la simplification, alors que les problèmes sont complexes. Ils ont personnifié les enjeux à l’excès, alors que la volonté, pour être efficace, doit s’appuyer sur le collectif.

Le journaliste doit, avec humilité, retrouver le sens de sa mission: décrire les événements du monde, leur donner une profondeur historique et éthique, afin de fournir aux citoyens les moyens de décider en conscience. Ce faisant, les acteurs médiatiques retrouveront la confiance de leur public.

Urgence de reconstruire

La crise de la presse n’est pas que technologique ou financière, c’est une crise de la démocratie. Pour les journalistes, lâchés par des éditeurs plus soucieux de leurs bénéfices que de leur responsabilité sociale, tout est à reconstruire. Pour les élus, bousculés par les démagogues, aussi. C’est le bon moment pour recommencer à travailler ensemble, dans le respect des prérogatives et des compétences de chacun. C’est le moment opportun pour exiger des journalistes l’art de la critique constructive et des politiciens l’obsession des résultats concrets. Face aux populistes, il est urgent que les uns comme les autres retrouvent ce qui leur a tant manqué récemment: la force de convaincre, à la loyale, sans tromper ni divertir.

*Cet article paraît dans la revue en ligne Sources qui consacre un vaste dossier avec d’autres contributeurs à « La démocratie à l’épreuve du populisme)  https://revue-sources.cath.ch/journalistes-politiciens-a-lepreuve-populisme/