Le discours de Jacques Delors qui fit rêver les Suisses

Salué comme un géant de la construction européenne, Jacques Delors, décédé mercredi à Paris, fut également l’homme qui bouscula la politique européenne de la Suisse et l’obligea à se projeter dans une nouvelle dimension. Pas de plan machiavélique de la part de ce social-démocrate français, promu à la tête de la Commission européenne en 1985, pour faire adhérer la petite nation encastrée au milieu d’une Communauté qui comptait alors douze membres, mais une vision et une manière d’édifier la maison Europe qui interpella tous ceux qui comme la Suisse n’avait pas songé jusque là à y entrer.

On se figure mal aujourd’hui l’effervescence des années 1980 qui conduisit à la création du marché et de la monnaie uniques, une sorte de big bang dans l’intégration européenne, dont Jacques Delors fut, selon l’expression mercredi soir à Forum de Pascal Lamy, alors chef de son cabinet, «l’architecte et l’ingénieur».

Pour comprendre l’effet de cette stimulation sur la torpeur bernoise, il faut se reporter au discours que le président de la Commission prononce le 17 janvier 1989 devant le parlement à Strasbourg. En janvier 1989, le mur de Berlin n’est pas encore tombé et les états membres de la Communauté européenne (CE) marchent vers l’échéance de 1992 pour concrétiser l’achèvement de leur marché intérieur par la réalisation de la libre-circulation des personnes, des marchandises, des capitaux et des services. Membre de l’AELE (Association européenne de libre-échange), la Suisse observe inquiète ce remue-ménage. Depuis le traité de Rome en 1957, elle a une idée fixe : faire en sorte que son économie maintienne sa position concurrentielle sur les marchés extérieurs et qu’elle ne soit pas marginalisée par les progrès de la construction européenne. Lors d’une réunion à Luxembourg en 1984, les ministres de la CE et de l’AELE ont convenu de développer de façon «pragmatique» leurs relations commerciales dans le contexte nouveau qui s’annonce.

Lorsque le 17 janvier 1989, le président Delors se présente devant le Parlement européen, quatre ans après son investiture, pour faire le point sur les travaux en cours, quelques phrases à la fin de son discours-fleuve attirent l’attention au point que la presse helvétique du lendemain y consacre des dépêches. Il vaut la peine de les citer (nous soulignons en gras le passage le plus marquant):

« (…) Il me semble qu’au début de cette réflexion deux voies s’ouvrent à nous: ou bien continuer dans le cadre des rapports actuels, en fait essentiellement bilatéraux, pour aboutir finalement à une zone de libre-échange englobant la Communauté et les pays appartenant à l’AELE. Ou bien rechercher une nouvelle forme d’association, qui serait plus structurée sur le plan institutionnel, avec des organes communs et de décision et de gestion et ce, afin d’accroître l’efficacité de notre action. Ce serait souligner la dimension politique de notre coopération dans les domaines de l’économique, du social, du financier, voire du culturel. (…) »

La déclaration est imprécise, mais comme en témoignent les archives des documents diplomatiques suisses, le Conseil fédéral va vite chercher à en saisir la portée en termes de codécision. La main tendue aux pays de l’AELE débouche en tout cas dès décembre 1989 sur l’ouverture de négociations sur l’Espace économique européen (EEE). Pendant toute leur durée jusqu’en mai 1992, la Suisse bataille pour obtenir le droit de codécider dans le nouvel ensemble.

Cet espoir est pourtant vite douché: en janvier 1990 déjà, lors d’une nouvelle intervention devant le Parlement, Delors précise: «il n’est pas concevable d’aller jusqu’à une codécision qui ne peut résulter que de l’adhésion». Le Conseil fédéral et les diplomates persistent à s’accrocher à cette chimère. Face à l’opinion publique, ils rechignent à prononcer le mot «adhésion» et laissent accroire qu’ils obtiendront in fine une solution satisfaisante en termes de souveraineté. D’autres partenaires de l’AELE, comme la Suède et l’Autriche et la Finlande, captent le message delorien cinq sur cinq et annoncent leur volonté d’adhérer – ce qu’ils feront en 1995.  

Volte-face en mai 1992, après la signature du traité sur l’EEE à Porto, le gouvernement procède à une nouvelle évaluation des avantages de l’adhésion. Il annonce que l’EEE ne sera qu’une étape et il dépose une demande d’adhésion à la Communauté européenne, seule voie qui permet d’être vraiment partie prenante de décisions que la Suisse devra appliquer. On connaît la suite, le refus de l’EEE en votation populaire le 6 décembre 1992, puis la laborieuse mise en œuvre d’un plan B comme bilatérales, qui se révéleront toutefois être très profitables pour la Confédération.  

Près de 35 ans après le discours d’ouverture de janvier 1989 qui suscita tant d’espoirs, c’est peu dire que les Suisses restent embarrassés par la dynamique de la construction européenne enclenchée par Delors : ils sont toujours soucieux d’avoir accès à son marché intérieur et à ses réussites (comme les programmes de recherche et Erasmus), mais la reprise du droit communautaire qui garantit cet accès demeure un épouvantail. Par rapport aux années 1980-1990, la régression de la réflexion européenne helvétique est spectaculaire.

Auteur de la fameuse phrase «on ne tombe pas amoureux d’un marché unique», Delors avait néanmoins su rendre au cours de ses dix années à la tête de la Commission l’appartenance à l’Union européenne (UE) désirable. Malgré le revers de 1992, l’adhésion de la Suisse à l’UE recueillait en 1999, peu avant l’entrée en vigueur des accords bilatéraux, 57% d’opinions favorables dans les sondages, un score que l’on n’a plus enregistré depuis.

À tous les sceptiques qui doutent encore de la pertinence d’approfondir nos liens avec l’UE, on conseillera donc vivement de lire les interviews et les discours de Jacques Delors, publiés en hommage depuis mercredi. Ils y trouveront une vision et une ambition pour une Europe compétitive, sociale et solidaire plus que jamais actuelle.

Article paru dans Le Temps, le 28 décembre 2023

et cité par Sylvain Kahn, professeur agrégé et chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po

https://www.sciencespo.fr/fr/actualites/disparition-de-jacques-delors-hommage-a-l-homme-qui-transforma-l-europe/

Laudatio de Luciana Vaccaro

Gentile Signora Vaccaro

Chère Luciana

C’est un plaisir et un honneur pour moi de prononcer cette laudatio à l’occasion de la remise du prix européen dans la catégorie économie et société. *

Votre parcours est une belle trajectoire européenne, caractéristique des ambitions et des opportunités que l’Europe s’est donnée en coalisant ses forces.

Vous êtes née à Genève, parce que votre père était venu travailler au CERN, comme tant de scientifiques afin de dessiner « l’autoroute des particules ».

Très vite votre famille rentre à Naples, où vous allez grandir et vous former dans une des plus vieilles universités du continent, fondée en 1224 par Frédéric 2, un empereur du Saint-Empire.

Arrêtons-nous sur cette date de 1224, bientôt 800 ans – la Suisse n’existe pas, les cantons ne se sont pas encore coalisés pour prendre leur distance et un peu d’autonomie avec le pouvoir impérial. Mais dans l’espace européen qui va marcher peu à peu vers la Renaissance, la diffusion et le partage de la connaissance deviennent un enjeu essentiel.

Pour se former les étudiants voyagent d’une ville à l’autre, d’une université à l’autre, en fonction de la réputation des professeurs. Je souhaite ainsi rappeler que bouger pour se former, parfaire son éducation au contact d’autres écoles et d’autres cultures est une vieille tradition humaniste européenne, qui s’incarne désormais dans les programmes Erasmus.

Très tôt avec Bologne, Salerne et Naples, l’Italie dont vous êtes originaire, s’est illustrée dans le partage du savoir.

Après Naples, où vous êtes diplômée en physique, vous revenez en Suisse, engagée au CERN, puis très vite à l’EPFL, où vous obtenez un doctorat en microtechnique, en 2000.

Vous passez ensuite par l’Institut de microtechnique de Neuchâtel, puis retour à Lausanne, à l’université comme directrice des programmes de troisième cycle en économie et gestion de la santé.

Retour ensuite à l’EPFL en 2009 pour mettre en place et gérer le Grants office, avec pour mission d’assurer le financement de la recherche suisse et européenne.

En 2013, vous devenez rectrice de la HES-SO, la haute école spécialisée de Suisse occidentale, une construction en réseau baroque et fédéraliste sur laquelle les cantons se sont mis d’accord afin de ne priver aucun territoire de pôles de formation.

Pour ceux qui ne la connaissent que de nom, rappelons que la HES-SO a été fondée en 1998. Derrière l’université de Zurich et l’Ecole polytechnique de Zurich, elle occupe le troisième rang des plus hautes institutions de formation de Suisse, accueillant plus de 22000 étudiantes et étudiants. Elle regroupe 28 hautes écoles spécialisées dans 7 cantons, plus de 70 filières Bachelor et Master, 1867 chercheuses et chercheurs. Vous êtes la première femme à ce poste.

Vous êtes aussi depuis le mois de février de cette année la première femme à présider Swissuniversities, le lobby des plus hautes institutions de formation du pays.

Cette nomination d’une rectrice de HES prouve que les écoles techniques se sont hissées au niveau des institutions académiques les plus prestigieuses. C’est une belle reconnaissance du travail des HES.

Votre parcours personnel illustre la diversité et la force de toutes nos filières de formation.

Je soupçonne toutefois que ceux qui vous ont choisie ont aussi parié sur le fait que vous connaissez parfaitement les enjeux de l’arrimage de la Suisse aux programmes de financement européens de la recherche et de l’innovation.

Pour vous avoir accueillie lors d’un déjeuner débat de la section vaudoise du Mouvement européen, je sais que votre force de conviction s’appuie sur une connaissance solide, précise et concrète de ce que les fonds européens amènent à la Suisse.

Pas seulement de l’argent, mais des réseaux, de nouvelles idées, une émulation entre chercheurs, du succès, ou si l’on veut de meilleures conditions pour proposer aux entreprises des solutions gagnantes et plus efficaces que lorsque l’on travaille en vases clos.

 Dans votre plaidoyer pour sensibiliser nos élus à l’urgente nécessité de se réconcilier avec nos partenaires européens, vous saurez amener des exemples concrets de ce dont les étudiants et chercheurs des HES ont pu bénéficier avant que la Suisse ne soit rétrogradée dans les programmes d’Horizon Europe.

Votre travail de conviction sera d’autant plus précieux que l’Union européenne avance à grands pas dans la reconstitution de nouvelles filières industrielles stratégiques, dont la Suisse risque là aussi d’être écartée faute de renouvellement de nos accords bilatéraux.

Vous avez donc le charisme et la conviction. Mais vous avez aussi une autre qualité rare, mais très précieuse pour nous les membres du Mouvement européen, vous êtes courageuse, vous affichez vos convictions favorables à l’intégration européenne, là où tant d’autres se taisent, réduisant la dispute entre Berne et Bruxelles à des enjeux techniques ou juridiques.

Vous, vous ne faites pas semblant que la dimension politique de nos liens avec l’Union européenne, n’existe pas.

Dans le monde académique qui se plaint beaucoup des conséquences de la rupture avec les Européens, vous vous engagez clairement et avec courage. Merci à vous pour ce que vous êtes, pour votre sincérité et votre ténacité.  

Ces qualités vous viennent de votre parcours, de votre identité suisse et italienne, et il me semble de votre formation : vous êtes une physicienne et vous pratiquer l’approche systémique très naturellement, là où tant d’autres isolent les problèmes ou les difficultés et négligent l’importance des connections.  

En vous remettant ce prix, le Mouvement européen vous remercie de votre engagement, et vous souhaite, nous souhaite, que vos efforts nous ramènent dans le système européen.

La ringraziamo. Siamo orgogliosi di potere riconoscere con questo premio il suo impegno per la Svizzera, per l’Europa, e per un futuro migliore della ricerca svizzera in Europa.

*texte prononcé à Berne, lors de l’Assemblée du Mouvement européen Suisse, le 13 mai 2023

Dans le monde de 2022, l’abandon de l’accord-cadre en 2021 apparaît bien puéril

On ne fera pas grief au Conseil fédéral de ne pas avoir prévu la guerre en Ukraine. Mais à la lumière de cet événement majeur et de ses multiples impacts prévisibles ou non, la décision prise il y a tout juste un an, le 26 mai 2021, de jeter l’accord-cadre négocié depuis 2013 avec l’Union Européenne paraît bien sotte, arrogante et irréfléchie. En 12 mois, notre gouvernement s’est révélé incapable de mettre sur la table une alternative crédible et de nous prouver qu’il savait parfaitement où il entendait aller en opérant ce choix fatidique.

Dans un monde devenu beaucoup plus incertain et dangereux, il serait grand temps de remettre de la fluidité, de la prévisibilité et de la confiance dans nos relations avec les 27, qui demeurent nos principaux partenaires économiques ! Il serait grand temps de négocier sérieusement et de réparer les dégâts déjà infligés aux chercheurs, aux Medtech, et d’éviter d’autres nouvelles embûches pour notre économie. Le retour de l’inflation et du franc fort, conséquences directes de la guerre en Ukraine, seront déjà bien assez difficiles à appréhender pour les entreprises et les finances publiques.

Rétrospectivement, la grande bataille helvétique pour élever des digues d’apparence souverainiste en cas de désaccord sur la reprise du droit européen paraît bien dérisoire. Dans ses relations avec les autres états, la Suisse s’est toujours prévalue de la primauté du droit international, meilleure arme des petits pays contre les rapports de forces. Or le droit international vient d’être piétiné aussi sûrement que les villages ukrainiens par le pouvoir russe. Le juridisme obtus est impuissant quand l’adversaire choisit la brutalité.

Résolu à tenir la dragée haute aux Européens et à l’aimant que constitue leur marché unique, la Suisse a mis beaucoup d’énergie, ces dernières années, à diversifier les débouchés pour ses exportations. Or il apparaît que les investissements dans les pays autocrates, comme la Chine et la Russie, sont beaucoup plus « à risques » qu’estimé. Quand la communauté internationale décide de sanctions, la Confédération n’a pas d’autre choix que de s’aligner pour ne pas être pénalisée sur ses traditionnels marchés occidentaux. La neutralité économique n’existe pas – si elle n’a jamais existé !

Vent debout contre l’accord-cadre, le regard embué par l’insolence du Brexit, la classe politique helvétique ne s’est guère aperçue que l’Union européenne a accompli depuis quelques temps de considérables avancées dans des secteurs stratégiques. L’Europe se fait dans les crises, disait un de ses pères fondateurs, Jean Monnet, et cela a rarement été plus vrai que depuis 2 ou 3 ans : mutualisation des dettes, Green Deal, plans de relance, gestion commune des vaccins, législation sur les marchés numériques ; et bientôt, taxe carbone aux frontières, filières industrielles pour les produits stratégiques, défense commune, programme REPowerEU d’indépendance aux énergies fossiles russes …  Soudée par les épreuves, l’Union européenne, dont le projet de paix et de prospérité communes était parfois raillé ou jugé dépassé, a retrouvé avec la guerre en Ukraine une nouvelle et tragique légitimité. Berne ne semble pas en avoir pris la mesure, et prend le risque de marginaliser des pans entiers de l’économie suisse face à ces nouvelles dynamiques de production. Dans un monde qui se déglobalise, marqué par la crise Covid et les exigences de la lutte contre le réchauffement climatique, ce risque est mortel.  Nos intérêts économiques exigent de nouvelles réflexions de la part du Conseil fédéral, mais la morale et la politique devraient également les provoquer.

Conscient de la gravité de la situation et des menaces existentielles qui pèsent sur le Vieux-Continent, notre gouvernement devrait admettre que son coup de poker de l’an dernier était une erreur. Il devrait indiquer à la Commission européenne qu’il va parapher l’accord-cadre institutionnel, tel que négocié jusqu’en décembre 2018, et le soumettre ensuite à l’approbation des Suisses (qui viennent encore de donner une ample majorité au controversé système Frontex – montrant une fois encore leur attachement à tout l’édifice des accords bilatéraux). Il devrait situer l’enjeu de cette votation dans une feuille de route le conduisant à réexaminer d’autres voies d’intégration à l’Union européenne, telle l’adhésion pleine et entière, ou l’entrée dans l’Espace économique européen, qui a bien évolué depuis le vote de décembre 1992. Il devrait, comme l’a suggéré le président du Centre Gerhard Pfister, marquer son plus vif intérêt pour la proposition de Confédération européenne, lancée par le président français Emmanuel Macron, afin de servir de toit à toutes les démocraties du continent.

Bref, il devrait afficher audace et courage, sortir des sentiers battus et cadrés depuis trop longtemps par les intérêts de l’UDC (et qui nous ont mené dans l’impasse actuelle).  La stratégie de la niche, déclinaison opportuniste et cynique du concept de neutralité, c’est terminé. À l’avenir, la Suisse ne pourra plus impunément jouer la carte de l’avantage juridique ou financier aux dépends de ses partenaires économiques. Toutes les démocraties sont appelées à faire preuve de solidarité entre elles face aux menaces des pouvoirs autocrates. Jouer en solo, se croire plus malin que les autres, privilégier des intérêts économiques à court terme sur la morale, se dispenser de participer de manière tangible – et pas seulement déclamatoire – à la défense des libertés communes à tous les Européens n’est une voie ni raisonnable ni digne pour la Suisse.  Puisse la puérilité de l’abandon de l’accord-cadre, il y a un an, au vu des graves enjeux actuels, nous avoir au moins appris cela.

*Article paru sur la plateforme de blogs du Temps

Le leadership européen est une hydre (et c’est tant mieux)

Ce fut la grande interrogation de 2021 : après le départ d’Angela Merkel, qui pour être le leader de l’Union européenne ? Qui pour planter ses yeux dans le regard glaçant de Poutine ou dans celui, méprisant, de Trump ou d’un de ses potentiels avatars à venir ?

Intéressons-nous d’abord à quelques candidats à cette succession. Emmanuel Macron, l’autre binôme du couple franco-allemand, apparaît naturellement en tête de liste, d’autant que la France va assumer, dès le 1er janvier et pour un semestre, la présidence du Conseil de l’Union européenne. Le président de la République est un Européen convaincu, habité par l’ambition de transformer l’UE en ce que la France n’est plus : une grande puissance politique, porteuse des idéaux humanistes et des Lumières. Toutefois, Emmanuel Macron a le défaut des ses qualités. Aux yeux de beaucoup d’autres Européens, il incarne une certaine « arrogance à la française », qui impressionne autant qu’elle exaspère. Enfin pour s’imposer parmi les 27, le magistère macronien doit surmonter l’écueil de sa réélection en avril par une majorité de Français.

C’est ainsi qu’une figure moins agaçante et plus capée sur la scène européenne s’est imposée dans cette course au leadership continental : Mario Draghi. Président du conseil depuis moins d’une année, l’ancien banquier central européen jouit d’une grande estime. N’a-t-il pas en 2012 sauvé l’euro des crocs des marchés financiers avec sa petite phrase « quoi qu’il en coûte » ?

Débarrassée pour un temps des bonimenteurs populistes qui encombrent sa vie politique, l’Italie pousse ses pions. Au moteur franco-allemand bien connu, elle vient d’ajouter le Traité du Quirinal, scellant une coopération renforcée entre Rome et Paris. Une manière d’élargir le jeu entre pays fondateurs de l’Union européenne. Mario Draghi a aussi pour lui d’incarner la perspective d’un nouveau miracle économique italien, après deux décennies d’austérité et d’absence de croissance. La péninsule reste une puissance industrielle, et les milliards d’euros des plans de relance européens devraient, grâce à l’expérimenté Draghi, lui permettre d’exprimer sa formidable créativité. Comme la chancelière, il parle peu, mais avec beaucoup d’autorité.

Alors, après le charme discret d’Angela Merkel, l’énigmatique sourire de Super Mario va-t-il personnifier la résilience du Vieux Continent ? On peut le souhaiter, tant l’intégrité et la crédibilité de Draghi sont fortes, mais il ne faut pas oublier que la vie politique transalpine place cette hypothèse à la merci d’un stupide accident d’un parcours. Fin janvier, le parlement italien doit élire un nouveau président de la République. Draghi, lui-même, avant d’être appelé au poste de premier ministre, fut longtemps pressenti pour ce poste. Président de la République, il resterait bien sûr une figure d’autorité reconnue comme celle de Sergio Mattarella avec bienveillance par les Européens, mais il ne pourrait plus jouer les premiers rôles dans les conseils européens auxquels il n’aurait plus accès.

Demeurant premier ministre, Draghi pourrait être victime d’une rupture au sein de la coalition hétéroclite qui soutient son activité gouvernementale. Sans compter que l’élection à la présidence de Silvio Berlusconi, que les partis de droite soutiennent, ruinerait le crédit que l’Italie vient à peine de reconquérir sur la scène européenne.

Formé chez les jésuites, rusé et créatif, ne craignant pas de bousculer les lignes, mais n’aimant pas les effets de manche, Mario Draghi a beaucoup d’atouts pour incarner le leadership européen, encore faut-il que les politiciens italiens ne brisent pas ses chances.

À la différence de Macron et Draghi, le nouveau chancelier allemand, Olaf Scholz, évolue dans un horizon électoral dégagé. S’il réussit à mettre en musique l’ambitieux programme de gouvernement qu’il a négocié avec les verts et les libéraux, il pourrait aussi à terme succéder à Angela Merkel dans le rôle de premier interlocuteur européen face aux puissants de la planète. Mais il est encore un peu tôt pour être certain que Scholz a l’étoffe d’un héros.

La question du leadership européen ne saurait cependant se réduire à celle du casting. Dans un monde aussi complexe que celui du 21ième siècle, la figure de l’homme ou de la femme providentiel-le apparaît très datée 20ième siècle et à bien des égards anachronique. Il conviendrait de se détacher de la perfidie attribuée à Henry Kissinger en 1970 – il y a tout de même un demi-siècle ! – « l’Europe, quel numéro de téléphone ? »

La force de l’Union européenne, mais souvent également sa faiblesse, est de coaliser 27 états. Aussi charismatique soit-il, un seul de ses dirigeants ne peut pas incarner à lui tout seul cette incroyable diversité.

Née du rejet inconditionnel des régimes fascistes et totalitaires, la construction européenne avec son système d’institutions et d’équilibre des pouvoirs démocratiques multiplie les figures légitimées à parler « au nom de l’UE », même si leurs fonctions sont différentes. Appelés à la présider six mois par tournus, tous les chefs de gouvernement des 27 états-membres peuvent revendiquer à un moment ou à un autre, compte tenu des circonstances géopolitiques, ce leadership. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, le peut également. Tout comme le président du parlement européen, David Sassoli, celui de la Cour de justice, Koen Lenaerts, ou encore le président du Conseil européen, Charles Michel. De fait, l’UE s’est développée contre le mythe du leader unique, et dans l’obsession de partager la gestion et la responsabilité des décisions communes.

On peut même dire que, dans l’esprit des résistants et des partisans qui l’ont inspirée, quand une de ses figures éminentes disparaît, une autre prend sa place pour défendre inlassablement les mêmes valeurs de l’Etat de droit. Avec toutes ses têtes, l’UE a tout de l’hydre, organisme pluricellulaire complexe, aux fortes capacités régénératrices.

Médiatiquement, cependant cette multiplicité de figures en capacité de s’exprimer,  « au nom de l’UE » est un vilain défaut. Elle cadre mal avec l’hyper-personnalisation du pouvoir et sa pipolisation. Elle rend l’actualité européenne difficile à simplifier ou à mettre en scène. Écueil supplémentaire dans la recherche d’une figure de référence, peu de personnalités restent charismatiques dans une autre langue que la leur.

Revenons au « modèle » Merkel. Si Angela Merkel s’est imposée comme la leader des positions européennes, c’est surtout dans la durée, grâce à la longévité de ses quatre mandats. Elle n’a jamais été une grande oratrice, mais elle a su faire preuve de détermination à des instants-clé (comme lors de la crise des migrants avec son « wir schaffen das » ).

Sur la scène géopolitique mondiale, face aux pouvoirs chinois, américain et russe, qui semblent si avides d’en découdre, l’Union européenne n’est pas conçue pour taper du poing sur la table. Mais, privilégiant le débat à la force, elle ne manque ni de figures ni d’arguments pour résister, sur le fond comme dans la forme, aux donneurs d’ordre qui veulent imposer une vision univoque de l’histoire.

*Article paru sur la plateforme de blogs du Temps

La voie bilatérale unilatérale

Depuis 30 ans, la Suisse est bousculée par une construction européenne toujours plus structurée. Alors que notre petit pays neutre devrait se réjouir que l’Union soit un facteur de paix et de prospérité partagées entre 27 états, il a développé une méfiance irrationnelle : cette chose qui a grandi à nos frontières, cette Union européenne, menacerait notre indépendance et notre souveraineté.

L’abandon de l’accord-cadre ce 26 mai est l’aboutissement de cette lente montée de la paranoïa. Il est une suite logique de l’hégémonie de l’UDC sur les autres partis gouvernementaux. Dans la conception de sa politique européenne, le Conseil fédéral a longtemps cherché à interpréter, voire à tordre, les diktats de l’UDC. L’élection de deux ministres au sein du collège, obtenue de haute lutte par les Blochériens, devait tôt ou tard se solder par une rupture avec Bruxelles. L’enterrement de l’accord institutionnel est aussi celui du système de concordance.

Du coup, le poids de la responsabilité de toutes les conséquences négatives qui vont émerger peu à peu, ne va plus reposer sur les épaules des partisans pragmatiques du compromis, mais sur celles des nationalistes populistes et des syndicalistes qui les ont appuyés. C’est un changement majeur.

Pour minimiser la portée de son choix, le Conseil fédéral revendique la négociation d’accords sectoriels au cas par cas et promet de reprendre unilatéralement du droit européen – sans la moindre garantie de réciprocité ! Cassis, Parmelin et Keller-Sutter inventent la voie bilatérale unilatérale. Berne va désormais mendier un peu d’attention de la Commission pour résoudre les problèmes. Pour un pays qui prétend à un respect de sa souveraineté supérieur à celle des autres, cela manque singulièrement de dignité.

Nous en sommes là : à espérer que les Européens seront gentils avec nous. Il est à craindre que ceux-ci ne nous traitent plus que comme un banal état tiers. En jetant sept ans de discussions à la poubelle, nous avons perdu à leurs yeux notre crédibilité et notre fiabilité.

Forte de son succès économique, l’UE avance peu à peu vers une plus grande intégration politique. La mutualisation des dettes pour financer les plans de relance constitue un coup d’accélérateur. Cette dimension politique de l’UE, la Suisse ne la comprend pas. Il est déroutant qu’un pays pétri de fédéralisme et du principe de subsidiarité s’imagine mieux défendre sa souveraineté en boudant les institutions supérieures où se prennent les décisions qui l’influencent quotidiennement. Est-ce que, depuis 1848, un seul canton a jamais envisagé de ne plus envoyer de représentants à Berne pour y faire valoir son point de vue et ses intérêts ? Nous devrions participer aux institutions européennes de plein droit. Notre histoire nous conduisait naturellement à devenir membre de l’UE Depuis 30 ans, nous faisons fausse route, et inventons des chemins de traverse. Gare à la chute.  Car, comme nous sommes, grâce à notre accès au marché unique, une des régions les plus prospères d’Europe, nous risquons de tomber de haut.

*Texte paru en italien dans Il Caffè le 29 mai 2021

Débat sur la souveraineté de la Suisse

Le 10 mars 2021, la Fondation Jean Monnet pour l’Europe a organisé un dialogue ayant pour titre « Quelle souveraineté suisse ? ». Kevin Grangier, président de l’UDC Vaud et membre du comité de l’ASIN, et Chantal Tauxe, vice-présidente du NOMES Suisse, ont ainsi pu débattre de leur vision de la souveraineté et des défis qui y sont liés.

À l’origine du mobbing d’Ignazio Cassis

On attendait mieux de Ignazio Cassis. Un style nouveau. De la détermination. Une direction.Près de 3,5 ans après son élection, on est obligé de constater que son style est hésitant, plein de maladresses. Comme chef du Département des affaires étrangères, il n’exprime pas de conviction forte, ni n’a été capable de proposer un nouveau storytelling sur l’avenir du pays, le «reset» qu’il avait annoncé.*

En matière de politique européenne, il laisse le champ libre au parti auquel il doit son élection, l’UDC. Son incroyable mutisme sur le sujet mine le chemin d’une approbation de l’accord-cadre, avec toutes sortes de bombes à retardement.

Il devait fédérer les Suisses autour d’une vision commune de leur place en Europe, il lasse et désespère par l’absence d’action forte.

On en vient à se demander ce qu’il est venu faire dans cette galère, à part satisfaire la légitime aspiration des Tessinois à être représentés au gouvernement.

S’il n’étoffe pas son bilan d’ici à 2023, il risque de faire les frais d’un nouveau recul de son parti aux élections fédérales. Si le PLR ne devait plus disposer que d’un seul siège, alors c’est lui qui devrait être sacrifié et pas la brillante Karin Keller-Sutter, extrapolent les amateurs de «toto-ministri» .

Ce mobbing soulève quelques objections. Il n’est pas exclu que la nouvelle Secrétaire d’Etat, Livia Leu, revienne de Bruxelles avec des clarifications sur l’accord-cadre, qui le rendent «vendable» au peuple souverain. L’effet de – bonne – surprise pourrait permettre à Cassis de revenir sur le devant de la scène comme l’homme qui a enfin tranché le nœud gordien de la politique suisse. L’étalage de son euro-scepticisme jusqu’ici en ferait un défenseur crédible de l’accord, en mode «si je vous recommande de l’accepter, c’est parce que nous avons finalement obtenu ce que nous souhaitions». Un scénario optimiste, mais pas impossible, tant les virages à 180 degrés caractérisent notre politique européenne.

Ensuite, en 2022, le Tessinois sera président de la Confédération. Cette année de primus inter pares booste en général la cote de popularité d’un ministre.

Enfin, les rapports de force au sein du PLR ne sont pas aussi défavorables, sur le papier, à Cassis. Il est le représentant des PLR latins, dont les scores sont très supérieurs en Suisse romande et au Tessin à ceux des Alémaniques : plus de 20% de parts électorales en 2019 contre 13%.

Un autre point relativise la mauvaise performance de Cassis. Au départ de Micheline Calmy-Rey en 2011, le PLR a absolument voulu reprendre le DFAE et la politique européenne depuis trop longtemps en mains du PS et du PDC. Or, le plus vieux parti de Suisse n’a pas de vision pour la politique étrangère, et encore moins sur les enjeux européens, qui excède la défense des intérêts économiques, même si Didier Burkhalter s’est illustré avec plus de panache que son successeur sur la scène internationale. C’est ce déficit de réflexion et d’ambition que paie actuellement le libéral-radical Cassis, placé dans ce Département un peu par défaut. Quel gâchis.

*Texte paru en italien dans l’hebdomadaire tessinois Il Caffè

Brexit doesn’t mean accord-cadre

En juillet 2016, la petite phrase de Theresa May, scandée comme un mantra, fit date : « Brexit means Brexit ». Par cette tautologie, la première ministre britannique, nouvellement installée au 10, Downing Street, voulait alors signifier que son pays allait sortir de l’Union européenne.  

C’est un point important que semblent oublier les opposants suisses à l’accord-cadre institutionnel avec l’UE, qui louent le deal scellé à la veille de Noël par Boris Johnson et en déduisent une « humiliation » pour nos diplomates helvétiques : les Britanniques ont voulu s’éloigner de l’UE, alors que toute la politique étrangère de la Suisse depuis 30 ans vise à s’en rapprocher. Le mouvement est exactement inverse. Ils ont voté pour diverger, nous avons voté une dizaine de fois depuis l’an 2000 pour converger.

Négociateur pour les 27, le Français Michel Barnier a concédé à la Grande-Bretagne un accord de libre-échange ample et avantageux, à la hauteur de la densité des liens qui ont uni les partenaires pendant 47 ans ; leurs échanges (biens et services) pèsent 700 milliards d’euros par an. Mais ce n’est qu’un accord de libre-échange (il ne règle pas le secteur des services). Les accords bilatéraux qui organisent les relations entre la Suisse et l’UE couvrent plus de thèmes (comme la libre-circulation des personnes, Schengen et Dublin, Erasmus,… ) et offrent plus d’avantages. Ils abolissent les contrôles aux frontières là où un accord de libre-échange les maintient. Pour l’heure, le deal de Noël ne prévoit ni taxes, ni quotas pour l’échange des marchandises, mais si les Britanniques mettaient en oeuvre des politiques sur le plan social, environnemental ou fiscal jugées déloyales en termes de concurrence, l’UE pourrait imposer des droits de douane. S’en suivraient  – s’en suivront, c’est certain – toutes sortes de mesures de rétorsions, de contentieux et de demandes d’arbitrage. Plein de grains de sables, de contrariétés, de retards et d’attentes, là où les entreprises ont pris l’habitude de travailler avec l’horizon dégagé et un cadre légal clair. Pas très bon pour le développement du business.

Boris Johnson est très fier d’échapper désormais à la juridiction de la Cour de justice européenne. En cas de conflit commercial avec l’UE, les parties auront recours à une procédure d’arbitrage. C’est ce qui fait dire à nos souverainistes helvétiques que notre diplomatie, qui n’a pas obtenu cela, est « humiliée ».  L’accord-cadre souhaité par la Suisse a pour but de renforcer et fluidifier notre accès au marché unique. L’UE, qui a développé et unifié son marché en s’appuyant sur les arrêts de la Cour chargée de trancher les zones d’ombre laissées dans les traités et les directives européennes par les élus, ne peut pas laisser d’autres instances que les siennes interpréter SON droit. Pourquoi concèderait-elle à un état non-membre la possibilité de rendre une décision contraire à sa propre jurisprudence, et à déclencher ainsi un chaos juridique ?

Mais avant qu’une sentence défavorable à la Suisse ne tombe, l’accord-cadre prévoit maintes possibilités de faire valoir notre point de vue, et de régler un éventuel contentieux à l’amiable sans solliciter l’interprétation de la Cour. In fine, si le comité sectoriel puis le tribunal arbitral paritaire devaient échouer à trouver une solution, la Suisse jouirait devant la Cour des mêmes droits que les états-membres pour se faire entendre. Nos négociateurs ont obtenu le contraire d’une humiliation, ils ont décroché la possibilité pour la Suisse de défendre notre point de vue en dernière instance.

Brexit et accord-cadre ne signifient décidément pas du tout la même chose. Le grand travestissement de leur contenu respectif sème la confusion dans un dossier où le Conseil fédéral peine déjà passablement à apporter clarté et détermination. Il serait plus que temps que le chef du Département des affaires étrangères, Ignazio Cassis, s’exprime et lève les ambiguïtés.

Le départ des Britanniques a soudé les 27 dans la défense de leurs intérêts communs. Leur présence a longtemps empêché l’UE de progresser dans l’intégration politique, Londres ne voulant voir que la finalité économique de la construction européenne. Berne doit capter l’importance de ce tournant et se confronter à la question qu’elle esquive depuis la signature du Traité de Rome : avec les Européens, le rapprochement ne saurait être pour la Confédération seulement de nature économique, il sera à l’avenir de plus en plus de nature politique. Dans la géopolitique mondiale actuelle et face au défi climatique, le Sonderfall et la neutralité – si celle-ci a jamais réellement existé – sont périmés.

Numérique et priorité diplomatique

Le Conseil fédéral veut faire du numérique une priorité diplomatique dans le cadre de la Genève internationale. Fort bien. Mais on pourra difficilement ignorer les efforts de l’UE pour encadrer la jungle numérique… donc la Suisse devra se coordonner avec l’UE pour définir des normes. D’où l’urgence de finaliser l’ accord-cadre, sinon ce dossier ambitieux sera lui aussi bloqué! Où est la cohérence avec les tergiversations actuelles ?

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