Jean-Claude Juncker, une bonne nouvelle pour la Suisse

Ils deviennent rares les dirigeants européens qui connaissent bien la Suisse, son système politique et ses fonctionnements démocratiques compliqués, aussi est-ce une bonne nouvelle que Jean-Claude Juncker ait été désigné président de la Commission. José Manuel Barroso avait certes fait ses études à Genève, mais ses souvenirs de jeunesse et sa connaissance des institutions suisses n’ont pas nourri une immense mansuètude de sa part à notre égard.

Pour l’ancien premier ministre luxembourgeois, la Suisse a longtemps été une alliée utile, nos conseillers fédéraux des partenaires naturels de discussion depuis 1995. Pour retarder l’aggiornamento des pratiques bancaires et fiscales, dans l’intérêt du Grand-Duché, Juncker pouvait invoquer la situation helvétique. Pas question de reprendre un quelconque standard international, tant que l’UE n’avait pas obtenu que la Confédération fasse de même.

Quand cette digue n’a plus tenu, le Luxembourg a su toutefois s’adapter aux exigences de l’OCDE avec moins de dramatisation que chez nous. Privilège d’un petit Etat membre de l’UE que de pouvoir influencer le tempo, privilège dont la Suisse ne jouit évidemment pas.

Jean-Claude Juncker aime la Suisse au point d’y passer des vacances. Mais on aurait tort de croire qu’il sera inconditionnellement et béatement de notre côté dans les difficiles négociations de rabibochage post 9 février.

Le président de la Commission défend avant tout les intérêts de l’UE. Mais Juncker est un Européen de coeur et de conviction, imprégné de l’histoire continentale, il ne voudra pas que l’on maltraite un des membres de la famille, fut-il excentrique et un rien capricieux. Il veillera à ce que la Suisse ne sorte pas de l’agenda institutionnel européen. Lui qui n’a pas hésité à venir à Zurich pour débattre avec Christoph Blocher sait que tous les Suisses ne sont pas alignés sur les positions outrancières du tribun populiste, et que notre pays a longtemps eu pour règle d’or le pragmatisme.

Depuis 1995, il a eu des contacts réguliers avec nos conseillers fédéraux, il connaît le dossier Suisse-UE comme sa poche…. et mieux que certains de nos ministres…

Un ami est toujours un allié potentiel. Mais un vrai ami ne redoute pas de dire la vérité. La désignation de Jean-Claude Juncker est une bonne nouvelle pour Berne. Il saura nous parler cash sans nous humilier. Il sait mieux que d’autres que les petits pays doivent être respectés, et que le poids d’un Etat n’est pas lié à sa taille. 

Le danger Ecopop

Après le Conseil des Etats, le Conseil national a refusé cette semaine l’initiative Ecopop sèchement.* Un verdict attendu, un scénario écrit d’avance. Ce texte veut limiter l’accroissement de la population à 0,2% sur une moyenne de trois ans. Cela signifierait que seuls 16 000 étrangers pourraient s’installer en Suisse chaque année. Alors que le solde migratoire a été de 81 000 personnes en 2013 ou qu’un canton comme Vaud estime son besoin en permis de travail à 55 000. Ecopop veut aussi que 10% du budget de l’aide au développement soit affecté à des mesures de planification familiale volontaire. Les parlementaires ont jugé ces propositions irréalistes, égoïstes, néo-colonialistes.

Ils auraient dû aller plus loin et invalider cette initiative. Mais ils ont refusé de le faire par 120 voix contre 45. Un manque de courage consternant.

Le texte ne respecte pas l’unité de la matière, il mêle immigration en Suisse et aide au développement dans le tiers monde. Mais dans le doute, l’habitude a été prise à Berne de confier au peuple le choix de trancher. La manœuvre a souvent servi d’exutoire sans conséquence.

Lors d’un colloque à Neuchâtel sur la compatibilité entre les droits populaires et le respect des droits humains qui s’est tenu récemment à Neuchâtel, le sénateur Filippo Lombardi a noté humour que «l’unité de la matière» est un concept «chewing gum» et que les critères d’invalidation des initiatives populaires gagneraient à être clarifiés.

C’est un travail de Titan que devront entreprendre le gouvernement et le parlement. Il faudra lutter contre le sentiment qui s’est installé que la démocratie directe est supérieure à la démocratie représentative. «Elire tous les quatre ans est aussi noble que de voter tous les trois mois», a souligné très justement Lombardi.

En attendant cette évolution nécessaire de notre système institutionnel (les normes de droit international supérieur vont se multiplier, pas seulement pour les droits humains ou l’eurocompatibilité, mais aussi dans le domaine environnemental), il va donc falloir combattre Ecopop devant le peuple. La votation pourrait avoir lieu cette année encore.

Ce ne sera pas facile.

Selon le sondage Sophia 2014, publié par L’Hebdo en mai dernier, 74% des Suisses pensent qu’il faudra profondément changer leur mode de vie pour des raisons écologiques. La croissance démographique inquiète également. La tendance est là, les thèses d’Ecopop recueillent une approbation très large, beaucoup plus large que le contingentement de la main d’œuvre étrangère. Reste donc à montrer que la solution n’est pas adéquate. La campagne sera compliquée par la discussion sur la mise en œuvre de l’initiative «contre l’immigration de masse» qui s’annonce tout sauf consensuelle.

* texte paru en italien dans Il Caffè. 

Conseil fédéral: qui reste, qui part

Ce n’est pas encore un thème à Berne, mais il ne devrait pas tarder à le devenir à l’approche des élections fédérales d’octobre 2015: qui restera, qui partira parmi les conseillers fédéraux?*

A priori, la réponse est simple: personne. La doyenne de fonction, Doris Leuthard, est en poste depuis 2006, elle comptabilise moins de 10 ans au gouvernement. En général, les conseillers fédéraux squattent justement un peu plus de 10 ans.

Mais, on sait depuis 2003 et l’ébranlement de la formule magique que la réélection des ministres, qui clôt, en décembre, le renouvellement des autorités fédérales, n’est plus une formalité.

Seule PDC au sein du collège, jeune quinquagénaire, Doris Leuthard, toujours très populaire, n’a aucune raison de tirer sa révérence. Elle peine pourtant à concrétiser la sortie du nucléaire et butte sur de fortes oppositions. L’Argovienne pourrait se lasser de tant d’âpreté. Du coup, son bilan paraîtrait singulièrement faible au vu des espérances soulevées par sa personnalité consensuelle et pragmatique.

Elue en 2007 dans des circonstances troublées, Eveline Widmer-Schlumpf a déjà creusé, elle, un sillon nettement plus profond. Après des années de louvoiement de ses prédécesseurs au Département des finances, elle a enterré le secret bancaire, et restera d’ores et déjà celle qui aura mis la place financière en conformité avec les standards d’un monde globalisé, devenu avide de recettes fiscales re-localisées. Le destin politique de celle qui a pris la place de Christoph Blocher n’est toutefois pas à l’abri d’un acte punitif tardif. Tout dépendra de l’équilibre des forces au sein de l’Assemblée fédérale. Une chose est sûre: l’UDC ne lui pardonnera jamais, et les autres partis qui l’ont utilisée en 2007 ne se sentent plus aussi liés à elle qu’en 2011.

Arrivé en 2008, Ueli Maurer peut craindre un peu pour sa réélection. Même en perte de vitesse, l’UDC aura au moins droit à 1 siège. Mais c’est la qualité de son travail qui inquiète. Le Parlement peut-il sérieusement confirmer un ministre aussi incompétent?

Sur le papier, les deux libéraux–radicaux et les deux socialistes ne devraient pas être inquiets. Mais un mauvais score du PLR pourrait fragiliser la position de Didier Burkhalter et de Johann Schneider-Ammann. S’il faut en sacrifier un au nom des nouveaux équilibres sortis des urnes, le Bernois qui n’a pas convaincu pourrait payer la facture. L’aura actuelle du Neuchâtelois ne le rend pas immune: un enlisement du dossier européen dont il a la charge pourrait lui être fatal.

Simonetta Sommaruga et Alain Berset sont trop jeunes et trop récents pour être faillibles. Mais si la gauche attaque des sièges bourgeois dans les tours précédents, ils pourraient subir un effet boomerang imprévisible.

* Chronique parue en italien dans Il Caffè http://caffe.ch/stories/il_punto/47219_chi_rimane_e_chi_lascia_la_poltrona_di_ministro/

Maccarthysme fiscal

Dans les discours, les Etats-Unis étaient traditionnellement présentés comme une République-sœur, nous avons en commun le bicaméralisme, le pouvoir des Etats, la conviction d’être un «peuple élu» et le sentiment qu’en matière de démocratie nous sommes un phare mondial.*

Dans la vraie vie, chacun sait qu’une sœur ou un frère n’est pas forcément tendre, et que elle ou il peut se montrer impitoyable. C’est assurément ce que l’on doit penser après l’amende de 2,5 milliards de francs que la justice américaine a infligée à Credit Suisse. Comme dit l’adage, ses amis on les choisit, sa famille, on la subit.

La situation a quelque chose de comique ou de grotesque, choisissez votre adjectif. Une banque suisse dirigée par un Américain, Brady Dougan, se voit pénalisée pour avoir trop bien traiter ses clients américains. Le fisc de la plus grande puissance mondiale a échoué à taxer ses administrés, fermant les yeux sur leurs combines, ou faisant comme si leurs activités économiques se développaient sur la planète Mars, comme si tous ses entrepreneurs et ses sociétés à succès ne produisaient pas de bénéfices, mais le pouvoir judiciaire, lui, s’est donné les moyens de les traquer.

Conséquence de cette chasse aux sorcières, de ce maccarthysme fiscal du XXIème siècle, les banquiers suisses sont contraints de réinventer leur modèle d’affaires. Gérer l’argent blanc plus blanc que blanc, le patrimoine des gentlemen issus des pays respectant les standards de l’OCDE, de manière conservatrice, éthique et durable. Ou s’intéresser aux fortunes de riches brasseurs d’affaires issus de pays d’Afrique et d’Asie, dans les quels l’Etat de droit, le respect de la probité fiscale, et les politiques publiques de redistribution, restent des notions très abstraites. Les plus-value risquent de ne pas être les mêmes.

L’enjeu n’est pas que moral pour la place financière suisse, malmenée par les pressions internationales.  Les banques génèrent plus de 100000 emplois, et représentent à elle seules 6,3% du PIB.

A Berne, gouvernement et parlement n’en peuvent plus de devoir réparer les bêtises de quelques banquiers indélicats. La sanction contre le Credit Suisse n’est pas la dernière infligée à un établissement bancaire helvétique. L’indignation, l’exaspération ne sont pas près de s’éteindre. L’histoire est d’autant plus pénible que la Suisse est un Etat libéral qui n’aime pas se mêler des activités des acteurs économiques, et s’en est longtemps portée très bien.

* Chronique parue en italien dans le Caffè, le 25 mai dernier