Jacques de Watteville: enfin un diplomate qui connaît l’UE

Enfin une bonne nouvelle sur le front extérieur! Enfin un diplomate, aguerri, qui connaît Bruxelles et l’UE comme sa poche pour négocier avec les Européens sur les questions fiscales. Jacques de Watteville sera dès le 1er novembre le nouveau Secrétaire d’Etat aux questions financières internationales.

Et on ajoutera: enfin un Romand nommé aux plus hautes responsabilités dans le Département d’Eveline Widmer-Schlumpf.

Histoire et UDC: faudrait savoir….

Stupéfiante cette polémique estivale sur les « juges étrangers ». Didier Burkhalter et ses services n’ont pas encore ramené de Bruxelles la moindre ligne d’accord négocié et accepté par  la partie adverse que, déjà, on s’époumone, on s’indigne, on vitupère. Parmi ces réactions, il y en a une que je ne comprends guère, c’est celle de l’UDC.

Si j’ai bien suivi Ueli Maurer en Chine, on peut tirer un trait sur le massacre de Tian’anmen, vieux de moins de 25 ans. Si j’ai bien suivi Oskar Freysinger, il n’y a pas lieu de revenir sur le massacre de Srebrenica datant de 1995.

Alors s’ils veulent tirer un trait sur l’Histoire d’il y a moins d’une génération, pourquoi les mêmes nous convoquent-ils des faits remontant à plus de 700 ans ?

C’est incohérent.

Vignette à 100 francs: vous préférez une augmentation d’impôt?

Malgré le dépôt du referendum contre la vignette autoroutière à 100 francs, j’ai de la peine à m’indigner. Nos routes tout comme nos trains sont engorgés, c’est une évidence qu’il faut plus d’argent pour entretenir et développer le réseau routier comme celui des transports publics.

A partir de là, ceux qui ne veulent pas de la vignette à 100 francs devraient se montrer plus cohérents et exiger des hausses d’impôts massives pour trouver les milliards nécessaires – ce qu’évidemment ils ne feront pas, appartenant plutôt au camp de ceux qui revendiquent de manière pavolovienne des baisses d’impôts.

Une vignette à 100 francs, ce n’est jamais que le montant des péages autoroutiers d’un seul aller et retour dans le Centre de l’Italie, en Toscane ou en Ombrie. Comme les Suisses sont de grands voyageurs vers le Sud, je vous laisse caclculer que leur financement aux coûts des autoroutes étrangères, particulièrement françaises, italiennes et espagnoles, est très très supérieur à 100 francs par an.

Personnellement, je l’aurais mise à 200 ou même 500 francs, notre vignette. En comparaison internationale, elle reste bon marché!

Lex USA: divorce institutionnel

Interrogé par la Radio romande mardi soir, Pascal Couchepin a indiqué qu’il aurait voté oui à la Lex USA. Son argument ? Dans le doute, et dieu sait que ce vote était entouré d’incertitudes sur ses conséquences, un parlementaire doit se fier à l’avis du Conseil fédéral.

Cette prise de position d’un ancien conseiller fédéral est intéressante. Et pas seulement parce qu’elle est l’inverse de celle prise par le groupe libéral-radical. Elle montre à quel point nos institutions sont sous tension, à quel point les règles et les équilibres qui prévalaient jadis n’ont plus cours.

Aux côtés d’Eveline Widmer-Schlumpf, en charge du dossier, pas moins de quatre autres conseillers fédéraux ont été entendus par la Commission de l’économie et des redevances du Conseil national : Didier Burkhalter, Johann Schneider-Ammann, Simonetta Sommaruga et Ueli Maurer. Tous ont enjoint les députés de changer d’avis et d’accepter la Lex USA. Une démarche exceptionnelle. On n’a jamais vu autant de ministres qui montent ouvertement au front avant une décision parlementaire. En général, les consignes et les recommandations de vote se donnent dans l’intimité des groupes parlementaires.

Cet engagement collégial n’a pas suffi  à renverser les opinions. Ce divorce entre parlement et gouvernement devrait nous inquiéter, quelle que soit l’opinion que l’on a sur le deal mal ficelé avec les Américains pour solder les bêtises commises par certains banquiers indélicats Outre-Atlantique.

Première explication, la collégialité ainsi affichée à l’égard d’Eveline Widmer-Schlumpf n’était que de façade. Le collège l’aurait laissée montée au filet avec sa solution bancale pour mieux la voir s’écraser. Cynique, mais en politique la froideur calculatrice est une arme comme une autre pour évacuer un problème.

Deuxième explication : à Berne, les jeux tacticiens sont désormais plus importants que l’intérêt général ou la loyauté aux institutions. Dans l’affaire de la Lex USA, les refusants (PLR, UDC et PS) ont voulu profiler leur credo, alors que les acceptants (PDC, PBD et Verts et Verts libéraux) ont tenu à afficher de leur bonne volonté gouvernementale et leur sens pragmatique des responsabilités.

Plus de dix ans de polarisation expliquent ce jeu individualiste des partis. Le fait de disposer de un ou même de deux conseillers fédéraux, comme le PLR et le PS, n’obligent plus un groupe parlementaire à se sentir tenu de soutenir une décision assez capitale du gouvernement. C’est un abîme qui s’ouvre sous nos pieds. 

Blocher-Widmer-Schlumpf: 0 à 2

L’initiative pour l’élection du Conseil fédéral par le peuple est née du dépit de l’UDC d’avoir vu son mentor, Christoph Blocher, évincé du Conseil fédéral en 2007, et plus généralement de la frustration de ne pas être représenté au gouvernement conformément à son poids électoral au Parlement.

Cette opération de « vendetta »  a lamentablement échoué. Aucun canton ne donne raison au premier parti de Suisse. On peut même lire dans les différents scores une sorte de soutien à Eveline Widmer-Schlumpf. La Grisonne est actuellement très chahutée dans le règlement du contentieux fiscal avec la justice Américaine. La performance de la cheffe du Département du Finance, désignée comme bouc émissaire, aurait pu avoir un effet sur la votation, amener de l’eau au moulin de ceux qui estiment que les ministres en place souffrent d’un déficit de légitimité, ou que les oints par les « combines parlementaires » ne sont pas à la hauteur.

Rien de tout cela. Dans le match Blocher/Widmer-Schlumpf, c’est 0 à 2, et c’est encore elle qui gagne. Son itinéraire au Conseil fédéral est des plus inédits, son savoir faire face au Parlement est pour le moins déficient, mais le peuple n’a pas exprimé la moindre envie de bousculer le système.

Dix cantons sont en dessous de la moyenne nationale de refus, signalant une méfiance supérieure face au texte de l’UDC: Jura, Neuchâtel, Fribourg, Vaud, Bâle-Ville, Valais, Lucerne, Berne, Grisons, Bâle-campagne, Zoug.

Un demi-million d’Italiens en Suisse

Les récentes élections italiennes m’ont permis de découvrir que la Suisse abrite la troisième plus grande communauté de Transalpins du monde. 442 557 électeurs résidant ici étaient inscrits dans les registres électoraux. Seule l’Argentine – 574 140 – et l’Allemagne nous dépassent, avec toutefois quelques bonnes dizaines de millions d’habitants en plus. Suivent la France – 306 554 – la Belgique – 210 572 – .

Dans les gigantesques Etats-Unis, les Italiens ne sont que 184 207, et dans le très grand Canada 117 053.

Tout ceci sans compter les enfants.

Pourquoi vous abreuver de tant de chiffres? Parce qu’ils disent quelque chose de très significatif sur notre politique de naturalisation.

La France n’a pas été moins que nous une terre d’immigration pour l’Italie, mais elle applique le droit du sol, et offre donc généreusement sa nationalité.

La Suisse a toujours préféré se montrer très restrictive préférant le droit du sang, comme l’Allemagne. Résultat, une deuxième puis une troisième génération d’Italiens sont nées de ce côté-ci des Alpes. L’immigration italienne s’étant passablement réduite depuis les années 1980, la présence d’une aussi vaste communuaté – au moins un demi-million de personnes, si on compte les enfants – devrait interpeller.

Quoi qu’il en soit, l’italianité de la population suisse (les doubles-nationaux comme ceux ne sont qu’Italiens) est spectaculaire. Puissent ceux qui statuent sur le nouveau droit de la naturalisation regarder cette réalité en face.

Un manque scandaleux d’engagement

C’est la neuvième fois depuis 1848 que la majorité des cantons défait la volonté populaire, a signalé Alain Berset. Une particularité dont on se serait aisément passé, et qui signale un profond malaise dans la conception de la politique familiale et du rôle de l’Etat en général, dont le gouvernement ferait bien de prendre la mesure. La tentation sera grande de voir cet épisode comme un accident fâcheux et de l’oublier, comme tout ce qui questionne la modernisation de nos institutions.

Les résultats dans les cantons alémaniques sont souvent serrés et montrent que le double oui était prenable. Dès lors, il faut le dire haut et fort, même si cela va déplaire: il y a eu un défaut d’engagement des partis qui soutenaient l’article (PDC et PS), et surtout l’attitude incompréhensible du PLR qui a miné pour longtemps la crédibilité de ses élues très engagées dans la conciliation entre famille et activité professionnelle.

Il y a ausi eu un défaut d’engagement étonnant du Conseil fédéral (qui compte 3 femmes), et d’Alain Berset en particulier, comme socialiste et comme chef du DFI, qui ne s’est impliqué dans la campagne que tardivement.

Il y a eu un manque de pédagogie sur ce qu’est un article constitutionnel, à savoir une déclaration d’intention. La question des coûts, toujurs importante, n’a pas été anticipée de manière sérieuse par le DFI. En Suisse, on ne rassure qu’en étant clair sur les chiffres. Il aurait fallu donner des simulations, des estimations, des variantes larges ou plus minces, comme l’administration sait très bien en produire dans plein de dossiers.

Tout s’est passé comme si la vie des familles et les enjeux de conciliation entre  la vie professionnelle et de la vie privée n’étaient qu’un détail pour la classe politique fédérale, un truc bon à agiter pendant les campagnes électorales, mais qui ne valait pas la peine de se remuer lors d’une votation.

Tout juste vingt ans après la non-élection de Christiane Brunner au Conseil fédéral, c’est assez rageant. Décidément pour les femmes de ce pays, rien n’est jamais facile, et sans mobilisation extraordinaire (comme celle qui aboutit à l’élection de Ruth Dreifuss une semaine plus tard), on n’obtient rien….

Poutine nous aime comme Gégé

La Suisse sera invitée aux réunions des ministres des finances du G20. Belle victoire de la diplomatie suisse et de ses stratèges. La technique est connue: comme nous ne sommes pas membres de l’UE (Union européenne), il s’agit de rentabiliser au mieux nos relations bilatérales avec les pays qui peuvent nous ouvrir des portes. On rend service et à la fin, on encaisse un retour sur investissement. Eveline Widmer-Schlumpf et Thomas Jordan iront donc à Moscou les 15 et 16 février prochain. C’est en effet la Russie qui préside actuellement ce forum des grandes puissances, et c’est donc à elle que l’on doit ce « cadeau ». Qui eut cru que Poutine nous estime autant que Gérard Depardieu?

Le respect de la « Willensnation » se perd

La Suisse est une nation de volonté. Nous ne sommes pas unis par une seule langue, une seule religion ou une géographie
particulière, mais par l’envie et l’intérêt de vivre avec des Confédérés différents de nous-mêmes.
S’agglomérer tout en se respectant est une belle idée. D’autres que nous, les 27 membres de l’Union européenne, ont décidé de la pratiquer à l’échelle continentale. Les Suisses devraient être fiers de leur savoir-faire, de ce vivre ensemble sans tensions trop exacerbées. Mais, hélas, la déférence portée à ce trésor national se perd. Voyez les CFF, au service de la mobilité des habitants, et maintes fois soutenus par les citoyens-contribuables. Ils se sont crus autorisés à faire payer l’usage des gares par les partis politiques qui voudraient y faire campagne. Scandale. Protestations. Depuis, les CFF ont fait marche arrière. Ils n’exigeront qu’un montant forfaitaire. Mais ce mépris bureaucratique pour le jeu démocratique est inquiétant.
Autre signal d’alarme, il n’y a aucun officier romand parmi la dernière promotion de l’Académie militaire de l’Ecole polytechnique de Zurich. «L’armée suisse se transforme en armée suisse allemande», titre 24heures. Le principe selon lequel le soldat doit pouvoir faire son service dans sa langue est désormais remis en cause, prévient Denis Froidevaux, président de la Société suisse des officiers. La langue de commandement est l’allemand, le plurilinguisme coûte trop cher.
Une molle résignation s’installe. L’alémanisation outrancière du Département de la sécurité d’Ueli Maurer, maintes fois dénoncée dans nos colonnes, ne fait guère débat. Le conseiller fédéral, issu du parti qui se veut le protecteur de la «maison suisse», se fiche complètement de l’exclusion des Romands des sphères de décision. Combien de parlementaires romands le sanctionneront-ils pour ce dédain le 5 décembre prochain, lors de l’élection à la présidence de la Confédération?
Croire que le génie de la Suisse se réduit à Zurich et sa périphérie est une insulte à l’histoire nationale. Swiss vient de s’en apercevoir, plus de seize ans après la fâcheuse décision de Swissair de se retirer de l’aéroport de Cointrin. L’arrogance a été mauvaise conseillère. La Suisse romande a retiré de cet épisode douloureux (et de quelques autres déboires) une énergie à se reconstruire qui l’a vaccinée contre tout sentiment de supériorité. Le marché romand est redevenu terriblement attractif.
Consentir à des efforts, voire à quelques gaspillages, par respect des minorités, à long terme, l’attitude n’est pas seulement
noble, elle s’avère gagnante. Puissent les dirigeants de notre armée le comprendre avant qu’il ne soit trop tard.

Traité de Rome: Pourquoi la Suisse n’a pas adhéré


Eclairage historique alors que l’UE fête les 60 ans du Traité de Rome:
Pourquoi la Suisse n’a pas adhéré *

Par Chantal Tauxe

DIPLOMATIE Dès leurs prémisses, les projets d’union européenne laissent la Suisse désemparée. La signature du Traité de Rome la montre obsédée par la défense de ses intérêts économiques et s’interdisant tout débat public d’envergure sur les enjeux politiques.

Le paradoxe continue d’interpeller quiconque se penche sur la genèse de l’Europe communautaire: qu’il s’agisse des lieux de réunion ou des références des pères fondateurs, la Suisse apparaît d’emblée au c?ur du projet européen. C’est à Genève, devant la Société des Nations, qu’Aristide Briand esquisse dans les années 1930 le projet d’union européenne. C’est à Zurich, en 1946, à l’Université, que Winston Churchill livre son célèbre discours sur les Etats-Unis d’Europe, souhaitant que d’ici « quelques années l’Europe, ou pour le moins la majeure partie du continent, vive aussi libre et heureuse que les Suisses le sont aujourd’hui ». Mais cette proximité suscite plus d’embarras que d’enthousiasme. Si Max Petitpierre, chef du Département politique, comme on appelle alors le Département fédéral des affaires étrangères, assiste au discours du vieux lion britannique, il a dû au préalable convaincre ses collègues de renoncer à l’exigence d’obtenir à l’avance le discours de Churchill. Une anecdote qui témoigne, selon l’historien Antoine Fleury, de « l’extrême prudence du gouvernement suisse à l’égard de tout ce qui touche à la position internationale du pays ».

S’abstenir et rester connecté

Cinquante ans après la signature du Traité de Rome, force est de constater que la Suisse n’a pas vraiment songé à se rallier à l’aventure de la communauté européenne. Si elle y a vu au mieux un espoir de pacification du continent et au pire un engrenage vers une alliance militaire, elle n’a jamais considéré ce processus comme une chance pour elle. Elle l’a souvent appréhendé comme une sorte d’embarras. Elle a redouté de dissoudre son indépendance dans un grand tout, dont elle ne percevait pas toutes les finalités.

On trouve maints exemples de cette distance inquiète dans les documents de l’époque. Dans un rapport qu’il rédige à la veille de la conférence de Messine, Alfred Zehnder, secrétaire général du Département politique, note: « La Suisse ne peut guère jouer un rôle déterminant dans la politique européenne, car l’intégration découlera de l’entente entre les grandes puissances du continent. Ni notre adhésion ni notre abstention n’en hâteront ni n’en retarderont l’évolution. »

Répondant en 1955 à une interpellation parlementaire sur la participation de la Suisse au Conseil de l’Europe (créé en 1949 et auquel la Suisse finira quand même par adhérer en 1963), Max Petitpierre explique: « Nous avions pu faire savoir officieusement que le Conseil fédéral préférerait qu’une invitation ne lui fût pas adressée, parce qu’il serait vraisemblablement obligé de la décliner. Ce v?u a été respecté et nous sommes reconnaissants aux hommes d’Etat qui ont compris notre situation. »

Pour comprendre ce manque d’enthousiasme, il faut se souvenir de ce qu’est la Suisse au sortir de la Seconde Guerre mondiale: un pays qui n’a pas subi de destruction, un pays économiquement et financièrement en état de marche, effrayé par ce qui s’est passé autour de lui, stupéfait, pour longtemps, d’avoir échappé à la barbarie.

En 1957, alors que les Six négocient leur union, la Suisse apparaît plus préoccupée par les conséquences de la crise hongroise. Une vague d’anticommunisme sévit, le peuple fait preuve de solidarité avec les réfugiés hongrois. Les informations qui commencent à filtrer sur l’usage de la torture en Algérie achèvent de déconsidérer aux yeux des Suisses l’aventure coloniale française. A la suite de l’autre crise de l’année 1956, les événements de Suez, le pays redoute des problèmes d’approvisionnement en pétrole – le canal de Suez est inutilisable. En novembre et décembre sont expérimentés quelques dimanches «sans voiture».

La formule magique gouvernementale, qui régira le Conseil fédéral jusqu’en 2003, n’est pas encore née. Depuis la démission du socialiste Max Weber en 1953, le collège gouvernemental compte trois radicaux, trois démocrates-chrétiens et un UDC. Les femmes n’ont pas le droit de vote, mais la question fait débat (elle ne sera réglée au plan national qu’en 1971).

Les discussions sur le réseau des routes nationales font rage, mais le premier tronçon d’autoroute, Lausanne-Genève, ne sera construit que pour l’Expo 64.

Les Suisses travaillent 48 heures par semaine, mais un accord entre six organisations patronales et syndicales, signé en mars 1957, prévoit une réduction à 46 heures avec un gel des augmentations de salaire jusqu’en 1959. Sur le plan économique, la Suisse est prospère. Elle se situe au 15e rang mondial des pays exportateurs et au 12e concernant les importations. Elle est membre de l’OECE, l’organisation européenne de coopération économique mise en place par le Plan Marshall en 1948 et qui deviendra en 1962 l’OCDE. Elle vient d’adhérer au GATT (Accord général sur commerce et les tarifs douaniers) en octobre 1956, dix ans après sa création. Un autre indice que, dans la nouvelle donne internationale de l’après-guerre, la Suisse attend de voir à quoi ressemblent les institutions proposées avant de prendre sa place

Il faut dire un mot du Département politique, dont la dénomination témoigne du peu de sensibilité helvétique pour les affaires internationales (il ne deviendra qu’en 1979 le Département fédéral des affaires étrangères DFAE). Son organisation est désuète. Son réseau diplomatique repose sur des ministres, un titre diplomatique bien moins en vue que celui d’ambassadeur. C’est justement en 1957 que le Conseil fédéral se résout à faire comme les autres nations. Il nomme, pour la première fois, un ambassadeur de Suisse en France.

Max Petitpierre s’offre une autre première. Il effectue en février un voyage de consultation en Suède. Ce déplacement inhabituel (les conseillers fédéraux ne voyageaient pas à l’étranger sauf pour participer à des réunions) fait grincer des dents en Suisse alémanique. Le rédacteur du Journal de Genève, qui s’en fait l’écho, se moque des critiques alémaniques qui peinent «à comprendre qu’entre 1848 et 1948 une sensible évolution s’est dessinée dans les relations internationales».

Absence de débat public

Pendant le premier trimestre de 1957, alors que les Six négocient les détails de leur alliance, la presse rend compte des tractations et de leurs enjeux. Dans la Neue Zürcher Zeitung (NZZ), le débat est vif. Le grand journal des milieux d’affaires défend les principes du libre-échange, menacés par le projet d’union douanière des Européens (lire l’article d’Yves Steiner en page 38-39).

Le Journal de Genève se demande: « A quand un grand débat sur l’organisation du Marché commun? Il serait grand temps que l’opinion publique soit informée », signe qu’elle ne l’était pas. La Gazette de Lausanne du 14 janvier souligne que «L’intégration européenne exigera de la Suisse de graves décisions». Le commentateur regrette que le thème de l’intégration européenne n’ait presque pas été évoqué lors de la dernière session des Chambres fédérales. En réponse à une interpellation, le conseiller fédéral démocrate-chrétien Thomas Holenstein, a fait l’historique des Six, puis a souligné les dangers d’une telle évolution. Il craint une politique de discrimination très nuisible aux intérêts de la Suisse. Le journaliste le déplore: la plupart des parlementaires et un grand nombre d’associations économiques n’ont jamais pris très au sérieux les efforts d’intégration européenne.

Il poursuit avec une citation que les éditorialistes d’aujourd’hui pourraient reprendre tel quel: « C’est bien parce que nous sommes conscients de la volonté d’unification de nos voisins que nous sommes prêts à taxer l’indifférence et le scepticisme de la Suisse d’anachroniques et de dangereux. Blotti dans l’oreiller douillet d’une haute conjoncture qui semble s’éterniser, promenant un air content et un tantinet méprisant du haut de la tour d’ivoire de sa démocratie parfaite sur une Europe paraissant moins bien agencée, et entièrement confiant dans les vertus de la neutralité et d’une souveraineté intégrales, le Suisse moyen se sent bien chez lui et croit ne pas avoir besoin des autres nations. Nous ne pourrons plus longtemps nous payer ce luxe. Il y aura des réveils difficiles. »

Pas de réflexion politique

En février 1957, la Suisse participe à la Conférence de l’OECE au Château de la Muette, près de Paris. Elle compte sur cette organisation pour que la création de l’Europe des Six ne réduise pas à néant les bons résultats obtenus depuis 1948 dans le recul des mesures protectionnistes. Sauf chez quelques rares commentateurs, ce qui frappe dans les articles ou les déclarations faites à l’époque, c’est l’hypertrophie des arguments économiques, comme si la réflexion politique n’avait pas lieu d’être.

Ce que redoutent par-dessus tout les Suisses, c’est l’émergence autour d’eux d’un bastion tarifaire. Il est vital pour ce petit pays exportateur et sans matières premières que les marchandises puissent circuler sans être trop lourdement taxées (lire le verbatim en page 37). Il se veut le défenseur du libre-échange intégral, calé sur les positions intransigeantes des Britanniques. Il se méfie des projets d’union européenne, forcément enclins, sous l’influence de la France, à la centralisation et à la planification, deux mots qui révulsent les milieux économiques.

La Suisse tient aussi à l’universalité de ses liens économiques, même si ses relations avec ses voisins sont déjà les plus importantes. « Cette génération qui avait vécu la guerre avait l’obsession de garder un accès le plus libre possible aux ressources », explique l’ambassadeur Luzius Wasescha, qui sera dès le 1er avril prochain le nouveau chef de la Mission permanente de la Suisse près l’OMC et l’AELE à Genève. Elle avait également peur de perdre son autonomie de négociation commerciale, qui aurait pu être entravée en cas de ralliement à un organe supranational. Un argument de la diplomatie économique resté très vivace jusqu’à nos jours. Enfin, naturellement, dans toutes ses prises de position, elle formule des réserves sur l’agriculture.

Neutralité mythifiée

Le seul raisonnement de portée politique avancé par le Conseil fédéral est celui de la neutralité, qui semble interdire toute forme d’intégration politique. On se figure mal, un demi-siècle plus tard, à quel point la neutralité était mythifiée. « Elle nous avait sauvé de l’horreur des combats. La situation était très différente par rapport au premier après-guerre, où la Suisse avait adhéré à la SDN (Société des Nations) », relève Gilles Petitpierre, ancien parlementaire genevois. Max Petitpierre, raconte aujourd’hui son fils, ne partageait pas cette croyance populaire, mais il mesurait que la population n’était pas mûre pour une remise en question. Il souhaitait sincèrement que l’union européenne réussisse. Les milieux économiques étaient beaucoup plus réticents: certains, tel le très influent professeur genevois William Rappard, pronostiquaient même un ratage.

Très prisée à l’intérieur du pays, la neutralité a été très contestée au sortir du conflit mondial. L’URSS, LA superpuissance européenne de l’époque ne décolère pas contre l’attitude suisse. Mais l’émergence de la guerre froide a très vite changé la donne. Entre les deux blocs qui se constituent, la neutralité suisse – et les bons offices – retrouve une utilité. Les Soviétiques la citent en exemple pour l’imposer en 1955 à l’Autriche, rappelle Antoine Fleury. Même les pères fondateurs de l’Europe lui trouvent de la vertu. Le ministre français des Affaires étrangères, Robert Schumann, le fait explicitement comprendre à Max Petitpierre dès 1949: « le maintien de petits Etats neutres servira à démontrer à l’URSS qu’il n’est pas question de constituer un groupe compact d’états sous l’égide des Etats-Unis. » Si la Suisse a raté le premier train européen, c’est aussi parce qu’elle n’a pas été invitée à y monter.

Ne souhaitant ni être dans la communauté européenne, ni en être marginalisée, la Suisse peaufine ainsi sa doctrine de neutralité universelle, mélange de bons offices et d’habile défense de ses intérêts commerciaux.

Manoeuvres financières

Dans les mois qui suivent la signature du Traité de Rome, la Suisse s’implique dans les pourparlers qui déboucheront sur la création de l’AELE (Alliance européenne de libre-échange) en 1960. Pour faire pression, elle n’hésite pas à utiliser sa place financière – en l’occurrence à refuser des emprunts de groupes européens. Une pratique inaugurée dès l’immédiat après-guerre pour s’ouvrir des marchés, rendue possible par son insolente puissance financière. C’est ce qu’a établi, entre autres, l’historien alémanique Roland Maurhofer (dans sa thèse sur La politique européenne de la Suisse du Plan Marshall à la création de l’AELE). Rétrospectivement, la man?uvre peut choquer. Il faut se souvenir que la Suisse est à l’époque une puissance financière unique en son genre: elle peut payer cash, sa monnaie est convertible, presque aussi prisée que le dollar. Elle est donc très sollicitée par le marché des emprunts internationaux. D’où sa tentation d’utiliser cette arme, lorsque la situation se tend. Mais sans que cela impressionne beaucoup si l’on en croit Raymond Aron: « L’interdiction du marché suisse aux Six a provoqué plus de sourires que d’inquiétudes. »

Max Petitpierre dira plus tard en référence à cette période délicate: « On s’est montré, tant à la Division du commerce qu’au Vorort (l’association faîtière patronale, ndlr), non seulement sceptique, mais inutilement agressif à l’égard du Marché commun. » De fait, l’analyse n’est pas la même au sein des deux départements concernés (Politique et Economie publique). Max Petitpierre souhaite sincèrement que le processus d’union européenne réussisse, alors que la division du commerce, très influencée par les milieux économiques, n’y voit que risques et contrariétés.

Les historiens jugent de manière controversée le rôle de Max Petitpierre. Un fait intime est peu évoqué. Le conseiller fédéral était le beau-frère de Denis de Rougemont, fondateur du Centre européen pour la culture. Son credo a-t-il donc été sans influence sur le conseiller fédéral? Le radical neuchâtelois veille à ne pas apparaître sous la coupe de son beau-frère. Il se garde de participer à l’inauguration du centre en 1950. En fait, l’analyse des deux hommes sur la question européenne ne divergeait pas vraiment: « Simplement, explique Gilles Petitpierre, ils n’avaient pas le même rôle, mon père était conseiller fédéral, il devait tenir compte de l’opinion de ses collègues et des sentiments de la population, alors que mon parrain était un intellectuel engagé qui n’avait pas de comptes à rendre. »

Une tentative oubliée

L’Europe des Six va son chemin, mais l’ambition de faire coexister la petite Europe (des Six) et celle qui passe à cette époque pour la grande (l’AELE) demeure. En 1962, à la suite de l’Angleterre, la Suisse se risque à envisager un traité d’association (un statut prévu par l’article 238 du Traité de Rome). Elle entreprend une démarche surprenante, largement oubliée par la mémoire collective: le 24 septembre 1962, le conseiller fédéral Friedrich Traugott Wahlen, père de l’autarcie alimentaire nationale pendant la Seconde Guerre mondiale, se rend à Bruxelles pour déposer une demande. Au Conseil des ministres de la communauté européenne, il déclare notamment: « En fait la vie économique de notre pays a toujours débordé les limites de nos frontières politiques. La proportion du commerce avec l’Europe est de quelque 80% pour les importations et de 60% pour les exportations ». La neutralité perpétuelle, « qui remonte au XVIe siècle », est mentionnée, mais pas comme un obstacle au rapprochement. Dans la Gazette de Lausanne du 29 septembre, Pierre Béguin note: «Le Conseil fédéral est plus disposé qu’on le croyait communément à souscrire à des engagements d’ordre institutionnel.»

L’essai ne se révélera pas concluant. En janvier 1963 le général de Gaulle met son veto au rapprochement avec la Grande-Bretagne. Les autres postulants voient leur demande ajournée. Les pro-européens d’aujourd’hui le constatent, la Suisse est restée prisonnière des arguments formulés il y a cinquante ans: neutralité, indépendance commerciale, multilatéralisme. Comme le dit un de nos plus éminents diplomates s’exprimant à titre citoyen: « Notre politique européenne est celle des occasions manquées. »

CT

Verbatim

La position suisse

« Si la Suisse a donné son appui à l’idée d’une zone de libre-échange, c’est principalement, sinon surtout, en raison du fait que la suppression des obstacles intérieurs aux échanges n’impliquerait pas l’institution d’une barrière commerciale nouvelle et plus élevée à l’égard de l’extérieur. La structure actuelle de l’économie suisse repose en effet sur la possibilité de compenser le manque de matières premières et les désavantages de la situation géographique en rachetant les matières de base là où les prix sont plus favorables et en percevant des droits de douane aussi bas que possible sur les matières premières. L’acceptation d’un haut tarif extérieur, tel que celui de la Communauté économique européenne, aurait limité la capacité de concurrence de l’économie suisse et réduit dans une forte mesure, sinon supprimé, les avantages propres à un grand marché libre de toutes entraves. »

Message du Conseil fédéral sur la participation de la Suisse à l’AELE du 5 février 1960. Cité par Henri Rieben in « Un sentier suisse Le chemin européen ». Fondation Jean Monnet pour l’Europe, 1992.

La peur de disparaître

« Si vraiment la Suisse repose sur une volonté commune d’un peuple qui veut être suisse, il n’y a pas de raison qu’elle se disloque en participant à une union européenne. Et si malgré tout elle devait se désintégrer, c’est que sa cohésion interne était factice. Mais nous nous refusons à admettre cette hypothèse. Nous sommes convaincus que la Suisse résistera également à l’épreuve d’une union européenne: elle y sera encore plus jalouse de son autonomie que ne l’est, par exemple, le canton de Vaud en Suisse! »

« Neutralité suisse et solidarité européenne ». De Henri Stranner. Editions Vie, Lausanne 1959. Cité par Henri Rieben, op cit.

Pour en savoir plus:

www.dodis.ch La base de données des « Documents diplomatiques suisses ». Le XXIe volume, qui couvre la période 1958 à 1961, va sortir de presse le 26 mars prochain. Le professeur Antoine Fleury, coordinateur de la publication des documents diplomatiques suisses depuis 1975, est l’auteur de nombreux articles auxquels nous nous sommes référés.

Claude Altermatt, La politique étrangère de la Suisse, Collection Le Savoir suisse, 2003.

Roland Maurhofer, Die schweizerische Europapolitik vom Marshallplan zur EFTA 1947 bis 1960, Haupt, 2001

Henri Rieben, Un sentier suisse Le chemin européen, Fondation Jean Monnet pour l’Europe, 1992.

MAX PETITPIERRE Pour faire valoir la position de la Suisse dans l’Europe en pleine construction, le conseiller fédéral voyage plus que ne le veut la coutume très restrictive du Conseil fédéral. Ici en 1959, à Kloten.

FRIEDRICH TRAUGOTT WAHLEN Elu en 1959, il succède en 1961 à Max Petitpierre à la tête du Département politique. En 1962, il dépose à Bruxelles une demande de traité d’association à la communauté européenne, totalement oubliée aujourd’hui.

WINSTON CHURCHILL Au lendemain de son discours sur la nécessité de constituer «les Etats-Unis d’Europe», l’ancien premier ministre britannique rencontre les conseillers fédéraux Max Petitpierre et Walther Stampfli.

FEMMES SUISSES En 1957, le débat sur le droit de vote des femmes sur le plan fédéral s’enflamme. Après un essai avorté en 1959, elles ne l’obtiendront qu’en 1971.

POLICE Le parc auto croît, les autoroutes ne sont encore que des projets, mais la police met déjà un zèle certain à contrôler la conformité des véhicules.

TRANS-EUROP-EXPRESS Les premiers TEE relient la Suisse aux grandes capitales européennes. Ici, via le Gothard.

COMPTOIR SUISSE La foire lausannoise est une vitrine du dynamisme économique de la Suisse. En 1957, elle accueille le roi saoudien Ibn Abd al-Aziz.

MODERNITÉ Alors que les Suisses se dotent de réfrigérateurs, en Appenzell, des ouvriers livrent encore à l’ancienne des blocs de glace à la laiterie.

 * © L’Hebdo; 15.03.2007; Ausgaben-Nr. 11; Seite 32
50 ans d’Europe