Elections européennes: souhaitons le statu quo

Si elle pouvait influencer les élections européennes de ce dimanche, que devrait se souhaiter la Suisse ?

Levons une illusion: un trop gros poids des populistes dans le futur hémicycle de Strasbourg n’aidera pas nos affaires. Les nationalistes n’aiment pas les privilèges concédés à d’autres pays que le leur, et la Suisse, comme l’a montré une récente étude de la Fondation Bertelsmann, profite du marché unique plus que certains états membres !

Nous avons tout intérêt à un statu quo voire à un glissement à gauche. Le parlement européen fonctionne grâce à une ample majorité de chrétiens sociaux et de sociaux démocrates. Même s’ils ne sont de loin pas d’accord sur tout, les groupes du PPE, des socialistes et des Verts partagent un même idéal de faire avancer l’Union. Nos partis suisses sont connectés à ces grandes familles politiques de droite et de gauche. Ces liens nous sont utiles, ils permettent d’être informés et de faire remonter des messages. Une victoire écrasante des populistes nous priverait de ces contacts ou les rendrait moins opérants.

Mais pourquoi nous souhaiter que le parlement vire à gauche – ce qu’aucun sondage ne laisse penser compte tenu de l’affaiblissement des partis socialistes français et italiens ? Parce que ce qui sera essentiel pour nous, c’est la personnalité du nouveau président de la commission européenne. On s’attend à ce que le successeur de Jean-Claude Juncker soit Manfred Weber, tête de liste pour le PPE. Or ce Bavarois ne nous aime pas du tout. Il considère les Suisses comme des pique-assiettes. Il ne parle qu’allemand et anglais et n’a pas d’expérience gouvernementale. En face, le «Spitzenkandidat» des sociaux-démocrates, le néerlandais Frans Timmermans parle sept langues et a été ministre des affaires étrangères. Il a une plus grande expérience internationale et pourrait avoir plus de compréhension pour la position singulière d’un petit pays. Comme vice-président de la Commission, il a été un proche de Juncker et se souviendra des égards que le Luxembourgeois avait pour nous.

Mais, il se dit que les chefs d’Etat et de gouvernement pourraient vouloir choisir eux-mêmes le président de la Commission. Emmanuel Macron estime que le système des Spitzenkandidat a déçu. Ceux qui croient que le président français pourra imposer son point de vue misent sur Michel Barnier. En charge du Brexit, Barnier a beaucoup impressionné les Européens. Ce Savoyard connaît bien la Suisse, mais après s’être montré intransigeant avec les Britanniques, il risque d’être agacé par un Conseil fédéral qui semble ne pas savoir s’il veut ou non de l’accord-cadre, patiemment négocié pour fluidifier les relations entre la Confédération et les 27.

Dans tous les cas, ce que nous devons nous souhaiter en ce dimanche de vote continental, c’est que les élus soient déterminés à préserver la qualité de vie des Européens, c’est-à-dire de donner un cours plus social, environnemental et démocratique à l’UE, et que, galvanisés par la perspective de tenir tête aux Américains, aux Russes et aux Chinois, ils se souviennent que les Suisses partagent avec eux une communauté de valeurs et de destin. Il serait injuste de nous traiter comme n’importe quel état-tiers alors que nous sommes la meilleure preuve historique que le mariage de minorités culturelles et linguistiques dans un plus grand ensemble peut fonctionner durablement.

La vague souverainiste ne sera peut-être pas celle que l’on croit

Les populistes sont annoncés vainqueurs le 26 mai prochain. Décortiquons cette prophétie autoréalisatrice. Les résultats promettent d’être un peu plus complexes.

La vague populiste emportera-t-elle le Parlement européen ? Ce serait une drôle de manière de fêter les 40 ans de son élection au suffrage universel. On devrait avoir la réponse à la grande interrogation de l’année d’ici deux petites semaines.

En attendant déconstruisons un peu ce grand fantasme. Tout d’abord « populiste » est un mot fourre-tout qui recouvre toutes sortes de partis différents dont le seul point commun et la critique envers Bruxelles. Et encore : l’Europe n’a pas l’exclusivité du populisme, la preuve par l’Américain Trump et le Brésilien Bolsonaro. Le populisme est surtout une méthode pour parvenir au pouvoir.

Même s’ils prisent les conférences de presse communes et les photos de famille, les populistes ont rarement les mêmes intérêts. Prenez la question des migrants, leur thème fétiche : l’Italien Salvini veut qu’ils s’installent ailleurs dans l’Union, son ami hongrois Orban ne veut pas en accueillir un seul. Quant au chancelier autrichien Kurz, il tire à boulets rouges sur la dette italienne, qui s’envole depuis que le Mouvement 5 étoiles et la Lega dirigent le gouvernement.

On peut donc parier que s’ils parvenaient nombreux dans les travées du Parlement, les populistes peineraient à réorienter concrètement la politique européenne. Leur pouvoir de nuisance risque d’imploser dans leurs divergences.

L’hémicycle de Strasbourg, justement. Au fil des traités, il a certes gagné en importance. Mais ce n’est pas lui qui a le plus de poids dans la machinerie communautaire, ni même la Commission toujours pointée du doigt comme trop dominatrice, c’est le Conseil européen, l’institution qui regroupe les chefs d’Etat et de gouvernement, qui détient le vrai pouvoir.

Depuis la crise financière de 2008, dans la foulée des multiples plans de sauvetage de l’euro, le Conseil européen s’est imposé comme l’organe dirigeant l’UE. On est là au cœur du problème : par analogie avec ce qui se passe dans les pays, on désigne la Commission comme l’exécutif et on lui prête la capacité à décider et à imposer d’un chef de gouvernement. Or, la Commission ne peut dicter sa loi aux 27 chefs d’Etat et de gouvernement qui composent le Conseil européen. Ecueil supplémentaire, sur tous les sujets chauds, le Conseil décide à l’unanimité, autant dire que la paralysie est inscrite dans les traités. Pour bouger, le Conseil devrait voter selon la règle de la majorité, mais cette réforme, maintes fois évoquée pour développer l’efficience de l’UE, reste dans les tiroirs.

Tel est le paradoxe des élections européennes de 2019 : le souverainisme devrait y triompher, alors qu’il paralyse déjà l’UE depuis une décennie. Depuis la crise financière, l’UE est parvenue à sauver ce qui existait (l’euro), mais n’a guère trouvé les moyens de développer ce qu’il faudrait (des politiques communes en matière sociale, budgétaire, fiscale, environnementale,…).

La victoire des populistes aux élections européennes tient autant de la prophétie autoréalisatrice que du réflexe pavlovien : il y a eu des vagues nationalistes dans les états, donc il y en aura une au niveau européen. Selon les sondages, le vote du 26 mai se caractérise par de fortes incertitudes :

  • Le taux de participation : il y a cinq ans, plus d’un électeur sur deux ne s’était pas exprimé. Les campagnes de mobilisation citoyenne, lancées par Bruxelles, auront-elles un effet ?
  • L’implosion des partis politiques traditionnels. Dans de grands pays comme l’Italie ou la France, pourvoyeurs de grosses députations, les citoyens, ont perdu leurs repères traditionnels, à gauche comme à droite. Pour qui vont-ils glisser un bulletin dans l’urne cette fois-ci ? En Italie, le parti en tête des intentions de vote est celui des « sans opinion », suivi par La Lega de Salvini. En France, la République en marche va-t-elle rééditer ses succès de 2017 ?
  • L’angoisse climatique. Quel sera l’impact des manifestations contre le réchauffement climatique, un enjeu qui oblige à imaginer des solutions supranationales ? Vont-elles amener aux urnes les jeunes générations ? Vont-elles profiter aux partis écologistes ?

Le contexte géopolitique est particulièrement troublé. Ce mois de mai 2019 est le premier vote des autres Européens depuis le Brexit. Les mésaventures des Britanniques depuis 2016 ont renforcé le sentiment d’appartenance à l’UE dans tous les pays membres. Les rodomontades russes et américaines, de même que l’affirmation de la toute puissance chinoise, ont-elles soudé plus encore les Européens ou ne fortifient-elles qu’un sentiment de déclin inéluctable qu’exploitent les populistes ? Les élections européennes seront-elles une addition de scrutins nationaux ou l’expression d’une volonté continentale ?

L’obsession souverainiste est peut-être la chose la mieux partagée par les anti et les pro-européens. La divergence ne porte que sur l’échelle d’exercice du pouvoir : à l’intérieur de frontières obsolètes ou par-dessus.

 

Article paru sur le site de Bon pour la tête le 14 mai 2019:

https://bonpourlatete.com/actuel/la-vague-souverainiste-lors-des-elections-europeennes-ne-sera-peut-etre-pas-celle-que-l-on-croit

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’Italie dans la zone euro, un boulet ou un aiguillon?

un an des élections européennes s’ouvre une fenêtre d’opportunité pour redonner du pouvoir d’achat aux Italiens… mais aussi aux autres Européens. Avec un peu de chance et de volonté, l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement «legastellato» pourrait ne pas être la catastrophe annoncée et redoutée par les experts financiers.

La couverture du Spiegel est graphiquement très réussie. Un spaghetto pendouille d’une fourchette et termine avec un nœud de pendu. Elle illustre la crainte allemande de voir le nouveau gouvernement italien «legastellato» – contraction de la Ligue et du Mouvement 5 étoiles – forger, par des politiques non conventionnelles, la corde pour se pendre et entraîner dans son agonie toute la zone euro.

 

Too big to fail

Cette grande peur des partenaires européens met les Italiens sous pression, mais elle dit aussi autre chose de la construction communautaire – et qui est souvent sous-estimé dans les analyses: quand on fait marché commun et monnaie commune, tout est dans tout, on se tient par la barbichette, si je tombe, tu tombes. Dans le langage post crise financière de 2008, cela signifie: l’Italie est too big to fail, trop grande pour faire faillite, trop importante pour se déclarer en rupture de paiement de ses dettes. Si ses partenaires européens lui mènent la vie trop dure, s’ils se montrent trop intransigeants et ne comprennent pas qu’il faut d’urgence redonner du pouvoir d’achat aux Italiens, alors ils seront également éclaboussés, pris dans la tourmente, et se créeront des problèmes chez eux. Les banques italiennes détiennent environ 30 % des prêts à risques en Europe. Et les banques allemandes et françaises possèdent, elles, environ 27% de la dette italienne. L’interdépendance est plus serrée qu’on ne le croit, surtout parmi les pays membres fondateurs de l’UE, liés par 60 ans d’échanges commerciaux de plus en plus denses. Elle crée des obligations, une sorte de devoir d’assistance, quels que soient les états d’âme.

Une puissance industrielle 

C’est le moment de rappeler certains chiffres. L’Italie est la troisième économie de la zone euro, derrière l’Allemagne et la France, qui sont ses principaux fournisseurs et vers lesquels elle exporte en priorité. A force de constater que la croissance transalpine est faible, on oublie que le pays est encore et toujours une puissance exportatrice, dans le top ten mondial: elle est précisément neuvième (derrière la Chine, les Etats-Unis, l’Allemagne, le Japon, le Royaume-Uni, la France, les Pays-Bas, et la Corée). Avec 16% de son PIB réalisé dans le secteur secondaire (machines et équipements, agroalimentaire, métallurgie et textile-habillement), elle est la deuxième puissance industrielle européenne après l’Allemagne. Le solde des échanges de biens entre l’Italie et le reste du monde est excédentaire depuis 2012 et ne cesse de croître. Mais cette performance ne suffit pas à inscrire la croissance italienne (1,5% en 2017) dans la moyenne de la zone euro (2,5%). La preuve que c’est bien la consommation intérieure qui pèche.

L’héritage des tricheries 

Comment redonner du pouvoir d’achat aux Italiens? Le pacte de gouvernement prévoit d’assouplir la fiscalité, de créer un revenu de citoyenneté de 780 euros. Il a abandonné l’idée de sortir de l’euro – une perspective agitée comme un hochet ces dernières années par la Lega. Arrêtons-nous sur ce fantasme irréalisable, sauf à achever de ruiner les Italiens (qui rejettent d’ailleurs largement cette option dans les sondages). La Grande-Bretagne tente péniblement de s’extraire de l’Union, mais elle n’a pas à gérer le problème de sa monnaie, puisqu’elle avait conservé sa livre sterling. Matteo Salvini et les siens proposaient un chemin inédit, mais encore plus périlleux: sortir de la zone euro, mais pas de l’UE. Compte tenu de l’imbrication de l’économie italienne dans le marché unique, la possibilité de dévaluer la lire pour gagner un avantage compétitif et de nouvelles parts de marchés relève de l’utopie. La volonté de «sortir de l’euro» est un slogan derrière lequel se cache une vérité: oui, en passant à la monnaie unique, les Italiens ont perdu du pouvoir d’achat. Mais ce que la Lega et les nostalgiques de la lire ne reconnaissent pas, c’est que les dévaluations compétitives de la lire dans les années 1980 étaient une sorte de tricherie, un expédient pour tenter de renouer avec la formidable croissance des années d’après-guerre (6% par an), alors que le pays aurait dû mener des réformes pour enrayer les effets de la cartellisation du pouvoir entre démocratie-chrétienne et parti communiste, avec leur lot de prébendes.

Le prix de l’instabilité 

La Constitution italienne a 70 ans et a été utilisée par une soixantaine de gouvernements. Cette instabilité chronique tenait à la difficulté de nouer des compromis entre droite et gauche. Du coup, tout le monde recevait un peu pour satisfaire sa clientèle électorale. Cela a fini par coûter très cher.

La mafia est un problème européen

Dans l’évaluation des malheurs qui accablent la péninsule depuis trop longtemps, un autre point est occulté. On note que la dette équivaut à 130 % du PIB et, la donnée étant récurrente, on se dit que les Italiens ne font guère d’efforts pour la faire reculer. C’est là qu’il faut se souvenir que l’économie souterraine pèse environ 10% du PIB. En clair, si ce que produit la mafia chaque année était fiscalisé, l’Italie aurait de bien meilleurs comptes publics.

Dans une optique européenne, ce problème de la mafia est encore pire que celui des migrants. Les autres membres de l’UE savent que la pression migratoire venue d’Afrique les concerne tous, même s’ils sont contents de déléguer le «sale boulot» de premier accueil et d’expulsions à l’Italie. Pour ce qui touche la mafia, ils croient encore qu’il s’agit d’un phénomène circonscrit au Sud de la Botte. Ils refusent de voir que les tentacules de la pieuvre sont actives dans leurs propres pays. Une prise de conscience est urgente: il n’y a pas qu’entre Naples et Palerme que les parrains gèrent le marché de la drogue, blanchissent leurs profits, se substituent aux banques comme prêteurs et gangrènent les activités des PME comme des grands groupes. Ce cancer est aussi le leur. Comme dans le cas de l’optimisation fiscale des multinationales, les membres de l’UE doivent agir de concert pour être efficaces.

C’est là que le profil du professeur Conte, inattendu premier ministre du gouvernement jaune-vert, possède une caractéristique intéressante. Comme le président de la République Sergio Mattarella (sicilien dont le frère a été assassiné par Cosa Nostra), Conte est un homme né au Sud, qui connaît l’emprise écoeurante des mafias. Quant à Luigi di Maio, désormais vice-président du Conseil, il est de Naples. Le Mouvement 5 étoiles a justement réalisé ses meilleurs scores dans les régions sous contrôle mafieux, où les populations ne savent plus à quel saint, ou quel parti, se vouer pour que cela cesse. Quand les 5 étoiles vitupèrent la corruption et jurent de l’endiguer, ils ne pensent pas qu’à la caste politicienne – que leurs alliés de la Lega ont spécialement dans le viseur – mais aussi, surtout, aux organisations criminelles.

Trois des plus hauts personnages de l’Etat ayant expérimenté personnellement les méfaits des mafias, cela constitue une première en Italie. Celle-ci pourrait significativement faire tomber les œillères des autres Européens sur le phénomène.

Quoi qu’il en soit, l’urgence pour l’Italie, comme pour la zone euro, est de travailler sur l’augmentation du pouvoir d’achat par des politiques de redistribution ciblées ou des allègements fiscaux.  Les élections européennes ont lieu dans moins d’un an. Compte tenu des résultats électoraux nationaux, le risque existe que le Parlement se retrouve avec une majorité d’eurosceptiques. Les gouvernements se doivent de démontrer que l’UE n’est pas un carcan de règles d’orthodoxie budgétaire imposées par Bruxelles ou Berlin, mais un espace de prospérité et de libertés qui profitent à tous. Il faut que les citoyens puissent le mesurer concrètement, et rapidement, dans leurs poches. L’Italie n’est pas le seul état où les déçus et les laissés pour compte finissent par se venger dans les urnes des promesses de lendemains meilleurs non tenues par les partis traditionnels, en votant pour l’extrême-droite et les souverainistes.

La croissance économique enfin retrouvée dans la zone euro est à la merci des pitreries protectionnistes de Donald Trump.  L’Italie n’est pas le seul état-membre où un petit boost de la consommation des ménages serait opportun.

Après des mois d’instabilité électorale en France, en Allemagne et en Italie, et avec la nouvelle donne en Espagne, s’ouvre une fenêtre d’opportunité. Emmanuel Macron dispose désormais d’alliés à Rome et à Madrid pour convaincre Angela Merkel de faire preuve de plus de souplesse budgétaire. A quoi servira le respect des règles du pacte de stabilité si un Parlement européen majoritairement peuplé d’eurosceptiques se met à déconstruire les acquis des politiques de convergence et d’harmonisation de ces deux dernières décennies?

Aide l’Italie et le ciel t’aidera toi aussi

Il y a certes en Europe une poussée d’idéologie illibérale inquiétante, parce qu’elle nie les fondements démocratiques de l’Union, et dont Matteo Salvini, vice-président du Conseil italien, est désormais un puissant représentant. Mais l’échelon européen est souvent celui du pragmatisme, seul point commun de gouvernements aux équilibres partisans fort divers. Dans les mois à venir, si le tandem franco-allemand parvient à jouer son rôle de moteur, et si les têtes les plus brûlées du gouvernement Conti s’abstiennent de déclarations fracassantes, ce sera donc: aide l’Italie, et le ciel t’aidera toi aussi.

Article paru sur le site Bon pour la tête:

https://bonpourlatete.com/actuel/l-italie-dans-la-zone-euro-un-boulet-ou-un-aiguillon

Le destin des populistes anti-système au cœur du pouvoir

Rome, le nouveau président de la Chambre des députés, le 5 étoiles Roberto Fico, a fait sensation en montant dans un bus pour se rendre au Parlement. Ce geste anti-caste a inspiré à notre chroniqueuse un petit comparatif entre nos populistes UDC et leurs cousins transalpins sur leur manière d’appréhender le pouvoir.

Dominique de Buman prenant le tram pour rejoindre le Palais fédéral… En Suisse, la scène serait d’une banalité tellement courante que l’on ne peut même pas être sûr qu’elle serait prétexte à un selfie de la part d’un quidam bernois. Mais à Rome ce lundi 26 mars, le fait que Roberto Fico, élu président de la Chambre des députés samedi, monte dans un bus pour se rendre de la Gare de Termini au Palais de Montecitorio, a fait sensation. D’autant que le troisième personnage de l’Etat italien est flanqué d’une escorte. Photo à l’appui, son parti, le Mouvement 5 étoiles, y voit un tournant: «Le parlement ne sera plus le symbole de la caste», titre le blog de la formation parvenue en tête des élections, avec 32,6% des voix, le 4 mars dernier.

La lutte contre la caste, les élus et leurs privilèges, c’était le fond de commerce des 5 étoiles. Leurs résultats électoraux les obligent à assumer leurs responsabilités et à s’institutionnaliser: même à titre temporaire, dans l’attente d’une nouvelle loi électorale et de nouvelles élections, difficile d’imaginer une coalition gouvernementale sans eux.

Là encore, le parallèle avec la situation suisse est intéressant. L’UDC représente elle aussi un – petit – tiers de l’électorat. Avec son credo anti-système martelé depuis 25 ans, elle apparaît désormais à l’avant-garde des partis populistes européens. La participation au gouvernement a-t-elle tempéré ses ardeurs populistes? L’UDC dispose depuis 2015 de deux élus au Conseil fédéral certifiés idéologiquement d’origine par elle. Néanmoins la présence d’Ueli Maurer et de Guy Parmelin aux séances n’a entamé en rien la litanie des reproches que le parti blochérien adresse au gouvernement. Celui-ci serait encore et toujours en train de préparer une «adhésion rampante» à l’Union européenne.

Cette critique, réitérée lors du congrès de l’UDC samedi dernier, laisse songeur: le duo Maurer-Parmelin n’aurait-il aucun poids sur le collège? Ou se serait-il rallié, faute d’arguments pertinents à lui opposer, à la stratégie décidée par les 5 autres ministres? A quoi cela sert-il de se battre pour avoir deux élus au Conseil fédéral si le parti n’en retire aucune influence sur le sujet qu’il juge le plus vital pour la Suisse?

Leader des 5 étoiles, Luigi Di Maio est fortement pressenti pour devenir, après la pause pascale et quelques tractations supplémentaires, président du Conseil italien. Saura-t-il faire du mouvement créé par le vociférant Beppe Grillo un parti gouvernemental, compétent et fiable?

L’expérience suisse montre les limites de l’intégration des populistes au plus haut niveau du pouvoir exécutif. Le duo Maurer-Parmelin respecte a minima le principe de collégialité. Ueli Maurer s’est même permis quelques coups de canif. Surtout, hors leurs propres dossiers, ces deux ministres ne s’impliquent pas dans la défense des prises de position du collège, ils ne s’affichent jamais en contradiction avec leur parti.

Au pouvoir, le mouvement 5 étoiles aura moins de latitudes que nos deux compères pour jouer les faux-fuyants. Il devra être à la hauteur des espoirs qu’il a lui-même soulevé. Dans les palais romains datant de la Renaissance qui servent de décor à la politique italienne, le train de vie de la caste a déjà bien été revu à la baisse. L’intégrité ou encore l’humilité telle que la prône le populaire pape François sont certes des valeurs importantes dans un pays qui étouffe sous le faste du passé. Mais, après plus de dix ans de stagnation économique, ce que les Italiens veulent avant tout, ce sont des jobs pour les jeunes et du pouvoir d’achat pour tous. Ce qu’ils attendent de leurs parlementaires, ce n’est pas qu’ils se déplacent en bus plutôt qu’en voiture dans le centre de Rome (de toutes façons inadapté à la densité du trafic), mais qu’ils soient efficaces et rapides lorsqu’ils siègent dans les travées du Parlement, qu’ils ne perdent pas de temps en vains palabres, en «combinazione», et en coups de communication sur les réseaux sociaux. On n’en est encore loin.

L’Italie entre illusions perdues et désespoir européen

 

Il n’y a plus d’Europe des nations, quoi que prétendent les nationalistes. Il n’y a plus de petits espaces refermés sur eux-mêmes, imperméables à ce qui survient par delà leurs confins. L’abolition des frontières commerciales, la création du marché unique, l’instauration d’une monnaie commune ont liés les pays de l’UE entre eux dans une profonde interdépendance de faits, que les souverainistes refusent pathétiquement de considérer. Ce qui se passe chez les partenaires concerne tous les membres du club, a des effets sur leur propre capacité à agir ou avancer dans la résolution des problèmes. La construction européenne passe pour un chef d’œuvre de technocratie, mais c’est une vue très partielle et partiale des forces qui la travaillent: l’UE est chaque jour un peu plus un espace public, collectivement influencé par des échéances politiques nationales.

Ainsi, depuis septembre dernier, toute l’Europe a eu les yeux rivés sur Berlin et les incroyables difficultés endurées par Angela Merkel pour obtenir une coalition gouvernementale. Sa réussite ou son échec étaient jugés cruciaux pour tous les partenaires de l’Allemagne. Dimanche matin, lorsque la base du SPD a donné son feu vert à la GroKo (Grosse Koalition), des soupirs de soulagement ont dû se faire entendre à Bruxelles, à Paris et dans toutes les capitales.

Entre Mission Impossible et illusions perdues

Répit de courte durée. A peine une petite demi-journée. Sur le coup des 23 heures, les premiers sondages sortis des urnes donnaient le Mouvement 5 étoiles en tête des élections italiennes, scellant l’écroulement du Parti démocrate, leader de la coalition au pouvoir à Rome depuis 2013.

C’est comme si Angela Merkel avait filé la cassette de Mission impossible à Sergio Mattarella. Pour la première fois depuis sa propre très laborieuse élection en 2015, le président de la République italienne est en charge de gérer un imbroglio électoral inédit: un mouvement anti-système en tête, des partis traditionnels gouvernementaux de droite ou de gauche blackboulés, une extrême droite anti-immigrés en pleine forme, et quelques petites formations intransigeantes qui monnaieront cher le ralliement de leurs députés ou sénateurs à une coalition susceptible d’obtenir une majorité dans les deux Chambres.

On ne peut pas comprendre cet éparpillement des forces en trois blocs, dans une démocratie pourtant fortifiée par maintes crises passées, sans le situer dans une perspective européenne.

Les illusions perdues des Italiens, gavés de promesses électorales jamais vraiment tenues, marquent aussi une déception par rapport à une Europe protectrice, qu’ils ont longtemps considérée comme un rempart contre leur propre impuissance et leur propension séculaire pour les divisions. Roma ladra, Rome était une «voleuse», mais ce n’était pas si grave, puisque l’UE offrait d’une part un cadre législatif lointain, propice au dynamisme des régions du Nord et du Centre, et, d’autre part, tant de subventions au Sud, chroniquement malade.

La résurgence d’un fascisme décomplexé

Les membres de l’UE n’ont pas voulu/su aider les Italiens dans la gestion de la crise migratoire. A l’exception de l’Allemagne, ils ont refusé d’en partager le fardeau comme si la géographie pouvait justifier que la péninsule s’en charge seule et à perpétuité. Résultat, une explosion de discours et d’actes racistes, et même la résurgence d’un fascisme décomplexé («Casa Pound» met d’intimidants autocollants «Ici habite un antifasciste» sur la porte de ses adversaires). Les Européens après s’être bandé les yeux seront malvenus de se boucher le nez.

La migration est un de ces problèmes majeurs du XXIe siècle qui requière des solutions supranationales, c’est-à-dire, pour le Vieux Continent, imaginées et mises en œuvre à l’échelle européenne. Il devient urgent de changer les règles Dublin sur le premier pays d’accueil, et sur la possibilité de débarquer en avion pour déposer une demande d’asile ou de séjour plutôt que rançonnés par des passeurs sans scrupules. Si l’UE ne parvient pas à gérer collectivement la crise migratoire, le score canon des 5 étoiles ne fera que préfigurer celui des autres mouvements populistes dans maints pays membres. Trois blocs de poids électoral à peu près équivalent, c’est un défi pour les démocraties fondées sur la règle de la majorité (50+1). Il vaudrait mieux éviter la contamination de l’ingouvernabilité.

Dépression démographique

L’autre mamelle du chaos actuel est l’économie. Après une décennie de crise financière, l’UE se targue d’avoir globalement renoué depuis 2014 avec une croissance forte et durable, supérieure à celle du Japon ou des Etats-Unis. Le hic, c’est que la plupart des Italiens n’en ont pas vraiment vu la couleur. En dépression démographique, la péninsule tarde à «repartir», comme le promettait Matteo Renzi, lorsqu’il devint à la hussarde premier ministre. L’effet des réformes, comme celle du code du travail, reste ténu.

Les jeunes paient un lourd tribut: chômage, précarité ou exil. Or, dans un pays qui a peu d’enfants, leur sort importe plus aux aînés, à leur tour déprimés, et donc peu portés à dépenser leur épargne, et donc à vivifier la croissance. Au sentiment de ne pas profiter comme les autres pays de l’embellie s’ajoute, dans ces générations de seniors, le souvenir douloureux du passage à l’euro, qui avait déjà passablement rogné leur pouvoir d’achat.

A coup de dévaluations compétitives de la lire, l’Italie a longtemps vécu à crédit et entretenu le mythe du miracle économique de l’après-guerre. A cause du cadre européen, elle s’est forcée à plus de vertu, parce que, troisième économie du marché unique et puissance industrielle renommée, il était inenvisageable qu’elle n’entre pas dans la zone euro. Mais elle l’aura payé cher, depuis ses premiers efforts pour être qualifiée dans les années 1990 à aujourd’hui.

Mussolini précéda Hitler. Berlusconi annonçait Trump

Dans ce contexte, le bouc émissaire européen a bon dos, mais il ne peut ignorer que la persistance de la crise sociale en Italie signale un problème de fond qui mine toutes les démocraties: l’absence de mécanismes de redistribution solides qui empêchent les sans-emplois de sombrer dans la pauvreté. Contraints à l’austérité budgétaire pour rembourser leurs abyssales dettes, les gouvernements européens ont drastiquement réduit les dispositifs d’aide sociale. Il serait temps d’inverser la tendance. Le développement de l’Etat providence, après-guerre, se voulait un rempart contre la précarité qui avait fait le lit du fascisme et du nazisme. Toute préoccupée de plaire aux marchés et aux instituts de notation financière, l’UE aurait-elle oublié ce fondement de son histoire?

En matière de reconfiguration du paysage politique, l’Italie aura été souvent une pionnière, malgré elle. Mussolini précéda Hitler. Berlusconi annonçait Trump, et les sécessionnistes de la Lega Nord les autonomistes catalans.

Naguère, on disait le clientélisme roi dans la Péninsule, héritier laïc du népotisme papal. Le clientélisme avait été sérieusement ébranlé par «Mani Pulite», il y a 25 ans déjà, qui conduisit à la disparition de la démocratie-chrétienne et du parti communiste, piliers de la République depuis la fin de la guerre et du fascisme. Désormais, dans un pays nostalgique de son formidable essor économique des années 1960, c’est le consumérisme qui règne. Un consumérisme exalté, exacerbé par les litanies publicitaires des chaînes de télévisions privées, et qui s’étend au champ politique.

Anti-ceux-qui-ont-eu-l’occasion-de-faire-leurs-preuves-mais-ont-déçu

Dans les urnes, l’issue de ce week-end était attendue, agitée comme un avertissement depuis l’arrivée fracassante de Beppe Grillo et de ses invectives contre la caste politique. Après avoir voté massivement pour la droite, puis pour la gauche, les Italiens ont décidé d’essayer 5 étoiles, le mouvement anti-système, donc anti-ceux-qui-ont-eu-l’occasion-de-faire-leurs-preuves-mais-ont-déçu, ils votent pour un Di Maio qui n’a pas encore failli, après avoir cru à Berlusconi, puis à Renzi. Il y a dans ce choix du dépit, de la rage, et un faible espoir que, cette fois-ci, l’homme qui se dit providentiel le soit. Cela tient de la pensée magique, mais cela a l’air de marcher chez le voisin français.

La tentation du neuf par rapport aux anciens, cela rappelle en effet le succès du Mouvement en marche d’Emmanuel Macron, avec un horizon idéologique bien sûr très différent, mais une promesse identique: nous, nous n’allons pas gouverner comme les autres, nous, nous serons plus en phase avec les citoyens et leurs besoins réels. Sauf que c’était déjà une des postures de Matteo Renzi. Le wonderboy florentin s’est employé à mettre à la casse les vieux caciques de la classe politique, semant ainsi les germes de la division de la gauche, qui lui ont fait perdre ces élections 2018, malgré un bilan gouvernemental honorable.

Une improbable résilience

Il est trop tôt pour dire dans quels délai et configuration le président Sergio Mattarella réussira à introniser un nouveau gouvernement. Sachez qu’en italien la GroKo allemande se dit larghe intense (littéralement: larges ententes). Durant la législature 2013-2018, l’alliance forcée et contre-nature du parti démocrate et de «Forza Italia» a survécu à trois changements de premier ministre et au bannissement parlementaire de Silvio Berlusconi.

L’exemple de cette improbable résilience va guider Mattarella. Qui dispose toutefois d’autres cartes dans sa manche. La première est classique: la République a déjà connu maints gouvernements dits techniques, composé d’experts. Si les leaders des partis refusent de s’entendre, des technocrates seront provisoirement mis au pouvoir (en attendant des élections anticipées aux résultats encore plus aléatoires). La seconde est plus inattendue: le parti anti-système qui vient de se hisser en tête veut devenir le système. Contrairement à Beppe Grillo son créateur, son actuel leader Luigi Di Maio veut gouverner – une ambition qui devrait le rendre souple et raisonnable.

Austère et pragmatique

En sa qualité de «plus jeune vice-président de la Chambre des députés», ce trentenaire a accompli ses classes institutionnelles, lui qui n’a aucun diplôme et une expérience professionnelle limitée. Il a déjà mis de sérieux bémols au discours antieuropéen de Grillo. L’étalage des difficultés du Brexit a d’ailleurs vacciné beaucoup d’Italiens contre la perspective vengeresse d’une sortie de l’euro. Au surplus, dans son positionnement ni de gauche, ni de droite, le Mouvement 5 étoiles se targue d’être pragmatique.

Entré en politique à la suite de l’assassinat par la mafia de son frère, Mattarella est un homme austère, très soucieux de la dignité des institutions qui lui ont été confiées. Quoi de plus naturel pour un spécialiste de droit constitutionnel! Les Européens connaissent peu ce Sicilien de 76 ans. Mais dans le bruyant chaos romain qui va s’installer pour quelques semaines, il est leur plus sûr allié. Lui se fera un devoir de ne pas les décevoir.

Article paru sur le site Bon pour la tête:

https://bonpourlatete.com/chroniques/l-italie-entre-illusions-perdues-et-desespoir-europeen

Ni droite ni gauche mais européen?

En Allemagne, la « Grosse Koalition » est à nouveau scellée. En Italie, le gouvernement de « larghe intese », qui mariait le PD à Forza Italia, aura duré, contre toutes attentes, une législature entière. En France, Macron a brouillé les clivages gauche/droite et fait campagne en Européen résolu.

D’où ma question: avec le temps, la dimension supranationale européenne obligeant à gouverner de manière plus technique qu’ idéologique ne favorise-t-elle pas des gouvernements au centre, mélanges de partis de droite et de gauche à la marge de manoeuvre de plus en plus restreinte?  Et celle-ci: le profil brouillé des partis historiques classiques se fait-il  vraiment au détriment des citoyens? Les partis extrémistes au discours simpliste progressent certes, mais perdent de leur superbe dès qu’ils se mettent à exercer une parcelle de pouvoir (voir le Mouvement 5 étoiles en Italie).

Le choix serait-il à l’avenir entre une gouvernance efficace de centre gauche ou de centre droite?  Un peu à la Suisse?

Je reformule encore: est-ce si grave que les clivages se brouillent quand le socle des valeurs européennes, humanistes et républicaines, est commun?