Notre débat démocratique ne peut pas être laissé aux bons soins ni des éditeurs zurichois ni des lubies des GAFAM

Les annonces de licenciements au sein des rédactions de TX Group consternent. Une fois encore, des éditeurs zurichois décident pour les Romands de la qualité de la presse qu’ils peuvent lire. La culture fédéraliste helvétique se perd comme les égards pour les minorités linguistiques. Mais cet appauvrissement de la diversité médiatique ne fracasse pas que des carrières journalistiques, il prive le débat public d’autant d’antidotes aux ravages, désormais bien identifiés, de la désinformation.

Pour le comprendre, un retour en arrière s’impose. Au mitan des années 1990, en pleine affaire des fonds juifs en déshérence dans les banques suisses, les rédactions débattaient avec gravité de l’opportunité de publier des courriers de lecteurs antisémites. La discussion portait également sur le choix d’accueillir des propos contraires à la ligne éditoriale du journal. La tolérance voltairienne servait de boussole, la norme pénale contre le racisme cadrait les limites de l’outrance. En ce temps-là, les journalistes étaient les grands organisateurs du débat public, et ils respectaient des règles déontologiques, conscients que leurs éditeurs étaient tenus pour responsables devant un tribunal des propos qu’ils imprimaient.

L’émergence d’internet et des réseaux sociaux a tout emporté: non seulement elle a siphonné les recettes publicitaires qui finançaient les rédactions, mais elle a anéanti leur mission de garant de la salubrité du débat public. Il faut pointer ici l’incurie des législateurs qui ont tardé à rendre les plateformes responsables des contenus propagés: sur les autoroutes de l’information, on a longtemps estimé que le dérapage ne valait pas condamnation.

Résultat? Les réseaux sociaux n’ont pas seulement libéré la parole, par la diffusion amplifiée d’avis incontrôlés ils sont devenus des outils de manipulation des opinions publiques pour ceux qui cherchent à diviser et déstabiliser les démocraties. Du Brexit à la guerre en Ukraine, le réveil est brutal.

Dans ce contexte, il devrait être clair pour tous les décideurs politiques et économiques que la qualité de notre débat démocratique ne peut pas être laissée aux bons soins américains des GAFAM, et qu’il faut remuscler les moyens des rédactions. Mais non, les éditeurs zurichois continuent à tailler dans les effectifs, sans considération pour le rôle essentiel de contre-pouvoir fiable que joue la presse en démocratie, avec un souverain mépris pour nos très diverses identités cantonales.

Comme il est à craindre que la publicité ne revienne jamais couler à flots dans les pages des journaux, sauf à prouver que sa version ciblée promue par les plateformes numériques agace le consommateur plus qu’il ne le séduit, il faut dès lors concevoir d’autres recettes que celles du passé pour financer la mission des rédactions.

Depuis la mort de L’Hebdo en 2017, on ne peut pas dire que rien n’a été mis en œuvre pour préserver la presse romande et ses particularismes. La Fondation Aventinus a repris Le Temps, elle soutient aussi d’autres aventures éditoriales. Des villes et des cantons ont pris des mesures, mais chacun à sa petite échelle. Cela ne suffit pas à assurer l’avenir des anciens comme des nouveaux acteurs du paysage médiatique. Les conditions-cadres se dessinent à Berne, et là encore la spécificité du marché romand ne compte guère, comme on l’a vu lors de votation sur l’aide à la presse en février 2022.

Un enjeu de taille émerge dont le nouveau parlement devrait prendre conscience afin d’agir avant qu’il ne soit trop tard: la certification de l’information. Dans le flux des réseaux sociaux, comment savoir si ce qu’on lit est fiable ou pas? Il est urgent de réinvestir dans des circuits courts entre ceux qui ont besoin d’information et ceux qui la produisent, la vérifient et la diffusent. Par toutes sortes d’aides indirectes, les pouvoirs publics auraient les moyens de mieux valoriser le rôle de garant de contenus fiables assumé par les rédactions, qui pour la plupart tissent chaque jour des liens de confiance avec leur lectorat.

Notre époque est à la relocalisation des industries jugées stratégiques. En démocratie, la presse constitue plus que jamais une industrie stratégique.

Article paru dans Le Temps, le 31 octobre 2023

Dans le monde de 2022, l’abandon de l’accord-cadre en 2021 apparaît bien puéril

On ne fera pas grief au Conseil fédéral de ne pas avoir prévu la guerre en Ukraine. Mais à la lumière de cet événement majeur et de ses multiples impacts prévisibles ou non, la décision prise il y a tout juste un an, le 26 mai 2021, de jeter l’accord-cadre négocié depuis 2013 avec l’Union Européenne paraît bien sotte, arrogante et irréfléchie. En 12 mois, notre gouvernement s’est révélé incapable de mettre sur la table une alternative crédible et de nous prouver qu’il savait parfaitement où il entendait aller en opérant ce choix fatidique.

Dans un monde devenu beaucoup plus incertain et dangereux, il serait grand temps de remettre de la fluidité, de la prévisibilité et de la confiance dans nos relations avec les 27, qui demeurent nos principaux partenaires économiques ! Il serait grand temps de négocier sérieusement et de réparer les dégâts déjà infligés aux chercheurs, aux Medtech, et d’éviter d’autres nouvelles embûches pour notre économie. Le retour de l’inflation et du franc fort, conséquences directes de la guerre en Ukraine, seront déjà bien assez difficiles à appréhender pour les entreprises et les finances publiques.

Rétrospectivement, la grande bataille helvétique pour élever des digues d’apparence souverainiste en cas de désaccord sur la reprise du droit européen paraît bien dérisoire. Dans ses relations avec les autres états, la Suisse s’est toujours prévalue de la primauté du droit international, meilleure arme des petits pays contre les rapports de forces. Or le droit international vient d’être piétiné aussi sûrement que les villages ukrainiens par le pouvoir russe. Le juridisme obtus est impuissant quand l’adversaire choisit la brutalité.

Résolu à tenir la dragée haute aux Européens et à l’aimant que constitue leur marché unique, la Suisse a mis beaucoup d’énergie, ces dernières années, à diversifier les débouchés pour ses exportations. Or il apparaît que les investissements dans les pays autocrates, comme la Chine et la Russie, sont beaucoup plus « à risques » qu’estimé. Quand la communauté internationale décide de sanctions, la Confédération n’a pas d’autre choix que de s’aligner pour ne pas être pénalisée sur ses traditionnels marchés occidentaux. La neutralité économique n’existe pas – si elle n’a jamais existé !

Vent debout contre l’accord-cadre, le regard embué par l’insolence du Brexit, la classe politique helvétique ne s’est guère aperçue que l’Union européenne a accompli depuis quelques temps de considérables avancées dans des secteurs stratégiques. L’Europe se fait dans les crises, disait un de ses pères fondateurs, Jean Monnet, et cela a rarement été plus vrai que depuis 2 ou 3 ans : mutualisation des dettes, Green Deal, plans de relance, gestion commune des vaccins, législation sur les marchés numériques ; et bientôt, taxe carbone aux frontières, filières industrielles pour les produits stratégiques, défense commune, programme REPowerEU d’indépendance aux énergies fossiles russes …  Soudée par les épreuves, l’Union européenne, dont le projet de paix et de prospérité communes était parfois raillé ou jugé dépassé, a retrouvé avec la guerre en Ukraine une nouvelle et tragique légitimité. Berne ne semble pas en avoir pris la mesure, et prend le risque de marginaliser des pans entiers de l’économie suisse face à ces nouvelles dynamiques de production. Dans un monde qui se déglobalise, marqué par la crise Covid et les exigences de la lutte contre le réchauffement climatique, ce risque est mortel.  Nos intérêts économiques exigent de nouvelles réflexions de la part du Conseil fédéral, mais la morale et la politique devraient également les provoquer.

Conscient de la gravité de la situation et des menaces existentielles qui pèsent sur le Vieux-Continent, notre gouvernement devrait admettre que son coup de poker de l’an dernier était une erreur. Il devrait indiquer à la Commission européenne qu’il va parapher l’accord-cadre institutionnel, tel que négocié jusqu’en décembre 2018, et le soumettre ensuite à l’approbation des Suisses (qui viennent encore de donner une ample majorité au controversé système Frontex – montrant une fois encore leur attachement à tout l’édifice des accords bilatéraux). Il devrait situer l’enjeu de cette votation dans une feuille de route le conduisant à réexaminer d’autres voies d’intégration à l’Union européenne, telle l’adhésion pleine et entière, ou l’entrée dans l’Espace économique européen, qui a bien évolué depuis le vote de décembre 1992. Il devrait, comme l’a suggéré le président du Centre Gerhard Pfister, marquer son plus vif intérêt pour la proposition de Confédération européenne, lancée par le président français Emmanuel Macron, afin de servir de toit à toutes les démocraties du continent.

Bref, il devrait afficher audace et courage, sortir des sentiers battus et cadrés depuis trop longtemps par les intérêts de l’UDC (et qui nous ont mené dans l’impasse actuelle).  La stratégie de la niche, déclinaison opportuniste et cynique du concept de neutralité, c’est terminé. À l’avenir, la Suisse ne pourra plus impunément jouer la carte de l’avantage juridique ou financier aux dépends de ses partenaires économiques. Toutes les démocraties sont appelées à faire preuve de solidarité entre elles face aux menaces des pouvoirs autocrates. Jouer en solo, se croire plus malin que les autres, privilégier des intérêts économiques à court terme sur la morale, se dispenser de participer de manière tangible – et pas seulement déclamatoire – à la défense des libertés communes à tous les Européens n’est une voie ni raisonnable ni digne pour la Suisse.  Puisse la puérilité de l’abandon de l’accord-cadre, il y a un an, au vu des graves enjeux actuels, nous avoir au moins appris cela.

*Article paru sur la plateforme de blogs du Temps

Aussi longtemps qu’on se réjouira de briser les plafonds de verre…

L’historienne Brigitte Studer le rappelle dans « La conquête d’un droit. Le suffrage féminin en Suisse »* : il aura fallu près de 90 votations – communales, cantonales et fédérales – et 120 ans pour que les femmes suisses obtiennent en 1971 ce que les hommes avaient obtenu en 1848. Quand l’histoire avance si lentement, il ne faut pas s’étonner que la parité relève encore dans notre pays de l’utopie. Il en sera ainsi aussi longtemps que nous nous réjouirons qu’une femme brise un plafond de verre en devenant première ceci ou cela. Cette attention à une bienheureuse rupture avec la routine signalera que la progression des femmes reste une exception.**

Dans ce bilan des succès et des défaites de la cause féminine, permettez-moi d’employer le « je ». Ma mère n’avait pas le droit de vote fédéral quand je suis née. Le canton de Vaud le lui avait toutefois accordé sur le plan communal et cantonal. Je le dis souvent à mes filles : on revient de loin !

Quand je fus nommé cheffe de la rubrique Suisse dans un quotidien romand, les assistantes de direction me dirent leur émotion parce que c’était la première fois qu’une femme était placée à la tête d’une rubrique sérieuse et pas des pages féminines ou culturelles. C’était dans les années 1990.

Ma génération est celle qui a bénéficié de la démocratisation des études, et nous fûmes nombreuses à accéder à des postes intéressants, à concilier une vie professionnelle exigeante avec les joies de la maternité. Cette arrivée massive de jeunes femmes aussi bien formées que les hommes dans les entreprises et les administrations est un des succès les plus notables de l’après 1971. Le Kinder, Küche, Kirsche qui avait enfermé tant de mères à la maison appartient au passé, ou relève d’un choix personnel. Ce n’est plus une fatalité.

Par contre, dans ce monde professionnel, ma génération a désagréablement découvert qu’à travail égal, le salaire n’était pas égal. L’écart se résorbe avec le temps, mais il demeure trop important. Le manque de volonté politique, mais aussi du monde entrepreneurial, pour imposer cette équité de traitement reste un scandale auquel on s’est habitué. De ces salaires plus bas découlent de nouvelles inégalités en cas de divorce ou au moment de la retraite, qui limitent d’autant l’indépendance et le destin des femmes.

L’autre grande défaite féminine – à moins qu’il ne s’agisse au fond d’une défaite masculine – est le sexisme persistant dans l’espace et le débat publics. L’ampleur du phénomène de harcèlement sexuel est également décevant : 40 ans après l’inscription dans la Constitution fédérale du principe de l’égalité entre les sexes, il se trouve toujours des hommes qui se croient autorisés à considérer les femmes comme une chose qu’ils peuvent ennuyer et humilier.

Quand donc l’égalité des chances et l’égalité de dignité seront-elles effectives ? Il faudra encore quelques vagues violette à tous les niveaux de pouvoir économiques et politiques. Pensez qu’il se trouve encore des cantons sans conseillère d’Etat. Quel archaïsme !

*Paru aux éditions LIVREO/ALPHIL 

**Article paru le 31 janvier en italien dans l’hebdomadaire tessinois Il Caffè

Brexit doesn’t mean accord-cadre

En juillet 2016, la petite phrase de Theresa May, scandée comme un mantra, fit date : « Brexit means Brexit ». Par cette tautologie, la première ministre britannique, nouvellement installée au 10, Downing Street, voulait alors signifier que son pays allait sortir de l’Union européenne.  

C’est un point important que semblent oublier les opposants suisses à l’accord-cadre institutionnel avec l’UE, qui louent le deal scellé à la veille de Noël par Boris Johnson et en déduisent une « humiliation » pour nos diplomates helvétiques : les Britanniques ont voulu s’éloigner de l’UE, alors que toute la politique étrangère de la Suisse depuis 30 ans vise à s’en rapprocher. Le mouvement est exactement inverse. Ils ont voté pour diverger, nous avons voté une dizaine de fois depuis l’an 2000 pour converger.

Négociateur pour les 27, le Français Michel Barnier a concédé à la Grande-Bretagne un accord de libre-échange ample et avantageux, à la hauteur de la densité des liens qui ont uni les partenaires pendant 47 ans ; leurs échanges (biens et services) pèsent 700 milliards d’euros par an. Mais ce n’est qu’un accord de libre-échange (il ne règle pas le secteur des services). Les accords bilatéraux qui organisent les relations entre la Suisse et l’UE couvrent plus de thèmes (comme la libre-circulation des personnes, Schengen et Dublin, Erasmus,… ) et offrent plus d’avantages. Ils abolissent les contrôles aux frontières là où un accord de libre-échange les maintient. Pour l’heure, le deal de Noël ne prévoit ni taxes, ni quotas pour l’échange des marchandises, mais si les Britanniques mettaient en oeuvre des politiques sur le plan social, environnemental ou fiscal jugées déloyales en termes de concurrence, l’UE pourrait imposer des droits de douane. S’en suivraient  – s’en suivront, c’est certain – toutes sortes de mesures de rétorsions, de contentieux et de demandes d’arbitrage. Plein de grains de sables, de contrariétés, de retards et d’attentes, là où les entreprises ont pris l’habitude de travailler avec l’horizon dégagé et un cadre légal clair. Pas très bon pour le développement du business.

Boris Johnson est très fier d’échapper désormais à la juridiction de la Cour de justice européenne. En cas de conflit commercial avec l’UE, les parties auront recours à une procédure d’arbitrage. C’est ce qui fait dire à nos souverainistes helvétiques que notre diplomatie, qui n’a pas obtenu cela, est « humiliée ».  L’accord-cadre souhaité par la Suisse a pour but de renforcer et fluidifier notre accès au marché unique. L’UE, qui a développé et unifié son marché en s’appuyant sur les arrêts de la Cour chargée de trancher les zones d’ombre laissées dans les traités et les directives européennes par les élus, ne peut pas laisser d’autres instances que les siennes interpréter SON droit. Pourquoi concèderait-elle à un état non-membre la possibilité de rendre une décision contraire à sa propre jurisprudence, et à déclencher ainsi un chaos juridique ?

Mais avant qu’une sentence défavorable à la Suisse ne tombe, l’accord-cadre prévoit maintes possibilités de faire valoir notre point de vue, et de régler un éventuel contentieux à l’amiable sans solliciter l’interprétation de la Cour. In fine, si le comité sectoriel puis le tribunal arbitral paritaire devaient échouer à trouver une solution, la Suisse jouirait devant la Cour des mêmes droits que les états-membres pour se faire entendre. Nos négociateurs ont obtenu le contraire d’une humiliation, ils ont décroché la possibilité pour la Suisse de défendre notre point de vue en dernière instance.

Brexit et accord-cadre ne signifient décidément pas du tout la même chose. Le grand travestissement de leur contenu respectif sème la confusion dans un dossier où le Conseil fédéral peine déjà passablement à apporter clarté et détermination. Il serait plus que temps que le chef du Département des affaires étrangères, Ignazio Cassis, s’exprime et lève les ambiguïtés.

Le départ des Britanniques a soudé les 27 dans la défense de leurs intérêts communs. Leur présence a longtemps empêché l’UE de progresser dans l’intégration politique, Londres ne voulant voir que la finalité économique de la construction européenne. Berne doit capter l’importance de ce tournant et se confronter à la question qu’elle esquive depuis la signature du Traité de Rome : avec les Européens, le rapprochement ne saurait être pour la Confédération seulement de nature économique, il sera à l’avenir de plus en plus de nature politique. Dans la géopolitique mondiale actuelle et face au défi climatique, le Sonderfall et la neutralité – si celle-ci a jamais réellement existé – sont périmés.

La Suisse qui viendra, plus humble et plus collective

Georges-André Chevallaz avant d’être conseiller fédéral avait écrit un manuel d’histoire, où il développait l’idée d’une nation à contre-courant des autres, échappant aux fracas du monde. La Suisse qui vient fera éclater cette bulle idéologique et les illusions de splendide isolement qu’elle a nourries.

Notre pays va avoir de plus en plus conscience de participer à la même histoire que ses voisins. Finies les politiques de niche, liées à l’exploitation des frontières et des différences exacerbées par les arguties des juristes. L’exceptionnalité du destin helvétique aura été une parenthèse, ouverte par la première guerre mondiale et refermée, un gros siècle plus tard, par les problèmes dérivant du réchauffement climatique.

La Confédération, épargnée par les conflits, est devenue allergique aux risques et à l’incertitude. Elle a développé un système d’assurances et de réassurances unique au monde. Or, le réchauffement climatique qui fait fondre le permafrost va générer de plus en plus de catastrophes sur le territoire national : éboulements, crues, avalanches, incendies,… Contre ces risques naturels, la Suisse va mesurer son impuissance. La conquête des sommets et des vallées qui a repoussé les limites des zones habitées et exploitées par l’homme va être puissamment remise en question. Nos montagnes étaient notre refuge, un réduit aussi mythique que protecteur. Il va falloir les désinvestir et tenter de mieux protéger ceux qui persisteront à y vivre.

Notre état libéral va devoir ainsi se muscler fiscalement. Pour affronter les défis de la transition énergétique, pour combler les inégalités creusées par la crise, pour réparer une société ébranlée dans ses certitudes par la dureté de la pandémie, l’état devra disposer de plus de moyens financiers. Il s’agira d’inventer une nouvelle fiscalité digne de l’ère numérique qui a révolutionné les modes de production, de distribution et d’enrichissement.

Dans cet exercice d’adaptation aux contraintes de l’époque, la Suisse devra trouver des solutions avec les autres pays. Elle devra comprendre que la vraie souveraineté consiste à savoir bien gérer l’interdépendance, plutôt que de croire que l’on peut avoir raison tout seul.

À la Suisse qui apparaîtra d’ici quelques années, plus vieille mais aussi plus consciente de sa démographie cosmopolite, il faudra des hommes et des femmes, une classe dirigeante animée par le bien commun, guidée par la rationalité scientifique. L’adversité soude les équipes. Celles et ceux qui ont géré la crise COVID et ses conséquences seront motivés par une volonté d’aller de l’avant, de ne pas répéter les erreurs du passé. Elles et ils seront à la fois plus humbles et plus déterminés. Dans cette Confédération à venir, l’argent ne sera plus le symbole de la réussite individuelle, mais un moyen de servir une collectivité habitée par un esprit plus solidaire.

*Paru dans Il Caffè en italien le 20 décembre 2020

Cacophonie fédéraliste

Face à la deuxième vague, les autorités fédérales et cantonales ont manqué de coordination, de détermination et d’anticipation, malgré les leçons tirées, croyait-on, de la première.

Ce printemps, le Conseil fédéral nous a joué «pandémie = droit d’urgence + mesures d’exception ». Cet automne, il a orchestré «cacophonie fédéraliste». La succession des messages relèverait de la farce si nous ne vivions pas une tragédie: Pics de contagion en Suisse romande? Que les Romands se débrouillent! Ski interdit chez nos voisins? Pas question de fermer nos stations! Les cas de COVID se multiplient en Suisse alémanique? Aïe, on propose de tout fermer à 19h et le dimanche. Et tant pis si les cantons de l’Ouest viennent de s’imposer ce dur régime et commencent à rouvrir restaurants, commerces et activités culturelles! Qui voudrait prouver que le fédéralisme est le tombeau d’une gouvernance efficace ne s’y prendrait pas autrement. Divisé comme rarement, désorienté face à l’adversité, le Conseil fédéral perd son autorité et sa crédibilité.

Fait exceptionnel, cinq cantons romands et Berne se sont unis dans une même protestation contre les mesures soumises en consultation mardi soir par le Conseil fédéral. «Il est primordial, disent-ils, que la population puisse avoir accès, sous strictes conditions, à d’autres activités que celles essentiellement liées au travail et aux achats.» Une manière polie mais ferme de dire que l’on ne gagnera pas la lutte contre la COVID avec des gens déprimés et moralement épuisés. Même si le gouvernement a entendu cette colère, il a commis une faute.

Les Tessinois et les Romands ne sont pas des Suisses de seconde zone. Il est affligeant que, dans la gestion de la pandémie, le Conseil fédéral et la majorité alémanique donnent l’impression que leurs difficultés ont été d’ordre régional et pas national.

Trois semaines après le vote sur l’initiative multinationales responsables, la séquence est désastreuse. Les Romands ont gagné le vote du peuple, mais perdu à cause de la double majorité des cantons. Non seulement leurs voix comptent moins que celles des Confédérés de Suisse centrale, mais en plus les efforts consentis tout au long du mois de novembre dans la lutte contre la pandémie ont été dans un premier temps méprisés. Cela laissera des traces, poisseuses, sur la cohésion nationale.  

Une manière de réconcilier tout le pays serait de gérer les effets financiers et économiques de la crise avec hauteur. L’état de la dette et le niveau bas des taux d’intérêt devraient permettre au Conseil fédéral de se montrer généreux dans les indemnisations comme dans les mesures de relance sectorielles. Cela pourrait dissiper les divisions, lorsque la situation sanitaire sera maîtrisée et que la crise économique déploiera toute sa férocité. Il faut hélas craindre que cette lucidité manquera, elle aussi, au Conseil fédéral.  

*Paru dans Il Caffè le 12 décembre 2020

Quand Guy Parmelin voudra bien nous parler de notre principal marché…

Nos conseillers fédéraux se sont concertés avec les ministres européens pour gérer la crise sanitaire et la réouverture des frontières. Mais sur les enjeux économiques, pas de coordination, alors que nous votons sur le maintien des accords bilatéraux avec l’UE en septembre prochain, et que Bruxelles attend depuis fin 2018 que la Suisse se détermine sur l’accord-cadre. Comme si l’évolution en cours du marché unique ne nous concernait pas. Mais que fait le ministre de l’économie?*

«L’Europe ne va pas passer un temps infini à renégocier les mêmes choses». Cet avertissement est celui de l’ambassadeur de France en Suisse. Frédéric Journes répondait aux questions de Darius Rochebin dans l’émission «Pardonnez-moi» sur l’accord-cadre, ce chapeau que l’Union européenne et la Suisse ont convenu de mettre sur les relations bilatérales, mais qui est resté suspendu en l’air depuis fin 2018.  

Genève, futur cul de sac?

Tout au long de l’entretien, diffusé le dimanche 30 mai sur la RTS, le diplomate a été empathique mais est sorti de la langue de bois. Sur la fermeture des frontières, que le confinement a permis d’expérimenter, et qui adviendrait si l’initiative de l’UDC dite «de limitation» était acceptée le 27 septembre prochain, il a noté que la France n’allait certainement pas remettre des centaines de douaniers à ses confins pour gérer les flux. Plus imagé, il a brandi le risque que des villes comme Genève, Bâle et Schaffhouse deviennent des culs de sac, tels Lubeck naguère aux portes de la RDA. L’UDC minimise ce risque, mais si nous décidions de nous couper des principes de la libre-circulation au cœur du fonctionnement du marché unique européen, nous deviendrions une périphérie, peu à peu délaissée parce que trop compliquée d’accès, non seulement pour les individus, mais aussi pour les marchandises.

Dedans ou dehors? Pour les Suisses, la marge de manœuvre face à l’UE se réduit. Le Brexit a prouvé que personne n’était obligé de rester, mais qu’il est difficile de se décoller du marché unique sans en perdre les avantages. Surtout, le plan de relance post Covid-19, actuellement en cours de négociation, démontre que l’UE compte s’aventurer sur de nouveaux terrains: l’Europe sociale, la transition énergétique et numérique, et un budget commun plus étoffé pour financer ces nouvelles ambitions. Consciente que les équilibres géopolitiques changent, l’UE envisage de revoir ses règles en matière de concurrence, qui se sont révélées particulièrement favorables aux concurrents non européens, afin de permettre l’émergence de nouveaux champions industriels.

Des taxes à la frontière

Autres changements coperniciens, la Commission pourra s’endetter, et elle songe également de prélever de nouvelles taxes à ses frontières. Voilà qui devrait réveiller l’attention des Suisses: de quel côté de cette nouvelle frontière serons nous? Thierry Breton, commissaire au marché intérieur, imagine une taxe carbone ou une taxe numérique. Cette nouvelle fiscalité toucherait les entreprises d’une certaine taille: environ 70’000 entreprises dont le chiffre d’affaires est supérieur à 750 millions d’euros.  

Dedans ou dehors?  Les sociétés suisses, qui ont créé des antennes dans les pays européens pour bénéficier en plein des avantages du marché unique, tout en gardant une fiscalité helvétique, devront dans tous les cas revoir leurs calculs.

Si le marché unique déploie son effet normatif dans de nouveaux domaines, la Suisse sera contrainte de s’y conformer pour rester compétitive. En cas de divergence de vue, elle aurait tout intérêt à pouvoir bénéficier des mécanismes prévus dans l’accord-cadre pour régler les conflits. Mais des avantages que nous procurerait cette nouvelle évolution des relations bilatérales, on en n’entend pas parler.

L’accord-cadre est vu comme une énième contrainte bruxelloise, alors que c’est au départ une idée suisse. Il n’est pas présenté comme un moyen de rester dans la course et d’éviter une marginalisation des secteurs économiques les plus prometteurs à l’avenir.

Il est tout de même curieux que nos conseillers fédéraux aient pris la peine de se coordonner avec les ministres européens pour gérer la pandémie ou la réouverture des frontières de l’espace Schengen, mais que les plans de relance annoncés par le couple franco-allemand et Bruxelles ne soient pas ouvertement commentés par Guy Parmelin comme des opportunités de fortifier nos liens avec nos principaux partenaires commerciaux. Un chef du Département de l’économie ne doit-il pas avant tout se préoccuper de la sûreté de nos débouchés commerciaux, et plus précisément du principal? M. Parmelin est-il trop occupé à supporter les foudres de son parti pour avoir dit qu’il ne soutenait pas l’initiative de limitation de la libre-circulation? 

Le confort de la zone grise, c’est fini!

Dedans ou dehors? En actant le divorce avec la Grande-Bretagne, l’UE, construction juridique, s’oblige à des clarifications qui ne souffriront pas la moindre ambiguïté. Nos accords bilatéraux nous ont installés dans une zone grise. Pas aussi bien intégrés au marché unique que les pays membres de l’espace économique européen, mais quasiment traités comme tels, eu égard à notre position géographique, et à nos liens historiques.

Il serait fâcheux que par un vote émotionnel irréfléchi sur la libre-circulation des personnes en septembre prochain, nous nous projetions de nous-mêmes dans le cercle des états tiers, pas interdits de pénétrer dans le marché unique, mais à des conditions beaucoup moins favorables que celles qui ont nourri notre prospérité depuis vingt ans.

Si l’UE décide de mieux protéger ses frontières, nous ne devons pas tarder à affirmer de quel côté nous voulons être. Pour éviter de mauvaises surprises, le conseil fédéral, sorti du droit d’urgence, devrait s’engager avec vigueur contre l’initiative de l’UDC, et commencer à marquer de l’intérêt pour la dynamique européenne qui émerge de la crise. Tout autant que la votation de septembre ou de l’accord-cadre, il en va de la pérennité de notre arrimage au grand marché du Vieux-Continent. 

Focalisation sur la Chine dépassée

Dans le grand jeu géopolitique actuel, la focalisation sur la Chine et les Etats-Unis, qui a été la nôtre ces dernières années, est devenue vaine, ringardisée par les impératifs de la crise climatique. La poursuite de cette alternative chimérique à nos attaches naturelles avec nos voisins nous conduira à de grandes déceptions. Dans les rapports de force brutaux que les deux puissances mondiales veulent imposer, notre souveraineté sera plus sûrement bafouée que dans nos liens renforcés avec une Union qui se fonde, elle, sur la primauté du droit. 

Pour paraphraser l’ambassadeur de France: L’Europe ne va pas indéfiniment attendre que nous nous décidions à agir dans notre propre intérêt. 

*Article paru le 3 juin 2020 sur le site Bon pour la tête

Moi qui croyais que l’on était le pays de la pharma et des medtech…

Face à la pandémie, l’Etat est sommé de nous protéger. Mais que font l’économie et la main invisible sensés répondre à tous nos besoins ? Une réflexion d’indignée… *

La crise du coronavirus agit comme un gigantesque stress test pour les choix politiques de ces dernières années et décennies.

Comme la lutte contre le réchauffement climatique, la lutte contre le Covid-19 signale le retour de l’Etat. Par Etat, on entend les entités institutionnelles, les autorités, les politiques, qui ne peuvent pas se dérober. En situation d’urgence, l’Etat est comme la police et les pompiers: il ne peut pas refuser de s’en mêler, il doit agir. Cette implication automatique, quelle que soit l’efficience de ses décisions, est ce qui distingue l’Etat, le politique, du marché.

Moins d’impôts et moins de services publics

Or, il se trouve que ces dernières décennies, c’est au marché et à la toute puissance de la main invisible que nous avons confié nos destins. Depuis les années Thatcher et Reagan, l’idée s’est formidablement instillée partout que le marché devait prendre le relais de l’Etat et des trop coûteux services publics.

Nous allons spectaculairement l’éprouver dans les semaines à venir: quand l’économie appuie sur pause, quand le système se grippe, seuls les services publics assurent sans condition les prestations vitales qui nous séparent du chaos total, de la barbarie ou de la jungle.

Je ne sais pas s’il est judicieux de parler de «guerre» pour qualifier la situation actuelle, mais observons quand même que celles et ceux qui sont «au front» sont, pour la plus grande part, les personnels des services publics: santé, sécurité, infrastructures et social. Des secteurs dans lesquels on a tailladé à l’encan sous prétexte que l’«Etat» coûtait trop cher et que les impôts qui le nourrissent étaient trop élevés. Pour favoriser l’emploi, car depuis la crise pétrolière des années 1970, le chômage s’est répandu comme une nouvelle lèpre, on a accordé aux entreprises des facilités fiscales et rogné les budgets qui financent la santé publique. Je caricature, mais à peine.

Nous en sommes donc là, la puissance publique est appelée à nous sauver, alors qu’elle est affaiblie, alors qu’elle a été rendue impuissante. Je ne parle pas spécialement de la Suisse, je pense aussi à l’Italie, l’abonnée des contraintes budgétaires. Le propos vaut pour notre petit monde occidental peu à peu converti au «moins d’Etat» thatchérien et reaganien.

Le marché devait prendre le relais. Ça serait moins cher et plus diversifié. Et cela l’a été pour certains produits ou services, ne renions pas les plaisirs consuméristes dans lesquels nous nous sommes tous plus ou moins vautrés.

Combler les pénuries

Par la magie du marché et de sa main invisible, tout devait donc être moins cher et plus diversifié. Résultat des courses ces jours-ci: il n’y a pas de masques de protection en suffisance! Alors la promesse fallacieuse de pouvoir choisir la couleur ou le style de découpe, en fonction de nos besoins, on s’en fiche.

Depuis le début de la crise du coronavirus, la main invisible semble plâtrée. Elle est incapable de répondre à la demande et de combler les pénuries

Il faut que nous prenions la mesure de cette coupable escroquerie intellectuelle, qui est devenu le mantra de nos sociétés occidentales, jusqu’à l’aveuglement.

Deux mois perdus

En deux mois de prémices, le marché a été infoutu de s’adapter, de se réorienter, et de produire ce dont nous avons urgemment besoin: du gel désinfectant, des masques de protection et des appareils respiratoires.

Dans notre Suisse, régulièrement au top des classements de la compétitivité et de l’inventivité, ce fossé entre besoins et offre confine au scandale.

Nous sommes le pays de la pharma. Nous avons vendu notre savoir-faire chimique aux quatre coins de la planète, mais personne ne semble en mesure de fabriquer en masse du gel désinfectant. Idem pour le paracétamol, qui manque lui aussi!

Nous sommes le pays des medtech, c’est-à-dire la conjugaison de nos industries de précision et de notre tradition médicale. Nous savons produire des dispositifs thérapeutiques ingénieux qui sauvent et prolongent des vies. Mais nous ne sommes pas capables d’usiner en urgence assez d’appareils respiratoires.

Réorienter la production? 

L’Etat organise, vaille que vaille, avec plus ou moins de courage (chacun peut avoir son appréciation) la gestion de la pandémie: les plans de crise sont sortis des tiroirs, adaptés et graduellement déployés. Mais nos kings de la pharma, ils sont où? Que font ces leaders de nos fleurons pharmaceutiques (dont j’ai la charité chrétienne de ne pas rappeler le montant des salaires sensés attester de leur clairvoyance)? Ont-ils pris des décisions pour ré-orienter temporairement leur production? Ai-je raté une info?  

L’Etat, notre Conseil fédéral en l’occurrence, mobilise l’armée, les cantons activent les effectifs de la protection civile. Mais quand est-ce que nos industries pharmaceutiques et medtech se mobilisent, quand se mettent-elles ensemble pour apporter leur contribution, et nous éblouir par la virtuosité de leur savoir-faire et leur conscience du bien commun?

Je sais, ici ou là, des entreprises qui fabriquaient les produits manquants se démènent pour en offrir plus. Merci à elles. Mon appel vise les autres. A quoi cela sert-il de continuer à travailler si ce n’est pas pour répondre à l’urgence du moment?

Les politiques seront jugés, mais les autres? 

Les crises sont toujours de terribles révélateurs. Les politiques qui sont au front seront, comme d’habitude, impitoyablement jugés. Selon l’issue de cette pandémie, on dira qu’ils en ont trop fait, pas assez, trop tôt, trop tard, de manière trop lourde ou trop légère.

Dans ce tribunal à venir, l’extraordinaire interdépendance des états, sera aussi convoquée à la barre. On y lira la cause de la crise ou sa solution. Ce sera aussi le moment de s’interroger sur la primauté que nous avons accordée à l’économie, et l’immense discrédit qui en a découlé pour l’Etat et les services publics.

* Cet article a commencé avec quelques réflexions indignées partagées sur les réseaux sociaux. Les réactions de mes followers sur Facebook et Twitter m’ont motivée à développer mon propos. Il est paru sur le site Bon pour la tête le 24 mars 2020


La vague verte emportera-t-elle les bilatérales ?


Le 17 mai, nous votons sur une nouvelle initiative de l’UDC dont l’acceptation aurait pour conséquence la fin des accords bilatéraux qui, depuis bientôt vingt ans, ont assuré à la Suisse croissance et prospérité. Quel sera l’impact de la mobilisation contre le réchauffement climatique sur cet enjeu? L’histoire de nos relations avec l’UE invite à la prudence: en 1992, le choix des écologistes de ne pas soutenir l’Espace économique européen a été lourd de conséquences. Analyse.

Depuis le premier vote sur les accords bilatéraux en 2000, à la faveur de referendums ou d’initiatives, c’est la dixième fois que nous allons nous exprimer sur la poursuite de la voie bilatérale le 17 mai prochain.
Il vaut la peine de retracer l’histoire de cette option, proposée le 6 décembre 1992 par Christoph Blocher lui-même au soir du refus de l’Espace économique européen (EEE). Les nouvelles générations de grévistes du climat qui sont descendues l’an dernier dans la rue la connaissent mal. Sommé d’indiquer ce que le Conseil fédéral devrait faire pour aménager nos relations avec l’Union européenne (UE), le tribun UDC avait alors recommandé la négociation «d’accords bilatéraux».

Convaincre l’UE de discuter avec nous seulement – et pas via l’Association européenne de libre-échange (AELE) comme cela avait été le cas pour l’EEE – ne fut pas une mince affaire. L’UE finit par y consentir en imaginant que cette phase «sur mesure» avec les Helvètes constituerait une préparation à l’adhésion. Signés en 1999, les accords bilatéraux I furent acceptés le 21 mai 2000 par 67% des votants. Cette large approbation mettait fin à la période de stagnation de l’économie suisse, qui avait suivi le refus de l’EEE.

Par la suite, l’amplitude du soutien à la voie bilatérale a varié de 53% (scrutin sur les fonds de cohésion pour les pays de l’Est, en novembre 2006) à 74 % (refus de l’initiative Ecopop, en novembre 2014). De manière récurrente, les sondages mesurant l’envie des Suisses d’en finir avec la libre-circulation des personnes, comme le propose l’initiative de l’UDC appelée cette fois-ci «de limitation» par ses partisans mais «de résiliation» par ses opposants, suscite le rejet à hauteur de plus de 60%.

Le couac de 2014

Seul couac dans cette succession de confirmation de la voie bilatérale, le 9 février 2014, une courte majorité du peuple, 50,3% des votants (comme en 1992) disaient oui à l’initiative dite «contre l’immigration de masse».

Morale de cette histoire, les Suisses sont attachés à la voie bilatérale (qui leur évite de se poser la question de l’adhésion à l’UE), mais un accident reste toujours possible. Différents facteurs peuvent faire basculer une votation: un engagement mollasson du Conseil fédéral ou des partis, un contexte géopolitique particulier, les millions de francs investis dans la propagande de l’UDC par le clan Blocher (dans une totale opacité), une mobilisation faible et pavlovienne des partisans des accords bilatéraux.

Karin Keller-Sutter bien seule

Qu’en est-il en ce début 2020? En charge du dossier de la migration comme cheffe du Département de justice et police, Karin Keller-Sutter (PLR) est montée au front, avec la détermination qu’on lui connaît, mais bien seule. A la tête du Département de l’économie, de la formation et de la recherche, Guy Parmelin ne semble pas prêt à mouiller collégialement le maillot, et à affronter son parti qui a lancé cet énième texte attaquant la voie bilatérale que les milieux économiques veulent quasi unanimement préserver.

Troisième ministre théoriquement en première ligne comme chef du Département des affaires étrangères, Ignazio Cassis, lui aussi PLR, peine à plaider la cause européenne avec conviction. KKS peut toutefois compter sur la présidente de la Confédération. Simonetta Sommarugua a vécu la débâcle de 2014, et en a tiré les leçons: il n’y aura pas de plan B, une acceptation de l’initiative serait un saut dans l’inconnu, elle obligerait le gouvernement à repartir de zéro pour négocier avec l’UE. La socialiste n’a aucune envie de gérer le chaos qu’entraînerait un Swissxit.

Pour ce qui est du contexte qui va influencer la campagne, il n’augure pas d’une promenade de santé. Une grosse couche de paranoïa entourant l’épidémie de coronavirus pourrait accréditer l’idée que la fermeture des frontières est la panacée universelle.

La mondialisation, c’est mal 

Et puis, il y a les inconnues de la vague verte, qui a tellement influencé le résultat des élections fédérales l’automne dernier. Qu’a-t-on entendu depuis une année? Une légitime préoccupation sur les effets du réchauffement climatique, mais aussi une vision parfois simpliste des causes qui l’ont provoqué. Pour beaucoup d’activistes, la mondialisation, c’est mal, et le libre-échange (c’est-à-dire la circulation facilitée des marchandises entre les différentes régions de la planète), c’est le mal absolu. Circuits courts et produits de proximité sont érigés en vertueux impératifs. A cette aune-là, la libre-circulation des personnes se voit assimilée à un dérivé de la mondialisation honnie, une sorte de synonyme européen des comportements à combattre.

En 1992 ou en 2014, le résultat s’était joué dans un mouchoir de poche. A 10 000 voix près, la majorité du peuple basculait du côté de l’EEE ou rejetait l’initiative contre l’immigration de masse. En 1992, la majorité des cantons aurait peut-être manqué, mais la dynamique politico-diplomatique aurait été tout autre. Après le 9 février 2014, la Suisse se serait évité retard et complications dans les négociations de l’accord-cadre avec l’UE.

En 1992, les Verts étaient anti-européens

Or, en 1992, les écologistes suisses avaient préconisé le refus de l’EEE (les sections romandes et bâloises recommandant le oui). Depuis, le parti s’est clairement rallié aux Verts européens et à leurs idéaux. Mais, les grévistes du climat, les jeunes rebelles qui pensent que nous courons tout droit et sans alternative vers l’extinction de la vie sur terre, que pensent-ils des accords bilatéraux, cet édifice complexe et terriblement institutionnel? Sont-ils attachés aux libertés de mouvement et d’établissement que ces textes garantissent aux Suisses et aux Européens? Ou bien cette cause leur est-elle indifférente? Le pacte vert européen, proposé par la nouvelle commission von der Leyen, les fait-il bailler ou suscite-t-il en eux l’espoir d’une coordination continentale efficace contre les effets du réchauffement? Vont-ils se mobiliser pour la libre-circulation des personnes qui a permis aux jeunes générations de profiter des programmes Erasmus et de disposer d’amis aux quatre coins du continent? Ou vont-ils renforcer le camp national-populiste de l’UDC?

L’emprise étrangère sur notre sol et nos paysages

Chaque fois que la voie bilatérale a été attaquée, les milieux économiques ont fait campagne sur les conséquences dommageables sur l’emploi et la prospérité. Cet argumentaire rationnel peut-il convaincre celles et ceux qui remettent en question la croissance et les dérives de la mondialisation? La libre-circulation des personnes a aussi une dimension humaniste, c’est une liberté fondamentale que les membres de l’UE partagent avec nous, et qui nous offre de réelles facilités de déplacement et d’établissement. Encore faut-il considérer ces perspectives comme une chance et un progrès dans l’histoire des humains.

Car, il faut s’en souvenir, à chaque fois que les Suisses ont eu à se prononcer sur l’immigration, des initiatives Schwarzenbach à celles de l’UDC, le discours sur le péril que ferait courir «l’emprise étrangère» sur notre environnement, notre sol et nos paysages, a gagné en vigueur. Ce cocktail est vénéneux qui nourrit l’illusion que la Suisse se porterait mieux en se coupant du monde. Il a un potentiel pouvoir de séduction sur celles et ceux que les dérèglements actuels font paniquer.

Pour les tenants de la voie bilatérale, malgré l’expérience engrangée depuis vingt ans, l’échéance du 17 mai n’est vraiment pas gagnée d’avance.

Article paru le 10 mars sur le site Bon pour la tête

La section vaudoise du NOMES, un terreau fertile

Commémorera-t-on l’an prochain le centenaire du vote d’adhésion de la Suisse à la Société des Nations (SDN), le 16 mai 1920? Le scrutin est fondateur, il permet de comprendre pourquoi la Suisse romande livre des résultats plus favorables à l’intégration européenne. Dans ce premier après-guerre mondiale, perçue alors comme la «der des ders», on s’enthousiasme pour le projet de paix universelle, articulé en quatorze points par le président américain Wilson. Les cantons romands plébiscitent l’adhésion à la SDN: 76% de oui en Valais, 76,7% dans le canton de Fribourg, 83% pour Genève, 84,8% pour Neuchâtel et même 93,2% dans le canton de Vaud! Sur le plan national, l’acceptation est plus mesurée à 56,3%. Le Tessin, Berne et les Grisons jouent un rôle décisif.*

En concurrence avec Bruxelles, Genève obtient le siège de la nouvelle organisation internationale, grâce aux bonnes relations personnelles entre le président Wilson et Gustave Ador, président du Comité international de la Croix-Rouge et conseiller fédéral. L’ancrage multilatéral de la Suisse, malgré sa neutralité, et malgré les vicissitudes que connaîtra ensuite la SDN, vient de là, tout comme la vocation de havre diplomatique de l’arc lémanique.

D’autres facteurs expliquent bien sûr les votes plus «ouverts sur le monde» des Romand·es: la tradition protestante, le souvenir du refuge, la francophilie, l’influence de certains conseillers fédéraux, une attitude décomplexée de minoritaire face au pouvoir.

Pour le canton de Vaud, mentionnons la présence à Lausanne de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe, depuis 1978, qui promeut les valeurs de l’intégration européenne, indépendamment des échéances de la politique extérieure de la Suisse.

Sur la longue durée, le terreau romand, et vaudois en particulier, reste ainsi fertile pour les pro-européen·nes. A cet égard, on peut estimer que les sondages sont un trompe-l’œil: focalisés sur la question des bilatérales, ils font de l’adhésion à l’Union européenne (UE) une option en soi qui exclurait le ralliement à l’accord institutionnel. Gageons que si celui-ci devait capoter, et que de facto l’adhésion redevienne la seule alternative au repli nationaliste prôné par l’UDC, la flamme des Romand·es pour l’adhésion, endormie par le feuilleton des bilatérales, ressurgirait rapidement.

C’est consciente de cette histoire longue qu’œuvre la section vaudoise du Nomes. Elle privilégie un travail de sensibilisation en réseau. Elle organise quatre à six fois par année des déjeuners, lors desquels des personnalités vaudoises ou suisses sont interpellées sur leurs convictions européennes et/ou leurs connaissances d’une thématique liée à l’UE.

Les quelque 300 membres de la section sont naturellement conviés à ces rencontres, également ouvertes aux non-membres. Une collaboration s’est instaurée avec la Fondation Jean Monnet qui diffuse l’invitation à son propre réseau. Parmi les récent·es oratrices et orateurs, citons la rectrice de l’Université de Lausanne Nouria Hernandez, le professeur Etienne Piguet, spécialiste des migrations, ou Christophe Reymond, directeur du Centre patronal. Enfin, une fois l’an, le Nomes Vaud organise un forum qui offre l’occasion aux militant·es d’approfondir un thème complexe, de se forger des arguments afin de prendre part au débat public avec force.

Ce printemps, deux experts du populisme ont analysé le phénomène qui aura marqué l’année électorale, tant au niveau européen que national.

*Article paru dans le magazine europa.ch 2/2019