Moi qui croyais que l’on était le pays de la pharma et des medtech…

Face à la pandémie, l’Etat est sommé de nous protéger. Mais que font l’économie et la main invisible sensés répondre à tous nos besoins ? Une réflexion d’indignée… *

La crise du coronavirus agit comme un gigantesque stress test pour les choix politiques de ces dernières années et décennies.

Comme la lutte contre le réchauffement climatique, la lutte contre le Covid-19 signale le retour de l’Etat. Par Etat, on entend les entités institutionnelles, les autorités, les politiques, qui ne peuvent pas se dérober. En situation d’urgence, l’Etat est comme la police et les pompiers: il ne peut pas refuser de s’en mêler, il doit agir. Cette implication automatique, quelle que soit l’efficience de ses décisions, est ce qui distingue l’Etat, le politique, du marché.

Moins d’impôts et moins de services publics

Or, il se trouve que ces dernières décennies, c’est au marché et à la toute puissance de la main invisible que nous avons confié nos destins. Depuis les années Thatcher et Reagan, l’idée s’est formidablement instillée partout que le marché devait prendre le relais de l’Etat et des trop coûteux services publics.

Nous allons spectaculairement l’éprouver dans les semaines à venir: quand l’économie appuie sur pause, quand le système se grippe, seuls les services publics assurent sans condition les prestations vitales qui nous séparent du chaos total, de la barbarie ou de la jungle.

Je ne sais pas s’il est judicieux de parler de «guerre» pour qualifier la situation actuelle, mais observons quand même que celles et ceux qui sont «au front» sont, pour la plus grande part, les personnels des services publics: santé, sécurité, infrastructures et social. Des secteurs dans lesquels on a tailladé à l’encan sous prétexte que l’«Etat» coûtait trop cher et que les impôts qui le nourrissent étaient trop élevés. Pour favoriser l’emploi, car depuis la crise pétrolière des années 1970, le chômage s’est répandu comme une nouvelle lèpre, on a accordé aux entreprises des facilités fiscales et rogné les budgets qui financent la santé publique. Je caricature, mais à peine.

Nous en sommes donc là, la puissance publique est appelée à nous sauver, alors qu’elle est affaiblie, alors qu’elle a été rendue impuissante. Je ne parle pas spécialement de la Suisse, je pense aussi à l’Italie, l’abonnée des contraintes budgétaires. Le propos vaut pour notre petit monde occidental peu à peu converti au «moins d’Etat» thatchérien et reaganien.

Le marché devait prendre le relais. Ça serait moins cher et plus diversifié. Et cela l’a été pour certains produits ou services, ne renions pas les plaisirs consuméristes dans lesquels nous nous sommes tous plus ou moins vautrés.

Combler les pénuries

Par la magie du marché et de sa main invisible, tout devait donc être moins cher et plus diversifié. Résultat des courses ces jours-ci: il n’y a pas de masques de protection en suffisance! Alors la promesse fallacieuse de pouvoir choisir la couleur ou le style de découpe, en fonction de nos besoins, on s’en fiche.

Depuis le début de la crise du coronavirus, la main invisible semble plâtrée. Elle est incapable de répondre à la demande et de combler les pénuries

Il faut que nous prenions la mesure de cette coupable escroquerie intellectuelle, qui est devenu le mantra de nos sociétés occidentales, jusqu’à l’aveuglement.

Deux mois perdus

En deux mois de prémices, le marché a été infoutu de s’adapter, de se réorienter, et de produire ce dont nous avons urgemment besoin: du gel désinfectant, des masques de protection et des appareils respiratoires.

Dans notre Suisse, régulièrement au top des classements de la compétitivité et de l’inventivité, ce fossé entre besoins et offre confine au scandale.

Nous sommes le pays de la pharma. Nous avons vendu notre savoir-faire chimique aux quatre coins de la planète, mais personne ne semble en mesure de fabriquer en masse du gel désinfectant. Idem pour le paracétamol, qui manque lui aussi!

Nous sommes le pays des medtech, c’est-à-dire la conjugaison de nos industries de précision et de notre tradition médicale. Nous savons produire des dispositifs thérapeutiques ingénieux qui sauvent et prolongent des vies. Mais nous ne sommes pas capables d’usiner en urgence assez d’appareils respiratoires.

Réorienter la production? 

L’Etat organise, vaille que vaille, avec plus ou moins de courage (chacun peut avoir son appréciation) la gestion de la pandémie: les plans de crise sont sortis des tiroirs, adaptés et graduellement déployés. Mais nos kings de la pharma, ils sont où? Que font ces leaders de nos fleurons pharmaceutiques (dont j’ai la charité chrétienne de ne pas rappeler le montant des salaires sensés attester de leur clairvoyance)? Ont-ils pris des décisions pour ré-orienter temporairement leur production? Ai-je raté une info?  

L’Etat, notre Conseil fédéral en l’occurrence, mobilise l’armée, les cantons activent les effectifs de la protection civile. Mais quand est-ce que nos industries pharmaceutiques et medtech se mobilisent, quand se mettent-elles ensemble pour apporter leur contribution, et nous éblouir par la virtuosité de leur savoir-faire et leur conscience du bien commun?

Je sais, ici ou là, des entreprises qui fabriquaient les produits manquants se démènent pour en offrir plus. Merci à elles. Mon appel vise les autres. A quoi cela sert-il de continuer à travailler si ce n’est pas pour répondre à l’urgence du moment?

Les politiques seront jugés, mais les autres? 

Les crises sont toujours de terribles révélateurs. Les politiques qui sont au front seront, comme d’habitude, impitoyablement jugés. Selon l’issue de cette pandémie, on dira qu’ils en ont trop fait, pas assez, trop tôt, trop tard, de manière trop lourde ou trop légère.

Dans ce tribunal à venir, l’extraordinaire interdépendance des états, sera aussi convoquée à la barre. On y lira la cause de la crise ou sa solution. Ce sera aussi le moment de s’interroger sur la primauté que nous avons accordée à l’économie, et l’immense discrédit qui en a découlé pour l’Etat et les services publics.

* Cet article a commencé avec quelques réflexions indignées partagées sur les réseaux sociaux. Les réactions de mes followers sur Facebook et Twitter m’ont motivée à développer mon propos. Il est paru sur le site Bon pour la tête le 24 mars 2020


La vague verte emportera-t-elle les bilatérales ?


Le 17 mai, nous votons sur une nouvelle initiative de l’UDC dont l’acceptation aurait pour conséquence la fin des accords bilatéraux qui, depuis bientôt vingt ans, ont assuré à la Suisse croissance et prospérité. Quel sera l’impact de la mobilisation contre le réchauffement climatique sur cet enjeu? L’histoire de nos relations avec l’UE invite à la prudence: en 1992, le choix des écologistes de ne pas soutenir l’Espace économique européen a été lourd de conséquences. Analyse.

Depuis le premier vote sur les accords bilatéraux en 2000, à la faveur de referendums ou d’initiatives, c’est la dixième fois que nous allons nous exprimer sur la poursuite de la voie bilatérale le 17 mai prochain.
Il vaut la peine de retracer l’histoire de cette option, proposée le 6 décembre 1992 par Christoph Blocher lui-même au soir du refus de l’Espace économique européen (EEE). Les nouvelles générations de grévistes du climat qui sont descendues l’an dernier dans la rue la connaissent mal. Sommé d’indiquer ce que le Conseil fédéral devrait faire pour aménager nos relations avec l’Union européenne (UE), le tribun UDC avait alors recommandé la négociation «d’accords bilatéraux».

Convaincre l’UE de discuter avec nous seulement – et pas via l’Association européenne de libre-échange (AELE) comme cela avait été le cas pour l’EEE – ne fut pas une mince affaire. L’UE finit par y consentir en imaginant que cette phase «sur mesure» avec les Helvètes constituerait une préparation à l’adhésion. Signés en 1999, les accords bilatéraux I furent acceptés le 21 mai 2000 par 67% des votants. Cette large approbation mettait fin à la période de stagnation de l’économie suisse, qui avait suivi le refus de l’EEE.

Par la suite, l’amplitude du soutien à la voie bilatérale a varié de 53% (scrutin sur les fonds de cohésion pour les pays de l’Est, en novembre 2006) à 74 % (refus de l’initiative Ecopop, en novembre 2014). De manière récurrente, les sondages mesurant l’envie des Suisses d’en finir avec la libre-circulation des personnes, comme le propose l’initiative de l’UDC appelée cette fois-ci «de limitation» par ses partisans mais «de résiliation» par ses opposants, suscite le rejet à hauteur de plus de 60%.

Le couac de 2014

Seul couac dans cette succession de confirmation de la voie bilatérale, le 9 février 2014, une courte majorité du peuple, 50,3% des votants (comme en 1992) disaient oui à l’initiative dite «contre l’immigration de masse».

Morale de cette histoire, les Suisses sont attachés à la voie bilatérale (qui leur évite de se poser la question de l’adhésion à l’UE), mais un accident reste toujours possible. Différents facteurs peuvent faire basculer une votation: un engagement mollasson du Conseil fédéral ou des partis, un contexte géopolitique particulier, les millions de francs investis dans la propagande de l’UDC par le clan Blocher (dans une totale opacité), une mobilisation faible et pavlovienne des partisans des accords bilatéraux.

Karin Keller-Sutter bien seule

Qu’en est-il en ce début 2020? En charge du dossier de la migration comme cheffe du Département de justice et police, Karin Keller-Sutter (PLR) est montée au front, avec la détermination qu’on lui connaît, mais bien seule. A la tête du Département de l’économie, de la formation et de la recherche, Guy Parmelin ne semble pas prêt à mouiller collégialement le maillot, et à affronter son parti qui a lancé cet énième texte attaquant la voie bilatérale que les milieux économiques veulent quasi unanimement préserver.

Troisième ministre théoriquement en première ligne comme chef du Département des affaires étrangères, Ignazio Cassis, lui aussi PLR, peine à plaider la cause européenne avec conviction. KKS peut toutefois compter sur la présidente de la Confédération. Simonetta Sommarugua a vécu la débâcle de 2014, et en a tiré les leçons: il n’y aura pas de plan B, une acceptation de l’initiative serait un saut dans l’inconnu, elle obligerait le gouvernement à repartir de zéro pour négocier avec l’UE. La socialiste n’a aucune envie de gérer le chaos qu’entraînerait un Swissxit.

Pour ce qui est du contexte qui va influencer la campagne, il n’augure pas d’une promenade de santé. Une grosse couche de paranoïa entourant l’épidémie de coronavirus pourrait accréditer l’idée que la fermeture des frontières est la panacée universelle.

La mondialisation, c’est mal 

Et puis, il y a les inconnues de la vague verte, qui a tellement influencé le résultat des élections fédérales l’automne dernier. Qu’a-t-on entendu depuis une année? Une légitime préoccupation sur les effets du réchauffement climatique, mais aussi une vision parfois simpliste des causes qui l’ont provoqué. Pour beaucoup d’activistes, la mondialisation, c’est mal, et le libre-échange (c’est-à-dire la circulation facilitée des marchandises entre les différentes régions de la planète), c’est le mal absolu. Circuits courts et produits de proximité sont érigés en vertueux impératifs. A cette aune-là, la libre-circulation des personnes se voit assimilée à un dérivé de la mondialisation honnie, une sorte de synonyme européen des comportements à combattre.

En 1992 ou en 2014, le résultat s’était joué dans un mouchoir de poche. A 10 000 voix près, la majorité du peuple basculait du côté de l’EEE ou rejetait l’initiative contre l’immigration de masse. En 1992, la majorité des cantons aurait peut-être manqué, mais la dynamique politico-diplomatique aurait été tout autre. Après le 9 février 2014, la Suisse se serait évité retard et complications dans les négociations de l’accord-cadre avec l’UE.

En 1992, les Verts étaient anti-européens

Or, en 1992, les écologistes suisses avaient préconisé le refus de l’EEE (les sections romandes et bâloises recommandant le oui). Depuis, le parti s’est clairement rallié aux Verts européens et à leurs idéaux. Mais, les grévistes du climat, les jeunes rebelles qui pensent que nous courons tout droit et sans alternative vers l’extinction de la vie sur terre, que pensent-ils des accords bilatéraux, cet édifice complexe et terriblement institutionnel? Sont-ils attachés aux libertés de mouvement et d’établissement que ces textes garantissent aux Suisses et aux Européens? Ou bien cette cause leur est-elle indifférente? Le pacte vert européen, proposé par la nouvelle commission von der Leyen, les fait-il bailler ou suscite-t-il en eux l’espoir d’une coordination continentale efficace contre les effets du réchauffement? Vont-ils se mobiliser pour la libre-circulation des personnes qui a permis aux jeunes générations de profiter des programmes Erasmus et de disposer d’amis aux quatre coins du continent? Ou vont-ils renforcer le camp national-populiste de l’UDC?

L’emprise étrangère sur notre sol et nos paysages

Chaque fois que la voie bilatérale a été attaquée, les milieux économiques ont fait campagne sur les conséquences dommageables sur l’emploi et la prospérité. Cet argumentaire rationnel peut-il convaincre celles et ceux qui remettent en question la croissance et les dérives de la mondialisation? La libre-circulation des personnes a aussi une dimension humaniste, c’est une liberté fondamentale que les membres de l’UE partagent avec nous, et qui nous offre de réelles facilités de déplacement et d’établissement. Encore faut-il considérer ces perspectives comme une chance et un progrès dans l’histoire des humains.

Car, il faut s’en souvenir, à chaque fois que les Suisses ont eu à se prononcer sur l’immigration, des initiatives Schwarzenbach à celles de l’UDC, le discours sur le péril que ferait courir «l’emprise étrangère» sur notre environnement, notre sol et nos paysages, a gagné en vigueur. Ce cocktail est vénéneux qui nourrit l’illusion que la Suisse se porterait mieux en se coupant du monde. Il a un potentiel pouvoir de séduction sur celles et ceux que les dérèglements actuels font paniquer.

Pour les tenants de la voie bilatérale, malgré l’expérience engrangée depuis vingt ans, l’échéance du 17 mai n’est vraiment pas gagnée d’avance.

Article paru le 10 mars sur le site Bon pour la tête