LE MINISTRE, LES INDIENS, LES NAZIS ET LES SUISSES

L’Hebdo
– 26. mars 2009
Page: 25
SUISSE
GRÂCE ET DISGRÂCE
LE MINISTRE, LES INDIENS, LES NAZIS ET LES SUISSES
CHANTAL TAUXE RÉDACTRICE EN CHEF ADJOINTE
Certes, Peer Steinbrück, ministre des Finances de la République fédérale d’Allemagne, ne s’est pas montré très subtil en traitant les Suisses d’Indiens. Le Conseil fédéral a eu raison de protester. Mais la maladresse de Peer Steinbrück ne justifie pas qu’on l’assimile aux nazis ou à la Gestapo. Il est honteux qu’un conseiller national se soit laissé aller à pareille comparaison.
L’appel à la raison doit peut-être venir de Suisse romande, tant une majorité d’Alémaniques cultive un rapport paranoïaque à l’Allemagne: il faut ne pas avoir eu les nazis à domicile pour oser dire qu’un ministre de l’Allemagne actuelle leur ressemble. Les Français, les Polonais, les Yougoslaves, les Grecs qui ont été envahis par la Wehrmacht ne se risquent pas à ce genre d’amalgame nauséabond. Les Russes, les Britanniques, les Américains et tout ceux qui ont combattu pour libérer l’Europe de la peste nazie non plus.
Il n’y a que des Suisses, restés neutres calfeutrés dans leurs frontières, pour énoncer pareille ineptie. Le douloureux travail de mémoire, entrepris il y a dix ans avec l’affaire des fonds en déshérence, n’a manifestement pas été assez débattu pour qu’un parlementaire démocrate-chrétien se permette un tel dérapage, qui est aussi une insulte aux victimes du nazisme.
Les métaphores, les comparaisons, renseignent parfois plus sur ceux qui les agitent que sur les réalités qu’elles devraient éclairer. La propension de certains Alémaniques à voir l’Allemagne et l’Union européenne comme des empires dictatoriaux écrasant de leur joug les libertés en général, et la petite Suisse en particulier, témoigne d’un manque d’estime de soi et d’un manque de culture historique inquiétants.
De 1939 à la fin de la guerre, les Suisses ont redouté d’être envahis par le Reich. Les raisons pour lesquelles cela n’a pas été le cas restent méconnues. Confusément, les Suisses ne croient pas à la mythologie du réduit, l’hypothèse d’une armée suisserésistant mieux à la Wehrmacht que les autres n’étant pas crédible sur le long terme, même si elle flatte l’honneur national. Les travaux des historiens sur ce point ayant été occultés, personne n’assume que notre neutralité a été utile à tous les belligérants, donc à l’Allemagne nazie. La Suisse a été attentiste, prudente et un peu pleutre, ce qui ne fait pas d’elle, pour autant, une complice objective du Reich. Reconnaître enfin ces réalités dérangeantes devrait nous vacciner contre la tentation de croire que nous avons été protégés par la Providence ou parce que nous aurions fait preuve d’un héroïsme singulier.
Cet aggiornamento, toujours différé depuis un demi-siècle, permettra de mieux saisir ce qu’est vraiment la Suisse: non pas un peuple de résistants aux juges et aux empires étrangers (le Saint-Empire au Moyen Age, le Reich hier, l’Union européenne aujourd’hui), mais l’agrégation de petits peuples qui, depuis l’ouverture du Gothard jusqu’à nos jours, n’ont cessé de vivre grâce aux échanges entre le nord et le sud du continent, et de prospérer en faisant commerce de marchandises, de mercenaires ou de services bancaires.
L’Allemagne n’apparaîtra plus alors comme l’éternel empire menaçant l’identité alémanique, mais comme un partenaire naturel, ni plus ni moins important que la France, l’Italie ou la Grande-Bretagne. Quoi que puissent dire ses ministres.
IL FAUT NE PAS AVOIR EU LES NAZIS À DOMICILE POUR DIRE QU’UN MINISTRE DE L’ALLEMAGNE ACTUELLE LEUR RESSEMBLE.