À l’origine du mobbing d’Ignazio Cassis

On attendait mieux de Ignazio Cassis. Un style nouveau. De la détermination. Une direction.Près de 3,5 ans après son élection, on est obligé de constater que son style est hésitant, plein de maladresses. Comme chef du Département des affaires étrangères, il n’exprime pas de conviction forte, ni n’a été capable de proposer un nouveau storytelling sur l’avenir du pays, le «reset» qu’il avait annoncé.*

En matière de politique européenne, il laisse le champ libre au parti auquel il doit son élection, l’UDC. Son incroyable mutisme sur le sujet mine le chemin d’une approbation de l’accord-cadre, avec toutes sortes de bombes à retardement.

Il devait fédérer les Suisses autour d’une vision commune de leur place en Europe, il lasse et désespère par l’absence d’action forte.

On en vient à se demander ce qu’il est venu faire dans cette galère, à part satisfaire la légitime aspiration des Tessinois à être représentés au gouvernement.

S’il n’étoffe pas son bilan d’ici à 2023, il risque de faire les frais d’un nouveau recul de son parti aux élections fédérales. Si le PLR ne devait plus disposer que d’un seul siège, alors c’est lui qui devrait être sacrifié et pas la brillante Karin Keller-Sutter, extrapolent les amateurs de «toto-ministri» .

Ce mobbing soulève quelques objections. Il n’est pas exclu que la nouvelle Secrétaire d’Etat, Livia Leu, revienne de Bruxelles avec des clarifications sur l’accord-cadre, qui le rendent «vendable» au peuple souverain. L’effet de – bonne – surprise pourrait permettre à Cassis de revenir sur le devant de la scène comme l’homme qui a enfin tranché le nœud gordien de la politique suisse. L’étalage de son euro-scepticisme jusqu’ici en ferait un défenseur crédible de l’accord, en mode «si je vous recommande de l’accepter, c’est parce que nous avons finalement obtenu ce que nous souhaitions». Un scénario optimiste, mais pas impossible, tant les virages à 180 degrés caractérisent notre politique européenne.

Ensuite, en 2022, le Tessinois sera président de la Confédération. Cette année de primus inter pares booste en général la cote de popularité d’un ministre.

Enfin, les rapports de force au sein du PLR ne sont pas aussi défavorables, sur le papier, à Cassis. Il est le représentant des PLR latins, dont les scores sont très supérieurs en Suisse romande et au Tessin à ceux des Alémaniques : plus de 20% de parts électorales en 2019 contre 13%.

Un autre point relativise la mauvaise performance de Cassis. Au départ de Micheline Calmy-Rey en 2011, le PLR a absolument voulu reprendre le DFAE et la politique européenne depuis trop longtemps en mains du PS et du PDC. Or, le plus vieux parti de Suisse n’a pas de vision pour la politique étrangère, et encore moins sur les enjeux européens, qui excède la défense des intérêts économiques, même si Didier Burkhalter s’est illustré avec plus de panache que son successeur sur la scène internationale. C’est ce déficit de réflexion et d’ambition que paie actuellement le libéral-radical Cassis, placé dans ce Département un peu par défaut. Quel gâchis.

*Texte paru en italien dans l’hebdomadaire tessinois Il Caffè

Brexit doesn’t mean accord-cadre

En juillet 2016, la petite phrase de Theresa May, scandée comme un mantra, fit date : « Brexit means Brexit ». Par cette tautologie, la première ministre britannique, nouvellement installée au 10, Downing Street, voulait alors signifier que son pays allait sortir de l’Union européenne.  

C’est un point important que semblent oublier les opposants suisses à l’accord-cadre institutionnel avec l’UE, qui louent le deal scellé à la veille de Noël par Boris Johnson et en déduisent une « humiliation » pour nos diplomates helvétiques : les Britanniques ont voulu s’éloigner de l’UE, alors que toute la politique étrangère de la Suisse depuis 30 ans vise à s’en rapprocher. Le mouvement est exactement inverse. Ils ont voté pour diverger, nous avons voté une dizaine de fois depuis l’an 2000 pour converger.

Négociateur pour les 27, le Français Michel Barnier a concédé à la Grande-Bretagne un accord de libre-échange ample et avantageux, à la hauteur de la densité des liens qui ont uni les partenaires pendant 47 ans ; leurs échanges (biens et services) pèsent 700 milliards d’euros par an. Mais ce n’est qu’un accord de libre-échange (il ne règle pas le secteur des services). Les accords bilatéraux qui organisent les relations entre la Suisse et l’UE couvrent plus de thèmes (comme la libre-circulation des personnes, Schengen et Dublin, Erasmus,… ) et offrent plus d’avantages. Ils abolissent les contrôles aux frontières là où un accord de libre-échange les maintient. Pour l’heure, le deal de Noël ne prévoit ni taxes, ni quotas pour l’échange des marchandises, mais si les Britanniques mettaient en oeuvre des politiques sur le plan social, environnemental ou fiscal jugées déloyales en termes de concurrence, l’UE pourrait imposer des droits de douane. S’en suivraient  – s’en suivront, c’est certain – toutes sortes de mesures de rétorsions, de contentieux et de demandes d’arbitrage. Plein de grains de sables, de contrariétés, de retards et d’attentes, là où les entreprises ont pris l’habitude de travailler avec l’horizon dégagé et un cadre légal clair. Pas très bon pour le développement du business.

Boris Johnson est très fier d’échapper désormais à la juridiction de la Cour de justice européenne. En cas de conflit commercial avec l’UE, les parties auront recours à une procédure d’arbitrage. C’est ce qui fait dire à nos souverainistes helvétiques que notre diplomatie, qui n’a pas obtenu cela, est « humiliée ».  L’accord-cadre souhaité par la Suisse a pour but de renforcer et fluidifier notre accès au marché unique. L’UE, qui a développé et unifié son marché en s’appuyant sur les arrêts de la Cour chargée de trancher les zones d’ombre laissées dans les traités et les directives européennes par les élus, ne peut pas laisser d’autres instances que les siennes interpréter SON droit. Pourquoi concèderait-elle à un état non-membre la possibilité de rendre une décision contraire à sa propre jurisprudence, et à déclencher ainsi un chaos juridique ?

Mais avant qu’une sentence défavorable à la Suisse ne tombe, l’accord-cadre prévoit maintes possibilités de faire valoir notre point de vue, et de régler un éventuel contentieux à l’amiable sans solliciter l’interprétation de la Cour. In fine, si le comité sectoriel puis le tribunal arbitral paritaire devaient échouer à trouver une solution, la Suisse jouirait devant la Cour des mêmes droits que les états-membres pour se faire entendre. Nos négociateurs ont obtenu le contraire d’une humiliation, ils ont décroché la possibilité pour la Suisse de défendre notre point de vue en dernière instance.

Brexit et accord-cadre ne signifient décidément pas du tout la même chose. Le grand travestissement de leur contenu respectif sème la confusion dans un dossier où le Conseil fédéral peine déjà passablement à apporter clarté et détermination. Il serait plus que temps que le chef du Département des affaires étrangères, Ignazio Cassis, s’exprime et lève les ambiguïtés.

Le départ des Britanniques a soudé les 27 dans la défense de leurs intérêts communs. Leur présence a longtemps empêché l’UE de progresser dans l’intégration politique, Londres ne voulant voir que la finalité économique de la construction européenne. Berne doit capter l’importance de ce tournant et se confronter à la question qu’elle esquive depuis la signature du Traité de Rome : avec les Européens, le rapprochement ne saurait être pour la Confédération seulement de nature économique, il sera à l’avenir de plus en plus de nature politique. Dans la géopolitique mondiale actuelle et face au défi climatique, le Sonderfall et la neutralité – si celle-ci a jamais réellement existé – sont périmés.

Et si c’était oui…

Dans son bureau bernois, Karin Keller-Sutter croit d’abord à une mauvaise blague de son staff. Puis le sang-froid de la conseillère fédérale saint-galloise l’emporte sur l’incrédulité : l’initiative de limitation lancée par l’UDC a obtenu une majorité populaire de justesse, mais l’aval de 14 cantons et 4 demi-cantons. L’analyse Vox montrera dans quelques mois que l’impact du COVID19 sur l’humeur des Suisses a été complétement sous-estimée dans les sondages. *

La Berne fédérale est en état de choc. Des dizaines de professeurs des deux écoles polytechniques annoncent qu’ils vont quitter la Suisse, par peur d’être déconnectés des réseaux de recherche européens. Cet exode des cerveaux gagnera également les hautes sphères managériales des grandes entreprises. Pour les migrants très qualifiés, la Confédération cesse d’être « the place to be ».

Après une houleuse séance de crise, le Conseil fédéral décide d’envoyer Simonetta Sommaruga négocier à Bruxelles. Mais avec quelles cartes ?

Le Conseil fédéral mise sur un atout maintes fois utilisés par le passé. Il sort son chéquier, annonçant une contribution extraordinaire de 2 milliards de francs de la Suisse au plan de relance européenne, décidé en juillet par les 27 (qui accueillent poliment, mais ne promettent rien en échange).  

La présidente de la Confédération essaie ensuite de faire admettre aux Européens que la Suisse est un cas particulier en termes d’immigration et que cela vaut dérogation à une stricte application du principe de libre-circulation. La Commission n’entre pas en matière sur ce raisonnement jésuitique et rappelle qu’en cas de résiliation de la LCP, la clause guillotine sera appliquée.

Pour montrer sa bonne volonté aux 27, le gouvernement paraphe alors l’accord cadre. L’UDC hurle à la trahison et exige la démission du collège.

Fin décembre sortent les premiers chiffres sur l’impact du oui: le PIB, qui avait d’abord montré des signes de reprise après la première vague du COVID19, a définitivement décroché.

Avec l’utopie du désespoir devant tant d’incertitudes, quelques voix dans les milieux économiques réclament que le Conseil fédéral réexamine le scénario de l’adhésion de la Suisse à l’Union européenne.

En janvier 2021, Guy Parmelin est obligé de consacrer son premier voyage présidentiel à une tentative de réconciliation avec Bruxelles. Ses sourires crispés face à une Ursula von der Leyen affable mais inflexible deviennent le symbole de l’enlisement diplomatico-commercial dans lequel la Suisse est tombée pour longtemps.

Ce qui précède n’est qu’un vilain cauchemar. Ce 27 septembre, Karin Keller-Sutter a triomphé avec plus de 60% de non à l’initiative de l’UDC. Le Conseil fédéral peut dès lors lancer une double offensive. Sur le plan interne, il réunit les partenaires sociaux, qui ont assuré la victoire, et leur propose d’élaborer de nouvelles mesures d’accompagnement. Celles-ci entreront en vigueur si les Suisses acceptent l’accord-cadre institutionnel. Sur le plan extérieur, fort de clarifications obtenues à Bruxelles, mais restées secrètes, le gouvernement paraphe le texte négocié avec l’UE, et qui va fluidifier la gestion quotidienne des accords bilatéraux. Impressionnés par l’ampleur du non, les 27 proposent aux Suisses de les associer à leur projet d’Europe de la santé. Ignazio Cassis reprend le lead du dossier européen tout en s’appuyant sur la méthode de concertation de KKS.

*Article paru dans l’hebdomadaire Il Caffè le 27 septembre 2020

Un effet Cassis au Tessin?

Le chef du Département des affaires étrangères ramènera-t-il son canton dans le giron des partisans des accords bilatéraux? Le libéral-radical est en effet en charge du dossier européen dans son ensemble, même si c’est sa collègue Karin Keller-Sutter qui dirige la campagne contre l’initiative dite de limitation. Conjonction intéressante, le no 2 du DFAE, le Secrétaire d’Etat Roberto Balzaretti, est lui aussi Tessinois, donc capable de convaincre dans leur idiome ses concitoyens, qui ont souvent eu le sentiment d’être les grands oubliés de Berne, lors des campagnes de votation. Un précédent historique existe.*

C’était il y a un siècle. Le 16 mai 1920, les Suisses acceptaient l’adhésion à la Société des Nations, la nouvelle organisation multilatérale de l’après-Première guerre mondiale, à 56,3%. Parmi les cantons les plus enthousiastes figure le Tessin, avec 84,8% de oui, à égalité avec Neuchâtel. Un score plus élevé que celui de Genève, où la SDN s’installera, mais quand même inférieur à celui de Vaud où le oui atteint 93,2%.

Le poids décisif des Latins 

Il y a un siècle donc, les Tessinois étaient favorables à la coopération internationale. On explique ce plébiscite en faveur de la SDN par le fait que le conseiller fédéral en charge des affaires étrangères (à la tête du Département politique comme on disait à l’époque ) était le Tessinois Giuseppe Motta, précédé à ce poste par le Grison Felix Calonder, qui avait préparé le dossier, et dont le canton donna lui aussi une majorité favorable au projet. Lors de ce vote historique, les Latins ont clairement fait pencher la balance du côté de l’ouverture au monde.  

Depuis, le canton italophone a basculé dans le camp isolationniste. En 1992, il refuse l’Espace économique européen à 61,5%. En 2000, alors que le conseiller fédéral Flavio Cotti, en charge du DFAE de 1994 à 1999, a été l’un des artisans des accords bilatéraux, le Tessin repousse également cette solution laborieusement inventée pour éviter la marginalisation du pays après le refus de l’EEE.

En charge de notre politique étrangère depuis 2017, Ignazio Cassis devrait être en première ligne dans la défense des accords bilatéraux que l’initiative de l’UDC, sur laquelle nous votons le 27 septembre, menace. Si le principe de la libre-circulation des personnes est récusé, tout l’édifice de nos relations particulières avec les 27 prendra l’eau. L’enjeu est de taille.

Le choix de Karin Keller-Sutter

Pourtant, la politique d’accueil des étrangers étant du ressort du Département de justice et police, c’est Karin Keller-Sutter qui a la direction de la campagne. Par le passé, sur les enjeux européens, le Conseil fédéral avait pris coutume de s’afficher lors des conférences de presse officielles à plusieurs. En cette année 2020, la libérale-radicale est montée au front sans ses collègues, leur préférant les partenaires sociaux. Un choix stratégique assurément judicieux pour démontrer à quel point les accords bilatéraux avec l’UE ont le soutien des syndicats et du patronat, mais qui n’empêche pas de s’interroger: il est bizarre que sur le point le plus crucial de notre politique étrangère, mais aussi de notre politique économique, MM. Cassis et Parmelin se montrent si discrets.

Guy Parmelin en porte à faux

L’élu UDC vaudois a l’excuse, si c’en est une, d’être en porte à faux avec son parti, qui a mal pris qu’il défende, à titre collégial mais aussi à «titre personnel», le non à l’initiative dite de limitation «pour une immigration modérée». Comme chef du Département de l’économie, il est par ailleurs très accaparé par la gestion des conséquences de la crise du COVID-19.

Ignazio Cassis ne peut invoquer la même posture. Son parti, le PLR, combat le texte de l’UDC sans ambiguïtés. Partisan d’un reset de nos relations avec l’Union européenne, le Tessinois devrait avoir à cœur de convaincre son canton de la justesse de sa politique.

Une place pour l’«italianità»

La défiance des Tessinois lors des votations sur l’intégration européenne a souvent été expliquée par le fait qu’aucun membre du collège gouvernemental n’avait pris la peine de venir plaider Outre-Gothard, d’autant plus que la plupart des ministres sont peu à l’aise en italien. Cet argument tombe évidemment, le choix d l’Assemblée fédérale d’élire Ignazio Cassis ayant été vu comme une volonté de se réconcilier avec la part d’ «italianità» de la Confédération.

Roberto Balzaretti, un des meilleurs praticiens du dossier

Un autre Tessinois aurait la pleine capacité de retourner l’opinion de son canton. Secrétaire d’Etat à la tête de la Direction des Affaires européennes, Roberto Balzaretti est un des meilleurs connaisseurs et praticiens du dossier, un de ceux qui sait à la virgule près de quoi il en retourne. Roberto Balzaretti a maintes fois pu mesurer l’exacte épaisseur de la marge de manœuvre que les Européens sont déterminés à accorder aux Helvètes.

Interpellé, le service de communication du DFAE nous a fourni les indications suivantes: «Le conseiller fédéral Ignazio Cassis s’engagera dans la campagne en lien avec la votation du 27 septembre dans les différentes régions linguistiques du pays. La présence du chef du DFAE à plusieurs événements a été planifiée, mais la réalisation est encore incertaine en raison de l’épidémie de COVID-19 et des mesures sanitaires en cours, notamment en ce qui concerne les rassemblements publics. Différentes options (intervention par vidéo) sont envisagées. Différentes interviews sont également prévues. En ce qui concerne le Secrétaire d’Etat Roberto Balzaretti, il est prévu qu’il participe lui aussi à des événements, dont la réalisation dépend (elle aussi) de l’évolution de l’épidémie.»

Quel plan B après le plan B ? 

On devrait donc voir, dans les semaines à venir, l’implication de ces deux hommes-clé dans la campagne. Même si la bataille est incarnée par la populaire Karin Keller-Sutter, les deux Tessinois jouent une part de leur destin politique le 27 septembre. L’acceptation de l’initiative de l’UDC rendrait leur volonté de consolider la voie bilatérale grâce à un accord-cadre (qu’ils n’ont pas encore signé) quasi impossible. Les accords bilatéraux étant le plan B de l’EEE, on n’imagine guère ce que pourrait être le plan B du plan B, dans le contexte compliqué du Brexit. 

A contrario, une victoire leur redonnerait une marge de manœuvre et un rôle de premier plan, à un moment où les 27, secoués par la crise, prennent un nouvel élan. Et une victoire au Tessin démontrerait à la Berne fédérale qu’il n’était pas inutile de placer à nouveau un italophone à la tête du DFAE après 18 ans de règne des Romands.

*Article paru le 14 juillet 2020 sur le site Bon pour la tête

Le Conseil fédéral n’est pas un dû

Sauf revirement, resté secret, du PDC, Regula Rytz ne sera pas la première conseillère fédérale verte de l’histoire. Pour être élue, il lui faudrait 124 voix, et il est douteux qu’elle parvienne à les rallier, malgré le soutien de la gauche. Il y a bien un scénario farfelu qui court: Ignazio Cassis serait lâché par une partie des libéraux-radicaux sur ordre de sa collègue Karin Keller-Sutter: celle-ci se vengerait du fait qu’il ne l’a pas soutenue lors de la répartition des départements, préférant voter pour Parmelin à l’économie. La PLR serait ainsi sûre d’être intouchable pour les dix prochaines années, puisque seule rescapée du parti historique qui a fondé la Suisse. Quelques voix démocrates-chrétiennes viendraient s’ajouter à ce règlement de comptes et Regula Rytz ferait alors mentir les pronostics. *

Pourquoi, malgré leur formidable résultat, le Conseil fédéral se refuse-t-il aux Verts ? Ils l’ont trop appréhendé comme un dû. La Bernoise n’a pas su tisser les alliances avec les faiseurs de roi (ou de reine) du parlement. Elle a conduit sa candidature en pleine lumière, alors que les élections-surprise que la Coupole a connues ont toujours été préparées dans la plus grande discrétion.

Surtout, les Verts n’ont pas vraiment expliqué comment, après avoir cherché la légitimité dans la rue, ils allaient jouer le jeu des institutions. Ils ont revendiqué leur part du gâteau gouvernemental par automatisme, sans articuler un programme de coopération avec les autres principaux partis. Or la Suisse ne fonctionne pas comme cela : ce n’est pas parce que un parti a un élu au Conseil fédéral, que le groupe parlementaire vote en bloc les décisions prises au sein du collège, et que les électeurs suivent les mots d’ordre lors des votations.

 

Mais, le système laisse des portes ouvertes : les partis jouissent d’une grande liberté, ils n’ont pas d’obligation de loyauté, ils peuvent avoir une forte influence via les droits de référendum et d’initiative. Avec ou sans fauteuil gouvernemental, ces leviers restent à disposition des Verts pour accélérer des politiques plus favorables à la sauvegarde du climat. Le succès n’est jamais impossible pour qui sait transformer des slogans en propositions convaincantes.

Pour entrer au Conseil fédéral une prochaine fois, les Verts seraient bien inspirés de donner plus de visibilité au bilan de leurs élus dans les exécutifs cantonaux et communaux. La formule magique tire une part de sa substance du poids des partis dans les autres strates fédéralistes du pays.

Quant à Ignazio Cassis, lui aussi ferait bien d’afficher un meilleur bilan : l’italianità ne le sauvera pas deux fois. Le Tessinois ciblé par la gauche sort affaibli de ce processus de ré-élection. Le seul moyen de faire mentir tous ceux qui se sont dits déçus de son action consiste à sortir le dossier européen de l’impasse. Il doit gagner la votation de mai sur l’initiative de résiliation des bilatérales puis celle, inévitable, sur l’accord cadre.

Lors de la fête vaudoise en l’honneur de la présidente du Conseil national, Isabelle Moret, le Tessinois a été fait prisonnier par les Brigands du Jorat. Tradition facétieuse, mais image symbolique. Le libéral-radical doit rapidement montrer qu’il n’est pas une victime sauvée par le respect des quotas régionalo-linguistiques, mais qu’il possède l’envergure d’un homme d’Etat.

*Article paru dans Il Caffè le 8 décembre 2019: http://www.caffe.ch/section/il_commento/

Réélection du Conseil fédéral: Ignazio Cassis peut-il dormir tranquille ?

Les résultats des élections fédérales de 2019 sont les plus spectaculaires depuis l’introduction de la proportionnelle il y a un siècle : vagues verte et féminine, reflux des nationaux populistes. On ne peut donc pas exclure que ce mouvement des plaques tectoniques de la politique suisse crée des répliques lors de l’élection du Conseil fédéral le 11 décembre. Certes l’UDC a dû attendre longtemps pour obtenir son second siège au gouvernement. Mais l’argument « il faudra confirmer la tendance gagnante » ne vaut guère pour les Verts. L’UDC disposait de longue date d’un siège, donc d’un vecteur d’influence. La revendication des Verts est légitime.  Le scénario le plus prisé jusqu’ici, et qui concerne en première ligne le Tessin, c’est que le conseiller fédéral Ignazio Cassis ne serait pas réélu et qu’un-e Vert-e prendrait sa place.

Regardons en profondeur « fino in fondo  » ce scénario pour mieux voir ce qui est vraiment possible.

Lorsque un parti veut attaquer un siège au Conseil fédéral, l’ordre de ré-élection compte. C’est plus facile de s’en prendre au dernier élu. Arrivé en 2017, le chef du Département des affaires étrangères n’est pas le dernier. S’il n’était pas réélu par les Chambres fédérales, ses partisans pourraient tenter de l’opposer à Viola Amherd, arrivée l’an dernier en même temps que Karin Keller-Sutter – on voit mal les libéraux-radicaux s’en prendre à leur autre conseillère fédérale.

Cela signifie que pour être sûr de ne pas être le dindon de la farce, le parti démocrate-chrétien demandera des garanties sur la réélection de sa ministre. Avant de participer à une attaque contre le PLR, il voudra peut-être aussi l’assurance que, lors de la répartition des départements, Viola Amherd ne sera pas lésée – c’est-à-dire condamnée à rester contre son gré au Département de la défense.

Mais admettons que le PDC puisse poser ses conditions, cela voudrait dire que l’élu vert à la place de Ignazio Cassis se retrouverait soit à la tête des affaires étrangères, soit à la tête de l’armée. Pour influencer la politique climatique, il y a mieux comme département. En l’occurrence, le Département de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication, où règne depuis un an la socialiste Simonetta Sommaruga. On voit mal la socialiste et son parti s’effacer pour faire plaisir à un-e Vert-e.

Pour que le ou la nouvelle élue puisse traduire dans les choix du Conseil fédéral la vague verte, il faudrait lui attribuer alors le département de l’économie, de la formation et de la recherche. Donc déloger Guy Parmelin, qui n’y brille guère, mais qui est tout de même un élu UDC, le parti qui demeure le premier de Suisse. Au coup contre le PLR s’ajouterait alors une crise majeure avec l’UDC, du même genre revanchard et quérulent que le parti a pratiqué après la non réélection de Christoph Blocher en 2007.

Ce scénario explosif suppose une alliance d’airain entre les Verts, les socialistes, les Vert’libéraux et les démocrates-chrétiens. Or, les nouveaux équilibres qui ont émergé des urnes ne signifient pas automatiquement qu’une coalition peut s’installer et durer.

Sorti revigoré des urnes, malgré quelques revers, le PDC voudra jouer son rôle d’arbitre, et ne pas se laisser figer dans un camp. La non réélection d’un PLR ou le déclassement d’un UDC marquerait une rupture profonde, avec des effets systémiques aux niveaux cantonal et communal.

Bref, pour tenir, une coalition anti-Cassis devrait comporter un volet programmatique, des engagements fermes sur un certain nombre de décisions à prendre au cours de la législature. Cela signifierait, avant le 11 décembre, un très intense travail de tous les présidents de partis et des chefs de groupes concernés. Tout ce petit monde voudra-t-il se lier les mains pour quatre ans ? Ceci n’est pas impossible, mais serait très inhabituel. La politique suisse connaîtrait alors un saut quantique.

Ignazio Cassis peut-il dès lors dormir tranquille ? Il y a encore d’autres objections à sa non-réélection. Premièrement, si on part du principe que l’on doit désormais traduire en décembre les résultats des élections d’octobre et novembre, alors il faudra le faire à chaque fois : la stabilité du gouvernement, qui passe pour une vertu, en prendra un sacré coup. Les candidats à la fonction suprême pourraient se faire plus rares : comment prendre le risque de se faire jeter au bout de 1 ou 2 ans ? A terme, les élections au Conseil fédéral en cours de législature disparaîtraient peu à peu. De valse lente un peu répétitive, la politique suisse se transformerait en tango mélodramatique.

Secundo, si on veut vraiment tenir compte du poids électoral des partis, alors ce devrait être le siège de Karin Keller Suter qui devrait être visé. Le PLR est en effet plus fort dans les régions latines qu’en Suisse alémanique. Mais il semble impensable de déboulonner celle qui paraît la plus capable d’assumer un leadership dans l’actuel collège.

Terzio, le développement durable, au nom duquel on interromprait le mandat du Tessinois,  comprend le principe d’une société inclusive qui ne maltraite pas les minorités, au nom de la diversité culturelle. La question latine, si importante en 2017, ne peut pas être gommée. Certes, sous la Coupole fédérale, Ignazio Cassis déçoit : sa politique étrangère s’inscrit en rupture avec la tradition humanitaire de la Suisse, le reset de la politique européenne a fait long feu. Mais son éviction après deux ans enverrait aux Tessinois un message scandaleux : vous ne comptez pas vraiment, votre représentation au plus haut niveau relève de l’anecdote.

Qui voudra vraiment prendre ce risque ?

Ce texte est paru en italien dans Il Caffè le 17 novembre 2019:

http://www.caffe.ch/stories/politica/64343_la_rielezione_di_cassis_non__in_pericolo/

 

 

Cassis, l’apparente maladresse

Les réputations fondent encore plus vite que le permafrost. Il y a quelques mois, toute la Suisse médiatico-politique s’est réjouie qu’Ignazio Cassis parle plus souvent et plus clairement que son prédécesseur aux Affaires étrangères, Didier Burkhalter. Patatras, depuis un mois, on lui reproche de trop s’exprimer. Sur la gestion des réfugiés palestiniens ou sur les mesures d’accompagnement. Comme il a aussi soutenu l’exportation d’armes vers des pays en guerre (avec au moins trois autres conseillers fédéraux) et aurait corrigé un rapport de l’administration sur le développement durable, les critiques pleuvent. Le Tessinois serait toujours en phase d’apprentissage, il n’aurait pas compris les impératifs d’une fonction à laquelle son parcours professionnel et parlementaire l’ont peu préparé.

Il ne faut en général pas grand chose pour que les diplomates trouvent qu’un conseiller fédéral gaffe. De Pierre Aubert à Ignazio Cassis, en passant par Micheline Calmy-Rey, le reproche d’amateurisme est l’apanage de la fonction. Pour les professionnels de la négociation qui mesurent prudemment chacun de leur mot public, un politique, quel qu’il soit et quoi qu’il dise, parle toujours trop.

La déclaration sur l’agence onusienne en charge des réfugiés palestiniens qui entretient le rêve irréaliste d’un retour en Palestine exprime le constat désespérant de tout visiteur de camps au Liban. Ces propos ont été recadrés par le Conseil fédéral. Ils pourraient compromettre la candidature suisse au Conseil de sécurité de l’ONU, prévue en 2022. C’est peut-être dans cette conséquence qu’il faut chercher la cause de la franchise du ministre. Cette torpille pourrait être un gage donné avant son élection à l’UDC, peu favorable à la participation de la Suisse aux instances internationales.

Pour ce qui concerne la politique européenne, elle relève du magasin de porcelaine : vous y déplacez maladroitement une petite tasse et tout menace de s’écrouler. Nous sommes dans la phase finale de la négociation technique de l’accord-cadre avec l’Union européenne, celle où les lignes doivent bouger, celle où les mandats de négociation doivent être interprétés de manière aussi extensible que le maillot d’un défenseur pendant le Mondial. L’obtention d’un résultat est à ce prix.

La sortie d’Ignazio Cassis sur la règle des 8 jours qui a déclenché l’ire de la gauche et des syndicats n’est pas une provocation. Le libéral-radical fait d’une pierre deux coups. Il signale à l’UE que la marge de manœuvre pour assouplir le dispositif est restreinte. Il avertit les Suisses que, à l’ère des applications numériques, les modalités d’annonce des travailleurs détachés peuvent être réalisées plus rapidement. La maladresse n’est qu’apparente. Si la gauche proteste aussi ardemment, c’est dans l’espoir de négocier des compensations à son ralliement futur. Il y a donc de part et d’autre beaucoup de théâtre et de tactique dans l’émoi actuel.

article paru dans l’hebdomadaire tessinois Il Caffè le 24 juin 2018

http://caffe.ch/stories/politica/60761_goffaggine_di_cassis_soltanto_apparente/

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Suisse au coeur de la construction européenne: une perspective dans la longue durée

La Maison de l’Europe transjurassienne m’a invitée à donner une conférence sur « La Suisse au coeur de la construction européenne ». C’était le jeudi 15 mars à Neuchâtel. Voici le texte de cette conférence.

Mesdames, Messieurs,

Grand merci pour votre invitation et votre accueil.

Récemment, j’ai partagé sur les réseaux sociaux une carte de l’Union Européenne (UE)  annonçant la fin du roaming en indiquant que la Suisse faisait tache. Nous n’allons en effet pas profiter de cette décision de l’UE favorable aux consommateurs.

Patatras, un Monsieur fâché mais anonyme m’a accusé d’être une mauvaise Suissesse pour oser qualifier mon pays de tache.

Une tache, c’est un petit espace qui diffère de son environnement immédiat.

Cette tache, cette petite enclave qui échappe à la couleur alentour, je l’ai aussi vue à Londres, au musée dédié à Winston Churchill dans le bunker sous l’immeuble du Foreign Office.

Il y avait une carte du continent avec tous les pays dominés par les puissances de l’Axe, l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste.

Et au milieu ce petit pays qui par une sorte de miracle, la providence, dira l’historien et conseiller fédéral Georges-André Chevallaz, échappa à la guerre.

Vous savez qu’après guerre Churchill a pris la défense de la Suisse, il a dit à quel point cela avait été encourageant pour les Britanniques de voir qu’un petit ilôt démocratique subsistait au milieu de la barbarie.

Face aux Américains et aux Soviétiques qui n’avaient pas beaucoup d’estime pour notre neutralité, sachant qu’elle n’avait pas été aussi étanche qu’on a bien voulu le prétendre par la suite, Churchill nous a défendus.

Pourquoi cette introduction historique ?

Parce que je suis historienne de formation, universités de Lausanne mais aussi de Neuchâtel  – je crois que c’est le moment de le souligner…

Mais surtout parce que je crois que l’on ne comprend rien au dossier Suisse-Europe si on ne le considère pas dans la longue durée.

Avant d’être une donnée historique ou politique, c’est un fait géographique, les territoires des Confédérés, en 1291 comme en 1848, sont au cœur du continent.

Jusqu’à l’invention des avions, mais même après, notre vocation est de faire passer les cols alpins aux marchandises dans le flux Nord-Sud ou Sud/Nord, dans cet arc de création de richesse qui part de l’Italie et s’étend jusqu’à Londres, Amsterdam, le long du Rhin, un arc de villes marchandes qui a constitué un des vecteurs de prospérité sur la longue durée parmi les plus remarquables de l’histoire humaine.

Le point que je veux souligner? En s’émancipant de la tutelle des empereurs Habsbourg, les premiers Suisses ne se referment pas sur eux-mêmes, ils veulent au contraire tirer parti de leur situation et en encaisser les bénéfices, c’est-à-dire à cette époque les péages et tous les coûts liés au trafic des marchandises, aux transbordements nombreux.

Les Suisses ne sont pas devenus riches tous seuls.

Ils ont d’ailleurs mis du temps à le devenir vraiment.

Les Suisses se sont enrichis en vendant leurs services, leurs marchandises, et leurs mercenaires.

Sans les autres pays européens, il n’y a pas de Suisse viable.

Ce qui est vrai du commerce et de l’économie, l’est aussi de la formation, de l’éducation.

Longtemps les Suisses qui voulaient apprendre, se former au plus haut niveau, ont dû s’expatrier, les Alémaniques se formaient dans les universités allemandes, et même un patriote vaudois comme Frédéric-César de la Harpe se forma dans une université allemande.

Et l’on sait bien aussi, sur le plan culturel, à quel point nos artistes ont cherché la reconnaissance à l’étranger.

Depuis 25 ans, un parti suisse, un parti gouvernemental,  nous dit que la Suisse se fourvoie en voulant approfondir et institutionnaliser les liens avec nos voisins.

Et si c’était lui, et si c’était l’UDC qui se trompait ?

Une remarque sur nos voisins, sur nos partenaires européens, à quelques petites exceptions près, ils ont tous décidé de se lier au sein de l’Union européenne. Ils ont constitué depuis 60 ans une communauté de destin. L’Europe est ainsi devenue la principale puissance mondiale, en termes de prospérité partagée et d’innovation.

On peut porter sur l’UE un regard critique, cet objet politique à nul autre pareil a engrangé beaucoup de succès, mais beaucoup de ratés aussi. L’UE, c’est l’histoire du verre à moitié vide, ou à moitié plein.

Mais comme disait Galilée de la terre alors que d’aucuns ne voulaient pas admettre qu’elle est/  était ronde et tournait sur elle-même : e pur si muove. Et pourtant elle tourne.

L’UE est très perfectible, mais elle fonctionne, contre vents et marées (titre du dernier essai d’Enrico Letta, ancien président du Conseil italien).

L’UE, c’est un fait. Et dans notre époque de fake news, il faut le reconnaître. Je m’émerveille parfois qu’un pays pétri de pragmatisme comme le nôtre se soit persuadé qu’elle est un diable oppresseur, qui veut notre perte.

Mais, reprenons notre histoire de longue durée.

La Suisse s’est toujours développée en interaction avec ses voisins.

J’ai dit les motivations des premiers Confédérés.

Il faut ensuite considérer le fameux épisode de Marignan.

Ceux qui pensent que l’on devrait se mouvoir au XXI ième siècle selon le comportement de nos lointains ancêtres du Moyen-Age devraient considérer un point : les Suisses avaient alors des visées expansionnistes, ce n’est que battus qu’ils renoncent à jouer leur partition dans le concert européen naissant.

On a commémoré il y a deux ans la Paix de Fribourg. C’est un épisode passionnant, bien moins connu que Marignan, mais peut-être plus décisif encore.

François Ier a mis une raclée aux Suisses, mais il a apprécié leur bravoure. La Paix de Fribourg initie une collaboration très fructueuse entre les soldats suisses et le Royaume de France, qui va durer jusqu’au massacre des Tuileries en 1793.

Nous avons participé à toutes les guerres européennes pendant trois siècles.

En offrant le service de ses mercenaires prioritairement au Roi de France – et à quelques autres souverains –  l’ancienne Confédération passe peu à peu sous protectorat français, alors qu’elle était originellement dans l’orbite du Saint-Empire romain germanique.

La Suisse en retire non seulement des pensions, mais aussi de solides avantages commerciaux et même des bourses d’études pour les familles patriciennes qui gèrent le flux des compagnies.

Avec la Révolution, c’est encore la France qui joue un rôle de premier plan dans notre destin, en essayant de faire de nous une République unitaire sur son modèle. Puis c’est l’Acte de Médiation, sous la houlette de Napoléon, qui remet une dose de fédéralisme, de décentralisation, dans notre organisation.

Au moment du congrès de Vienne, c’est l’empereur de Russie, Alexandre, qui se porte garant de l’intégrité des nouveaux cantons, alors que les Autrichiens voudraient revenir à l’ordre ancien.

En 1848, lorsque la Suisse fonde son état fédéral, les Autrichiens, toujours eux, sont à deux doigts d’intervenir. Là, ce sont les Britanniques qui nous défendent.

Notre neutralité, pourtant internationalement établie, notre indépendance ne valent pas lourd si elles ne sont pas reconnues par les autres états.

Notre identité de « neutres » doit aussi être reconsidérée à la lumière des deux guerres mondiales. Certes, nous ne sommes pas belligérants. Mais avant la Grande Guerre, le Conseil fédéral lui même doute que nous puissions maintenir notre neutralité plus que quelques semaines. Il fait nommer par l’Assemblée fédérale le général Wille, proche du Kaiser. Pendant le conflit, de hauts gradés font de l’espionnage en faveur de l’Allemagne. Un conseiller fédéral s’essaie à une paix séparée avec la Russie en faveur de l’Allemagne.

A la fin du conflit, il faut élire au Conseil fédéral le Genevois Gustave Ador, président de la Croix-Rouge, pour restaurer le crédit international de la Confédération.

On doit aux Américains le fait que la Société des Nations s’établisse à Genève. Les Français voyaient d’un mauvais œil ce choix. Le fait que les Romands se soient montrés francophiles fit passer la pilule.

En 1920, les Suisses acceptent à 56% de faire partie de la SDN – un vote qui dit à quel point ils avaient alors conscience de notre interdépendance.

Pour ce qui concerne la seconde guerre mondiale, les controverses sur la neutralité sont multiples et complexes, je me bornerai à rappeler que l’état-major avait élaboré des plans de ralliement à l’armée française, plans qui tombèrent en mains allemandes, puis soviétiques. Et qui laissèrent peu d’illusions aux belligérants sur notre volonté de défendre notre neutralité coûte que coûte.

Mais comme indiqué précédemment, nous avons pu compter sur la bienveillance britannique.

Cette relation spéciale avec les Britanniques a beaucoup influencé notre rapport à la construction européenne. Et explique peut-être aussi pourquoi nous peinons à comprendre les effets du Brexit sur notre propre situation.

Comme eux, nous voyons dans l’intégration un processus économique, qui ne doit pas pénaliser nos affaires, et comme eux nous peinons à en partager les dimensions politiques.

Je vous recommande d’aller consulter les documents diplomatiques suisses sur le site www.dodis.ch. Dès les années 1950, une doctrine se met en place face à l’intégration européenne, qui ne va guère bouger.

Maints courriers et rapports au Conseil fédéral relèvent plusieurs obsessions : ne pas être discriminés sur le plan économique, ne pas être entraînés dans un processus politique dont nous ne pourrions plus nous extraire et qui tacherait notre neutralité, utiliser notre puissance financière pour parvenir à nos fins, faire du juridisme alors que les autres font de la politique.

Cela ne vous rappelle-t-il pas notre situation actuelle ? 

Une seule fois, le Conseil fédéral doute du bienfondé de cette stratégie d’obstruction. En 1961, voyant les premiers succès du marché commun et les velléités de la Grande-Bretagne de s’y rallier, il envisage un accord d’association. Mais, le Général de Gaulle mettant son veto à l’adhésion de la perfide Albion, les Suisses laissent tomber.

On fera donc du libre-échange, accord de 1972, puis des bilatérales après l’échec de l’espace économique européen.

Il faut bien le constater, la Suisse répugne à partager la dimension politique de l’UE. Elle ne veut qu’un accès non discriminant à son grand marché.

Mais le monde change, les équilibres géopolitiques d’hier ne sont plus ceux de demain.

Nous sous-estimons gravement le changement de paradigmes qui s’est opéré.

Dans un monde globalisé, l’UE a bâti une communauté de destin et de valeurs qui en fait une entité politique qui peut encore faire jeu égal avec les Etats-Unis, la Chine ou la Russie. Elle peut en tout cas y prétendre, et devrait s’en donner les moyens, alors que les anciennes puissances comme la France, la Grande-Bretagne ou l’Allemagne n’ont plus la taille critique.

L’UE est une puissance économique mais aussi morale. Elle constitue le plus grand espace de libertés garanties au monde. Un Américain insatisfait de la justice de son pays n’a pas de voie de recours, un Européen oui, il peut saisir la Cour européenne des droits de l’homme.

Qu’il s’agisse de droits de l’homme ou d’écologie – c’est-à-dire de survie de la planète – il vaudrait mieux dans le monde de demain que ce soient les normes européennes qui prévalent plutôt que les chinoises ou les américaines.

Qu’ils le veuillent ou non, les Suisses devront choisir leur camp.

La neutralité ? Elle est un moyen, pas une fin. C’est la doctrine Petitpierre (que je n’ai pas besoin je pense de l’expliquer plus avant ici à Neuchâtel).

Être neutres, cela ne veut pas dire être l’ami inconditionnel de régimes qui ne sont pas démocratiques, cela nous impose juste de maintenir des canaux de discussion, et de proposer nos bons offices.

Il est un brin incohérent de se plier en quatre pour avoir accès au fabuleux marché chinois et de faire tant de chichis sur le règlement des différends avec les Européens, qui respectent comme nous la liberté d’entreprendre, la propriété intellectuelle et la dignité humaine.

Surtout, les Suisses qui diabolisent l’UE ne semblent pas avoir pris la juste mesure des menaces ou des problèmes qui risquent de remettre en cause notre sécurité et notre prospérité.

Trois exemples, le climat, la cybersécurité, la crise migratoire.

Sous l’effet du réchauffement climatique, nos montagnes tombent et nos glaciers fondent. Nous pouvons seuls gérer les conséquences de tout cela, anticiper les chutes de pierres, évacuer des zones où l’on n’aurait peut-être pas dû construire. Mais si l’on veut agir sur les causes, alors il faut le faire à l’échelle mondiale. La COP 21, c’est un succès européen, il faut maintenant concrétiser les recommandations. Et pour faire pression sur ceux qui rechignent, pays ou industries, il vaut mieux avoir le poids d’un continent.

Un des  plus grands dangers, dont on parle peu, et sur lequel les entreprises et les administrations gardent le silence quand il se concrétise, c’est celui de la cybersécurité.

Face à des attaques d’envergure – et la Suisse est une cible choix compte tenu des institutions internationales et des sociétés d’envergure mondiale qu’elle abrite – nous sommes démunis. Une des caractéristiques des cyber-attaques, c’est que l’on ne sait pas très bien d’où cela vient, mais que cela peut paralyser, perturber des activités essentielles. Dans ce domaine, la collaboration avec les Européens serait cruciale, parce que l’union fait la force. Pour prévenir les attaques, pour les contrer.

Autre problème qui ne peut être résolu seulement par la volonté nationale, la crise migratoire.  Là, nous sommes un peu mieux connectés, Simonetta Sommaruga participe aux conseils européens pour les questions d’asile. Elle peut au moins faire valoir notre point de vue.

Mais la Suisse ne peut pas, seule dans son coin, agir pour que les flux d’Afrique vers l’Europe cessent ou empêcher des gens qui n’ont rien à perdre de tenter la traversée de la Méditerranée.

Pour que cessent les drames sur la route des migrants,  il y aurait une mesure simple à prendre : les laisser arriver en avion. L’avion coûte moins cher que les passeurs. Mais la Suisse ne peut décider seule de cette mesure de bon sens, qui sauverait des milliers de vie. Elle doit le faire en concertation avec les autres. Sinon, ce serait vraiment le fameux « appel d’air » dont certains nous rabattent les oreilles.

Il serait donc grand temps, ici en Suisse de mener une discussion sereine sur les meilleures façons de défendre notre souveraineté, nos intérêts.  

Les europhobes réduisent la notion de souveraineté à son aspect formel.

Si nous décidons, alors c’est bien et notre indépendance est sauve.

Mais ainsi, Mesdames et Messieurs, il n’y a que les apparences qui sont sauves.

Décider c’est souvent, et nous le savons bien en Suisse, partager la décision.

Pourquoi ce qui est tellement vrai à l’échelle de notre pays, ne le serait pas à l’échelle du continent ?

Nous sommes plus que jamais dans un monde interdépendant.

Nous Suisses sommes commercialement dépendants depuis toujours

Nous sommes culturellement dépendants puisque liés à trois grandes cultures européennes – et même quatre – si je compte l’anglais, cette lingua franca de la mondialisation de plus en plus pratiquée dans nos hautes écoles et dans nos entreprises

Nous sommes technologiquement dépendants, malgré notre haute capacité d’innovation.

Il faut admettre cette dépendance et en tirer parti.

Nous sommes au cœur de la construction européenne et nous avons un vrai savoir faire en matière de gestion interculturelle, nous sommes les rois du principe de subsidiarité, et nous avons une solide expérience de la démocratie directe, comme outil de légitimité.

Tout cela serait bien utile dans l’UE.

Au lieu de prendre nos responsabilités, de travailler avec nos voisins et nos partenaires les plus naturels et les plus proches, nous mettons une énergie considérable à rénover une voie bilatérale usée et dont les Européens ne veulent plus vraiment, et plus non plus l’UDC qui l’a proposée en 1992.

Le temps pour conclure un accord cadre est compté.

Ignazio Cassis et Roberto Balzaretti le savent et le disent.

Il y a les échéances électorales en Suisse et en Europe en 2019, peu propices à des discussions sérieuses.

Les élections européennes auront lieu en mai. Ensuite, il faut compter plusieurs mois avant que la nouvelle commission ne se remette à fonctionner.

Jean-Claude Juncker ne se représentera pas, et d’ailleurs ces jours-ci à Bruxelles, la controversée nomination de son chef de cabinet Martin Selmayr  au poste de secrétaire général de la commission montre que cela sent la fin de règne.

De notre côté, un départ de Doris Leuthard aurait le même effet que celui de Didier Burkhalter l’an dernier, une paralysie du dossier, même si un autre conseiller fédéral s’en occupe, parce que à Berne quand il s’agit de nommer un nouveau ministre, on ne parle plus que de cela.

La solution d’une cour arbitrale est un bon compromis. Avant d’être remise sur la table par Juncker, c’est une idée suisse, émise par une commission d’experts il y a déjà pas mal d’années, et que l’ancien secrétaire d’Etat de Watteville avait poussée.

Une cour arbitrale, ce sont des experts, trois en l’occurrence, qui échangent entre eux, respectueux du  droit et qui cherchent la  solution la plus juste.

C’est certainement le maximum que l’UE peut nous concéder. La Cour de justice de l’Union européenne a un rôle très particulier, qu’explique fort bien son président, Koen Leanerts, que j’ai pu entendre à Bruxelles lors d’une conférence.

Là où les Etats et les directives européennes ont laissé du flou, souvent par manque de courage politique, elle doit réparer, combler les trous, faire en sorte que le droit soit le même pour tous, dans tous les pays de l’UE.

Difficile dans ces circonstances de laisser les Suisses interpréter les règles du marché intérieur selon leur bon vouloir.

En fait, personne ne veut des juges étrangers, ni les Suisses, ni les Européens.

Par contre, en cas d’embrouilles, de différends, il faut une solution. C’est ce que peut produire une cour arbitrale.

Il faut saisir la possibilité d’un accord maintenant, avant l’été, parce que le calendrier du Brexit tourne et risque de changer la donne.

Il y a fort à parier que la cour de justice a donné son avis sur la solution suisse.

Il y a fort à parier que tout ce qui est concédé aux Suisses par l’UE est scrupuleusement examiné par les négociateurs européens du Brexit, qui redoutent de voir les Britanniques s’engouffrer dans la plus petite des failles accordées aux Suisses.

Il y a une grande différence entre nous et les Britanniques, eux veulent sortir du marché unique, nous voulons y rester. Donc nous devrions mettre sous toit la solution proposée avant que les Européens ne changent d’avis.

Ensuite, il faudra que nous votions sur l’accord trouvé.

La classe politique suisse redoute un emballement du calendrier, elle doute d’avoir les forces de défendre les bilatérales et de parvenir à tuer l’initiative dite d’auto-détermination, puis celle encore contre l’immigration, une nouvelle mouture, comme si le fait que le solde migratoire annuel se soit réduit de moitié ne comptait pour rien…

Chaque doute exprimé à haute voix, chaque tergiversation rend la / les campagnes plus difficiles. Il faut remonter des courants eurosceptiques et europhobes puissants.

Mais cela est possible. Le nouveau Secrétaire d’Etat Balzaretti se souvient des campagnes victorieuses de Micheline Calmy-Rey pour Schengen-Dublin, ou l’élargissement à l’Est. Il a vu sa cheffe gagner, il sait que l’on peut gagner.

Surtout, aux côtés des partis, émergent de nouvelles forces, la génération qui a grandi avec les discours blochériens dans les oreilles, mais qui est aussi une génération européenne de mouvements, easyjet-erasmus, à défaut de l’être de conviction, et qui veut défendre ses acquis.  C’est aussi une génération sensible aux enjeux écologiques et qui comprend spontanément qu’il faut agir à une plus large échelle. C’est une génération humaniste, sensible aux droits humains.

A nous de lui fournir des perspectives de longue durée et des arguments.

Encore un point : dans plusieurs interviews Christoph Blocher a déclaré avoir douté de sa croisade contre l’EEE. A l’été 1992, il se demandait pourquoi tous les autres étaient d’un autre avis que lui. Planait l’ombre d’un doute.

L’exercice du doute est une des plus belles qualités humaines, vous en conviendrez.

Je me demande parfois si craindre pour l’indépendance de la Suisse si elle adhérait à l’UE ne procède pas d’un manque de confiance en elle, d’un manque de confiance en nous ?

Alors peut-être est-il temps de renverser ce doute, devenu majoritaire ?

Peut-être que Christoph Blocher avait raison d’avoir des doutes et que nous sommes devenus prisonniers de ses certitudes.

Je vais conclure en vous rappelant la petite tache mentionnée en préambule.

Non, mon pays, connu pour être propre en ordre, ne fait pas tache.

Il dit parfois qu’il est différent, qu’il est un Sonderfall.

Mais le Sonderfall, le cas particulier, c’est une histoire que nous sous sommes racontée pour essayer de comprendre comment nous étions sortis indemnes de deux guerres mondiales.

C’est une histoire qui nous fait croire que nos forces seules, notre volonté, sont la cause de cette exception. Cela ne tient pas la route. Cela ne résiste pas à une analyse historique sérieuse. Nous avons été partie prenante de la grande histoire, d’autres ont décidé pour nous. Notre volonté d’indépendance n’est pas plus farouche que celle des Polonais. Mais nous ne sommes pas situés au même endroit. La géographie nous a bien servis.

Alors, le Sonderfall, ce n’est qu’une histoire, un récit.

On peut voir notre histoire autrement.

On peut voir notre histoire au cœur de l’Europe, et comme un moteur de l’Europe.

J’espère vous en avoir convaincus.

Je vous remercie de votre attention, et réponds bien volontiers à vos questions ou objections.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cassis-Balzaretti, un duo de professeurs

Amis tessinois, vous avez cru gagner un conseiller fédéral et un Secrétaire d’Etat? * De fait, Ignazio Cassis et Roberto Balzaretti vont se transformer dans les semaines à venir en professeurs de droit international. C’était spectaculaire lors de leur dernière conférence de presse. Le reset des relations bilatérales entre la Suisse et l’Union européenne butte sur la manière de résoudre les conflits quand il s’en présente. L’UDC a dit «pas de juges étrangers». Mais la question à résoudre est beaucoup plus complexe qu’un slogan.

Comme l’a pédagogiquement rappelé le chef du Département des affaires étrangères, nous ne voulons pas de juges étrangers, mais les Européens sont comme nous: ils n’en veulent pas non plus, ils ne veulent pas que des juges suisses décident de ce qui se passe dans LEUR marché unique. A partir de là, il faut trouver des procédures de résolution des conflits. La Commission européenne a proposé une Cour arbitrale où siègeront un Suisse, un Européen, et un expert neutre désigné par les deux parties. Chacun consultera ses juristes (pour l’UE, ceux de la Cour européenne de justice), et une solution sera proposée. Si celle-ci n’est pas agréée, et qu’une des deux parties décide de ne pas s’y plier, s’ouvrira alors une autre procédure pour établir proportionnellement au dommage causé des mesures de rétorsion.

Ce paragraphe vous a ennuyés? C’est le droit international qui est compliqué, mais sa mise en œuvre vaut toujours mieux qu’une guerre commerciale ou une guerre tout court.

Les procédures d’arbitrage sont courantes entre états et dans le monde des affaires. Les Suisses les acceptent sans rechigner et sans la moindre discussion publique lorsqu’elles se déroulent sous l’égide de l’Organisation mondiale du commerce. Parce qu’il s’agit de l’UE, on a pris la masochiste habitude d’en faire une histoire de capitulation et d’orgueil.

Le duo Cassis-Balzaretti va donc donner des cours de droit international à toute la nation. Et expliquer le but. On peut bien se perdre dans les détails des procédures d’arbitrage pour estimer les millimètres carré de souveraineté nationale formelle qui risquent peut-être d’être impactés par le droit européen. Mais le choix que nous devons faire est politique: voulons-nous poursuivre nos relations avec l’UE de manière efficace?

Le temps presse. Il faut aboutir avant la fin de l’année parce que ensuite la Suisse comme l’UE seront absorbées par les élections. Et il y a le Brexit. Dont l’effet sur ce que les Européens sont prêts à lâcher pour les amis suisses est sous-estimé chez nous. Pour l’instant, la confusion est telle que nombre de diplomates britanniques démissionnent faute de pouvoir travailler avec un mandat clair. Ce flou offre au Conseil fédéral, qui sait désormais exactement ce qu’il veut ou ne veut pas (même si Ueli Maurer et Guy Parmelin font la moue), la possibilité de conclure rapidement un accord satisfaisant.  Le duo tessinois sera alors bien rôdé pour convaincre les Suisses d’accepter cet accord dans leur intérêt. Et de laisser le mythe des juges étrangers aux bons soins des historiens.

 

  • texte paru dans l’hebdomadaire dominical Il Caffè, le 11 mars 2018

Ignazio Cassis: un reset prometteur

A Berne comme à Lugano où Ignazio Cassis a longuement présenté sa politique européenne, certains journalistes n’ont pas caché leur agacement, déçus que le « reset » promis par le Tessinois soit aussi peu spectaculaire : un nouveau Secrétaire d’Etat, un nouveau langage, une nouvelle organisation, beaucoup de bruit pour rien ? Il faut une sacrée méconnaissance du dossier européen pour croire que la Suisse pourrait tout changer de fond en comble. Cette méconnaissance est accréditée par l’UDC qui crie toujours au complot et à la trahison quoi qu’il se passe, elle est fréquente parmi les journalistes qui privilégient un traitement émotionnel et superficiel des enjeux.

A l’avenir, c’est certain,  Ignazio Cassis se méfiera des effets d’annonce. Reste que pour ses 100 premiers jours, il a pris des options intéressantes, potentiellement fructueuses. Pour le saisir, il faut se remémorer le style taiseux de son prédécesseur. Là où Didier Burkhalter avait le verbe rare et elliptique, le nouveau chef du Département des affaires étrangères a choisi de pratiquer une pédagogie appuyée. A l’Université de la Suisse italienne, il n’a pas hésité à aligner des plots de couleurs différentes pour figurer l’assemblage des accords bilatéraux avec l’UE.  Le libéral-radical a décidé qu’il allait expliquer et expliquer encore le pourquoi et le comment de nos liens avec les 28. A quoi servent ces accords, quel est le timing, quels sont nos intérêts et nos priorités ? Le « reset » consiste donc à recommencer à zéro une narration, dont trop de slogans politiques réducteurs ont épuisé le sens. La pédagogie en démocratie n’est pas un luxe, elle avait cruellement manqué avant la votation du 9 février 2014.

Autre choix judicieux, Ignazio Cassis pourra s’appuyer sur un diplomate aguerri qui connaît le dossier européen de longue date et sur le bout des doigts. Roberto Balzaretti a été en poste à Bruxelles, il a été un des piliers de la diplomatie de Micheline Calmy-Rey,  il a la mémoire de ses succès, il sait donc qu’avec de bons accords bien négociés, on peut obtenir l’assentiment des Suisses.

A cet égard, le conseiller fédéral a également affirmé avec force que la politique étrangère est de la politique intérieure. Il a donc bien capté qu’il devra mener le combat sur un double front. Ces dernières années, le gouvernement a beaucoup donné l’impression de subir les pressions extérieures ou les initiatives de l’UDC plutôt que de vouloir maîtriser l’agenda.

Enfin, symboliquement, Ignazio Cassis a fait très fort en déplaçant la petite caravane du Palais fédéral à Lugano pour écouter le bilan de ses 100 premiers jours. C’est une manière malicieuse et efficace d’affirmer le retour de l’italianité au gouvernement.  Surtout, en s’exprimant tout à tour dans les trois langues nationales officielles, le Tessinois parfait polyglotte réaffirme une certaine identité de la Suisse riche de sa diversité. Il envoie un message fort : il va falloir faire l’effort de comprendre non seulement la langue mais aussi le point de vue des autres.  Ce reset-là est prometteur.

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IL COMMENTO di Chantal Tauxe
Un « reset europeo »
che promette bene
Chantal Tauxe

A Berna come a Lugano, dove Ignazio Cassis ha lungamente presentato la sua politica europea, certi giornalisti non hanno nascosto la loro irritazione, delusi che il tasto « reset » promesso dal ministro ticinese si sia rivelato così poco spettacolare. Un nuovo Segretario di Stato, una nuova lingua, una nuova organizzazione. Tanto rumore per nulla?
Solo chi conosce poco, molto poco il dossier europeo può  pensare che la Svizzera possa cambiare tutta la sua politica estera da cima a fondo. Ed è un’ignoranza, per esempio, democentrista, di un’Udc, cioè, che grida al complotto e al tradimento qualsiasi cosa accada. Un atteggiamento frequente anche tra quei giornalisti che privilegiano un « racconto » emozionale e superficiale della posta in gioco. In futuro, è certo, Cassis farà più attenzione agli effetti dei suoi annunci. Resta però il fatto che nei suoi primi 100 giorni ha preso delle opzioni interessanti, potenzialmente fruttuose.
Per capirlo, bisogna ricordarsi dello stile taciturno del suo predecessore. Didier Burkhalter parlava poco e in modo sintetico, mentre il nuovo capo del Dipartimento federale degli affari esteri ha scelto una sorta di « pedagogia politica ».
Questa settimana parlando all’Università della Svizzera italiana non ha esitato ad allineare delle forme in polistirolo per spiegare, esemplificare l’ »assemblaggio degli accordi bilaterali con l’Unione europea ». Cassis ha deciso di spiegare più volte il perché e il percome dei nostri legami con i 28 Paesi. A cosa servono gli accordi, qual è la tempistica, quali sono i nostri interessi e quali le nostre priorità? Il tasto « reset » consiste dunque nel ricominciare da zero una narrazione che era stata svuotata di senso da troppi slogan politici riduttivi. La pedagogia in democrazia non è un lusso ed era chiaramente mancata prima della votazione del 9 febbraio 2014.
Un’altra scelta giudiziosa effettuata da Cassis è la nomina del nuovo responsabile dei rapporti con l’Ue. Il consigliere federale potrà in questo modo appoggiarsi su un diplomatico agguerrito che conosce il dossier europeo da tempo e in tutti i suoi dettagli. Roberto Balzaretti è stato ambasciatore a Bruxelles; è stato uno dei pilastri della diplomazia di Micheline Calmy-Rey. Ricorda certamente i suoi successi e sa quindi che, con dei buoni accordi ben negoziati, è possibile ottenere il consenso della popolazione.
Ecco, su questo preciso aspetto il neo consigliere federale ha dichiarato con forza che la politica estera è di fatto politica interna. Ha dunque capito che dovrà condurre una battaglia su due campi. In questi ultimi anni il governo ha dato l’impressione di subire le pressioni esterne e le iniziative dell’Udc, piuttosto che scegliere e gestire l’agenda politica.
Cassis ha infine dato un segnale forte spostando la piccola carovana di Palazzo federale a Lugano per ascoltare il bilancio dei suoi primi 100 giorni. È una scelta furba ed efficace per sottolineare il ritorno dell’italianità in governo. Soprattutto, esprimendosi di volta in volta nelle tre lingue nazionali ufficiali, il ministro ticinese perfettamente poliglotta,  ha riaffermato l’identità di una Svizzera ricca grazie alla sua diversità. Ha inviato un messaggio chiaro: bisognerà fare lo sforzo di capire non solo la lingua ma anche il punto di vista degli altri.
Questo tasto « reset » è promettente.