Trois ans pour rien

Trois ans après le vote du 9 février 2014 sur l’initiative « contre l’immigration de masse », la Suisse apparaît recroquevillée dans une impasse, en ayant verrouillé elle-même toute issue de secours.

Les outils de pilotage pour savoir où et comment les immigrés prennent – ou prendraient – la place des travailleurs indigènes font toujours défaut. Impossible de se convaincre que l’on maîtrise un tant soit peu les flux migratoires qu’une majorité a souhaité dompter. Le solde migratoire a reculé en 2016 pour la troisième année consécutive, mais c’est comme si personne n’avait rien remarqué, comme si le fait de passer de 80 000 à 60 000 n’était qu’une pure abstraction statistique.

Trois ans après leur courte victoire, les vainqueurs restent toujours aussi frustrés et mécontents. Et toujours aussi incapables de trouver la voie d’un compromis avec les autres forces politiques. Leur impuissance témoigne de la fausseté de leur promesse pendant la campagne: contingenter l’immigration tout en maintenant les autres accords bilatéraux avec l’UE. La vérité est que l’UDC a menti au peuple, mais qu’une certaine culture démocratique molle peine à lui reprocher cet authentique scandale. Pourtant, en démocratie, la victoire donne aux vainqueurs quelques responsabilités et obligations.

La détestation de l’UE est à son comble, elle est devenue le plus petit dénominateur commun entre tous les partis. Certes l’UE n’affiche guère de grandes percées qui la rende follement aimable, elle endure les revers comme le Brexit – ou l’impossibilité de coordonner sa politique d’asile – avec un stoïcisme qui frise le masochisme. Elle reste pourtant notre meilleure option de partenaire diplomatico-commercial. Pour des raisons géographiques, historiques et éthiques. La bonne entente avec l’UE vaut mieux pour un petit pays comme le nôtre que la logique des rapports de force chère à Trump et à Poutine, ou l’illusion de la franche camaraderie chinoise.

Il faudra expliquer un jour comme la Confédération, jadis si pragmatique, s’est retrouvée dans cette impasse, où elle attend que tombe la guillotine des prochaines initiatives de l’UDC, sans même tenter une manoeuvre d’esquive. Une soumission de moutons, le reniement de ses propres valeurs,  un abyssal manque de courage, l’absence de clairvoyance, le mépris de son histoire

Brexit: tant de questions mais aussi des espoirs

L’ « inenvisageable » va devoir être envisagé par Bruxelles et les 28, ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle.

L’UE a trop tergiversé dans la recherche de nouveaux équilibres économiques, politiques et sociaux.

Le risque de Brexit n’a pas rendu les leaders politiques de l’UE courageux. Peut-on espérer maintenant un saut qualitatif dans l’action?

Le Royaume-Uni avait adhéré au marché commun, il quitte l’Union européenne. Va-t-il vouloir rester dans le marché unique? Ou va-t-il se contenter d’une union douanière sur le modèle turc ? Cette question essentielle du « day after » n’a pas vraiment été discutée pendant la campagne : quel type de colocation institutionnelle entre les 27 et le Royaume-Uni va-t-on pouvoir instaurer? Cette question intéresse hautement la Suisse, qui a eu droit, depuis son refus de l’Espace économique européen en 1992, à du « sur-mesure ». Un « sur-mesure » très chronophage dont l’UE s’est lassée au point de demander un accord institutionnel permettant de régler de manière simple, sûr et prévisible, la gestion des différents dans l’interprétation des accords bilatéraux.

Vu de Suisse, ce vote du 23 juin 2016 a un furieux parfum de 9 février 2014. Bruxelles est devenue le bouc émissaire des impuissances des gouvernements nationaux. Quand Trump sera élu, on ne pourra pas dire que c’est à cause de Bruxelles ? On verra alors à quel point la mondialisation, mal gérée, a fait le lit du populisme. Le vrai problème est les inégalités, qui nourrissent les frustrations ! Sacré chantier.

La Suisse va-t-elle tomber dans un angle mort? Bruxelles peut-elle encore différer la négociation – gelée le temps de la campagne du Brexit – avec la Confédération? On peut le redouter. Mais, compte tenu des difficultés économlques et des pertes de croissance que le Brexit va générer, l’UE n’aura peut-être pas envie de fragiliser un autre pan de relations économiques sommes toutes profitables aux deux parties.

S’il est vrai que l’Europe unie est née des crises, et s’est développée grâce à elles, alors on va être servi ! Peut-on espérer être surpris en bien? Il est temps pour les leaders européistes inventifs de sortir du bois, avec humilité et créativité! 

Publié le 24 juin 2016

Réformer l’Europe, quelques pistes

Construction européenne : quels buts pour quel avenir ? Le texte de mon allocution lors du 13ième dialogue européen, organisé à la Fondation Jean Monnet, à l’Université de Lausanne.*

C’est aussi une position périlleuse que de s’exprimer sur la construction européenne comme journaliste alors que de très éminents politiciens qui ont été en charge des affaires vont prendre la parole.

Je m’y sens toutefois autorisée par un souvenir que j’aimerais partager avec vous.

Je me souviens d’une autre soirée d’échanges organisée par la Fondation il y a quelques années en présence de Bronislav Geremek, son regretté président, qui était aussi historien.

Au cours de la discussion, nous avions convenu que l’Union européenne gagnerait à être racontée autrement, qu’il fallait surpasser les histoires nationales, trouver un nouveau storytelling, comme on ne disait pas encore. Cette conviction ne m’a plus quittée, elle m’habite.

C’est bien un devoir de journaliste que de rendre compte mais aussi d’approfondir, de raconter une histoire, l’histoire en marche et de dresser des perspectives, mais aussi, parfois, de renverser les perspectives, de donner à voir la réalité sous un autre angle, de défaire les éléments de langage des communicants, de simplifier pour provoquer, d’approcher une vérité plus civique qui sert les citoyens.

C’est également une posture étrange que de formuler des propositions, des pistes de réflexion pour réformer l’Union européenne alors que la Suisse n’en fait pas partie.

Lorsque je suis sommée d’expliquer comment ô grands dieux j’ose encore être partisane de l’adhésion de la Suisse à l’Union européenne, je réponds ceci :

Mon engagement remonte aux négociations sur la création d’un Espace économique européen, idée lancée par Jacques Delors, en janvier 1989, alors que personne n’imaginait que le Mur de Berlin allait tomber quelques mois plus tard.

J’ai alors acquis la conviction que ce n’est qu’en étant membre de la Communauté que nous pourrions au mieux défendre notre souveraineté, et la très haute conception que nous nous en faisons.

Et je pense également que une Suisse membre de l’UE aurait beaucoup de choses à lui apporter, c’est un peu présomptueux, mais je vais m’attacher à vous le démontrer.

Quels buts de la construction européenne pour quel avenir ?

Il y a quelques mois encore, on aurait dit, récité, paix, liberté et prospérité.

La paix semblait acquise, nous savions comment créer de la prospérité, ne manquaient qu’un peu de discipline ou de courage pour continuer à la partager et la préserver.

L’UE n’est-elle pas le plus grand espace de libertés au monde, de libertés garanties à tous ?

2015 aura bousculé toutes ces certitudes.

La paix est remise en question, nous sommes en guerre, disent nos voisins français. Et le partage de la prospérité est contesté. Les Allemands ne veulent pas payer les dettes des Grecs. Les pays du Nord de l’Europe ne se sentent plus solidaires de ceux du Sud. Les valeurs communes de respect des droits de l’homme et de dignité de la personne sont contestées dès lors qu’on prétend en recouvrir les migrants, réfugiés de la guerre ou de la misère. Là le clivage va d’ouest en est.

Ce que nous savons pourtant, malgré tous les Cassandres, c’est que l’UE ne se casse pas, j’ai envie de dire qu’elle ne peut pas éclater en morceaux, elle résiste, et ce mot aussi a un peu changé de sens depuis quelques jours.

L’UE devait éclater à cause de la crise grecque, elle ne l’a pas fait

On nous dit maintenant qu’elle ne survivra pas à la crise des réfugiés, je ne le crois pas non plus. Mais, survivre aux épreuves ne signifie pas forcément être en bonne santé.

Quelles réformes, alors ?

L’Union est une construction, mais comme la famille s’est agrandie, il faut peut-être envisager une refondation de la maison commune.

On parle beaucoup d’une Europe à deux vitesses. C’est certainement la solution la plus réaliste, la plus sage. Mais par deux vitesses, on entend la zone euro et les autres.

Si j’ose revenir sur le grand dessein de Jacques Delors en 1989, devant le président d’honneur de l’institut qui porte son nom (Pascal Lamy), il me semble que nous avons l’opportunité de corriger sur ce qui a tant posé problème aux Suisses : la satellisation, la nécessité de reprendre le droit du marché unique sans co-décision.

Les institutions européennes existent, elles sont fortes et évolutives : pourquoi le parlement, les conseils européens et même la commission ne pourraient elles pas sièger « à géométrie variable » avec des représentants de tous les pays concernés lorsqu’il s’agit du grand marché, puis en cercle plus restreint pour la zone euro, et encore dans une autre composition lorsqu’il s’agit de Schengen-Dublin.

Donc, ce que je propose, c’est la refondation d’un Espace économique européen avec co-décision. La Suisse y trouverait son compte, la Grande-Bretagne aussi, et l’Union dans son ensemble qui ne passerait plus pour un carcan d’obligation, mais un facteur de ralliement.

Le fédéralisme suisse, garant de diversité mais aussi d’identification à l’ensemble, est un bon exemple de développement à géométrie variable.

Quand on ne trouve pas une solution au plus haut niveau, que la volonté politique fait défaut, on laisse les cantons innover, aller de l’avant. En Suisse, les avancées sociales ont commencé dans les cantons, à Zurich notamment avant d’être reprise par d’autres. Des politiques communes sont coordonnées par des groupes de cantons.

Cette articulation grand marché pour tous – zone euro pour ceux qui le souhaitent devrait aussi offrir l’opportunité d’un réexamen des tâches.

La Confédération s’y est essayée sur le mode « qui paie commande ». Les cantons vis à vis des communes ont également fait le ménage.

L’UE devrait redonner des compétences aux Etats membres, une manière de faire la pédagogie de la subsidiarité, de faire mentir ceux qui la dépeignent en monstre bureaucratique. Une manière de réconcilier cadre européen et proximité des pouvoirs de décision, qui casserait la dynamique de scécession à l’oeuvre dans de grandes régions européennes comme la Catalogne ou l’Ecosse.

Il y a encore un autre outil suisse qui mériterait d’être mieux pris en compte par la construction européenne, c’est l’usage de la démocratie directe par le droit de referendum et d’initiative.

Là encore, la pédagogie serait utile, parce que la démocratie directe ne fabrique pas seulement une décision (bonne ou mauvaise), mais aussi du consensus. Elle oblige les politiciens à rendre compte, à justifier leurs actions, à convaincre. Le peuple ne décide pas toujours comme ses élites le souhaiteraient, mais gouverner sans le soutien de la population sur le long terme nuit aussi gravement à la pérennité des démocraties, et fait le lit du populisme.

Quelques réflexions additionnelles pour conclure :

Je l’ai dit il faut raconter l’Europe autrement : mais on ne sortira pas de la crise en racontant des histoires astucieusement mieux tournées, mais en sortant les gens du chômage, notamment les jeunes.

Beaucoup de gens et de jeunes ne savent pas ce qu’ils doivent à l’UE, souvenez vous des propos de Martin Bailey (qui travaille pour la Commission Juncker)  il y a quelques mois dans ce même auditoire, des étudiants Erasmus ne savaient pas que le programme est une création de l’Union. Il faut que chaque étudiant qui bénéficie d’Erasmus reçoive une petite brochure explicative.

Pour avoir failli dans leurs politiques d’intégration et d’inclusion, les pays européens vont dépenser des milliards pour leur sécurité.

Comme journaliste, je vais vous proposer un gros amalgame, une grande simplification :

La sécurité et l’accueil des migrants vont engloutir des milliards d’euros ou de francs, le pacte de sécurité va l’emporter sur le pacte de stabilité, a dit François Hollande. Si nous avons fait marcher la planche à billets pour sauver les banques, alors on peut la faire fonctionner pour sauver des vies – celles qui sont menacées par les terroristes comme celles des réfugiés qui viennent chercher protection en Europe.

Il faut donc impliquer les jeunes chômeurs dans l’accueil des migrants et dans la sécurisation de nos infrastructures et de nos territoires. Les jeunes chômeurs auront du travail, peut-être pas celui dont ils avaient idéalement rêvé, mais un travail qui leur offre des perspectives, une reconnaissance sociale, une utilité. Naguère le service militaire offrait une chance à ceux qui avaient eu un parcours de formation cahotique de se mettre à niveau et de s’insérer sur le marché du travail, grâce à l’acquisition de nouvelles compétences.

Formons des brigades de jeunes volontaires, mais rémunérés, pour assumer l’accueil des migrants et des tâches de sécurité ou de sécurisation de nos entreprises, de nos infrastructures, de nos institutions culturelles.

Nous devons absolument éviter d’accueillir généreusement les migrants tout en laissant une génération de jeunes gens bien formés se désespérer de trouver un travail.

La construction européenne aura ainsi toujours le même but, paix liberté et prospérité.

Car, c’est en Europe, ou comme en Europe, selon les standards européens de dignité et de respect des personnes que la plupart des gens sur la planète veulent vivre.

L’Europe n’a pas le monopole de valeurs qui sont universelles, mais elle en est la matrice historique , elle est une source d’inspiration multiculturelle. Elle offre une méthode de réconciliation entre ennemis que l’on ne trouve pas sur d’autres continents. Elle est l’illustration d’une certaine marche de l’histoire :

Les frontières ne tiennent pas, elles sont un leurre sécuritaire, on avance par l’échange et ne laissant pas les autres derrière soi.

* Sous la présidence de Pat Cox, avec la participation de Pascal Lamy, Nicola Forster et Enrico Letta. 

Mon intervention en vidéo:

Jacques de Watteville et sa mission impossible

Les Suisses qui n’aiment pas trop les enjeux de politique extérieure l’ignorent généralement : nous avons un corps diplomatique d’excellence, nous disposons de très bons diplomates. Sans eux, le rayonnement de la Suisse sur la scène internationale ne reposerait que sur les montres et le chocolat. *

Avec raison le TagesAnzeiger a donc qualifié Jacques de Watteville, nommé mercredi par le Conseil fédéral négociateur en chef pour toutes nos discussions avec l’Union européenne, un « Grand Seigneur de la diplomatie ».

Cette réputation ne doit à rien à sa particule patricienne : le Vaudois a une carrière de haut vol, après avoir passé quelques années aux CICR comme délégué, il entre au Département fédéral des affaires étrangères. Un de ses premiers postes a été Bruxelles, où il a notamment participé aux négociations sur l’Espace économique européen. Puis il a été ambassadeur  en Syrie, à Bruxelles, puis en Chine. C’est là que Eveline Widmer-Schlumpf est allé le chercher pour qu’il soit son Secrétaire d’Etat aux questions financières internationales.

Jacques de Watteville connaît donc les arcanes bruxelloises comme sa poche, il connaît toutes les postures et toutes les ruses que la Suisse a déployées par le passé pour signer des accords avec l’Union européenne. Mais, il maîtrise aussi les enjeux de la mondialisation, c’est lui qui était en poste à Pékin quand fut signé l’accord de libre-échange avec la Chine en juillet 2013, un petit exploit de la diplomatie suisse. Cet homme a remis également « en conformité » avec les standards internationaux notre chère place financière.

Mais dans les commentaires qui ont accompagné sa désignation, il a aussi beaucoup été question de « mission impossible »!

A dire vrai, pour un diplomate, il n’y a jamais de « mission impossible ». Tout est affaire de temps comme le montre l’accord sur le nucléaire iranien. Jacques de Watteville a le réseau et le savoir-faire pour réussir. Mais l’actuel mandat de négociation du Conseil fédéral lui laisse peu de marges de manœuvre. Son travail consistera donc à ouvrir des brèches autant dans le glacis bruxellois que sur le plan intérieur. Il devra se montrer créatif, audacieux, rentre-dedans, ce qui le conduira certainement à proposer de briser quelques tabous.

La votation du 9 février a fracassé les relations bilatérales avec l’UE contre le mur d’une impasse. Tout en respectant ce vote, il faut aussi admettre que l’on en sortira seulement en faisant des efforts et des concessions. Un diplomate, aussi talentueux soit-il, ne peut pas réussir tout seul. Le premier défi de Jacques de Watteville constitue paradoxalement à pacifier le front intérieur. 

* texte paru en italien dans il caffé du 16 août

Ce que la Suisse doit à la migration

L’hiver dernier, j’ai été sollicitée pour donner une conférence sur la migration. J’en publie ci-dessous le contenu. Le titre pourrait en être « pour une autre histoire de la Suisse », ou « l’histoire de la Suisse est celle d’une immigration réussie ». J’ai finalement choisi « Ce que la Suisse doit à la migration », qui comprend notre passé d’émigrés et le présent des immigrés. 

Je publie ce texte pour le 1er août, ma manière à moi de célébrer la fête nationale et de plaider pour une idée qui m’est chère: il existe un musée des Suisses de l’étranger, qui retrace l’histoire des Suisses migrants, j’aimerais qu’on le prolonge avec l’histoire de ceux qui sont venus chez nous, les vagues successives d’immigrés qui nous ont enrichit aux XX et XXI ème siècles.

Nous, les Suisses, étions des émigrés, nous sommes devenus une terre d’immigration. C’est une histoire formidable dont nous devons être fiers. 

Le sujet de la migration est un thème délicat. Les attentats à Paris en début d’année nous ont montré à quel point et avec un haut degré d’horreur que la cohabitation entre les cultures ne va pas de soi.

Ces chocs culturels, sociaux, politiques et économiques, ces chocs majeurs qui ébranlent nos sociétés et nos démocraties, dans leurs fondements et dans leur fonctionnement, ont pour origine les phénomènes migratoires. La colonisation qui a marié par dessus la Méditerranée les destins des peuples français et maghrébins était aussi un phénomène migratoire.

C’est une des thèses, ou hypothèses que je souhaite développer devant vous : on ne peut se faire une juste idée des migrations actuelles sans plonger dans l’histoire.

Je ne vous parlerai pas de la France, mais bien de la Suisse, qui est une terre d’immigration qui s’ignore ou ne s’assume pas.

On a l’habitude de considérer l’histoire de la Suisse comme celle d’un petit noyau de cantons farouchement indépendants et qui, à la fin du XIII ème siècle, prennent leur distance par rapport au pouvoir impérial, celui du Saint-Empire romain-germanique. La suite ne serait d’ailleurs qu’une méfiance grandissante envers les puissances, très vite assortie de neutralité : ne vous mêlez pas de nos affaires, nous ne nous mêlons pas des vôtres.

Telle serait la singulière trajectoire de la Confédération de 1291 à nos jours.

Tout cela n’est pas entièrement faux, mais tout cela est loin d’être vrai.

D’abord les mythes du Pacte des trois Suisses en 1291 et de la neutralité sont des constructions du XIXème siècle, élaborées pour asseoir la légitimité de la Suisse moderne fondée en 1848, tant sur le plan interne, qu’externe.

Surtout, j’aimerais revenir sur ce qui se trame au Gothard, au cœur des Alpes dès le Moyen-Age, et vous en donner une autre lecture.

Entre l’Allemagne et l’Italie, entre le Nord et le Sud du Continent, le Gothard est au Moyen-Age un des meilleurs points de passages pour le commerce, surtout un des plus rapides, pratiquement en ligne droite. C’est d’ailleurs toujours le cas.

Les Confédérés qui décident de prendre leur distance par rapport au pouvoir impérial sont donc des personnes qui vivent de ce commerce, des taxes qu’ils prélèvent, des services qu’ils louent aux marchands. Leur volonté d’indépendance est peut-être moins politique qu’économique : gardez les richesses là où elles sont captées.

Notez que l’émancipation par rapport au pouvoir impérial n’est pas qu’une lubie de montagnards, dans la péninsule italienne, nombre de villes souhaitent elles aussi jouir de libertés communales, et s’affranchir de la férule de leurs seigneurs. Le mouvement des Suisses n’est pas si singulier que cela.

La Confédération naît donc sur un axe commercial, et va s’attacher à grandir dans cette logique : d’abord Lucerne à l’autre bout du lac, puis Zurich, autre pôle économique, puis les régions adjacentes, par cercles concentriques jusqu’à prendre en 1815 ses contours actuels.

La Suisse croît, de quoi vit-elle ? La Suisse est pauvre, malgré ses négociants et les embryons d’activités industrielles, elle vit des produits de son agriculture et exporte massivement sa main d’œuvre : dès Marignan 1515, les Suisses renoncent à faire la guerre, mais ils loueront leurs services de mercenaires.

Il faut relire l’histoire de nos cantons, mais aussi la littérature. Pour ceux qui ne possèdent ni terres, ni commerces, la seule issue c’est d’aller travailler ailleurs comme soldats, mais aussi comme domestiques. Dans le langage courant à Paris dès le XVII ème siècle, mais on le lit aussi chez Balzac, un Suisse est un portier, un gardien d’immeuble.

L’industrie notamment horlogère mais aussi textiles se développera avec l’arrivée des réfugiés huguenots après la Révocation de l’Edit de Nantes.

Cet épisode, comme d’autres, illustre la profonde imbrication de la Suisse dans l’histoire de France. La petite Confédération est une zone tampon entre le Royaume et l’empire des Habsbourg. L’ambassadeur de France au près des Confédérés règle les capitulations, les contingents de mercenaires, mais joue aussi les arbitres entre les cantons.

L’influence française est en Suisse au XVIII ème siècle comme en Europe considérable. Les idées révolutionnaires seront amenées chez nous par des soldats de retour au pays, même si d’autres troupes se feront massacrer aux Tuileries par loyauté envers Louis XVI.

Mais revenons à l’immigration. A l’évidence, la Suisse a été longtemps une terre d’émigrés. Au XIX ème siècle, beaucoup sont partis en Amérique du Nord, en Amérique du Sud. Pas de colonisation, mais un exode de nos campagnes.

Le mouvement s’inverse au tournant du XXème siècle. La Suisse fondée par les radicaux en 1848 devient libérale et prospère, elle s’équipe, procède à de grands travaux, notamment pour améliorer la traversée des Alpes, Gothard, Simplon,… de la main d’œuvre étrangère est requise.

A l’aube de la première guerre mondiale, la Suisse compte 15% d’étrangers. Ce qui est considérable pour l’époque. A noter qu’à cette époque, le travail de frontaliers est déjà courant dans la région de Genève.

Comme on le sait, la grande guerre marque une forte rupture dans l’histoire : finie la Belle époque, l’insouciance, le passage des frontières sans passeport.

La Suisse sort de la première guerre mondiale certes moins traumatisée que les pays qui ont connu des combats, mais elle ne comprend pas elle-même très bien comment elle a pu y échapper. Elle s’est divisée entre francophiles et germanophiles. S’est révélé un fossé entre Alémaniques et Romands, une ligne de partage émotionnelle dans la relation au monde et aux pays voisins qui va durablement influencer son destin.

Les Romands sont du côté des vainqueurs, les Alémaniques, qui avaient cru à la suprématie de Guilaume II, du côté des perdants. Grâce au président Wilson, et à l’action humanitaire de Gustave Ador avec le CICR, Genève est choisie pour accueillir le siège de la Société des Nations.

Protestantisme, empreinte des huguenots, création et développement du CICR et SDN constituent trois marqueurs de l’identité romande caractérisée par son ouverture au monde et aux étrangers.

C’est dans l’entre deux guerres, alors que l’on craint aussi les retombées de la Révolution bolchévique, qu’apparaît en Suisse alémanique un mot intraduisible : l’ Überfremdung, la surpopulation étrangère. On se dote d’une loi sur les étrangers restrictive.

L’immigration ne recommence à croître qu’à partir des années cinquante pour s’envoler et atteindre aujourd’hui 23,8%. Toutes les initiatives prises pour limiter la main d’œuvre étrangère ont échoué. La seule mesure qui fasse régresser la part des étrangers dans la population s’appelle crise économique. La croissance ou la récession, c’est le seul vrai régulateur de l’immigration. On n’accourt pas dans un pays pauvre.

Le sentiment que la Suisse est envahie prévaut depuis plus de 40 ans. On a calculé que dans les années 1960, 1 million d’Italiens sont venus.

Même si les initiatives Schwarzenbach pour stopper l’Überfremdung ont échoué, elles ont crée un climat d’hostilité aux immigrés qui a empêché la Suisse de réfléchir sereinement à sa politique de naturalisation.

J’aimerais que l’on procède en Suisse à une vaste analyse de l’ADN de la population, on verrait que la plupart des Suisses ont des origines françaises, allemandes, italiennes, et que les Helvètes qui n’auraient que des gênes des Waldstaetten sont une minorité.

En matière de naturalisation, nous vivons une absurdité totale : nous ne donnons pas la nationalité suisse à des enfants d’immigrés de la troisième génération, nés ici, dont donc les grand-parents ont immigré, par contre nous la reconnaissons à des descendants de compatriotes établis en France, en Amérique, trois quatre ou cinq générations après.

J’ai assisté au Congrès des Suisses de l’étranger à une discussion sur l’opportunité d’accepter comme langue d’échange l’anglais. Mesure refusée. De jeunes Suisso-Américains ont le passeport suisse, de jeunes Italiens, Espagnols, Portugais nés en Suisse, qui parlent parfois mal leur langue maternelle, ne connaissent leurs pays d’origine que pendant les vacances, n’ont pas le passeport rouge à croix blanche.

La Suisse qui s’effraie de son taux d’étrangers, officiellement élevé en comparaison internationale, se crée des étrangers, alimente un problème qu’elle pourrait facilement résoudre. 360 000 « étrangers » sont nés en Suisse.

Je suis récemment allée voir les chiffres. Un demi-million de nos «étrangers» résident chez nous depuis plus de quinze ans, alors que l’on s’est écharpé au Parlement pour savoir s’il fallait 10 ou 12 ans de résidence pour déposer une requête de naturalisation. Pas loin de 200 000 sont là depuis plus de trente ans.

Si l’on décidait de donner le droit du sol et un passeport rouge à des gens qui sont là depuis trois décennies, on couperait en deux le nombre d’étrangers. On reviendrait à 10 à 12% d’immigrés un taux socialement et culturellement plus supportable.

La Suisse au cœur de l’Europe est une nation de trois cultures, même quatre dit-on avec le romanche, elle peine à reconnaître qu’elle l’est aussi démographiquement.

Ce refus de se voir fruit de l’immigration, ce sentiment d’être envahie, nourrit également à mon sens sa méfiance envers la construction européenne, et ses difficultés à s’adapter à la nouvelle donne internationale, post chute du Mur de Berlin.

La Suisse se raconte des histoires à elle-même, celle d’un petit pays replié sur lui-même pour son bien, alors que toute sa richesse, hormis l’or bleu de ses barrages, vient de ses échanges avec les pays étrangers, et de ses exportations.

Notre économie, nos instituts académiques et de recherche sont de longue date dépendants des étrangers. Antonio Loprieno est un égyptologue italien à la tête de la Conférence des recteurs des universités suisses. La Britannique Sarah Springmann est rectrice de l’EPFZ.

Nous devrions d’autant plus être sereins par rapport à nos étrangers que l’intégration s’est plutôt bien faite chez nous : par le travail, les syndicats, les clubs sportifs, l’école… et les histoires d’amour. Seul 1 mariage sur 3 implique 2 Suisses, le second se fait entre 1 étranger et 1 Confédéré, le troisième entre deux étrangers.

Maintes analyses de votation l’ont démontré : plus il y a d’étrangers dans un canton, plus les citoyens de celui-ci votent en faveur des étrangers, de la libre-circulation des personnes, des accords avec l’Union européenne,…

Les votes anti-étrangers sont le fait de régions où il n’y a pas ou très peu. Ils ressortent donc du fantasme, de la peur identitaire.

La question de l’immigration en Suisse est aussi impactée par le débat sur les réfugiés. Là aussi, notre pays, jadis généreux dans son accueil, les huguenots au XVII ème siècle, les Républicains et les Révolutionnaires aux XIXème, les Hongrois, les Tchécoslovaques, les Vietnamiens au XXème, est devenu paranoïaque.

La problématique est européenne, régie par les accords de Dublin. Là aussi, l’aggiornamento ne s’est pas fait, là aussi, nous devrions faire confiance à notre expérience et à notre histoire. Il ne faut pas redouter d’accueillir des réfugiés qui à titre humanitaire méritent au moins une protection temporaire. Il ne faut plus à mon sens considérer le statut de réfugié comme un droit à vie. Même Soljenitsyne, prototype du réfugié politique, a fini par rentrer chez lui, dans son pays d’origine.

Il faut en revanche leur demander de travailler, de contribuer au bien être de la société qui les accueille, afin de financer les frais d’entretien, mais aussi économiser de l’argent leur permettant de rentrer chez eux lorsque la paix y sera rétablie.

Les Suisses qui se sentent assiégés, pris d’assaut par les étrangers, méconnaissent une réalité humaine, profonde : la plupart de ceux qui migrent ne le font pas de gaiété de cœur, c’est souvent la nécessité économique, l’ambition d’offrir à leur famille un meilleur avenir qui les poussent. Ils cultivent donc au fond d’eux-mêmes le rêve de pouvoir rentrer un jour chez eux.

Et nombreux sont ceux qui l’ont fait, ajoutant dans leurs parcours de vie au déchirement avec leurs propres parents, un nouveau déchirement avec leurs propres enfants. Le XXI ème siècle nous offre heureusement des moyens de communications, terrestres, aériens et virtuels, qui relativisent les épreuves de la séparation.

Seule devrait compter la volonté de vivre ensemble et de contribuer par son travail, sa créativité, son humanité, à la société dans laquelle nous avons choisi de vivre.

Il est regrettable est paradoxal que nous pensions que notre pays et le paradis sur terre et que nous ayons autant de peine à accepter que tant de gens aient envie de venir y vivre. Tant que le critère d’admission est le travail, il n’y a dans ces conditions pas à craindre d’être envahis. Ayons confiance dans notre histoire.

Texte paru le 24 juillet 2015

Suisse-UE: quinze mois plus tard

Il a été ferme, vaillant, offensif  *. Convoqué devant une Commission du Parlement européen il y a quelques jours, Roberto Balzaretti, ambassadeur de Suisse au près de l’Union européenne, a bien défendu nos intérêts suisses. A un euro-député qui lui faisait remarquer que la Confédération profite grandement du marché intérieur européen, il a rétorqué en substance : oui, nous en profitons, mais vous aussi, la Suisse donne du travail à des centaines de milliers d’Européens, compte tenu des taux de chômage dans certaines régions, cette réalité n’est pas négligeable.Il a été ferme, mais il n’est pas sûr que cela suffise à ébranler la position européenne affirmée avant et après la votation du 9 février 2014 : la libre-circulation des personnes est un principe non négociable. A chacun ses dogmes.Qu’avons nous obtenu en 15 mois de contact avec les Européens ? Pas grand chose : on discute, on se parle mais on ne négocie pas, c’est maigre alors que l’horloge tourne, l’initiative « Contre l’immigration de masse » contenant un date d’application brute au 9 février 2017.De plus, l’UE, au-delà de quelques belles paroles de ses dirigeants, ne va pas être d’une grande disponibilité pour passer des actuelles discussions informelles à une phase de négociation sérieuse. D’ici à 2017, elle va être prioritairement préoccupée par le referendum britannique sur l’appartenance à l’Union, un dossier autrement plus stratégique pour elle que les états d’âme des Suisses et leur impression d’être envahis, alors que leur économie se porte bien.Outre le Brexit, l’UE est focalisée sur le drame des migrants en Méditerranée, la sortie de la crise de la zone euro, l’Ukraine, le dégel avec la Russie poutinienne,…. La question des réfugiés constitue parmi tous ses casse-tête le seul où la Suisse peut démontrer concrètement sa bonne volonté et son souci de coopérer à une solution commune. Cela est dû à notre appartenance aux accords de Schengen-Dublin.Surtout, l’UE attend nos propositions, et le Conseil fédéral attend lui la fin de la procédure de consultation sur son projet de mise en œuvre.Que faire en attendant ?Les partis doivent débattre de leurs visions de l’intégration de la Suisse en Europe.  Pourquoi notre pays serait-il le seul dans lequel les élections nationales ne servent pas à débattre de politique, c’est-à-dire des solutions que proposent les partis sur les enjeux les plus cruciaux ?Il faut aussi que le gouvernement et les décideurs économiques et académiques commencent à dire la vérité : s’ils souhaitent maintenir nos relations bilatérales, les Suisses devront se résoudre à des nouveaux pas d’intégration en direction de l’UE. Car quelle que soit la solution retenue, nous devrons revoter. Il faut donc en finir avec l’UE-bashing et soigner la pédagogie.

* Texte paru dans Il Caffè le 17 mai 2015

Le suicide suisse

De plus en plus d’initiatives menacent les conditions cadres économiques à l’origine du modèle suisse de prospérité. Après l’acceptation de l’initiative «Contre l’immigration de masse» le 9 février, Ecopop ou le texte sur l’or de la BNS lui porteraient un coup fatal. Mais pourquoi notre envié système de démocratie semi-directe s’est-il transformé en torpille? Essai. 

La diatribe d’Eric Zemmour, Le suicide français, se vend très bien dans nos librairies. Si le French bashing est de longue date un sport national, on se gausse volontiers, de Romanshorn à Genève, de l’actuelle grande déprime de la Grande Nation, de cette spectaculaire impuissance des gouvernements, de gauche comme de droite, à mener les réformes nécessaires. Mais sommes-nous si sûrs d’être en meilleure posture?

Président de l’Association suisse des banquiers, Patrick Odier n’est pas un homme réputé pour ses outrances verbales. Il vient pourtant de lâcher dans une interview à la NZZ am Sonntag que l’acceptation d’Ecopop, le 30 novembre prochain, serait «un suicide».

Le texte voulant limiter la croissance démographique est incompatible avec les accords bilatéraux qui nous lient à l’Union européenne. Son acceptation anéantirait définitivement toute la stratégie du Conseil fédéral pour obtenir une mise en œuvre eurocompatible de l’initiative «Contre l’immigration de masse», acceptée de justesse en février dernier. Avec le texte sur l’or de la BNS ôtant toute marge de manœuvre pour mener une politique monétaire indépendante (lire en page 12), ce serait plus que la goutte d’eau qui fait déborder le vase, ou la balle dans le pied qui figure un méchant autogoal, ce serait un suicide suisse, le renoncement volontaire aux conditions-cadres qui ont nourri le modèle suisse et généré sa splendide prospérité.

Le danger est réel car tous ceux qui ont voté le texte de l’UDC en début d’année ont reçu peu de raisons de modifier leur vote au moment de se prononcer sur Ecopop. Seule une mobilisation plus importante de ceux qui ont enduré les effets négatifs du 9 février – les chercheurs, les étudiants et aussi pas mal de patrons qui commencent à délocaliser des postes au compte-goutte, sans que personne n’en sache rien – peut conjurer ce sort fatal.

Comment expliquer une telle dérive? La performance, relative, de l’économie suisse, par rapport à son environnement européen, a rendu nombre de Suisses arrogants et peu lucides. Notre endettement public est sous contrôle, mais l’endettement privé reste colossal. Nos succès sur les marchés extra-européens effacent chez beaucoup notre dépendance aux marchés européens. Pourtant, depuis que la croissance allemande marque le pas, notre baromètre conjoncturel pique mécaniquement du nez. Le 9 février a nimbé l’économie suisse d’un voile d’incertitudes ravageur pour le développement des affaires (lire ci-contre).

DOUCE INCITATION

A qui la faute? A nous tous. Notre système de démocratie semi-directe a changé de nature, sans que nous en prenions la mesure. Naguère, il était une incitation bonhomme au compromis. Utilisé à outrance par l’UDC comme engin de marketing électoral, il s’est mué en torpille d’un pays dont il avait vocation à servir la cohésion. Naguère, le droit d’initiative était un droit de proposition, une manière pour les minorités d’interpeller la classe politique sur un sujet négligé par elle: les initiants ne gagnaient pas, mais la machinerie législative se chargeait de leur donner un peu raison, via un contre-projet direct ou indirect. Défaits dans les urnes, les promoteurs d’initiatives pouvaient se targuer d’avoir envoyé un signal, donné un coup de semonce. Ce fut par exemple le cas du GSsA, le Groupe pour une Suisse sans armée, il y a vingt-cinq ans tout juste, dont le texte recueillit 35% de oui: l’armée ne fut pas abolie, mais ses budgets drastiquement amputés. Plus récemment, l’initiative pour un salaire minimum a échoué, mais son existence a dopé les négociations des partenaires sociaux: maints barèmes de conventions collectives ont été revus à la hausse.

Le droit d’initiative, c’était du soft power avant l’heure. Une manière douce d’influencer les processus de décision sans compter sur la brutalité du rapport de forces.

Mais le rapport de forces justement constitue l’outil privilégié par l’UDC pour imposer ses vues. Galvanisé par ses succès, le parti de Christoph Blocher n’est pas devenu le moteur du compromis, comme son rang de premier parti de Suisse lui en assignerait le rôle, il a multiplié les initiatives pour court-circuiter le travail du Parlement et du Conseil fédéral, où il s’estime sous-représenté.

MANQUE DE RÉACTIONS

Jusqu’au résultat du 9 février, mettant en porte-à-faux la volonté de contingenter la main-d’œuvre étrangère avec le soutien cinq fois réitéré aux accords bilatéraux, personne n’a vraiment agi contre cette évolution perverse.

Le Conseil fédéral a bien réfléchi à quelques ajustements sur les critères de validité des initiatives, mais n’a pas eu le courage de porter une réforme iconoclaste devant le peuple. La droite non UDC envie le joujou qui réussit si bien à son concurrent: PLR et PDC se sont ainsi mis à lancer leurs propres propositions «pour faire parler» d’eux. La gauche est embarrassée: elle aussi, au nom de son statut de minoritaire, a un peu abusé du droit d’initiative, malgré la présence du Parti socialiste au Conseil fédéral. La différence avec l’UDC, c’est que, si elle gagne quelques fois ses référendums (taux de conversion LPP en 2010), elle perd magistralement avec la plupart de ses initiatives (le vote de septembre contre la caisse publique est le dernier exemple).

Une manière de calmer le jeu aurait été d’introduire l’initiative législative, moins lourde que l’initiative populaire d’impact constitutionnel. Une loi épouse plus facilement les évolutions et les rectifications.

Le conseiller national Hugues Hiltpold (PLR/GE) le propose dans une initiative parlementaire qui devrait être examinée lors de la session de décembre. Il suggère également que les textes soient invalidés s’ils ne sont pas de rang constitutionnel. Une clarification aussi audacieuse que bienvenue car elle soulagerait notre charte fondamentale de toutes sortes de détails et de chiffres qui n’ont pas à y figurer. Cette solution affrontera toutefois le plénum sans le soutien d’une majorité de la Commission des institutions politiques. Il faut souhaiter qu’elle ne connaisse pas le même sort que l’initiative populaire générale introduite en 2003, sabordée en

2009 déjà, sans avoir jamais servi. N’exigeant qu’une majorité du peuple, l’initiative législative enrayerait la dérive des initiatives populaires d’application faisant suite à l’adoption de normes constitutionnelles inapplicables.

Horrifiée par la perspective d’une répétition du 9 février, l’économie s’aperçoit un peu tard qu’elle a eu tort de snober les enjeux non directement liés à la défense de ses intérêts, comme l’interdiction des minarets (approuvée en 2009) ou l’internement à vie des délinquants sexuels (approuvé en 2004). Autrefois, au bon vieux temps du Vorort et de la SDES (Société pour le développement de l’économie suisse), elle finançait, bonne fille, toutes les campagnes de votation et accordait aux partis quelques moyens pour s’engager de façon déterminée. Rebaptisée economiesuisse en 2000, découplée du terrain politique, elle a désinvesti au moment où Blocher injectait ses propres millions pour influencer les campagnes à son avantage. Disqualifiée aux yeux de l’opinion publique par ses très molles positions sur les hauts salaires et les bonus des managers, elle peine à convaincre.

QUEL FOSSÉ?

Paradoxe, les patrons, qui assurent les succès économiques du pays, ne sont pas entendus quand ils disent avoir besoin de la libre circulation des travailleurs pour recruter les meilleurs talents sur le marché de l’emploi européen. Les chercheurs et le monde académique, qui nourrissent l’innovation par l’excellence de leurs recherches, ne sont pas crus quand ils affirment la nécessité de rester connectés aux réseaux européens. L’existence d’un fossé entre les élites et le peuple, martelée par l’UDC, a suborné les esprits sans que la pertinence de ce cliché conspirationniste soit questionnée.

Si le couperet d’Ecopop ne tombe finalement pas, d’autres textes de la même poudre explosive sont annoncés, tel celui visant à instaurer la primauté du droit suisse sur le droit international.

La France voisine agonise par l’impéritie de ses gouvernants, et des voix s’élèvent pour demander que le peuple y soit mieux entendu. La Suisse, elle, s’inflige des blessures mortelles par excès de volonté populaire, mal orientée et mal cadrée. Ce suicide lent est la marque du déclin.

Essai paru dans L’Hebdo du  13 novembre 2014

Europe: pourquoi pas nous?

On commémore ce dimanche les 25 ans de la Chute du Mur de Berlin. Une génération plus tard, il n’est pas certain que nous percevions encore toutes les implications de cet événement que personne n’avait vu venir : l’implosion du glacis soviétique.

L’histoire n’est pas finie, malgré ce que le philosophe Francis Fukuyama crut alors utile de décréter, son sens pourrait être radicalement remis en question par l’ambition poutinienne de laver l’humiliation subie par l’empire russe, mais on connaît déjà quelques unes des conséquences.

La réunification de l’Allemagne, mais aussi dans la foulée l’entrée dans l’Union européenne de tous les pays de l’Est, qui ne comptait en 1989 quand les premières brèches sont ouvertes dans le Rideau de fer que 12 membres.

Il est peut-être opportun que nous nous demandions, nous les Suisses, pourquoi depuis ce 9 novembre, tous les autres autres pays du continent, sauf les excentrées Norvège et Islande et le petit Liechtenstein, ont décidé de rallier la construction européenne et pas nous ?

Les premiers à sauter le pas en 1995 sont nos anciens partenaires de l’AELE, l’Association européenne de libre-échange qui regroupa longtemps l’autre Europe : l’Autriche, la Finlande et la Suède. C’est à leurs côtés que nous avions âprement négocié l’Espace économique européen, sorte de sas de décantation avant d’accèder au grand marché.

Après le Nord, l’Est. Les anciens vassaux de l’URSS font des efforts collossaux pour mettre leur économie à niveau pendant une décennie, et obtiennent leur ticket d’entrée en 2004, aux côtés de Chypre et de Malte, deux îles qui ne veulent pas rester perdues en Méditerranée, et s’arriment au continent avec lequel elles partagent une si longue histoire. L’UE passe ainsi à 25 membres. L’intérêt des nouveaux venus n’est pas qu’économique mais aussi sécuritaire. Avec l’UE vient aussi le parapluie OTAN. La Bulgarie et la Roumanie suivent en 2005, la Croatie en 2012.

Dans le même temps, la Suisse s’est époumonée à raccrocher son wagonnet à la locomotive européenne. Elle a maintenu une souveraineté de façade.

Se sont-ils tous fourvoyés ? Pourquoi n’ont-ils pas fait le choix de rester « indépendants » comme nous ? Ce pourrait-il que ce soit nous qui nous soyons trompés d’époque, de siècle, en ne captant pas la nouvelle dynamique à l’oeuvre sur tout le Vieux-Continent, la région encore et toujours la plus prospère du monde  et qui assurent à ses populations la meilleure qualité de vie?

Ce 9 novembre est un bon jour pour se poser cette question, d’autant que l’homme et le parti (Christoph Blocher et l’UDC) qui ont inspiré ce choix douteux de faire bande à part, tout en nous mettant dans une position de vassal clandestin, prétendent encore et toujours nous éloigner de la maison Europe.

* Chronique parue en italien dans Il Caffè

Les proeuropéens sont patriotes

Un lecteur m’interpelle sur Facebook en réaction à un texte traitant des relations conflictuelles entre la Suisse et l’Union européenne: «J’aimerais, si possible, tant voir L’Hebdo défendre une fois au moins le pays dont il est issu.» Le 1er Août est une bonne date pour s’expliquer.

Il est évident pour moi que l’on peut être patriote et partisan de l’adhésion de la Suisse à l’UE et/ou soutenir toutes sortes de rapprochements avec les 28. En plaidant cette cause, ou en analysant l’actualité à travers ce prisme, j’ai la conviction de défendre la Suisse. Position devenue très minoritaire, certes, libre à chacun d’en avoir une différente, mais la démocratie d’opinion dans laquelle nous vivons, j’espère, la rend recevable.

C’est un procès indigne d’un vrai démocrate que de sous-entendre que ceux qui sont partisans d’un arrimage à l’UE auraient un attachement moindre à la Confédération et n’auraient pas à cœur de promouvoir ses intérêts. L’opprobre est aussi vieux que le débat européen, puisque lors de la campagne contre l’Espace économique européen en 1992 des conseillers fédéraux avaient été traités de «traîtres à la patrie». Le reproche se teinte via les réseaux sociaux de menaces: les proeuropéens et certains journalistes de L’Hebdo devraient être «fusillés dans le dos», «jetés dans une fosse et recouverts de chaux». Quelles sont au juste les valeurs «suisses» de ceux qui écrivent cela?

Christoph Blocher le martèle: notre gouvernement aurait peur de Bruxelles, ne saurait pas résister à ses diktats, il plierait l’échine sans combattre. En fait, c’est Blocher lui-même qui a peur de l’UE. Il redoute qu’à son contact la Suisse ne tienne pas le choc, perde son identité. L’ancien ministre manque de confiance dans notre pays, il ne croit pas que la Suisse puisse continuer à prospérer si elle joue loyalement avec les mêmes cartes que les autres, il ne croit pas qu’un petit Etat puisse avoir de l’influence dans un grand ensemble. Il ne croit qu’au pouvoir des plus forts, pas au génie et à la pugnacité des petits.

Défendre l’adhésion de la Suisse à l’UE, ce n’est pas abdiquer, la livrer pieds et poings liés, mais croire que, comme les 28 autres nations qui ont rallié la communauté depuis 1957, la nôtre saura s’imposer, tirer son épingle du jeu, rayonner.

Ma conviction en la matière repose sur une lecture de l’histoire suisse qui n’est pas celle de l’UDC. Que la Confédération soit née en 1291 ou en 1848 importe peu. De tout temps, les Suisses ont vécu de leurs échanges avec les Européens. Ils n’ont pas été «à contre-courant», comme le soutenait l’ancien conseiller fédéral Georges-André Chevallaz, mais imbriqués dans le destin continental.

Comment se serait développée l’ancienne Confédération sans le commerce transitant par le Gothard? Les Suisses ne se sont pas retirés des guerres européennes après Marignan, ils ont loué leurs services aux monarques les plus offrants. Avec le mercenariat, ils ont pratiqué l’émigration économique à un degré qui devrait nous rendre indulgents. La neutralité n’a jamais été une fin en soi mais un moyen de notre politique étrangère. Elle nous a préservés des combats, des massacres et des destructions, mais nous avons subi les ondes de choc des conflits mondiaux. Si, politiquement, la neutralité est peut-être parvenue à entretenir une certaine illusion, économiquement, elle n’a jamais existé. Notre neutralité relève d’un story-telling réussi, extraordinairement convaincant même, plutôt que d’une réelle autarcie vertueuse et impartiale.

Affirmer tout cela n’empêche pas d’éprouver une folle fierté à l’égard d’un petit Etat qui a su se montrer malin, rusé, opportuniste, mais aussi généreux, sachant tirer le meilleur parti de ceux qui convergeaient vers lui (réfugiés, inventeurs du tourisme, rebelles en tout genre…), un Etat institutionnellement créatif, organisant et vivant sa diversité avec une grande modernité et une audacieuse avance sur les peuples voisins.

Mise au point nécessaire, être proeuropéen ne signifie pas être eurobéat et congédier tout esprit critique. Outre les avantages que la Suisse en retirerait en termes économiques, politiques, culturels et scientifiques, j’aimerais que nous soyons membres de l’UE pour corriger, changer, faire évoluer la structure. L’UE est pleine de défauts, mais nous n’aurons prise sur aucun aussi longtemps que nous n’en serons pas membres. Je ne crois pas pour autant que la Commission soit un «monstre» et son administration une «hydre bureaucratique et dictatoriale». Evoluer en se concertant à 28 est compliqué, ardu, frustrant. Bruxelles sert de bouc émissaire aux Etats-nations impuissants ou pleutres.

Penser qu’avec son vote du 9 février la Suisse s’est fourrée dans une impasse au point de ne plus savoir comment en sortir relève dès lors d’un amour aussi inquiet que lucide.

  • Texte paru dans L’Hebdo le 31 juillet 2014

Jean-Claude Juncker, une bonne nouvelle pour la Suisse

Ils deviennent rares les dirigeants européens qui connaissent bien la Suisse, son système politique et ses fonctionnements démocratiques compliqués, aussi est-ce une bonne nouvelle que Jean-Claude Juncker ait été désigné président de la Commission. José Manuel Barroso avait certes fait ses études à Genève, mais ses souvenirs de jeunesse et sa connaissance des institutions suisses n’ont pas nourri une immense mansuètude de sa part à notre égard.

Pour l’ancien premier ministre luxembourgeois, la Suisse a longtemps été une alliée utile, nos conseillers fédéraux des partenaires naturels de discussion depuis 1995. Pour retarder l’aggiornamento des pratiques bancaires et fiscales, dans l’intérêt du Grand-Duché, Juncker pouvait invoquer la situation helvétique. Pas question de reprendre un quelconque standard international, tant que l’UE n’avait pas obtenu que la Confédération fasse de même.

Quand cette digue n’a plus tenu, le Luxembourg a su toutefois s’adapter aux exigences de l’OCDE avec moins de dramatisation que chez nous. Privilège d’un petit Etat membre de l’UE que de pouvoir influencer le tempo, privilège dont la Suisse ne jouit évidemment pas.

Jean-Claude Juncker aime la Suisse au point d’y passer des vacances. Mais on aurait tort de croire qu’il sera inconditionnellement et béatement de notre côté dans les difficiles négociations de rabibochage post 9 février.

Le président de la Commission défend avant tout les intérêts de l’UE. Mais Juncker est un Européen de coeur et de conviction, imprégné de l’histoire continentale, il ne voudra pas que l’on maltraite un des membres de la famille, fut-il excentrique et un rien capricieux. Il veillera à ce que la Suisse ne sorte pas de l’agenda institutionnel européen. Lui qui n’a pas hésité à venir à Zurich pour débattre avec Christoph Blocher sait que tous les Suisses ne sont pas alignés sur les positions outrancières du tribun populiste, et que notre pays a longtemps eu pour règle d’or le pragmatisme.

Depuis 1995, il a eu des contacts réguliers avec nos conseillers fédéraux, il connaît le dossier Suisse-UE comme sa poche…. et mieux que certains de nos ministres…

Un ami est toujours un allié potentiel. Mais un vrai ami ne redoute pas de dire la vérité. La désignation de Jean-Claude Juncker est une bonne nouvelle pour Berne. Il saura nous parler cash sans nous humilier. Il sait mieux que d’autres que les petits pays doivent être respectés, et que le poids d’un Etat n’est pas lié à sa taille.