Les éditeurs français devraient traduire le livre d’Enrico Letta « Andare insieme, andare lontano », paru ce printemps aux éditions Mondadori.
J’avais déjà regretté leur manque d’intérêt pour les deux livres de Matteo Renzi. Un ami italien établi à Paris m’avait indiqué que Renzi, malgré la curiosité que suscite dans l’Hexagone sa trajectoire, était un « mauvais client » pour un éditeur parisien: il ne parle pas assez bien français pour assurer la promotion de son ouvrage, aller sur les plateaux de télévision ou répondre à des interviews.
Les éditeurs intéressés n’auraient pas ce problème avec Enrico Letta. L’ancien président du Conseil s’exprime très bien en français, il a vécu une partie de son enfance à Strasbourg où son père enseignait. Il sera dès la rentrée doyen de l’Ecole d’affaires internationales de Sciences Po Paris.
Les deux livres de Matteo Renzi étaient programmatiques, ils ont été rédigés avant son arrivée au palazzo Chigi, le palais romain des premiers ministres. Celui d’Enrico Letta a été écrit après.
Ce ne sont pas des mémoires, ni un bilan de son activité gouvernementale : s’il revient sur certains faits (comme l’épouvantable confrontation aux 366 cercueils regroupés dans un hangar de l’aéroport de Lampedusa qui l’amenèrent en octobre 2013 à lancer l’opération Mare Nostrum), il trace surtout des perspectives. Pour l’Italie, pour la politique en général, pour l’Europe.
Et c’est bien cette triple préoccupation, au cœur de son action politique, qui pourrait séduire des lecteurs non transalpins.
En attendant, quelques notes pour les lecteurs francophones qui ne lisent pas l’italien .
« Andare insieme, andare lontano » fait référence à un proverbe africain qui dit en substance : » si tu veux courir vite, vas-y seul, si tu veux aller loin, fais-le avec les autres ». Le ton est donné : Enrico Letta croit aux vertus de l’action collective, il ne pense pas qu’on peut se sauver seul, c’est-à-dire qu’un Etat peut défendres ses intérêts seul sur la scène mondiale, ou qu’un dirigeant seul peut rétablir la prospérité de son pays.
Le sous-titre explicite l’intention de son auteur : sonner l’alerte « pour ne pas gaspiller l’occasion de retrouver la croissance ».
Enrico Letta part de la situation italienne, mais son propos est souvent valable pour l’Europe entière. Son pays doit sortir de la crise, l’Union aussi. Les remèdes sont parfois les mêmes, ils passent par une prise de conscience.
L’Italie comme l’Union doivent cesser d’être centrées sur elles-mêmes, elles doivent se rendre compte que les pays émergents sont en train de les dépasser. Pour garder son rang ou maintenir son influence, il faut donc jouer groupés dans la géopolitique mondiale : donc agir ensemble à l’échelle européenne (voir aussi l’interview qu’il nous avait accordée).
Enrico Letta disséque le fonctionenment des conseils européens avec un zeste de cruauté. Il raconte comment certains premiers ministres n’y prennent jamais la parole. Mais il dénonce la communication « renationalisée » qui est ensuite effectuée des décisions. Vingt neuf conférences de presse, tous les états-membres et le président. Vingt neuf points de vue, chacun tire la couverture à soi. Il plaide pour que ce soit la Commission, son président et le président du Conseil qui s’expriment. Une manière d’empêcher que l’Europe inter-gouvernemantale n’engloutisse l’Europe communautaire.
Enrico Letta développe encore d’autres pistes pour que l’UE reprenne la main : l’élection au suffrage universel du président de la Commission, la possibilité d’élire des euro-députés de manière transnationale.
Le politicien pisan se présente comme européiste, tout en justifiant assez finement son plaidoyer pour l’Europe commautaire. Sans l’Union, c’est la vieille hiérarchie entre nations qui reprendrait ses droits, c’est donc l’Allemagne qui dominerait le Continent à sa manière, alors que le lien communautaire donne un cadre où les autres états, même petits, ont leur mot à dire.
Sur les plateaux de télévision où ils le convient pour parler de son livre, les journalistes italiens tendent toutes sortes de perches à Enrico Letta pour qu’il dise du mal de Matteo Renzi ou de son gouvernement. Celui qui est encore député du parti démocrate (PD) au Parlement italien se garde de tomber dans le piège et se défend de vouloir régler les comptes avec son successeur. Son livre contient bien quelques critiques, mais plutôt de fond, indirectes.
Ayant exercé pendant seize ans diverses responsabilités au sein des gouvernements italiens, Enrico Letta connaît bien les tares du régime.
Il consacre des lignes féroces aux conséquences de l’instabilité des gouvernements italiens (41 présidents du Conseil depuis 1946, aucun n’ayant tenu les cinq ans prévus pour une législature).
Il raconte comment, malgré le capital sympathie ou compétence qu’il peut dégager, un premier ministre italien est toujours accueilli avec circonspection par les autres chefs d’Etat et de gouvernement: eux sont en place depuis de nombreuses années et c’est souvent le troisième ou quatrième président du Conseil en provenance de Rome qu’ils voient débarquer.
Dès lors, ils se demandent combien de temps il va durer, s’il est utile de lui concéder une marge de manœuvre du moment qu’ils ne sont pas certains qu’il soit encore présent à la prochaine réunion. Cette instabilité ruine la crédibilité de l’Italie, et sa capacité d’action à l’échelle internationale (lire ma chronique ).
Enrico Letta fustige surtout le calcul à court-terme, l’absence d’action pensée sur la durée, là encore une irresponsabilité des élus qui n’est pas le propre de la seule Italie. Corollaire de cette manière de gouverner en visant les sondages plutôt que les résultats tangibles pour les citoyens, la personnalisation du pouvoir, cette manière de croire en l’homme providentiel qui guérirait une société de ses maux endémiques par la grâce de son verbe et de quelques coups de baguette magique.
Cette focalisation périodique sur un nouveau messie nourrit le populisme. Les lignes qu’il consacre aux ravages de la personnalisation ont une résonance qui dépasse les cas Berlusconi, Grillo ou Renzi.
Bizarrement, l’ancien premier ministre ne critique pas le rôle des médias dans cette dérive, qui cèdent à la pipolisation de la politique.
Il fustige en revanche l’avilissement de la parole publique, les dérapages verbaux d’élus, qui sont monnaie courante en Italie comme en France. Il plaide pour que les politiciens parlent vrai, pour la vérité contre le cynisme. Il se désole du succès de la série House of cards, donnant à penser que la politique n’est qu’intrigues. Du « Prince » de Machiavel, il veut retenir les principes de bonne gouvernance, d’intégrité, plutôt que l’adage qui voudrait que « la fin justifie les moyens ».
Gouverner n’est pas commander, précise Enrico Letta à la fin de son plaidoyer pour une politique cherchant à servir les citoyens plutôt qu’à servir ses propres intérêts.
Un point de vue ouvertement revendiqué comme idéaliste, mais sans naïveté. Une manière de dire son attachement à la « chose publique », non sans gravité, mais avec une réelle passion pour elle.
Retrouvez en vidéo l’intervention d’Enrico Letta au Forum des 100 (dès la dixième minute de la première session)