L’Italie entre illusions perdues et désespoir européen

 

Il n’y a plus d’Europe des nations, quoi que prétendent les nationalistes. Il n’y a plus de petits espaces refermés sur eux-mêmes, imperméables à ce qui survient par delà leurs confins. L’abolition des frontières commerciales, la création du marché unique, l’instauration d’une monnaie commune ont liés les pays de l’UE entre eux dans une profonde interdépendance de faits, que les souverainistes refusent pathétiquement de considérer. Ce qui se passe chez les partenaires concerne tous les membres du club, a des effets sur leur propre capacité à agir ou avancer dans la résolution des problèmes. La construction européenne passe pour un chef d’œuvre de technocratie, mais c’est une vue très partielle et partiale des forces qui la travaillent: l’UE est chaque jour un peu plus un espace public, collectivement influencé par des échéances politiques nationales.

Ainsi, depuis septembre dernier, toute l’Europe a eu les yeux rivés sur Berlin et les incroyables difficultés endurées par Angela Merkel pour obtenir une coalition gouvernementale. Sa réussite ou son échec étaient jugés cruciaux pour tous les partenaires de l’Allemagne. Dimanche matin, lorsque la base du SPD a donné son feu vert à la GroKo (Grosse Koalition), des soupirs de soulagement ont dû se faire entendre à Bruxelles, à Paris et dans toutes les capitales.

Entre Mission Impossible et illusions perdues

Répit de courte durée. A peine une petite demi-journée. Sur le coup des 23 heures, les premiers sondages sortis des urnes donnaient le Mouvement 5 étoiles en tête des élections italiennes, scellant l’écroulement du Parti démocrate, leader de la coalition au pouvoir à Rome depuis 2013.

C’est comme si Angela Merkel avait filé la cassette de Mission impossible à Sergio Mattarella. Pour la première fois depuis sa propre très laborieuse élection en 2015, le président de la République italienne est en charge de gérer un imbroglio électoral inédit: un mouvement anti-système en tête, des partis traditionnels gouvernementaux de droite ou de gauche blackboulés, une extrême droite anti-immigrés en pleine forme, et quelques petites formations intransigeantes qui monnaieront cher le ralliement de leurs députés ou sénateurs à une coalition susceptible d’obtenir une majorité dans les deux Chambres.

On ne peut pas comprendre cet éparpillement des forces en trois blocs, dans une démocratie pourtant fortifiée par maintes crises passées, sans le situer dans une perspective européenne.

Les illusions perdues des Italiens, gavés de promesses électorales jamais vraiment tenues, marquent aussi une déception par rapport à une Europe protectrice, qu’ils ont longtemps considérée comme un rempart contre leur propre impuissance et leur propension séculaire pour les divisions. Roma ladra, Rome était une «voleuse», mais ce n’était pas si grave, puisque l’UE offrait d’une part un cadre législatif lointain, propice au dynamisme des régions du Nord et du Centre, et, d’autre part, tant de subventions au Sud, chroniquement malade.

La résurgence d’un fascisme décomplexé

Les membres de l’UE n’ont pas voulu/su aider les Italiens dans la gestion de la crise migratoire. A l’exception de l’Allemagne, ils ont refusé d’en partager le fardeau comme si la géographie pouvait justifier que la péninsule s’en charge seule et à perpétuité. Résultat, une explosion de discours et d’actes racistes, et même la résurgence d’un fascisme décomplexé («Casa Pound» met d’intimidants autocollants «Ici habite un antifasciste» sur la porte de ses adversaires). Les Européens après s’être bandé les yeux seront malvenus de se boucher le nez.

La migration est un de ces problèmes majeurs du XXIe siècle qui requière des solutions supranationales, c’est-à-dire, pour le Vieux Continent, imaginées et mises en œuvre à l’échelle européenne. Il devient urgent de changer les règles Dublin sur le premier pays d’accueil, et sur la possibilité de débarquer en avion pour déposer une demande d’asile ou de séjour plutôt que rançonnés par des passeurs sans scrupules. Si l’UE ne parvient pas à gérer collectivement la crise migratoire, le score canon des 5 étoiles ne fera que préfigurer celui des autres mouvements populistes dans maints pays membres. Trois blocs de poids électoral à peu près équivalent, c’est un défi pour les démocraties fondées sur la règle de la majorité (50+1). Il vaudrait mieux éviter la contamination de l’ingouvernabilité.

Dépression démographique

L’autre mamelle du chaos actuel est l’économie. Après une décennie de crise financière, l’UE se targue d’avoir globalement renoué depuis 2014 avec une croissance forte et durable, supérieure à celle du Japon ou des Etats-Unis. Le hic, c’est que la plupart des Italiens n’en ont pas vraiment vu la couleur. En dépression démographique, la péninsule tarde à «repartir», comme le promettait Matteo Renzi, lorsqu’il devint à la hussarde premier ministre. L’effet des réformes, comme celle du code du travail, reste ténu.

Les jeunes paient un lourd tribut: chômage, précarité ou exil. Or, dans un pays qui a peu d’enfants, leur sort importe plus aux aînés, à leur tour déprimés, et donc peu portés à dépenser leur épargne, et donc à vivifier la croissance. Au sentiment de ne pas profiter comme les autres pays de l’embellie s’ajoute, dans ces générations de seniors, le souvenir douloureux du passage à l’euro, qui avait déjà passablement rogné leur pouvoir d’achat.

A coup de dévaluations compétitives de la lire, l’Italie a longtemps vécu à crédit et entretenu le mythe du miracle économique de l’après-guerre. A cause du cadre européen, elle s’est forcée à plus de vertu, parce que, troisième économie du marché unique et puissance industrielle renommée, il était inenvisageable qu’elle n’entre pas dans la zone euro. Mais elle l’aura payé cher, depuis ses premiers efforts pour être qualifiée dans les années 1990 à aujourd’hui.

Mussolini précéda Hitler. Berlusconi annonçait Trump

Dans ce contexte, le bouc émissaire européen a bon dos, mais il ne peut ignorer que la persistance de la crise sociale en Italie signale un problème de fond qui mine toutes les démocraties: l’absence de mécanismes de redistribution solides qui empêchent les sans-emplois de sombrer dans la pauvreté. Contraints à l’austérité budgétaire pour rembourser leurs abyssales dettes, les gouvernements européens ont drastiquement réduit les dispositifs d’aide sociale. Il serait temps d’inverser la tendance. Le développement de l’Etat providence, après-guerre, se voulait un rempart contre la précarité qui avait fait le lit du fascisme et du nazisme. Toute préoccupée de plaire aux marchés et aux instituts de notation financière, l’UE aurait-elle oublié ce fondement de son histoire?

En matière de reconfiguration du paysage politique, l’Italie aura été souvent une pionnière, malgré elle. Mussolini précéda Hitler. Berlusconi annonçait Trump, et les sécessionnistes de la Lega Nord les autonomistes catalans.

Naguère, on disait le clientélisme roi dans la Péninsule, héritier laïc du népotisme papal. Le clientélisme avait été sérieusement ébranlé par «Mani Pulite», il y a 25 ans déjà, qui conduisit à la disparition de la démocratie-chrétienne et du parti communiste, piliers de la République depuis la fin de la guerre et du fascisme. Désormais, dans un pays nostalgique de son formidable essor économique des années 1960, c’est le consumérisme qui règne. Un consumérisme exalté, exacerbé par les litanies publicitaires des chaînes de télévisions privées, et qui s’étend au champ politique.

Anti-ceux-qui-ont-eu-l’occasion-de-faire-leurs-preuves-mais-ont-déçu

Dans les urnes, l’issue de ce week-end était attendue, agitée comme un avertissement depuis l’arrivée fracassante de Beppe Grillo et de ses invectives contre la caste politique. Après avoir voté massivement pour la droite, puis pour la gauche, les Italiens ont décidé d’essayer 5 étoiles, le mouvement anti-système, donc anti-ceux-qui-ont-eu-l’occasion-de-faire-leurs-preuves-mais-ont-déçu, ils votent pour un Di Maio qui n’a pas encore failli, après avoir cru à Berlusconi, puis à Renzi. Il y a dans ce choix du dépit, de la rage, et un faible espoir que, cette fois-ci, l’homme qui se dit providentiel le soit. Cela tient de la pensée magique, mais cela a l’air de marcher chez le voisin français.

La tentation du neuf par rapport aux anciens, cela rappelle en effet le succès du Mouvement en marche d’Emmanuel Macron, avec un horizon idéologique bien sûr très différent, mais une promesse identique: nous, nous n’allons pas gouverner comme les autres, nous, nous serons plus en phase avec les citoyens et leurs besoins réels. Sauf que c’était déjà une des postures de Matteo Renzi. Le wonderboy florentin s’est employé à mettre à la casse les vieux caciques de la classe politique, semant ainsi les germes de la division de la gauche, qui lui ont fait perdre ces élections 2018, malgré un bilan gouvernemental honorable.

Une improbable résilience

Il est trop tôt pour dire dans quels délai et configuration le président Sergio Mattarella réussira à introniser un nouveau gouvernement. Sachez qu’en italien la GroKo allemande se dit larghe intense (littéralement: larges ententes). Durant la législature 2013-2018, l’alliance forcée et contre-nature du parti démocrate et de «Forza Italia» a survécu à trois changements de premier ministre et au bannissement parlementaire de Silvio Berlusconi.

L’exemple de cette improbable résilience va guider Mattarella. Qui dispose toutefois d’autres cartes dans sa manche. La première est classique: la République a déjà connu maints gouvernements dits techniques, composé d’experts. Si les leaders des partis refusent de s’entendre, des technocrates seront provisoirement mis au pouvoir (en attendant des élections anticipées aux résultats encore plus aléatoires). La seconde est plus inattendue: le parti anti-système qui vient de se hisser en tête veut devenir le système. Contrairement à Beppe Grillo son créateur, son actuel leader Luigi Di Maio veut gouverner – une ambition qui devrait le rendre souple et raisonnable.

Austère et pragmatique

En sa qualité de «plus jeune vice-président de la Chambre des députés», ce trentenaire a accompli ses classes institutionnelles, lui qui n’a aucun diplôme et une expérience professionnelle limitée. Il a déjà mis de sérieux bémols au discours antieuropéen de Grillo. L’étalage des difficultés du Brexit a d’ailleurs vacciné beaucoup d’Italiens contre la perspective vengeresse d’une sortie de l’euro. Au surplus, dans son positionnement ni de gauche, ni de droite, le Mouvement 5 étoiles se targue d’être pragmatique.

Entré en politique à la suite de l’assassinat par la mafia de son frère, Mattarella est un homme austère, très soucieux de la dignité des institutions qui lui ont été confiées. Quoi de plus naturel pour un spécialiste de droit constitutionnel! Les Européens connaissent peu ce Sicilien de 76 ans. Mais dans le bruyant chaos romain qui va s’installer pour quelques semaines, il est leur plus sûr allié. Lui se fera un devoir de ne pas les décevoir.

Article paru sur le site Bon pour la tête:

https://bonpourlatete.com/chroniques/l-italie-entre-illusions-perdues-et-desespoir-europeen

L’Italie des illusions perdues

C’est un slogan trumpiste détourné qui témoigne du profond désarroi qui saisit les Italiens au moment de voter: « make Italia antifascista again ». Il figurait sur des pancartes de manifestants l’autre jour à Rome, effarés du climat raciste qui a marqué la campagne. Encore quelques jours et l’on connaîtra le verdict, on saura si l’Italie replonge dans une crise d' »ingouvernabilité » dont elle détient assurément le record au sein des démocraties européennes.

Vu de l’extérieur, l’issue des élections du 4 mars déconcerte d’avance. Les sondages annoncent pêle-mêle un haut taux d’abstention, le retour de l’honni Silvio Berlusconi aux affaires, un triomphe du Mouvement 5 étoiles,  une amère défaite pour le parti démocrate (qui vient pourtant de diriger le pays à la tête d’une coalition improbable pendant 5 ans avec un bilan somme toute respectable), et aucun parti assez fort pour pouvoir rafler la majorité et gouverner sans s’entendre avec quelques autres.

Comment appréhender cette chronique d’une confusion annoncée? Une analyse in anteprima ( en avant-première). 

Premier point: dans l’histoire, l’Italie a souvent été à l’avant-garde des évolutions politiques majeures, pour le meilleur ou pour le pire. Elle a subi le fascisme comme la télécratie et le dévoiement people de la politique ou le populisme antieuropéen avant d’autres. En matière d' »ingouvernabilité », on se gardera de juger trop péremptoirement de possibles difficultés à constituer un gouvernement détenant la majorité dans les deux chambres au vu de ce qui vient de se passer en Allemagne.

Deuxième point: le retour de Berlusconi et de Forza Italia signale que l’effondrement idéologique n’est pas seulement l’apanage des partis de gauche, mais que la droite libérale et républicaine est elle aussi laminée par le populisme. Contraint de quitter le gouvernement sous les huées,  condamné et inéligible, Berlusconi a réussi à revenir sous les projecteurs faute de mieux. Si Forza Italia gagne, ce sera par défaut.

Troisième point: l’Italie est en dépression démographique. C’est un pays de vieux, qui n’offre aux jeunes générations que trois possibilités, le chômage, la précarité ou l’exil. Allez bâtir un nouveau miracle italien sur de tels fondements!

Quatrième point: les partenaires européens seraient bien inspirés de ne pas trop critiquer les affres de la vie politique italienne, car ils se sont totalement désolidarisés de la gestion de la crise migratoire dont elle a hérité en première ligne du fait de sa géographie. Membres fondateurs de la communauté européenne, les Italiens ont longtemps comptés parmi ses plus fervents soutiens. L’introduction de l’euro et ses effets sur leur pouvoir d’achat avait commencé à doucher leur enthousiasme. Le poids de la crise migratoire a achevé de les faire douter.

Cinquième point: face aux rodomontades populistes  du mouvement 5 étoiles, une petite femme énergique s’est dressée et fait campagne sur les valeurs européennes avec la détermination de ceux qui n’ont jamais renié leurs convictions. Il s’agit d’Emma Bonino sur la liste « più Europa » (plus d’Europe).  Des sondages ont placé cette septuagénaire dans le trio de tête des personnalités les plus crédibles. Infatigable militante des droits de l’homme et de la femme, membre des Radicaux, députée à la Chambre, au Sénat, au parlement européen, elle a aussi été ministre des affaires étrangères et commissaire européenne. Dans ces élections si incertaines, elle est une figure morale de référence.  L’Italie attend toujours un homme providentiel qui la guérisse en quelques coups de baguette magique de ses maux. Il serait temps que ce pays veuille bien considérer que les femmes, comme Emma Bonino ou Laura Boldrini (présidente sortante de la Chambre) pourraient être « providentielles ». Peut-être pas magiciennes, mais plus intègres et déterminées  que ceux qui, comme Silvio Berlusconi ou Matteo Renzi, ont fait du pouvoir une affaire trop personnelle.

Sixième point:  à moins d’un miracle et de magistrales erreurs des instituts de sondage, les résultats des élections italiennes seront le fruit du profond désenchantement qui étreint un pays que l’on voudrait voir comme celui de la  dolce vita éternelle, tant il a nourri l’imaginaire européen depuis plus de deux millénaires. Pour capter les racines de cette lente descente aux enfers, je recommande deux lectures de romanciers chroniqueurs des illusions perdues. D’abord l’énigmatique Elena Ferrante dont la saga « L’amie prodigieuse » retrace les espoirs et les difficultés d’après-guerre, l’effervescence près et post-soixantehuitarde, la tentation de la violence terroriste, l’emprise mafieuse persistante, la dilution consumériste, en suivant les vies contrastées de Lenù et Lila.  Ensuite, moins connu, le roman de Francesco Pecoraro « La vie en temps de paix », paru en traduction française l’an dernier*. Un premier chapitre époustouflant pour nous introduire au près de l’ingénieur Ivo Brandani, des pages extraordinaires de férocité sur ce que les politiques attendent des ingénieurs, une chronique de l’universelle prétention des intellectuels à la distanciation « je ne suis pas comme eux ». Au total, une plongée dans l’Italie de la fin de la guerre à nos jours, un éclairage un rien désespéré sur les racines de sa décadence actuelle, les occasions manquées et les illusions perdues.

 

  • Editions JC Lattès

ça bouge à Bruxelles… et à Berne?

Grand chambardement aujourd’hui au sommet de l’UE    https://www.rtbf.be/info/monde/detail_l-allemand-martin-selmayr-devient-secretaire-general-de-la-commission-europeenne?id=9846412. Conséquence inédite: trois Allemands sont désormais placés aux  postes-clé de secrétaire général des institutions européennes: Martin Selmayr pour la Commission, Helga Schmid (une très bonne connaisseuse du dossier suisse) au Service européen pour l’action extérieure (SEAE), et Klaus Welle au Parlement européen.

N’allons pas nous imaginer, nous autres Suisses, que cela ne nous concerne pas. L’an prochain, il n’y aura pas que NOS élections fédérales, il y aura aussi les élections européennes. Jean-Claude Juncker va céder sa place à un nouveau président de la Commission.

Le Conseil fédéral serait bien inspiré de mettre rapidement sous toit un accord de sécurisation de la voie bilatérale pendant que Juncker est encore là. Le Luxembourgeois est bien mieux disposé à notre égard qu’on ne le perçoit généralement ici.

Le nouveau Secrétaire d’Etat Balzaretti a quelques semaines (grosso modo jusqu’à l’été)  pour réaliser une percée décisive. Pour autant qu’on lui laisse les coudées franches pour travailler. Et pour autant qu’un départ de Doris Leuthard ne vienne pas distraire l’attention…. La Suisse a déjà perdu trop de temps avec le retrait de Didier Burkhalter. 

Le risque de la procrastination à laquelle la Berne fédérale, présidents de parti en tête, aime tant s’adonner?  Que les négociations du Brexit ne viennent tout brouiller pour longtemps. 

Ni droite ni gauche mais européen?

En Allemagne, la « Grosse Koalition » est à nouveau scellée. En Italie, le gouvernement de « larghe intese », qui mariait le PD à Forza Italia, aura duré, contre toutes attentes, une législature entière. En France, Macron a brouillé les clivages gauche/droite et fait campagne en Européen résolu.

D’où ma question: avec le temps, la dimension supranationale européenne obligeant à gouverner de manière plus technique qu’ idéologique ne favorise-t-elle pas des gouvernements au centre, mélanges de partis de droite et de gauche à la marge de manoeuvre de plus en plus restreinte?  Et celle-ci: le profil brouillé des partis historiques classiques se fait-il  vraiment au détriment des citoyens? Les partis extrémistes au discours simpliste progressent certes, mais perdent de leur superbe dès qu’ils se mettent à exercer une parcelle de pouvoir (voir le Mouvement 5 étoiles en Italie).

Le choix serait-il à l’avenir entre une gouvernance efficace de centre gauche ou de centre droite?  Un peu à la Suisse?

Je reformule encore: est-ce si grave que les clivages se brouillent quand le socle des valeurs européennes, humanistes et républicaines, est commun?

La Suisse fait du juridisme tout en hystérisant le rôle des juges étrangers

Quelle embrouille que cette affaire de reconnaissance de l’équivalence boursière, qui fâche le Conseil fédéral contre Bruxelles (à moins qu’il ne s’agisse de l’inverse), alors que l’on se croyait heureusement réconciliés. Elle est une sorte de concentré des incompréhensions qui s’installent entre les deux partenaires, quand bien même tous protestent publiquement de vouloir rester bons amis

Face à l’Union européenne, la Suisse réagit toujours en faisant du juridisme et s’étonne que l’UE ait une approche plus politique.

Dans cette affaire boursière, la Suisse est une victime co-latérale du Brexit, qui s’apparente à un billard à trois bandes. Paris et Francfort rêvent d’attirer toutes les sociétés qui voudront quitter la City: dès lors la place financière suisse représente une concurrence qu’il s’agit d’étouffer. L’UE défend ses intérêts et la Suisse se trouve un peu seule et isolée pour défendre les siens.

En 2018, nous « fêterons » les dix ans des premières déclarations du Conseil de l’UE appelant la Suisse à trouver un « accord institutionnel » pour gérer les denses relations bilatérales communes. N’ayons pas l’air trop surpris ou trop vexés que l’UE s’impatiente, fixe un délai (au printemps) et établisse un lien avec un dossier en cours. Alors que l’UE négocie un divorce complexe avec la Grande-Bretagne, elle a peu de disponibilités pour une Confédération qui plaide sans fin le cas particulier.

Un « reset » de notre politique européenne, pour reprendre le concept lancé par le nouveau chef du Département des affaires étrangères Ignazio Cassis (sans qu’il en définisse précisément la teneur) serait d’oser une approche plus politique de l’enjeu, et d’admettre que les relations internationales sont une question de rapports de forces contre laquelle le juridisme a parfois ses limites. Surtout de la part d’un pays où le principal parti au gouvernement conteste tout rôle, tout droit de dire le droit, aux « juges étrangers »… Cette posture hystérisante est de moins en moins crédible.

Pourquoi Maurer et Parmelin n’ont-ils pas revendiqué le fauteuil de Burkhalter? 

Depuis 25 ans, l’UDC nous explique de manière compulsive que le Conseil fédéral ne sait pas y faire avec les Européens. Après la visite de Jean-Claude Juncker, ce 23 novembre, la surenchère rhétorique est à son comble – certains élus du « premier parti de Suisse » n’hésitent pas à parler de « trahison », ce qui n’est pas un petit mot anodin.  D’où ma question: pourquoi aucun des deux  ministres UDC n’a-t-il revendiqué en septembre dernier le Département des affaires étrangères pour enfin prendre les choses en mains et obtenir un meilleur résultat ? Pourquoi Ueli Maurer et Guy Parmelin ont-il laissé Ignazio Cassis s’installer dans le fauteuil de Didier Burkhalter?

Si l’UDC croit sincèrement que la Suisse court un grand péril à cause de la  politique européenne menée par le gouvernement, alors elle devrait en assumer sa part. Est-ce que l’on imagine le PLR se plaindre de manière récurrente de la politique économique, par exemple, et ne jamais placer l’un des siens à la tête du Département de l’économie? Est-ce que l’on imagine le PS critiquer la politique sociale sans jamais proposer de diriger le Département de l’Intérieur? Absurde? C’est pourtant dans cette absurdité que patauge la politique suisse depuis un quart de siècle: un parti gagne régulièrement les élections en faisant campagne sur un thème dont il n’a jamais essayé d’assumer la gestion départementale.

Au surplus, quand on se présente comme le plus grand parti du pays, on a vocation à y exercer la plus forte influence : alors quoi de mieux que le dossier européen, multi-enjeux et transversal, pour imprimer réellement sa marque?

Notre politique européenne verse peu dans l’idéalisme (notre politique étrangère l’est un peu plus). C’est de la Realpolitik pure et dure, marquée par la défense âpre de nos intérêts économiques, en occultant soigneusement  toute dimension politique. Il serait bon que l’UDC s’y confronte en toute honnêteté intellectuelle, plutôt que de hurler à la « trahison ».

Suisse-UE : une course d’obstacles sans fin

 

Dégel des négociations avec Bruxelles, référendum écarté sur la mise en œuvre du 9 février, l’embellie est réelle, mais d’autres scrutins difficiles à gagner s’annoncent. *

Notre politique européenne a ceci de particulier qu’à peine un obstacle est-il franchi, qu’une nouvelle herse se dresse à l’horizon. Ainsi en avril, la Présidente de la Confédération, Doris Leuthard, a-t-elle pu annoncer un dégel de toutes les négociations avec Bruxelles, au moment où se confirmait que le référendum sur la solution adoptée par le Parlement pour la mise en œuvre de l’initiative « Contre l’immigration de masse » avait heureusement échoué au stade de la récolte des signatures. Des perspectives de signature d’un accord-cadre institutionnel d’ici la fin de l’année et pas de vote en 2017 exigeant la double majorité, quel beau ciel dégagé !

Sauf que l’initiative RASA, qui devait nettoyer la Constitution de l’article 121a, s’est transformée en casse-tête pour le Conseil fédéral. Afin de prolonger le supplice ou de s’offrir du temps, le gouvernement lui a opposé deux possibilités de contre-projet qui ne satisfont personne. Le comité d’initiative est honteusement prié de se faire hara-kiri.

Ce renoncement soulagerait tous ceux qui redoutent une campagne à hauts risques (exigeant elle aussi une double majorité), mais le répit ne durera pas. Pointe déjà l’initiative de l’UDC dite « pour l’autodétermination » qui suggère de soumettre le droit international au droit suisse.  Votation attendue en 2018.

Celle-ci ne sera peut-être que le prélude à un scrutin proposant au Souverain de donner son aval à l’accord-cadre institutionnel potentiellement conclu d’ici fin 2017, et que l’UDC attend de pied ferme en l’ayant réduit d’avance au slogan de l’ingérence des « juges étrangers ».

La tête vous tourne face à cette valse d’échéances? Il n’est pas certain que l’UDC se résigne à abandonner son combat contre la libre-circulation des personnes. Elle a annoncé un texte d’initiative d’ici l’été. Son aboutissement devrait permettre à ce parti d’utiliser cette thématique pendant la campagne des élections fédérales de 2019, selon une technique maintes fois éprouvée.

Quel chemin toutes ces discussions à répétition pavent-elles ?

Pour l’UDC, c’est net, il s’agit de combattre par tous les moyens la perspective d’une adhésion à l’Union européenne. Mais dans le camp d’en face ? Depuis 2006, depuis que le Conseil fédéral a rétrogradé l’objectif de l’adhésion au rang de simple option, l’ambition est bien moins claire.

Officiellement, la majorité de la classe politique et les milieux économiques veulent la poursuite de la voie bilatérale. Cet attachement aussi pragmatique que fétichiste devrait aller de pair avec la volonté de confirmer celle-ci au plus vite, en mettant sous toit l’accord-cadre institutionnel réclamé par l’autre partie. Or là encore, certains partis regimbent, veulent jouer la montre (attendre le résultat des négociations du Brexit).

Ces tergiversations sont dangereuses. Alors que l’UE doit gérer la sortie de la Grande-Bretagne, la Suisse devrait se profiler comme un partenaire certes exigeant, mais fiable. Car dans le contexte géopolitique actuel, le choix de se rallier à l’UE n’est plus seulement s’il ne l’a jamais été, de participer à un grand marché, mais de défendre des valeurs humanistes de civilisation.

Les votations à venir vont porter toujours plus sur les principes. Il sera compliqué de les gagner sans une clarification sur la finalité de notre politique d’intégration. Vingt-cinq ans après le vote de 1992, la question de la meilleure option pour défendre notre souveraineté demeure au cœur du débat. L’UDC le sait. Les autres partis, les milieux économiques comme le Conseil fédéral font hélas tout pour l’esquiver.

  • Article paru dans le magazine europa.ch 1/2017

ici en version allemande:

http://www.europa.ch/wp-content/uploads/2017/06/europa_ch_1_2017_D_low-1.pdf

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un scénario pour l’après Burkhalter ?

Après huit petites années et deux départements, Didier Burkhalter quittera le Conseil fédéral fin octobre prochain.

Le Tessin attend un conseiller fédéral depuis 18 ans. Pour Ignazio Cassis, 56 ans, s’ouvre une voie royale. En 2010, lors de la succession Merz, le groupe PLR aux Chambres lui avait refusé l’investiture. On le voit mal récidiver: entre-temps Cassis est devenu le chef de ce groupe. Faut-il rappeler que un certain Pascal Couchepin avait lui aussi été chef de groupe avant d’être élu au Conseil fédéral?

Médecin, Cassis pourrait reprendre le DFI, où la majorité PLR-UDC peine à imposer ses vues. Alain Berset ferait un formidable ministre des affaires étrangères.

L’expérience Burkhalter a démontré qu’un conseiller fédéral de droite ne parvient pas mieux qu’un socialiste à donner les impulsions qu’il faut dans le dossier européen et à être suivi. Et des impulsions, une bonne intelligence des relations internationales et un pouvoir de conviction, c’est exactement ce qu’il faut à la Suisse dans le dossier européen.

Libre-circulation des personnes: une question de responsabilité

Passionnant ce débat ouvert par le conseiller national libéral-radical Benoît Genecand sur la libre-circulation des personnes.

Le tollé suscité par sa sortie dit quelque chose de l’état du débat démocratique. On devrait pouvoir parler de tout, sans tabou. Manifestement, on en est loin.

Ce qui ne va pas, à mon sens, c’est d’aborder ce débat sans égard pour les partenaires européens qu’il implique.

Allez expliquer aux Polonais ou aux Hongrois qu’ils ne peuvent pas circuler librement en Europe… Ce n’est pas demain que l’UE acceptera de remettre en cause le principe cardinal de libre-circulation des personnes.

Fin de la discussion? Bien sûr que non. De notre côté suisse, il y aurait tant à faire, sans même se fâcher avec l’UE ou remettre en cause l’édifice des accords bilatéraux. En se souvenant que chez nous s’applique la libre-circulation des travailleurs, c’est-à-dire des gens qui reçoivent un permis de travail (et qui jouissent par ailleurs du droit au regroupement familial).

Dès le 10 février 2014, tous les employeurs du pays auraient pu donner des consignes à leurs services du personnel ou aux RH de privilégier les engagements de main d’oeuvre indigène (pas besoin d’une loi pour faire preuve de responsabilité sociale, non?). Dès le 10 février 2014, les faîtières de l’économie et/ou les cantons auraient pu recenser le nombre de permis de travail consommés par les différents secteurs et s’efforcer de réduire la dépendance à la main d’oeuvre étrangère.

Au lieu de cela, on a joué la montre, élaboré une loi d’application gesticulation qui ne permettra même pas de savoir, chiffres à l’appui, si la situation s’améliore.

Beaucoup d’hypocrisie donc, et si peu d’éthique de la responsabilité.

Une Europe à plusieurs vitesses: comment la faire fonctionner?

L’idée d’une Europe à plusieurs vitesses gagne du terrain. Les cinq scénarios, présentés la semaine dernière par le président de la Commission Jean-Claude Juncker dans son libre blanc, démontrent que la solution aux crises actuelles requière autant de subtilité que de courage.

Pour que cette solution de bon sens ne reste pas une incantation, il faut essayer d’imaginer comment elle pourrait fonctionner.

J’avais développé quelques réflexions dans ce sens en novembre 2015 lors d’un dialogue européen organisé à la Fondation Jean Monnet*.

 Il me semble que nous avons l’opportunité de corriger sur ce qui a tant posé problème aux Suisses au moment de la création de l’Espace économique européen (EEE) en 1992: la satellisation, la nécessité de reprendre le droit du marché unique sans co-décision.

Ce que je propose, c’est la refondation d’un Espace économique européen avec co-décision. La Suisse y trouverait son compte, la Grande-Bretagne aussi, et l’Union dans son ensemble qui ne passerait plus pour un carcan d’obligation, mais un facteur de ralliement. Son cercle le plus réussi – le marché unique – engloberait de facto tous les états du continent.

Les institutions européennes plutôt que de se forcer à une unité de façade doivent se montrer évolutives : pourquoi le parlement, les conseils européens et même la commission ne pourraient elles pas siéger « à géométrie variable » avec des représentants de tous les pays concernés lorsqu’il s’agit du grand marché, puis en cercles plus restreints pour la zone euro, et encore dans une autre composition lorsqu’il s’agit de Schengen-Dublin?

On pourrait imaginer que les représentants de tous les pays puissent assister aux débats, mais que seuls votent ceux qui se sont engagés à faire politique commune dans un secteur spécifique.

L’EEE, tel qu’il a été négocié entre 1989 et 1992, a divisé l’Europe en deux voire trois catégories de pays: les pays de l’UE, des satellites (les membres de l’AELE sauf la Suisse), et la Suisse, ralliée au marché unique via des accords bilatéraux. Cet échafaudage est complexe et frustrant. Il ne convient pas aux Britanniques qui ont voté le Brexit.

Vingt-cinq ans plus tard, alors que l’Europe est prise en étau par le trumpisme et le poutinisme, il est temps de rénover la maison. En faisant de l’EEE avec co-décision pour tous le socle de base, les Européens affirmeraient leur leadership en matière de libre-échange.

Ils pourraient ensuite ouvrir un débat sur une dose de régulation de la libre-circulation des personnes: réaffirmer le principe mais l’appliquer avec un peu plus de souplesse, comme le demandent les Suisses et désormais aussi les Britanniques.

Gérer les flux de migrants sera un des plus grands défis du siècle.  L’urgence sécuritaire, comme le chômage de masse dans certains pays,  obligent à plus de réalisme et moins de dogme.

Une construction européenne à géométrie variable serait plus respectueuse des volontés politiques, un gage d’efficacité ciblée propre à enlever une bonne partie de leurs arguments aux nationaux souverainistes.

 

* l’entier de mon intervention https://chantaltauxe.ch/et-maintenant-quelles-reformes-en-europe/

et en vidéo https://www.youtube.com/watch?v=29buvB1fBVI