Quand les populistes s’en prennent à la démocratie représentative

Les Italiens votent dans un mois sur la proposition de réduire d’un tiers le nombre de leurs parlementaires. Cette réforme constitutionnelle émane des populistes du Mouvement 5 étoiles, naguère antisystème, aujourd’hui prêts à tout pour rester au pouvoir. Analyse d’une dangereuse embrouille dont les opposants peinent à être entendus.*

L’Italie vit un moment paradoxal. Dans un mois, les citoyens sont appelés à se prononcer sur un référendum constitutionnel taillant un tiers des effectifs des parlementaires, une vieille revendication du Mouvement 5 étoiles au pouvoir. Dans le même temps, au terme de deux ans de gouvernement, le Mouvement antisystème se fond chaque jour un peu plus dans le «système» jadis honni, adoptant les codes et les comportements des autres formations politiques. A l’approche de nouvelles échéances électorales régionales et communales, les 5 étoiles ont voté l’abolition de la limite à deux mandats pour leurs élus. Et pour rester au pouvoir, le Mouvement fondé par Beppe Grillo − qui a insulté le Parti démocrate pendant des années − s’est dit prêt à consolider dans la durée l’alliance avec ce même parti (ce qui ne va pas sans créer des tensions au sein de la gauche et de manière plus générale dans le camp des réformistes). La plateforme de vote interne «Rousseau» a entériné ces deux spectaculaires retournements de veste la semaine dernière.

L’issue du scrutin des 20 et 21 septembre sur la réduction d’un tiers du parlement paraît jouée d’avance. La classe politique italienne n’est pas très populaire, les citoyens lui reprochent non sans raisons de se donner en spectacle, de se perdre dans les petits jeux politiciens et clientélistes, de jouir de privilèges indus et d’être globalement inefficace. Il est proposé que la chambre passe de 630 à 400 députés et le sénat de 315 à 200. Au passage, les Italiens de l’étranger perdraient la moitié de leurs représentants (plus que 6 députés contre 12 actuellement et 4 sénateurs contre 8).

Le non des sardines

Les sondages donnent le oui gagnant, mais l’opposition à cette réforme relève la tête. Le jeune Mouvement des sardines, fer de lance de l’opposition à la Ligue de Matteo Salvini, apparu l’automne dernier à Bologne, vient de se déclarer contre la coupe. Europa più, le parti d’Emma Bonino, figure historique de la lutte pour les droits politiques, conteste aussi la proposition. Au sein du Parti démocrate, qui l’a votée au parlement, de plus en plus de dissidents donnent de la voix. Ce combat, disent-ils, n’est pas le leur, mais celui des 5 étoiles. Dans l’accord de gouvernement, scellé il y a un an, il était prévu d’accompagner ce changement d’une nouvelle loi électorale, or celle-ci n’est pas sur la table. Difficile dans ces conditions de simuler les conséquences concrètes de la réforme, notamment sur les petits partis. 

Pluralisme menacé

Mais au-delà des calculs pour savoir à qui profiterait le changement émergent de vraies objections. En supprimant un tiers de leurs parlementaires, les Italiens se priveraient de représentants à un moment où justement le peuple se plaint de ne pas être écouté. Le fossé se creuserait. Le pluralisme serait menacé. Les minorités auraient moins de chance de se faire entendre, ce qui n’est jamais bon signe en démocratie. Actuellement, un député à la chambre représente en moyenne 90 000 citoyens, et un sénateur 190 000. Si le oui s’impose, le ratio passerait à 150 000 et à 300 000. Pas terrible pour combler le fossé entre élus et population. Les Italiens prendraient ainsi la tête du classement du nombre d’habitants par parlementaire, devant l’Allemagne (107 000).

L’impact financier de la coupe est relativisé: 0,007% des dépenses publiques, sans compter que les 600 élus restant siégeraient plus souvent en commission. Il aurait mieux valu, expliquent les partisans du non, revoir et distinguer les attributions des deux chambres, sortir du bicaméralisme dit «parfait» qui oblige les deux chambres – comme en Suisse –  à voter les mêmes projets de loi. Le problème, soulignent-ils encore, n’est pas la quantité de députés, mais leur qualité et leur intégrité. La réduction d’un tiers des effectifs ne garantit absolument pas que le parlement sera à l’avenir plus efficace.

Choc entre démocratie participative et démocratie représentative

Cette réforme de la constitution entérine une défiance envers les institutions au moment où les populistes du Mouvement 5 étoiles, ayant mieux compris leur fonctionnement, s’y fondent avec l’application de béotiens, et où l’autre camp populiste emmené par Matteo Salvini rêve de les dompter en sa faveur. Elle contient une ambiguïté peu discutée: à la démocratie représentative classique, avec ses mécanismes de contrôle et ses contre-pouvoirs, les 5 étoiles privilégient de fait une démocratie participative instantanée et permanente, sans le moindre mécanisme de contrôle. Le Mouvement procède en effet régulièrement à des consultations des membres cotisant du Mouvement par sondages en ligne, dont la fiabilité des résultats n’est absolument pas garantie. Ce conflit de légitimité entre le vote du plus grand nombre et celui de quelques privilégiés témoigne de l’extraordinaire aberration des propositions populistes.  

Traumatisés par la crise du COVID19 et ses cortèges de cercueil, inquiets des perspectives économiques sombres qu’on leur prédit pour les prochains mois, les Italiens sauront-ils résister au mirage populiste? Pour ne rien arranger à cette difficile prise de conscience de l’enjeu démocratique et représentatif du scrutin de septembre, un nouveau scandale vient d’alimenter la perplexité ambiante: la presse a révélé que cinq parlementaires, tout à fait correctement payés durant la pandémie, ont sollicité le bonus de 600 euros destinés par le gouvernement aux Italiens en situation précaire. Dans le laboratoire du populisme qu’est l’Italie, les vaillants défenseurs des institutions démocratiques contre la démagogie et le simplisme des bouffons ont décidément la tâche ardue.

*Article paru le 20 août 2020 sur le site Bon pour la tête

A la fin, c’est l’Europe qui gagne

Malgré les Cassandres, les 27 ont réussi en un temps record à se mettre d’accord sur un plan de relance d’une portée historique. Le spectacle des divisions européennes relève du passage obligé, à destination des opinions publiques. Derrière le compromis, de grands changements se profilent.*

L’Europe se fait dans les crises. L’adage de Jean Monnet se vérifie. Le sommet européen du 17 au 21 juillet a pris des allures de crise de nerfs, en quasi direct. Négocier à 27 n’est pas facile, la règle de l’unanimité donne un droit de veto extravagant aux états membres qui les entraîne logiquement à monter les enchères, et alimenter le marchandage.  C’est que chacun a des comptes à rendre devant son opinion publique et aussi, bientôt, devant son parlement. Il fallait donc bien ce spectacle pour que chacun puisse rentrer la tête haute. Ce fut plus long qu’un tweet du président américain, et plus transparent qu’une séance du comité central du parti communiste chinois. La démocratie est un jeu complexe, mais qui produit au terme d’un processus souvent laborieux et confus une légitimité à nulle autre pareille.

Une performance impressionnante 

Tous ceux qui mettent en avant la désunion européenne, les lignes de fractures nord-sud ou est-ouest, devraient revoir leur lexique. A la fin, laborieusement mais sûrement, l’union a triomphé. Quatre ans après le Brexit qui devait faire éclater l’UE, quatre mois après le début de l’éprouvante crise sanitaire du COVID-19, deux mois après que la Commission a reçu mandat de proposer un plan de relance, le Conseil européen s’est mis d’accord sur un paquet financier global (budget et plan de relance) de 1800 milliards d’euros, soit 10% du PIB des états-membres. Il se trouvera toujours des Cassandres pour pointer tel ou tel détail et affirmer que l’on aurait pu aboutir à mieux, doser différemment les outils, mais reconnaissons que la performance est impressionnante.  

Dans un monde où les négociations multilatérales sont complètement bloquées, le fait que 27 pays se mettent d’accord pour gérer les conséquences économiques de la pandémie devrait être salué avec enthousiasme, à l’instar du  Dalaï-Lama qui a trouvé le résultat des leaders européens «encourageant». 

Une fois encore les souverainistes sont perdants, même si leur pouvoir de nuisance reste entier. Leur posture de primauté nationale échoue face aux solidarités européennes existantes. Dans une Union à 27, plus personne ne peut prétendre se sortir seul d’une crise, quelle qu’elle soit. Le marché unique reste le meilleur des ciments. C’est autant par idéalisme que pour préserver ses exportations que l’Allemagne d’Angela Merkel s’est rangée du côté de la France pour imposer une mutualisation des dettes longtemps refusée. On notera que parmi les pays qui bénéficient le plus du marché unique figurent, après l’Allemagne, les Pays-Bas.

Personne ne se sauve tout seul 

La zone euro rajoute une autre couche de ciment: si un de ses membres coule, les autres couleront aussi ou connaîtront de grosses turbulences, même si la gestion de leurs finances publiques passe pour vertueuse. Mardi, peu après l’annonce du compromis, les taux d’intérêt sur les emprunts italiens refluaient, signe que les marchés ont capté qu’il est désormais vain d’espérer que la digue cède.

Il y a un réalisme cru dans la conscience que les partenaires ont de leur interdépendance. Ressassé jusqu’à la nausée, le cliché des cigales du Sud et des fourmis du Nord biaise la réalité des transferts au sein de l’UE: l’Italie reste une contributrice nette, qui donne plus d’argent à ses partenaires qu’elle n’en reçoit. À l’Est, les nombreux bénéficiaires s’en sont souvenus. Ne pas aider la péninsule à se relever de la crise sanitaire qui l’a particulièrement touchée aurait confiné à l’indécence, et créé encore plus de difficultés et de contrariétés à moyen terme.  L’Italie bénéficiera de 209 milliards d’euros (82 milliards de subventions et 127 milliards de prêts).

Interpellé sur la fluctuation de ses états d’âme pendant les presque 100 heures de négociation, Charles Michel, le président du conseil européen, a livré une des clés du résultat: par-delà les agacements et les frustrations, le sentiment que l’on ne peut pas renoncer, face à un tel enjeu, a prévalu parmi les 27 chefs d’état et de gouvernement.

Après une mise sur orbite difficile, la commission von der Leyen, entrée en fonction le 1er décembre dernier, a donc réussi son baptême du feu. La voici dotée d’un cadre financier extraordinaire pour déployer son programme et surmonter la crise du COVID-19.

Fin de l’euro-désillusion?

L’UE n’est pour autant pas au bout de ses peines. La récession économique s’annonçant féroce, les attentes sur l’impact des outils de relance sont décuplées. L’effet des milliards d’euros de prêts et de subventions devra être perçus par les citoyens. L’effort de solidarité, acté ces derniers jours à Bruxelles, donne l’opportunité aux institutions européennes de montrer à quoi elles servent. Et de mettre fin ainsi à une longue période d’euro-désillusion.

Les 27 devront également gérer les conséquences du saut fédéraliste qu’ils viennent d’accomplir, plus ou moins à l’insu de leur plein gré. De nombreuses voix appellent à une réforme du mode de gouvernance. A la règle de l’unanimité, si bloquante, pourrait se substituer celle des majorités qualifiées. La primauté du conseil européen, et de la méthode intergouvernementale qui en découle, empêche toute agilité de l’Union, puisque tout dépend des réunions des chefs d’état et de gouvernement. Si la Commission dispose de plus de moyens, elle devrait logiquement pouvoir agir sans multiplier les consultations et les validations. Pour les pays dits «frugaux», emmenés par les Pays-Bas, il y a un risque d’effet boomerang: leur stratégie de surenchère durant cette crise exceptionnelle pourrait entraîner à moyen terme leur neutralisation et leur marginalisation. Car l’UE, si elle peine souvent à aller de l’avant, ne revient jamais en arrière. L’avancée fédéraliste de l’été 2020 est un tournant dans la saga continentale. 

Rôle des frontières

Des changements sont également à prévoir dans la fiscalité. La Commission va plancher sur de nouvelles taxes pour se re-financer dans les deux domaines notamment dont elle a fait sa priorité: l’écologie et le numérique. A cet égard, les Suisses devraient porter une grande attention aux conclusions du conseil: les Européens y témoignent noir sur blanc d’une conscience plus aigüe de la notion de frontières extérieures et d’équilibres dans les bénéfices et les contributions des états tiers. Il faudra s’assurer que nous sommes toujours considérés comme un partenaire privilégié du marché unique, et du bon côté de la frontière.

Un trio de femmes influentes

Un dernier point sur cette avancée historique de l’UE: elle s’incarne dans le trio féminin constitué par Angela Merkel, Ursula von der Leyen et Christine Lagarde. Leur style n’est guère flamboyant, mais elles ont une manière de défendre les principes et les finalités de l’Union avec une redoutable efficacité. Jusqu’ici les grandes figures européennes, tels Jean Monnet ou Jacques Delors, étaient des hommes. Dans la grande joute qui s’est déroulée du 17 au 21 juillet à Bruxelles, la chancelière allemande, la présidente de la commission et la présidente de la Banque centrale ont démontré que les femmes, qui en ont longtemps été écartées, ne sont pas moins influentes dans la construction européenne.

*Article paru le 23 juillet 2020 sur le site Bon pour la tête

L’Italie ne meurt jamais

La tragédie italienne suscite plus de condescendance, de Schadenfreude que d’empathie. Chronique agacée.*

Aux crises économique et politique dans lesquelles elle est engluée, l’Italie a ajouté la crise sanitaire. Pendant le week-end pascal, le pays a passé le cap des 20’000 morts, dont la moitié en Lombardie, une des régions les plus riches d’Europe et du monde.

Malgré les reportages sinistres sur les cercueils évacués par camions militaires, la tragédie a déclenché plus de condescendance que d’empathie. Plutôt que de considérer l’Italie comme un avant-poste, beaucoup ont voulu voir dans la propagation spectaculaire de la pandémie de Covid-19 un énième signe des désordres de la péninsule. Chez beaucoup de commentateurs, il y a une posture insupportable: bien sûr c’est dramatique, mais à force de ne pas se gouverner correctement et de ne pas payer leurs dettes, ne l’ont-ils pas cherchée un peu cette catastrophe, les Italiens? Le summum de l’indécence a été atteint par les Nééerlandais, refusant dans un premier temps de contribuer aux mécanismes de solidarité européenne. En Suisse, malgré la présence d’une forte communauté italienne, malgré la situation tessinoise, la Schadenfreude sévit aussi.

Première démocratie occidentale massivement confrontée au virus, l’Italie a, comme souvent, servi de laboratoire. Les autres nations, toutes aussi impréparées à l’épreuve qu’elle, ont réagi en fonction de ses premières et douloureuses expériences. Les mesures de confinement se seraient-elles aussi facilement imposées si le gouvernement transalpin n’avait pas osé, le 10 mars déjà, ce que seul un régime autoritaire comme celui de la Chine semblait être capable de décider?  

Mais pour mieux considérer le rôle de l’Italie et le discrédit dont elle est victime, imaginons que, au hasard des voyages d’affaires et des liaisons transcontinentales, la pandémie soit passée de la Chine à l’Allemagne. On y aurait vu la conséquence logique des liens qui unissent deux puissantes économies. On n’aurait pas glosé sur ces pauvres gens du Sud, incapables de faire face au virus. Rappelons donc que l’Italie figure dans le classement des dix économies les plus riches du monde, au huitième rang.

Bien sûr, dans la veine critique, les Italiens eux-mêmes ne sont pas en reste, leur capacité d’autodénigrement n’a d’égal que leur sens de la dérision, qui a nourri le succès des comédies à l’italienne. En temps normal, le débat politique y est déjà violent, marqué par une virulence populiste qui a des ramifications profondes dans le passé fasciste. Le sentiment que le système n’est pas à la hauteur des attentes des administrés et très répandu. Le Mouvement 5 étoiles en a fait son fond de commerce depuis plus de dix ans.

Reste que, de l’étranger, l’approche monobloc ne rend pas justice à la diversité des régions italiennes et aux pouvoirs de proximité. L’Italie n’est pas aussi fédéraliste que la Suisse ou l’Allemagne, mais tout ne se joue pas dans la capitale. La Lombardie et la Vénétie n’ont pas géré la crise de la même manière, ni avec les mêmes moyens. La contagion reste limitée dans le Sud.  

En poste depuis l’été dernier, le premier ministre Guiseppe Conte affronte la pandémie avec l’aplomb d’un homme ordinaire dans une situation extraordinaire. L’improbable président du Conseil connaît un regain de popularité. Il bénéficie des bons conseils du président de la République, Sergio Mattarella, qui incarne la dignité et la pérennité des institutions. Conte vient de prolonger le confinement jusqu’au 3 mai, tout en l’assouplissant un peu: les librairies peuvent réouvrir, tout comme les commerces de vêtements pour les petits enfants. Il a également nommé une commission d’experts pour le conseiller sur la manière de remettre en marche l’économie, alors que le FMI lui prédit un recul de 9 % du PIB. Autant dire l’apocalypse dans un pays à la croissance déficiente depuis de nombreuses années. 

De telles perspectives devraient susciter un sentiment d’unité nationale au sein de la classe politique, mais pas dans la Botte où les luttes partisanes sont une constante de l’histoire. Le leader de la Lega, Matteo Salvini, s’époumone sans relâche à critiquer tout ce qui est fait ou pas, et à taper sur son bouc émissaire préféré, l’Union européenne. La plupart des Italiens frémissent à l’idée qu’il aurait pu être aux commandes si sa demande d’obtenir les pleins pouvoirs, après son succès lors des élections européennes de 2019, avait abouti.

Le virus donne plus d’acuité au paradoxe italien: le monde entier aime et envie sa gastronomie, sa mode, son sens du design et son patrimoine artistique, mais le pays est perçu comme impuissant, dépassé par les événements. L’opinion publique internationale a l’habitude de se focaliser sur les bouffons qui animent sa vie politique, Silvio Berlusconi, Beppe Grillo, Matteo Salvini, pas sur la protection civile qui accomplit un boulot exemplaire aux côtés des personnels soignants. Personne ne voit l’Italie civique qui a respecté le confinement, et qui a tu l’indicible douleur de ne pas pouvoir accompagner plus de 20’000 morts dans les cimetières. 

Pourtant, les Italiens ont une capacité séculaire de rebond. Ils ont inventé la Renaissance et le Risorgimento, une manière de surmonter les épreuves et les périodes noires et de s’unir, qu’ils célèbrent d’ailleurs à la deuxième phrase de leur hymne national: Italia s’è desta (l’Italie s’est levée).

Les reportages dans les rues de Rome désertées par les touristes et les habitants témoignent de cette centralité de l’Italie dans notre imaginaire et nos références: le Colisée, comme la place Saint-Pierre ou la Place Navona et la Fontaine de Trevi sont toujours là. Et ce qui est vrai dans la justement nommée Ville éternelle se perçoit dans toutes les cités du Nord à l’extrême Sud du territoire.  Malgré les invasions, malgré les tragédies, malgré les divisions. Cette permanence historique exceptionnelle nourrit le courage de faire face à l’adversité.

Le 25 avril, pour l’anniversaire de la libération, les Italiens sont appelés à chanter Bella ciao, le chant de la Résistance, depuis leurs balcons et fenêtres. L’Italie se relève toujours. L’Italie ne meurt jamais.

*Article paru sur le site Bon pour la tête le 15 avril 2020

La politique fédérale au temps du coronavirus

La crise du coronavirus est une tragédie humaine. Et la Suisse est un pays qui a toujours eu de la difficulté à appréhender le caractère tragique de l’histoire. Non directement impliqués dans les guerres européennes et mondiales depuis deux siècles, nous nous percevons comme préservés des grandes catastrophes, sauf lorsque celles-ci sont naturelles et accueillies avec un certain fatalisme.

Dans les tiroirs, les disques durs, de nos administrations fédérale, cantonale et communale figurent toutes sortes de plans en cas de catastrophe, et même de pandémie. Ces plans ont donc été déployés progressivement. Et depuis, on gère la situation comme on gère toujours en Suisse : méticuleusement, juridiquement, avec un apparent sang froid, et l’invocation de notre sens de la responsabilité individuelle.

Or cette pandémie est tragique et collective. Dans la perception des risques et des mesures à prendre, notre fédéralisme nous a joué de mauvais tours. La Suisse alémanique a les yeux tournés vers l’Allemagne, la Suisse romande vers la France, et de manière générale, malgré la sensibilité tessinoise, ce qui se passe en Italie influence peu la politique fédérale. À Berne, il y a un défaut de prise en compte de l’ »italianità », et certainement que cela a généré des retards dans les réactions et décisions. Quand des problèmes aigus se présentent à Zurich, ils sont d’emblée perçus comme nationaux. Le temps n’est pas à la polémique, mais lorsque la pandémie sera vaincue il faudra s’interroger sur le tempo de la riposte.

L’autre caractéristique de cette crise est le retour en grâce de l’Etat. Le voici sommé de nous sauver, alors que l’orthodoxie budgétaire stricte qui est de mise chez nous a réduit considérablement les moyens des services publics. Imaginez comment on aurait pu faire face aux effets du COVID-19 avec plus de médecins, d’infirmiers et d’infirmières, de lits, de respirateurs, de masques, de gel désinfectant, mais aussi de chercheurs ! Notre angoisse serait-elle la même si on était assuré que l’hôpital le plus proche pourra nous prendre en charge rapidement à la première fièvre, à la première toux ?

Les Suisses sont parmi les humains qui paient le plus pour leur système de santé. Mais face à une crise majeure, il ne leur est plus garanti d’être soigné avec toute la diligence requise. On tombe de haut. Et cela également aura des conséquences au moment du débriefing.

Cette urgence sanitaire sans précédent déboulonne un mythe, celui de la marge de manœuvre financière de l’Etat équivalente à zéro ou à pas grand-chose. Tout le cadre qui corsète les dépenses a explosé : on va aider, soutenir à coup de milliards de francs, et on comptera après. Il sera difficile dans les années à venir, quand la politique se souciera de nouveaux projets ou besoins d’affirmer que l’on n’a pas les moyens. La crise du coronavirus a fait bouger des lignes qui semblaient infranchissables.

Le parlement, qui souhaite légitimement reprendre du service, en sera autrement plus chamboulé que par la vague verte ou violette. L’impossible ne le sera plus tout à fait.

Lorsque la cruauté tragique de la pandémie sera derrière nous, la politique suisse risque d’apparaître bien mal calibrée pour affronter autant de remises en question.

*Texte paru dans Il Caffè le 5 avril 2020

L’heure de vérité pour les sardines


Dimanche 26 janvier se tiennent en Emilie-Romagne des élections régionales que Salvini espère remporter pour déstabiliser l’actuel gouvernement italien. Le mouvement des sardines s’est justement créé pour faire barrage aux idées populistes du leader de la Ligue. Les 3,5 millions d’électeurs de ce qui fut longtemps un fief historique de gauche vont arbitrer ce duel idéologique.

Que peut-on obtenir en occupant pacifiquement la rue, sans débordements, sans heurts avec la police, sans critiquer le gouvernement, simplement en brandissant des poissons colorés en carton et en revendiquant le respect des valeurs antifascistes inscrites dans la Constitution nationale?

Telle est la question qui se posent aux dizaines de milliers de sardines qui, depuis la mi-novembre, ont envahi les places italiennes, d’abord à Bologne, capitale de l’Emilie-Romagne, ensuite dans toute la région, dans toute la péninsule et même dans certaines villes européennes, comme Bruxelles ou Paris.


Cette question de la méthode est intéressante: est-il possible de provoquer un changement d’état d’esprit sans brandir des slogans d’un parti ou d’une cause, et sans se fédérer derrière un leader charismatique?

Partout dans le monde, les mobilisations contre le réchauffement climatique oscillent entre le défilé bon enfant et des épisodes de désobéissance civile qui pourraient basculer vers une radicalité plus inquiétante; en France, depuis plus d’un an, les gilets jaunes se sont laissés entraîner dans des actions de protestation de plus en plus violentes, et depuis deux mois, les syndicats n’hésitent pas à bloquer avec leur grève le système de transports publics (ce qui, notons-le, va à l’encontre des objectifs de réduction des émissions de CO2).

Passé violent 

L’Italie a un lourd passé de violence dans l’espace public: il y eut d’abord celles ourdies par les premiers fascistes et qui les amenèrent au pouvoir dès 1923, pour 20 ans; celles ensuite des Brigades rouges et des terroristes d’extrême-droite qui s’échelonnèrent dès 1969 jusque dans la décennie 1980. Plus de 12 000 attentats furent commis pendant ces «années de plomb», dans un pays dont les rues sont régulièrement, quoique plus localement, ensanglantées par la barbarie des mafias. 

Avec l’émergence de la Ligue puis du Mouvement 5 étoiles, l’Italie est passée de la violence physique sporadique des terroristes de gauche et de droite à une violence verbale continue, désormais amplifiée par les réseaux sociaux. Cette rhétorique de la haine et du bouc-émissaire est dirigée contre les migrants, contre l’Union européenne, contre la classe politique incapable, contre la gauche, contre les ONG, dans le total mépris des règles de bienséance minimale du débat démocratique. 

Le temps de l’écoeurement

Il y a moins de 3 mois que le mouvement des sardines s’est créé à Bologne, provoqué par le ras-le-bol, l’écoeurement, contre ces discours de détestation, pour le respect des valeurs d’accueil et de tolérance.

La mobilisation se tient sur les places, au cœur des villes. Pas de défilé et pas de récupération politicienne. C’est une flash mob qui devait réunir quelques potes et qui devient une marée humaine, débordant dans d’autres cités sans échéances électorales proches.

Les participants aux rencontres de sardines sont surpris de se découvrir si nombreux. En plein hiver, et même sous la pluie, ils assènent une tranquille démonstration dans un pays gavé de campagnes politiques permanentes via les télévisions et les réseaux sociaux: la politique doit se faire sur le terrain, avec les gens, et pas avec des clans. Ils affichent une morale antifasciste alors que l’Italie s’est gentiment habituée ces dernières années au retour des idées fascistes, malgré l’interdiction figurant dans la Constitution de recréer un parti les revendiquant.

Politiquement, les petits poissons multicolores n’ont jusqu’ici exprimé qu’un seul vœu: barrer la route à Matteo Salvini. Après avoir réussi à placer l’une de ses candidates à la tête du gouvernement de l’Ombrie en octobre, «Il Capitano» veut ravir un autre fief historique de gauche du centre de la péninsule, l’Emilie-Romagne.

Le 26 janvier, le président de région sortant, Stefano Bonaccini du Parti démocrate (PD) affronte la sénatrice de la Ligue Lucia Borgonzoni. Depuis le début de la campagne, les sondages les donnent au coude-à-coude dans les intentions de vote, bien que Bonaccini affiche un bon bilan et que Borgonzoni passe pour effacée aux côtés de l’omniprésent Salvini.

Un lent basculement vers la droite

L’ancien Ministre de l’intérieur, redevenu simple sénateur depuis son putsch avorté de l’été dernier contre le gouvernement auquel il appartenait, n’a pas mis toutes ses forces dans cette bataille régionale par hasard: l’an dernier son parti est arrivé en tête dans ce bastion rouge lors des élections européennes avec 33,7% devant le PD. En l’espace de 5 ans, la région, historiquement acquise à la gauche, a basculé vers la droite accordant de plus en plus de voix à la Lega. Le scrutin se jouera en un tour, à la majorité relative: gagnera celui qui sera devant, même de peu, même sans avoir passé la barre des 50%.

Le sort du gouvernement Conte bis

Appelant à faire barrage à Salvini et à ses discours de haine, les jeunes leaders des sardines n’ont pas donné de consigne de vote, même si beaucoup de commentateurs ou de partisans de la Lega les soupçonnent de rouler pour le PD, ou d’avoir été guidés par l’homme politique le plus prestigieux de la région, Romano Prodi, 80 ans, ancien Premier ministre et ancien Président de la Commission européenne. Sur les réseaux sociaux, où le mouvement des sardines n’a pas tardé à monter en force, on s’interroge également: ces jeunes prétendus idéalistes, en s’opposant à Salvini, ne font-ils pas que servir la soupe au gouvernement Conte bis, hasardeux alliage des 5 étoiles et du PD?

Une victoire de Salvini dimanche en Emilie-Romagne aurait un fort retentissement. Elle démontrerait que les gentilles sardines ne sont pas l’émanation d’une majorité silencieuse des Italiens raisonnables, ou alors qu’elles s’y sont prises beaucoup trop tard pour contester l’aura du leader populiste, lentement construite depuis 10 ans. Mais l’élection de la sénatrice léghiste ne créerait aucun automatisme entraînant la chute du gouvernement: tant que Giuseppe Conte dispose d’une majorité dans les deux chambres du parlement, il peut gouverner tranquille (et narguer Salvini, son ex-mentor); tant que les parlementaires qui font sécession (du PD ou des 5 étoiles) lui restent attachés, le Premier ministre ne craint pas grand-chose. A Rome, personne n’est enchanté par ce drôle de mariage, mais les politiciens en place savent qu’ils risquent de perdre leur fauteuil en cas d’élections anticipées, lors desquelles les sondages donnent toujours la Ligue en tête.

En cas de défaite de Salvini dimanche, «Il Capitano» pourra toujours prétendre que sa candidate n’était pas adéquate, elle avait déjà échoué à conquérir la Municipalité de Bologne il y a quelques années. Il pourra aussi faire de mauvais jeux de mots sur ces têtes de lard (de mortadelle en l’occurrence) que sont les Romagnoles, bien qu’il se soit fait photographier pendant la campagne embrassant des charcuteries, qui ont valu à la région une réputation mondiale.  

Comment continuer? 

Pour les sardines, la victoire serait d’abord éclatante, puis elle sonnerait vite comme un défi: comment continuer? Peut-on rentrer à la maison alors que désormais la perspective utopique d’enrayer définitivement la conquête du pouvoir par Salvini est devenue une probabilité réaliste? comment pourra-t-on maintenir cet engouement populaire pour les valeurs de l’antifascisme? pourra-t-on éviter de se rallier à un leader politique? Avec la victoire arrive toujours de nouvelles responsabilités.

Mais dans une Italie minée par les surenchères politiciennes sans effet sur le niveau de vie des plus précaires ou le taux de chômage des jeunes, dans une Europe pas entièrement rassurée sur l’inéluctable déclin des populistes (malgré leur défaite aux élections européennes de l’an dernier), les sympathiques sardines auront prouvé qu’il y a de l’espoir, à peu de frais, sans trop de chichi, à condition de voter avec ses pieds, c’est-à-dire de sortir un soir dans la rue, de rejoindre une place emblématique, de faire nombre et d’affirmer sans vociférer ni s’énerver que les fauteurs de haine n’auront jamais le dernier mot.

Article paru sur le site Bon pour la tête le 23 janvier 2020

Des sardines en novembre

Contre Salvini, des foules d’Italiens se massent sur les places des villes italiennes, exprimant un refus des dérives populistes. Après le regain fasciste, l’anti-fascisme est enfin de retour. *

En matière de terminologie politique, les Italiens ont un vrai don pour l’innovation. Il y a eu par exemple la marguerite, l’olivier, les 5 étoiles, allez l’Italie (Forza Italia), et voici désormais les «sardines». Ce nouveau mouvement est né à Bologne le 14 novembre dernier.

Au départ, il s’agissait d’une mobilisation lancée par 4 jeunes trentenaires contre Matteo Salvini, en campagne pour conquérir lors des prochaines élections régionales ce fief de gauche qu’est l’Emilie-Romagne. Mais comme dans la parabole biblique de la multiplication des pains, les poissons se sont vite répandus dans d’autres villes: à Modène, à Parme, à Rimini, puis à Palerme, et même à Perugia, capitale de l’Ombrie, autre fief rouge tombé dans les mains du leader populiste il y a un mois.

L’appellation « sardine » ne vient pas seulement des foules compactes qui ont envahi les places, elle résume le programme des manifestants:

S pour solidarietà (solidarité)

A pour accoglienza (accueil)

R pour rispetto (respect)

D pour diritti (droits)

I pour inclusione (inclusion)

N pour non violenza (non violence)

A pour antifascismo (antifascisme)

 

Le bréviaire est moral, à l’opposé des gilets jaunes français. Leader malgré lui du mouvement, Mattia Santori le définit comme des «anticorps au populisme» de Salvini. Il incarne une majorité silencieuse qui ne se reconnaît pas dans les discours de rejet, de haine, de racisme et d’invectives du patron de la Ligue. Il était temps.

Le jeune homme aux convictions écologistes – il travaille comme analyste dans une entreprise active dans la recherche énergétique – se défend de vouloir jouer un rôle politique et de suivre le chemin des 5 étoiles: en 2007 à Bologne également avait eu lieu le premier V-Day de Beppe Grillo, une action de protestation contre les errances de la politique italienne, qui elle aussi eu un effet viral dans toutes les cités du pays. Nous sommes 12 ans plus tard, et le mouvement 5 étoiles, qui se voulait anti-système, a pris possession du Palazzo Chigi à Rome, siège de la présidence du Conseil…

Mattia Santori livre un raccourci saisissant de l’histoire transalpine récente: «pour arriver au pouvoir, Berlusconi a bénéficié de ses télévisions, Salvini et les 5 étoiles des réseaux sociaux, il est maintenant temps que les gens se retrouvent dans la rue, sur les places, et fassent marcher leur cerveau. Nous sommes une génération qui sait reconnaître les mensonges de la vérité.»

Quoi qu’il en soit, les sardines signalent une Italie pas aussi résignée à se livrer tôt ou tard à Salvini qu’on aurait pu le croire. La gauche, tout occupée à se diviser entre la nouvelle formation de Matteo Renzi, ItaliaViva, et le PD (parti démocrate) actuellement au pouvoir avec le mouvement 5 étoiles, ferait bien d’en prendre la mesure.  Si les discours autoritaires et fascistes ont retrouvé une audience stupéfiante dans la péninsule, alors les valeurs antifascistes, qui ont fondé la République après guerre, peuvent elles aussi reprendre du service et inspirer un programme politique rassembleur.

*Article paru le 28 novembre 2019 sur le site Bonpourlatête:    https://bonpourlatete.com/chroniques/des-sardines-en-novembre

 

Salvini ou l’illusion des réseaux sociaux

Matteo Salvini est une sorte de brise-glace dans l’usage des réseaux sociaux. Le leader de la Ligue a plus de followers que les autres politiciens européens, et il vient d’expérimenter Tik Tok pour diffuser auprès du jeune public ses messages.

Manque de chance, cette innovation a été mal perçue par les utilisateurs de l’application qui se sont rebellés contre sa présence. Car telle est la dure loi des réseaux sociaux, sous l’illusion qu’ils connectent tout le monde à tout le monde, ils créent des bulles, des cocons, et n’importe qui n’est pas le bienvenu dans ce type d’espace protégé.

En Italie comme ailleurs, les réseaux sociaux offrent aux politiciens le plaisir vénéneux de croire qu’ils peuvent se passer des médias et des journalistes, pour parler directement au public sans filtre et sans contradicteurs.

Les premiers effets de cette stratégie leur donnent raison : le Brexit a trouvé une majorité tout comme Donald Trump, le tweeteur le plus frénétique de notre époque. Sauf que l’histoire n’est jamais définitivement écrite, mais se poursuit. Les manipulations derrières ces succès sont désormais connues. Il existe de véritables usines à propagande qui vendent leurs services par appât du gain ou par volonté de déstabiliser un pays.

Or, s’il est une chose que les citoyens n’aiment pas, c’est être manipulés et avoir le sentiment que l’on se moque d’eux. Sur la longue durée, ils veulent des résultats concrets, convaincants. L’amplification des belles paroles et des promesses qu’apportent les réseaux sociaux ne change pas cette finalité de la démocratie : apporter une amélioration de la situation au plus grand nombre.

Il est un autre principe de la démocratie qu’il est vain de vouloir contourner : le débat a besoin de contradictions, donc de contradicteurs. Ceux qui croient pouvoir se passer des journalistes, contradicteurs par métier, sont de mauvais politiciens qui redoutent de devoir convaincre, parce qu’ils savent que leurs arguments sont faibles, leurs convictions peu étayées, et que leur seul moteur est la soif de pouvoir.

Car la contradiction, aussi agaçante soit-elle, a de grandes vertus : elle oblige à mettre les choses en perspectives, à faire des liens, à douter et à prouver. Autant de qualités qui ont fait défaut à Matteo Salvini l’été dernier. Installé dans sa bulle, il a cru pouvoir s’imposer au gouvernement. On connaît la suite.

Avec sa démocratie directe, la Suisse aurait tort de se croire immunisée contre les dérives des réseaux sociaux. Sa légendaire opacité dans le financement des partis la rend même particulièrement vulnérable aux manipulations. Mais les récentes élections fédérales ont démontré une chose : si l’usage des réseaux sociaux par nos politiciens est devenu commun, ce sont bien les manifestations de rue qui ont été déterminantes pour amener dans les urnes un nouvel électorat, plus jeune, plus féministe. La bataille des idées et la mobilisation se sont exprimées à l’air libre, pas seulement derrière les claviers. La politique reste un art du contact et du réel.

 

 

 

 

La vague souverainiste ne sera peut-être pas celle que l’on croit

Les populistes sont annoncés vainqueurs le 26 mai prochain. Décortiquons cette prophétie autoréalisatrice. Les résultats promettent d’être un peu plus complexes.

La vague populiste emportera-t-elle le Parlement européen ? Ce serait une drôle de manière de fêter les 40 ans de son élection au suffrage universel. On devrait avoir la réponse à la grande interrogation de l’année d’ici deux petites semaines.

En attendant déconstruisons un peu ce grand fantasme. Tout d’abord « populiste » est un mot fourre-tout qui recouvre toutes sortes de partis différents dont le seul point commun et la critique envers Bruxelles. Et encore : l’Europe n’a pas l’exclusivité du populisme, la preuve par l’Américain Trump et le Brésilien Bolsonaro. Le populisme est surtout une méthode pour parvenir au pouvoir.

Même s’ils prisent les conférences de presse communes et les photos de famille, les populistes ont rarement les mêmes intérêts. Prenez la question des migrants, leur thème fétiche : l’Italien Salvini veut qu’ils s’installent ailleurs dans l’Union, son ami hongrois Orban ne veut pas en accueillir un seul. Quant au chancelier autrichien Kurz, il tire à boulets rouges sur la dette italienne, qui s’envole depuis que le Mouvement 5 étoiles et la Lega dirigent le gouvernement.

On peut donc parier que s’ils parvenaient nombreux dans les travées du Parlement, les populistes peineraient à réorienter concrètement la politique européenne. Leur pouvoir de nuisance risque d’imploser dans leurs divergences.

L’hémicycle de Strasbourg, justement. Au fil des traités, il a certes gagné en importance. Mais ce n’est pas lui qui a le plus de poids dans la machinerie communautaire, ni même la Commission toujours pointée du doigt comme trop dominatrice, c’est le Conseil européen, l’institution qui regroupe les chefs d’Etat et de gouvernement, qui détient le vrai pouvoir.

Depuis la crise financière de 2008, dans la foulée des multiples plans de sauvetage de l’euro, le Conseil européen s’est imposé comme l’organe dirigeant l’UE. On est là au cœur du problème : par analogie avec ce qui se passe dans les pays, on désigne la Commission comme l’exécutif et on lui prête la capacité à décider et à imposer d’un chef de gouvernement. Or, la Commission ne peut dicter sa loi aux 27 chefs d’Etat et de gouvernement qui composent le Conseil européen. Ecueil supplémentaire, sur tous les sujets chauds, le Conseil décide à l’unanimité, autant dire que la paralysie est inscrite dans les traités. Pour bouger, le Conseil devrait voter selon la règle de la majorité, mais cette réforme, maintes fois évoquée pour développer l’efficience de l’UE, reste dans les tiroirs.

Tel est le paradoxe des élections européennes de 2019 : le souverainisme devrait y triompher, alors qu’il paralyse déjà l’UE depuis une décennie. Depuis la crise financière, l’UE est parvenue à sauver ce qui existait (l’euro), mais n’a guère trouvé les moyens de développer ce qu’il faudrait (des politiques communes en matière sociale, budgétaire, fiscale, environnementale,…).

La victoire des populistes aux élections européennes tient autant de la prophétie autoréalisatrice que du réflexe pavlovien : il y a eu des vagues nationalistes dans les états, donc il y en aura une au niveau européen. Selon les sondages, le vote du 26 mai se caractérise par de fortes incertitudes :

  • Le taux de participation : il y a cinq ans, plus d’un électeur sur deux ne s’était pas exprimé. Les campagnes de mobilisation citoyenne, lancées par Bruxelles, auront-elles un effet ?
  • L’implosion des partis politiques traditionnels. Dans de grands pays comme l’Italie ou la France, pourvoyeurs de grosses députations, les citoyens, ont perdu leurs repères traditionnels, à gauche comme à droite. Pour qui vont-ils glisser un bulletin dans l’urne cette fois-ci ? En Italie, le parti en tête des intentions de vote est celui des « sans opinion », suivi par La Lega de Salvini. En France, la République en marche va-t-elle rééditer ses succès de 2017 ?
  • L’angoisse climatique. Quel sera l’impact des manifestations contre le réchauffement climatique, un enjeu qui oblige à imaginer des solutions supranationales ? Vont-elles amener aux urnes les jeunes générations ? Vont-elles profiter aux partis écologistes ?

Le contexte géopolitique est particulièrement troublé. Ce mois de mai 2019 est le premier vote des autres Européens depuis le Brexit. Les mésaventures des Britanniques depuis 2016 ont renforcé le sentiment d’appartenance à l’UE dans tous les pays membres. Les rodomontades russes et américaines, de même que l’affirmation de la toute puissance chinoise, ont-elles soudé plus encore les Européens ou ne fortifient-elles qu’un sentiment de déclin inéluctable qu’exploitent les populistes ? Les élections européennes seront-elles une addition de scrutins nationaux ou l’expression d’une volonté continentale ?

L’obsession souverainiste est peut-être la chose la mieux partagée par les anti et les pro-européens. La divergence ne porte que sur l’échelle d’exercice du pouvoir : à l’intérieur de frontières obsolètes ou par-dessus.

 

Article paru sur le site de Bon pour la tête le 14 mai 2019:

https://bonpourlatete.com/actuel/la-vague-souverainiste-lors-des-elections-europeennes-ne-sera-peut-etre-pas-celle-que-l-on-croit

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand quelqu’un dit « Je ne m’occupe pas de politique »…

Le roman s’appelle « Presque une histoire d’amour », écrit par Paolo Di Paolo, un jeune prodige des lettres italiennes.

Je l’ai choisi à la bibliothèque pour son titre – bien sûr – joliment intrigant.

Outre le récit d’une relation amoureuse qui essaie de passer des balbutiements incertains à quelque chose de plus sérieux, outre une plume magnifique et un talent narratif qui réjouit, j’y ai lu quelques phrases à propos des ceux qui disent ne pas se préoccuper de politique que j’ai trouvées bougrement justes, et que j’aurais voulu formuler moi-même.  Je ne résiste pas au plaisir de les partager:

 » (…) quand j’entends quelqu’un dire « je ne m’occupe pas de politique », ça me fout en rogne. Une phrase de ce genre signifie ceci: le monde est ce qu’il est, qui suis-je donc pour le remettre en question? Voilà, cette façon de raisonner me fout en rogne. (…) Qu’est-ce qu’ils attendent des autres, ceux qui prétendent « ne pas s’occuper de politique »? Est-ce qu’ils ont le droit d’en attendre quelque chose? Est-ce que l’engagement politique ne devrait pas concerner tous les gens qui ne sont plus des enfants? »

* Paolo Di Paolo, Presque une histoire d’amour, Belfond. La citation est page 77.

L’Italie dans la zone euro, un boulet ou un aiguillon?

un an des élections européennes s’ouvre une fenêtre d’opportunité pour redonner du pouvoir d’achat aux Italiens… mais aussi aux autres Européens. Avec un peu de chance et de volonté, l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement «legastellato» pourrait ne pas être la catastrophe annoncée et redoutée par les experts financiers.

La couverture du Spiegel est graphiquement très réussie. Un spaghetto pendouille d’une fourchette et termine avec un nœud de pendu. Elle illustre la crainte allemande de voir le nouveau gouvernement italien «legastellato» – contraction de la Ligue et du Mouvement 5 étoiles – forger, par des politiques non conventionnelles, la corde pour se pendre et entraîner dans son agonie toute la zone euro.

 

Too big to fail

Cette grande peur des partenaires européens met les Italiens sous pression, mais elle dit aussi autre chose de la construction communautaire – et qui est souvent sous-estimé dans les analyses: quand on fait marché commun et monnaie commune, tout est dans tout, on se tient par la barbichette, si je tombe, tu tombes. Dans le langage post crise financière de 2008, cela signifie: l’Italie est too big to fail, trop grande pour faire faillite, trop importante pour se déclarer en rupture de paiement de ses dettes. Si ses partenaires européens lui mènent la vie trop dure, s’ils se montrent trop intransigeants et ne comprennent pas qu’il faut d’urgence redonner du pouvoir d’achat aux Italiens, alors ils seront également éclaboussés, pris dans la tourmente, et se créeront des problèmes chez eux. Les banques italiennes détiennent environ 30 % des prêts à risques en Europe. Et les banques allemandes et françaises possèdent, elles, environ 27% de la dette italienne. L’interdépendance est plus serrée qu’on ne le croit, surtout parmi les pays membres fondateurs de l’UE, liés par 60 ans d’échanges commerciaux de plus en plus denses. Elle crée des obligations, une sorte de devoir d’assistance, quels que soient les états d’âme.

Une puissance industrielle 

C’est le moment de rappeler certains chiffres. L’Italie est la troisième économie de la zone euro, derrière l’Allemagne et la France, qui sont ses principaux fournisseurs et vers lesquels elle exporte en priorité. A force de constater que la croissance transalpine est faible, on oublie que le pays est encore et toujours une puissance exportatrice, dans le top ten mondial: elle est précisément neuvième (derrière la Chine, les Etats-Unis, l’Allemagne, le Japon, le Royaume-Uni, la France, les Pays-Bas, et la Corée). Avec 16% de son PIB réalisé dans le secteur secondaire (machines et équipements, agroalimentaire, métallurgie et textile-habillement), elle est la deuxième puissance industrielle européenne après l’Allemagne. Le solde des échanges de biens entre l’Italie et le reste du monde est excédentaire depuis 2012 et ne cesse de croître. Mais cette performance ne suffit pas à inscrire la croissance italienne (1,5% en 2017) dans la moyenne de la zone euro (2,5%). La preuve que c’est bien la consommation intérieure qui pèche.

L’héritage des tricheries 

Comment redonner du pouvoir d’achat aux Italiens? Le pacte de gouvernement prévoit d’assouplir la fiscalité, de créer un revenu de citoyenneté de 780 euros. Il a abandonné l’idée de sortir de l’euro – une perspective agitée comme un hochet ces dernières années par la Lega. Arrêtons-nous sur ce fantasme irréalisable, sauf à achever de ruiner les Italiens (qui rejettent d’ailleurs largement cette option dans les sondages). La Grande-Bretagne tente péniblement de s’extraire de l’Union, mais elle n’a pas à gérer le problème de sa monnaie, puisqu’elle avait conservé sa livre sterling. Matteo Salvini et les siens proposaient un chemin inédit, mais encore plus périlleux: sortir de la zone euro, mais pas de l’UE. Compte tenu de l’imbrication de l’économie italienne dans le marché unique, la possibilité de dévaluer la lire pour gagner un avantage compétitif et de nouvelles parts de marchés relève de l’utopie. La volonté de «sortir de l’euro» est un slogan derrière lequel se cache une vérité: oui, en passant à la monnaie unique, les Italiens ont perdu du pouvoir d’achat. Mais ce que la Lega et les nostalgiques de la lire ne reconnaissent pas, c’est que les dévaluations compétitives de la lire dans les années 1980 étaient une sorte de tricherie, un expédient pour tenter de renouer avec la formidable croissance des années d’après-guerre (6% par an), alors que le pays aurait dû mener des réformes pour enrayer les effets de la cartellisation du pouvoir entre démocratie-chrétienne et parti communiste, avec leur lot de prébendes.

Le prix de l’instabilité 

La Constitution italienne a 70 ans et a été utilisée par une soixantaine de gouvernements. Cette instabilité chronique tenait à la difficulté de nouer des compromis entre droite et gauche. Du coup, tout le monde recevait un peu pour satisfaire sa clientèle électorale. Cela a fini par coûter très cher.

La mafia est un problème européen

Dans l’évaluation des malheurs qui accablent la péninsule depuis trop longtemps, un autre point est occulté. On note que la dette équivaut à 130 % du PIB et, la donnée étant récurrente, on se dit que les Italiens ne font guère d’efforts pour la faire reculer. C’est là qu’il faut se souvenir que l’économie souterraine pèse environ 10% du PIB. En clair, si ce que produit la mafia chaque année était fiscalisé, l’Italie aurait de bien meilleurs comptes publics.

Dans une optique européenne, ce problème de la mafia est encore pire que celui des migrants. Les autres membres de l’UE savent que la pression migratoire venue d’Afrique les concerne tous, même s’ils sont contents de déléguer le «sale boulot» de premier accueil et d’expulsions à l’Italie. Pour ce qui touche la mafia, ils croient encore qu’il s’agit d’un phénomène circonscrit au Sud de la Botte. Ils refusent de voir que les tentacules de la pieuvre sont actives dans leurs propres pays. Une prise de conscience est urgente: il n’y a pas qu’entre Naples et Palerme que les parrains gèrent le marché de la drogue, blanchissent leurs profits, se substituent aux banques comme prêteurs et gangrènent les activités des PME comme des grands groupes. Ce cancer est aussi le leur. Comme dans le cas de l’optimisation fiscale des multinationales, les membres de l’UE doivent agir de concert pour être efficaces.

C’est là que le profil du professeur Conte, inattendu premier ministre du gouvernement jaune-vert, possède une caractéristique intéressante. Comme le président de la République Sergio Mattarella (sicilien dont le frère a été assassiné par Cosa Nostra), Conte est un homme né au Sud, qui connaît l’emprise écoeurante des mafias. Quant à Luigi di Maio, désormais vice-président du Conseil, il est de Naples. Le Mouvement 5 étoiles a justement réalisé ses meilleurs scores dans les régions sous contrôle mafieux, où les populations ne savent plus à quel saint, ou quel parti, se vouer pour que cela cesse. Quand les 5 étoiles vitupèrent la corruption et jurent de l’endiguer, ils ne pensent pas qu’à la caste politicienne – que leurs alliés de la Lega ont spécialement dans le viseur – mais aussi, surtout, aux organisations criminelles.

Trois des plus hauts personnages de l’Etat ayant expérimenté personnellement les méfaits des mafias, cela constitue une première en Italie. Celle-ci pourrait significativement faire tomber les œillères des autres Européens sur le phénomène.

Quoi qu’il en soit, l’urgence pour l’Italie, comme pour la zone euro, est de travailler sur l’augmentation du pouvoir d’achat par des politiques de redistribution ciblées ou des allègements fiscaux.  Les élections européennes ont lieu dans moins d’un an. Compte tenu des résultats électoraux nationaux, le risque existe que le Parlement se retrouve avec une majorité d’eurosceptiques. Les gouvernements se doivent de démontrer que l’UE n’est pas un carcan de règles d’orthodoxie budgétaire imposées par Bruxelles ou Berlin, mais un espace de prospérité et de libertés qui profitent à tous. Il faut que les citoyens puissent le mesurer concrètement, et rapidement, dans leurs poches. L’Italie n’est pas le seul état où les déçus et les laissés pour compte finissent par se venger dans les urnes des promesses de lendemains meilleurs non tenues par les partis traditionnels, en votant pour l’extrême-droite et les souverainistes.

La croissance économique enfin retrouvée dans la zone euro est à la merci des pitreries protectionnistes de Donald Trump.  L’Italie n’est pas le seul état-membre où un petit boost de la consommation des ménages serait opportun.

Après des mois d’instabilité électorale en France, en Allemagne et en Italie, et avec la nouvelle donne en Espagne, s’ouvre une fenêtre d’opportunité. Emmanuel Macron dispose désormais d’alliés à Rome et à Madrid pour convaincre Angela Merkel de faire preuve de plus de souplesse budgétaire. A quoi servira le respect des règles du pacte de stabilité si un Parlement européen majoritairement peuplé d’eurosceptiques se met à déconstruire les acquis des politiques de convergence et d’harmonisation de ces deux dernières décennies?

Aide l’Italie et le ciel t’aidera toi aussi

Il y a certes en Europe une poussée d’idéologie illibérale inquiétante, parce qu’elle nie les fondements démocratiques de l’Union, et dont Matteo Salvini, vice-président du Conseil italien, est désormais un puissant représentant. Mais l’échelon européen est souvent celui du pragmatisme, seul point commun de gouvernements aux équilibres partisans fort divers. Dans les mois à venir, si le tandem franco-allemand parvient à jouer son rôle de moteur, et si les têtes les plus brûlées du gouvernement Conti s’abstiennent de déclarations fracassantes, ce sera donc: aide l’Italie, et le ciel t’aidera toi aussi.

Article paru sur le site Bon pour la tête:

https://bonpourlatete.com/actuel/l-italie-dans-la-zone-euro-un-boulet-ou-un-aiguillon