Le discours de Jacques Delors qui fit rêver les Suisses

Salué comme un géant de la construction européenne, Jacques Delors, décédé mercredi à Paris, fut également l’homme qui bouscula la politique européenne de la Suisse et l’obligea à se projeter dans une nouvelle dimension. Pas de plan machiavélique de la part de ce social-démocrate français, promu à la tête de la Commission européenne en 1985, pour faire adhérer la petite nation encastrée au milieu d’une Communauté qui comptait alors douze membres, mais une vision et une manière d’édifier la maison Europe qui interpella tous ceux qui comme la Suisse n’avait pas songé jusque là à y entrer.

On se figure mal aujourd’hui l’effervescence des années 1980 qui conduisit à la création du marché et de la monnaie uniques, une sorte de big bang dans l’intégration européenne, dont Jacques Delors fut, selon l’expression mercredi soir à Forum de Pascal Lamy, alors chef de son cabinet, «l’architecte et l’ingénieur».

Pour comprendre l’effet de cette stimulation sur la torpeur bernoise, il faut se reporter au discours que le président de la Commission prononce le 17 janvier 1989 devant le parlement à Strasbourg. En janvier 1989, le mur de Berlin n’est pas encore tombé et les états membres de la Communauté européenne (CE) marchent vers l’échéance de 1992 pour concrétiser l’achèvement de leur marché intérieur par la réalisation de la libre-circulation des personnes, des marchandises, des capitaux et des services. Membre de l’AELE (Association européenne de libre-échange), la Suisse observe inquiète ce remue-ménage. Depuis le traité de Rome en 1957, elle a une idée fixe : faire en sorte que son économie maintienne sa position concurrentielle sur les marchés extérieurs et qu’elle ne soit pas marginalisée par les progrès de la construction européenne. Lors d’une réunion à Luxembourg en 1984, les ministres de la CE et de l’AELE ont convenu de développer de façon «pragmatique» leurs relations commerciales dans le contexte nouveau qui s’annonce.

Lorsque le 17 janvier 1989, le président Delors se présente devant le Parlement européen, quatre ans après son investiture, pour faire le point sur les travaux en cours, quelques phrases à la fin de son discours-fleuve attirent l’attention au point que la presse helvétique du lendemain y consacre des dépêches. Il vaut la peine de les citer (nous soulignons en gras le passage le plus marquant):

« (…) Il me semble qu’au début de cette réflexion deux voies s’ouvrent à nous: ou bien continuer dans le cadre des rapports actuels, en fait essentiellement bilatéraux, pour aboutir finalement à une zone de libre-échange englobant la Communauté et les pays appartenant à l’AELE. Ou bien rechercher une nouvelle forme d’association, qui serait plus structurée sur le plan institutionnel, avec des organes communs et de décision et de gestion et ce, afin d’accroître l’efficacité de notre action. Ce serait souligner la dimension politique de notre coopération dans les domaines de l’économique, du social, du financier, voire du culturel. (…) »

La déclaration est imprécise, mais comme en témoignent les archives des documents diplomatiques suisses, le Conseil fédéral va vite chercher à en saisir la portée en termes de codécision. La main tendue aux pays de l’AELE débouche en tout cas dès décembre 1989 sur l’ouverture de négociations sur l’Espace économique européen (EEE). Pendant toute leur durée jusqu’en mai 1992, la Suisse bataille pour obtenir le droit de codécider dans le nouvel ensemble.

Cet espoir est pourtant vite douché: en janvier 1990 déjà, lors d’une nouvelle intervention devant le Parlement, Delors précise: «il n’est pas concevable d’aller jusqu’à une codécision qui ne peut résulter que de l’adhésion». Le Conseil fédéral et les diplomates persistent à s’accrocher à cette chimère. Face à l’opinion publique, ils rechignent à prononcer le mot «adhésion» et laissent accroire qu’ils obtiendront in fine une solution satisfaisante en termes de souveraineté. D’autres partenaires de l’AELE, comme la Suède et l’Autriche et la Finlande, captent le message delorien cinq sur cinq et annoncent leur volonté d’adhérer – ce qu’ils feront en 1995.  

Volte-face en mai 1992, après la signature du traité sur l’EEE à Porto, le gouvernement procède à une nouvelle évaluation des avantages de l’adhésion. Il annonce que l’EEE ne sera qu’une étape et il dépose une demande d’adhésion à la Communauté européenne, seule voie qui permet d’être vraiment partie prenante de décisions que la Suisse devra appliquer. On connaît la suite, le refus de l’EEE en votation populaire le 6 décembre 1992, puis la laborieuse mise en œuvre d’un plan B comme bilatérales, qui se révéleront toutefois être très profitables pour la Confédération.  

Près de 35 ans après le discours d’ouverture de janvier 1989 qui suscita tant d’espoirs, c’est peu dire que les Suisses restent embarrassés par la dynamique de la construction européenne enclenchée par Delors : ils sont toujours soucieux d’avoir accès à son marché intérieur et à ses réussites (comme les programmes de recherche et Erasmus), mais la reprise du droit communautaire qui garantit cet accès demeure un épouvantail. Par rapport aux années 1980-1990, la régression de la réflexion européenne helvétique est spectaculaire.

Auteur de la fameuse phrase «on ne tombe pas amoureux d’un marché unique», Delors avait néanmoins su rendre au cours de ses dix années à la tête de la Commission l’appartenance à l’Union européenne (UE) désirable. Malgré le revers de 1992, l’adhésion de la Suisse à l’UE recueillait en 1999, peu avant l’entrée en vigueur des accords bilatéraux, 57% d’opinions favorables dans les sondages, un score que l’on n’a plus enregistré depuis.

À tous les sceptiques qui doutent encore de la pertinence d’approfondir nos liens avec l’UE, on conseillera donc vivement de lire les interviews et les discours de Jacques Delors, publiés en hommage depuis mercredi. Ils y trouveront une vision et une ambition pour une Europe compétitive, sociale et solidaire plus que jamais actuelle.

Article paru dans Le Temps, le 28 décembre 2023

et cité par Sylvain Kahn, professeur agrégé et chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po

https://www.sciencespo.fr/fr/actualites/disparition-de-jacques-delors-hommage-a-l-homme-qui-transforma-l-europe/

Truss, Meloni : réussir avec ou sans l’Europe

Le moins que l’on puisse dire est que le slogan phare du Brexit « Take back control » (Reprendre le contrôle) ne se sera absolument pas réalisé. Depuis le vote du 23 juin 2016, la Grande-Bretagne perd pied : en six ans, le 10 Downing Street a vu défiler quatre premiers ministres conservateurs incapables de délivrer les bienfaits attendus de la sortie de l’Union européenne. La démission de la première ministre Liz Truss, au bout de 44 jours, apparaît comme la énième péripétie dans la saga d’une promesse électorale impossible à tenir.

Tous les problèmes auxquels fait face le Royaume-Uni (crise énergétique, inflation, dégringolade de la livre) ne sont pas imputables au Brexit, la COVID et la guerre en Ukraine ont accru les difficultés, mais le Brexit rend leur résolution plus complexe et incertaine.

De cette mésaventure, il y a quelques leçons intéressantes à tirer sur ce que signifie l’appartenance à l’Union européenne, au moment où, à Rome, une autre femme, Giorgia Meloni devient première ministre d’une Italie, elle aussi parfois tentée par le grand clash avec Bruxelles.

On se souvient de la très tautologique petite phrase de Theresa May, « Brexit means Brexit », lors de sa prise de fonction après la peu honorable sortie de David Cameron. Extraire la Grande-Bretagne de l’UE, oui mais comment et à quelles conditions ? La chose n’avait pas franchement été débattue pendant la campagne référendaire.

Un cadre réglementaire solide

Les défauts de l’UE sont bien connus et documentés sans complaisance : sa gouvernance est complexe, souvent lente et poussive, semblant toujours au bord de la crise. Pourtant l’étalage régulier – mais très démocratique et très transparent – de ses divisions ne l’empêche pas de forger des compromis auquel tous ses membres finissent par se rallier (non sans parfois quelques bras de fer de l’un ou l’autre état-membre jouant de son droit de veto).  Mais la focalisation sur les développements de sa législation ou sur les nouveaux défis à relever occulte une de ses plus grandes réussites depuis 1957: le bon fonctionnement du « marché commun ». Devenu en 1993 le « marché unique », celui-ci offre un cadre réglementaire solide et prévisible aux activités économiques en réglant la libre-circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes.

C’est là que la comparaison entre la Grande-Bretagne et l’Italie est éclairante. S’extraire du cadre réglementaire européen et tenter de retrouver des marges de manœuvre concurrentielles a représenté un travail herculéen et fastidieux pour Theresa May et Boris Johnson. À l’issue de ce processus, Westminster, le parlement britannique, a certes retrouvé la capacité de faire des lois comme bon lui semble, mais n’a pas été en mesure de redonner au pays la croissance économique, la prospérité et la grandeur commerciale auxquelles aspiraient nombre de ceux qui ont voté pour le Brexit.

L’industrie italienne plus robuste que la britannique

Pour l’Italie, en revanche, le cadre réglementaire du marché unique tient du phare lumineux dans la tourmente des maux qui l’afflige. Malgré son instabilité gouvernementale chronique, le Bel Paese reste une puissance commerciale exportatrice. La part du PIB imputable à l’industrie est de 22,6% en Italie, contre seulement 17,7% pour le Royaume-Uni (pour comparaison l’Allemagne est à 26,6%, la France à 16,8 % et Suisse : 25,6 %).

De longue date, les industriels et milieux d’affaire italiens se sont accommodés des pitreries de certains de leurs politiciens (tels Berlusconi, Grillo, Salvini,…), du moment que ceux-ci ne remettaient pas en cause le cadre européen leur permettant de développer leurs activités, et de participer sans entraves à la création de chaînes de valeur européennes, dans lesquelles leur inventivité et leur savoir-faire les ont intégrés. Lorsque la coupe est pleine, quand le différentiel entre les taux d’intérêt des bons du trésor allemands et italiens – le spread –  devient trop profond, le gouvernement, quel qu’il soit, est rappelé à l’ordre ou tombe (comme ce fut le cas lors du dernier gouvernement Berlusconi en 2011).

Le levier des institutions européennes

Les élites italiennes désespérant des jeux politiques romains ont de longue date misé sur les institutions européennes pour offrir à leur pays le cadre de stabilité nécessaire aux affaires que le système politique n’était pas en mesure de produire. Elles ont parié sur les leviers européens pour disposer d’un minimum d’ordre économique dans la Péninsule. La trajectoire de Mario Draghi, ancien directeur de la Banque d’Italie, puis de la Banque centrale européenne, puis président du Conseil (pour assurer que les milliards d’euros des plans de relance européens attribués à son pays seraient correctement utilisés), illustre à merveille cette stratégie d’évitement des intrigues romaines grâce au cadre de référence européen. Lorsque Mario Draghi a « sauvé l’euro » à coup de petites phrases et de politiques monétaires non conventionnelles, nul doute qu’il avait en tête l’idée de préserver la zone euro mais aussi d’éviter à son pays la banqueroute.

Si l’Italexit a animé un temps les populistes et les souverainistes, c’était surtout en raison de la crise des réfugiés et des problèmes liés à l’explosion de la dette souveraine. Mais contrairement au Royaume-Uni, la tentation de s’extraire du cadre législatif du marché unique n’a jamais saisi les milieux d’affaires transalpins, qui savent trop bien ce qu’ils lui doivent :  voir les régions du Nord du pays figurer encore et toujours parmi les plus riches du continent.

Solidarité sans précédent pour l’une, solitude pour l’autre

Face aux difficultés récentes (pandémie et crise énergétique due à la guerre en Ukraine), l’Italie a pu compter sur une solidarité européenne hors norme (220 milliards d’euros sur les 750 que l’UE entend verser à l’ensemble de ses états-membres) et une coordination des efforts pour assurer l’approvisionnement énergétique et la maîtrise des tarifs. La Grande-Bretagne s’est retrouvée seule dans son coin.

Une des rares actions politiques de Liz Truss dont on se souviendra est l’enthousiasme manifesté à l’égard de la Communauté politique européenne, réunie à Prague le 6 octobre dernier. Cette plate-forme de discussion lui est apparue comme une première bouée lancée par la famille européenne, dans le contexte toutefois bien particulier de la guerre en Ukraine.

Draghi en conseiller de Meloni ? 

Nouvelle locataire du Palazzo Chigi, Giorgia Meloni prendra soin de ne pas fâcher les partenaires européens : elle a placé au ministère de l’économie Giancarlo Giorgetti, ministre du Développement économique sous Mario Draghi. Il se murmure à Rome que la première ministre aurait demandé à son prédécesseur, si estimé dans les capitales européennes, de la conseiller de manière informelle. Quoi qu’il en soit, on peut donc s’attendre à ce que, en politique intérieure, la leader de Fratelli d’Italia donne des gages souverainistes et conservateurs dans l’éducation, la politique familiale ou la politique migratoire, mais qu’elle reste bien dans les clous européens pour tout ce qui concerne la politique économique et la politique extérieure. Garant de l’ancrage européen et du respect des traités, le président de la République Sergio Mattarella y veillera également avec autant de calme que d’intransigeance.

*Texte paru sur la plateforme de blogs du Temps

La section vaudoise du NOMES, un terreau fertile

Commémorera-t-on l’an prochain le centenaire du vote d’adhésion de la Suisse à la Société des Nations (SDN), le 16 mai 1920? Le scrutin est fondateur, il permet de comprendre pourquoi la Suisse romande livre des résultats plus favorables à l’intégration européenne. Dans ce premier après-guerre mondiale, perçue alors comme la «der des ders», on s’enthousiasme pour le projet de paix universelle, articulé en quatorze points par le président américain Wilson. Les cantons romands plébiscitent l’adhésion à la SDN: 76% de oui en Valais, 76,7% dans le canton de Fribourg, 83% pour Genève, 84,8% pour Neuchâtel et même 93,2% dans le canton de Vaud! Sur le plan national, l’acceptation est plus mesurée à 56,3%. Le Tessin, Berne et les Grisons jouent un rôle décisif.*

En concurrence avec Bruxelles, Genève obtient le siège de la nouvelle organisation internationale, grâce aux bonnes relations personnelles entre le président Wilson et Gustave Ador, président du Comité international de la Croix-Rouge et conseiller fédéral. L’ancrage multilatéral de la Suisse, malgré sa neutralité, et malgré les vicissitudes que connaîtra ensuite la SDN, vient de là, tout comme la vocation de havre diplomatique de l’arc lémanique.

D’autres facteurs expliquent bien sûr les votes plus «ouverts sur le monde» des Romand·es: la tradition protestante, le souvenir du refuge, la francophilie, l’influence de certains conseillers fédéraux, une attitude décomplexée de minoritaire face au pouvoir.

Pour le canton de Vaud, mentionnons la présence à Lausanne de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe, depuis 1978, qui promeut les valeurs de l’intégration européenne, indépendamment des échéances de la politique extérieure de la Suisse.

Sur la longue durée, le terreau romand, et vaudois en particulier, reste ainsi fertile pour les pro-européen·nes. A cet égard, on peut estimer que les sondages sont un trompe-l’œil: focalisés sur la question des bilatérales, ils font de l’adhésion à l’Union européenne (UE) une option en soi qui exclurait le ralliement à l’accord institutionnel. Gageons que si celui-ci devait capoter, et que de facto l’adhésion redevienne la seule alternative au repli nationaliste prôné par l’UDC, la flamme des Romand·es pour l’adhésion, endormie par le feuilleton des bilatérales, ressurgirait rapidement.

C’est consciente de cette histoire longue qu’œuvre la section vaudoise du Nomes. Elle privilégie un travail de sensibilisation en réseau. Elle organise quatre à six fois par année des déjeuners, lors desquels des personnalités vaudoises ou suisses sont interpellées sur leurs convictions européennes et/ou leurs connaissances d’une thématique liée à l’UE.

Les quelque 300 membres de la section sont naturellement conviés à ces rencontres, également ouvertes aux non-membres. Une collaboration s’est instaurée avec la Fondation Jean Monnet qui diffuse l’invitation à son propre réseau. Parmi les récent·es oratrices et orateurs, citons la rectrice de l’Université de Lausanne Nouria Hernandez, le professeur Etienne Piguet, spécialiste des migrations, ou Christophe Reymond, directeur du Centre patronal. Enfin, une fois l’an, le Nomes Vaud organise un forum qui offre l’occasion aux militant·es d’approfondir un thème complexe, de se forger des arguments afin de prendre part au débat public avec force.

Ce printemps, deux experts du populisme ont analysé le phénomène qui aura marqué l’année électorale, tant au niveau européen que national.

*Article paru dans le magazine europa.ch 2/2019

A propos du libre-échange

Trump remet en question le libre-échange, cette doctrine très anglo-saxonne qui a ouvert tant de marchés pour la plus grande prospérité de l’empire britannique puis de l’empire américain. C’est un fait.

Devant la fermeture des frontières, tous les pays ne sont pas égaux. Les Etats-Unis, comme la Russie ou la Chine, peuvent se suffire à eux-mêmes vu leur taille. Pour la Suisse, c’est un peu plus difficile.

Nous n’avons jamais été auto-suffisants, nous avons besoin d’importer et d’exporter des marchandises (et des services, et même des personnes). Nous avons besoin que ça bouge et que cela circule, cela n’exclut pas des mesures protectionnistes dans certains domaines, mais nous sommes plus dépendants en la matière du bon vouloir de nos partenaires, de leur tolérance pour nos spécificités.

Dans ce contexte, l’UE est notre partenaire naturelle (elle regroupe nos voisins), et on s’échauffe inutilement selon moi à croire qu’elle ne souhaite que notre perte, car nous sommes juste en son coeur.

L’Italie entre illusions perdues et désespoir européen

 

Il n’y a plus d’Europe des nations, quoi que prétendent les nationalistes. Il n’y a plus de petits espaces refermés sur eux-mêmes, imperméables à ce qui survient par delà leurs confins. L’abolition des frontières commerciales, la création du marché unique, l’instauration d’une monnaie commune ont liés les pays de l’UE entre eux dans une profonde interdépendance de faits, que les souverainistes refusent pathétiquement de considérer. Ce qui se passe chez les partenaires concerne tous les membres du club, a des effets sur leur propre capacité à agir ou avancer dans la résolution des problèmes. La construction européenne passe pour un chef d’œuvre de technocratie, mais c’est une vue très partielle et partiale des forces qui la travaillent: l’UE est chaque jour un peu plus un espace public, collectivement influencé par des échéances politiques nationales.

Ainsi, depuis septembre dernier, toute l’Europe a eu les yeux rivés sur Berlin et les incroyables difficultés endurées par Angela Merkel pour obtenir une coalition gouvernementale. Sa réussite ou son échec étaient jugés cruciaux pour tous les partenaires de l’Allemagne. Dimanche matin, lorsque la base du SPD a donné son feu vert à la GroKo (Grosse Koalition), des soupirs de soulagement ont dû se faire entendre à Bruxelles, à Paris et dans toutes les capitales.

Entre Mission Impossible et illusions perdues

Répit de courte durée. A peine une petite demi-journée. Sur le coup des 23 heures, les premiers sondages sortis des urnes donnaient le Mouvement 5 étoiles en tête des élections italiennes, scellant l’écroulement du Parti démocrate, leader de la coalition au pouvoir à Rome depuis 2013.

C’est comme si Angela Merkel avait filé la cassette de Mission impossible à Sergio Mattarella. Pour la première fois depuis sa propre très laborieuse élection en 2015, le président de la République italienne est en charge de gérer un imbroglio électoral inédit: un mouvement anti-système en tête, des partis traditionnels gouvernementaux de droite ou de gauche blackboulés, une extrême droite anti-immigrés en pleine forme, et quelques petites formations intransigeantes qui monnaieront cher le ralliement de leurs députés ou sénateurs à une coalition susceptible d’obtenir une majorité dans les deux Chambres.

On ne peut pas comprendre cet éparpillement des forces en trois blocs, dans une démocratie pourtant fortifiée par maintes crises passées, sans le situer dans une perspective européenne.

Les illusions perdues des Italiens, gavés de promesses électorales jamais vraiment tenues, marquent aussi une déception par rapport à une Europe protectrice, qu’ils ont longtemps considérée comme un rempart contre leur propre impuissance et leur propension séculaire pour les divisions. Roma ladra, Rome était une «voleuse», mais ce n’était pas si grave, puisque l’UE offrait d’une part un cadre législatif lointain, propice au dynamisme des régions du Nord et du Centre, et, d’autre part, tant de subventions au Sud, chroniquement malade.

La résurgence d’un fascisme décomplexé

Les membres de l’UE n’ont pas voulu/su aider les Italiens dans la gestion de la crise migratoire. A l’exception de l’Allemagne, ils ont refusé d’en partager le fardeau comme si la géographie pouvait justifier que la péninsule s’en charge seule et à perpétuité. Résultat, une explosion de discours et d’actes racistes, et même la résurgence d’un fascisme décomplexé («Casa Pound» met d’intimidants autocollants «Ici habite un antifasciste» sur la porte de ses adversaires). Les Européens après s’être bandé les yeux seront malvenus de se boucher le nez.

La migration est un de ces problèmes majeurs du XXIe siècle qui requière des solutions supranationales, c’est-à-dire, pour le Vieux Continent, imaginées et mises en œuvre à l’échelle européenne. Il devient urgent de changer les règles Dublin sur le premier pays d’accueil, et sur la possibilité de débarquer en avion pour déposer une demande d’asile ou de séjour plutôt que rançonnés par des passeurs sans scrupules. Si l’UE ne parvient pas à gérer collectivement la crise migratoire, le score canon des 5 étoiles ne fera que préfigurer celui des autres mouvements populistes dans maints pays membres. Trois blocs de poids électoral à peu près équivalent, c’est un défi pour les démocraties fondées sur la règle de la majorité (50+1). Il vaudrait mieux éviter la contamination de l’ingouvernabilité.

Dépression démographique

L’autre mamelle du chaos actuel est l’économie. Après une décennie de crise financière, l’UE se targue d’avoir globalement renoué depuis 2014 avec une croissance forte et durable, supérieure à celle du Japon ou des Etats-Unis. Le hic, c’est que la plupart des Italiens n’en ont pas vraiment vu la couleur. En dépression démographique, la péninsule tarde à «repartir», comme le promettait Matteo Renzi, lorsqu’il devint à la hussarde premier ministre. L’effet des réformes, comme celle du code du travail, reste ténu.

Les jeunes paient un lourd tribut: chômage, précarité ou exil. Or, dans un pays qui a peu d’enfants, leur sort importe plus aux aînés, à leur tour déprimés, et donc peu portés à dépenser leur épargne, et donc à vivifier la croissance. Au sentiment de ne pas profiter comme les autres pays de l’embellie s’ajoute, dans ces générations de seniors, le souvenir douloureux du passage à l’euro, qui avait déjà passablement rogné leur pouvoir d’achat.

A coup de dévaluations compétitives de la lire, l’Italie a longtemps vécu à crédit et entretenu le mythe du miracle économique de l’après-guerre. A cause du cadre européen, elle s’est forcée à plus de vertu, parce que, troisième économie du marché unique et puissance industrielle renommée, il était inenvisageable qu’elle n’entre pas dans la zone euro. Mais elle l’aura payé cher, depuis ses premiers efforts pour être qualifiée dans les années 1990 à aujourd’hui.

Mussolini précéda Hitler. Berlusconi annonçait Trump

Dans ce contexte, le bouc émissaire européen a bon dos, mais il ne peut ignorer que la persistance de la crise sociale en Italie signale un problème de fond qui mine toutes les démocraties: l’absence de mécanismes de redistribution solides qui empêchent les sans-emplois de sombrer dans la pauvreté. Contraints à l’austérité budgétaire pour rembourser leurs abyssales dettes, les gouvernements européens ont drastiquement réduit les dispositifs d’aide sociale. Il serait temps d’inverser la tendance. Le développement de l’Etat providence, après-guerre, se voulait un rempart contre la précarité qui avait fait le lit du fascisme et du nazisme. Toute préoccupée de plaire aux marchés et aux instituts de notation financière, l’UE aurait-elle oublié ce fondement de son histoire?

En matière de reconfiguration du paysage politique, l’Italie aura été souvent une pionnière, malgré elle. Mussolini précéda Hitler. Berlusconi annonçait Trump, et les sécessionnistes de la Lega Nord les autonomistes catalans.

Naguère, on disait le clientélisme roi dans la Péninsule, héritier laïc du népotisme papal. Le clientélisme avait été sérieusement ébranlé par «Mani Pulite», il y a 25 ans déjà, qui conduisit à la disparition de la démocratie-chrétienne et du parti communiste, piliers de la République depuis la fin de la guerre et du fascisme. Désormais, dans un pays nostalgique de son formidable essor économique des années 1960, c’est le consumérisme qui règne. Un consumérisme exalté, exacerbé par les litanies publicitaires des chaînes de télévisions privées, et qui s’étend au champ politique.

Anti-ceux-qui-ont-eu-l’occasion-de-faire-leurs-preuves-mais-ont-déçu

Dans les urnes, l’issue de ce week-end était attendue, agitée comme un avertissement depuis l’arrivée fracassante de Beppe Grillo et de ses invectives contre la caste politique. Après avoir voté massivement pour la droite, puis pour la gauche, les Italiens ont décidé d’essayer 5 étoiles, le mouvement anti-système, donc anti-ceux-qui-ont-eu-l’occasion-de-faire-leurs-preuves-mais-ont-déçu, ils votent pour un Di Maio qui n’a pas encore failli, après avoir cru à Berlusconi, puis à Renzi. Il y a dans ce choix du dépit, de la rage, et un faible espoir que, cette fois-ci, l’homme qui se dit providentiel le soit. Cela tient de la pensée magique, mais cela a l’air de marcher chez le voisin français.

La tentation du neuf par rapport aux anciens, cela rappelle en effet le succès du Mouvement en marche d’Emmanuel Macron, avec un horizon idéologique bien sûr très différent, mais une promesse identique: nous, nous n’allons pas gouverner comme les autres, nous, nous serons plus en phase avec les citoyens et leurs besoins réels. Sauf que c’était déjà une des postures de Matteo Renzi. Le wonderboy florentin s’est employé à mettre à la casse les vieux caciques de la classe politique, semant ainsi les germes de la division de la gauche, qui lui ont fait perdre ces élections 2018, malgré un bilan gouvernemental honorable.

Une improbable résilience

Il est trop tôt pour dire dans quels délai et configuration le président Sergio Mattarella réussira à introniser un nouveau gouvernement. Sachez qu’en italien la GroKo allemande se dit larghe intense (littéralement: larges ententes). Durant la législature 2013-2018, l’alliance forcée et contre-nature du parti démocrate et de «Forza Italia» a survécu à trois changements de premier ministre et au bannissement parlementaire de Silvio Berlusconi.

L’exemple de cette improbable résilience va guider Mattarella. Qui dispose toutefois d’autres cartes dans sa manche. La première est classique: la République a déjà connu maints gouvernements dits techniques, composé d’experts. Si les leaders des partis refusent de s’entendre, des technocrates seront provisoirement mis au pouvoir (en attendant des élections anticipées aux résultats encore plus aléatoires). La seconde est plus inattendue: le parti anti-système qui vient de se hisser en tête veut devenir le système. Contrairement à Beppe Grillo son créateur, son actuel leader Luigi Di Maio veut gouverner – une ambition qui devrait le rendre souple et raisonnable.

Austère et pragmatique

En sa qualité de «plus jeune vice-président de la Chambre des députés», ce trentenaire a accompli ses classes institutionnelles, lui qui n’a aucun diplôme et une expérience professionnelle limitée. Il a déjà mis de sérieux bémols au discours antieuropéen de Grillo. L’étalage des difficultés du Brexit a d’ailleurs vacciné beaucoup d’Italiens contre la perspective vengeresse d’une sortie de l’euro. Au surplus, dans son positionnement ni de gauche, ni de droite, le Mouvement 5 étoiles se targue d’être pragmatique.

Entré en politique à la suite de l’assassinat par la mafia de son frère, Mattarella est un homme austère, très soucieux de la dignité des institutions qui lui ont été confiées. Quoi de plus naturel pour un spécialiste de droit constitutionnel! Les Européens connaissent peu ce Sicilien de 76 ans. Mais dans le bruyant chaos romain qui va s’installer pour quelques semaines, il est leur plus sûr allié. Lui se fera un devoir de ne pas les décevoir.

Article paru sur le site Bon pour la tête:

https://bonpourlatete.com/chroniques/l-italie-entre-illusions-perdues-et-desespoir-europeen

L’Italie des illusions perdues

C’est un slogan trumpiste détourné qui témoigne du profond désarroi qui saisit les Italiens au moment de voter: « make Italia antifascista again ». Il figurait sur des pancartes de manifestants l’autre jour à Rome, effarés du climat raciste qui a marqué la campagne. Encore quelques jours et l’on connaîtra le verdict, on saura si l’Italie replonge dans une crise d' »ingouvernabilité » dont elle détient assurément le record au sein des démocraties européennes.

Vu de l’extérieur, l’issue des élections du 4 mars déconcerte d’avance. Les sondages annoncent pêle-mêle un haut taux d’abstention, le retour de l’honni Silvio Berlusconi aux affaires, un triomphe du Mouvement 5 étoiles,  une amère défaite pour le parti démocrate (qui vient pourtant de diriger le pays à la tête d’une coalition improbable pendant 5 ans avec un bilan somme toute respectable), et aucun parti assez fort pour pouvoir rafler la majorité et gouverner sans s’entendre avec quelques autres.

Comment appréhender cette chronique d’une confusion annoncée? Une analyse in anteprima ( en avant-première). 

Premier point: dans l’histoire, l’Italie a souvent été à l’avant-garde des évolutions politiques majeures, pour le meilleur ou pour le pire. Elle a subi le fascisme comme la télécratie et le dévoiement people de la politique ou le populisme antieuropéen avant d’autres. En matière d' »ingouvernabilité », on se gardera de juger trop péremptoirement de possibles difficultés à constituer un gouvernement détenant la majorité dans les deux chambres au vu de ce qui vient de se passer en Allemagne.

Deuxième point: le retour de Berlusconi et de Forza Italia signale que l’effondrement idéologique n’est pas seulement l’apanage des partis de gauche, mais que la droite libérale et républicaine est elle aussi laminée par le populisme. Contraint de quitter le gouvernement sous les huées,  condamné et inéligible, Berlusconi a réussi à revenir sous les projecteurs faute de mieux. Si Forza Italia gagne, ce sera par défaut.

Troisième point: l’Italie est en dépression démographique. C’est un pays de vieux, qui n’offre aux jeunes générations que trois possibilités, le chômage, la précarité ou l’exil. Allez bâtir un nouveau miracle italien sur de tels fondements!

Quatrième point: les partenaires européens seraient bien inspirés de ne pas trop critiquer les affres de la vie politique italienne, car ils se sont totalement désolidarisés de la gestion de la crise migratoire dont elle a hérité en première ligne du fait de sa géographie. Membres fondateurs de la communauté européenne, les Italiens ont longtemps comptés parmi ses plus fervents soutiens. L’introduction de l’euro et ses effets sur leur pouvoir d’achat avait commencé à doucher leur enthousiasme. Le poids de la crise migratoire a achevé de les faire douter.

Cinquième point: face aux rodomontades populistes  du mouvement 5 étoiles, une petite femme énergique s’est dressée et fait campagne sur les valeurs européennes avec la détermination de ceux qui n’ont jamais renié leurs convictions. Il s’agit d’Emma Bonino sur la liste « più Europa » (plus d’Europe).  Des sondages ont placé cette septuagénaire dans le trio de tête des personnalités les plus crédibles. Infatigable militante des droits de l’homme et de la femme, membre des Radicaux, députée à la Chambre, au Sénat, au parlement européen, elle a aussi été ministre des affaires étrangères et commissaire européenne. Dans ces élections si incertaines, elle est une figure morale de référence.  L’Italie attend toujours un homme providentiel qui la guérisse en quelques coups de baguette magique de ses maux. Il serait temps que ce pays veuille bien considérer que les femmes, comme Emma Bonino ou Laura Boldrini (présidente sortante de la Chambre) pourraient être « providentielles ». Peut-être pas magiciennes, mais plus intègres et déterminées  que ceux qui, comme Silvio Berlusconi ou Matteo Renzi, ont fait du pouvoir une affaire trop personnelle.

Sixième point:  à moins d’un miracle et de magistrales erreurs des instituts de sondage, les résultats des élections italiennes seront le fruit du profond désenchantement qui étreint un pays que l’on voudrait voir comme celui de la  dolce vita éternelle, tant il a nourri l’imaginaire européen depuis plus de deux millénaires. Pour capter les racines de cette lente descente aux enfers, je recommande deux lectures de romanciers chroniqueurs des illusions perdues. D’abord l’énigmatique Elena Ferrante dont la saga « L’amie prodigieuse » retrace les espoirs et les difficultés d’après-guerre, l’effervescence près et post-soixantehuitarde, la tentation de la violence terroriste, l’emprise mafieuse persistante, la dilution consumériste, en suivant les vies contrastées de Lenù et Lila.  Ensuite, moins connu, le roman de Francesco Pecoraro « La vie en temps de paix », paru en traduction française l’an dernier*. Un premier chapitre époustouflant pour nous introduire au près de l’ingénieur Ivo Brandani, des pages extraordinaires de férocité sur ce que les politiques attendent des ingénieurs, une chronique de l’universelle prétention des intellectuels à la distanciation « je ne suis pas comme eux ». Au total, une plongée dans l’Italie de la fin de la guerre à nos jours, un éclairage un rien désespéré sur les racines de sa décadence actuelle, les occasions manquées et les illusions perdues.

 

  • Editions JC Lattès

Ni droite ni gauche mais européen?

En Allemagne, la « Grosse Koalition » est à nouveau scellée. En Italie, le gouvernement de « larghe intese », qui mariait le PD à Forza Italia, aura duré, contre toutes attentes, une législature entière. En France, Macron a brouillé les clivages gauche/droite et fait campagne en Européen résolu.

D’où ma question: avec le temps, la dimension supranationale européenne obligeant à gouverner de manière plus technique qu’ idéologique ne favorise-t-elle pas des gouvernements au centre, mélanges de partis de droite et de gauche à la marge de manoeuvre de plus en plus restreinte?  Et celle-ci: le profil brouillé des partis historiques classiques se fait-il  vraiment au détriment des citoyens? Les partis extrémistes au discours simpliste progressent certes, mais perdent de leur superbe dès qu’ils se mettent à exercer une parcelle de pouvoir (voir le Mouvement 5 étoiles en Italie).

Le choix serait-il à l’avenir entre une gouvernance efficace de centre gauche ou de centre droite?  Un peu à la Suisse?

Je reformule encore: est-ce si grave que les clivages se brouillent quand le socle des valeurs européennes, humanistes et républicaines, est commun?

Les indépendantistes dans la maison européenne

Plus d’autonomie en Lombardie et Vénétie? Le score est soviétique, la participation très suisse…. plus d’autonomie par rapport à un État central assez inefficace, on peut comprendre. Mais les enjeux financiers ne sont pas très loin: le Nord ne veut plus payer pour le Sud. J’observe que toutes les régions aux envies autonomistes ou indépendantistes veulent rester dans la maison UE. Se posera donc la question de la solidarité entre les régions européennes. Ma suggestion : transformer le Comité des régions en vraie seconde chambre, et inventer un système de péréquation européenne plus claire et compréhensible.

Régions et solidarités européennes

Plus d’autonomie en Lombardie et Vénétie? Le score est soviétique, la participation très suisse…. plus d’autonomie par rapport à un État central assez inefficace, on peut comprendre. Mais les enjeux financiers ne sont pas très loin: le Nord ne veut plus payer pour le Sud.

J’observe que toutes les régions aux envies autonomistes ou indépendantistes veulent rester dans la maison UE. Se posera donc la question de la solidarité entre les régions européennes. Ma suggestion : transformer le Comité des régions en vraie seconde chambre, et inventer un système de péréquation européenne plus claire et compréhensible.

Renzi – Macron: des similitudes ?

Je me souviens très bien de la première fois où j’ai vu le mot « rottamazione ». Je lisais Repubblica sur la plage en Toscane. J’ai tout de suite été prise d’un doute: mais que voulait vraiment ce Renzi, nouveau maire de Florence, quand il disait vouloir « mettre à la casse » les vieux dirigeants du PD (le parti démocrate italien)? Je trouvais cela à la fois culotté et irrespectueux.

Je suis la politique italienne depuis une trentaine d’années. Ses hauts et ses bas, surtout hélas ses bas. J’ai détesté le « ventennio » de Berlusconi, j’ai apprécié le sursaut incarné par Prodi, qui a qualifié l’Italie pour l’entrée dans la zone euro. Je suis restée souvent excédée par les gesticulations du gouvernement central, mais aussi impressionnée par la résilience des Italiens, leur capacité à aller de l’avant à l’échelle locale ou régionale malgré l’impuissance de leur classe politique nationale.

Surtout, j’aime la politique et je respecte par principe les politiciens  (jusqu’à ce que, parfois, ils me déçoivent grandement). Je trouve que notre époque est d’une tendresse naïve avec les responsables économiques tout en ayant la dent très dure avec les responsables politiques élus. Je trouve que dans le jugement que l’on porte sur les uns et les autres, c’est  deux poids, deux mesures. Outrageusement trop louangeur avec les premiers, trop méprisant avec les seconds.

Donc, même si je n’étais pas ébahie par le bilan de d’Alema et de quelques autres caciques du PD, je trouvais moche que Matteo Renzi prétende les mettre tous à la poubelle. Je n’aime pas le jeunisme (cette manie de croire que passé un certain âge – lequel ? – on n’apprend plus ou ne comprend plus).  Je trouvais la revendication de Renzi stupidement jeuniste.

Par la suite, j’ai lu un livre de Renzi où il précisait le fond de sa pensée, le besoin de renouvellement, l’échec dans la durée d’une classe politique mettant plus d’énergie à entretenir ses privilèges qu’à s’occuper du bien commun. J’ai noté son envie de surmonter le clivage gauche-droite si stérilisant, ses clins d’oeil aux entrepreneurs et à la nouvelle économie. J’ai adhéré à l’idée que l’on doit juger les politiques pas seulement sur leurs idées, leurs intentions, mais aussi, surtout, sur  leurs résultats. Or, en matière de résultats, le bilan de la génération pré-Renzi n’est pas génial.

Une chose me frappe depuis l’élection présidentielle française: Emmanuel Macron n’a jamais dit aussi explicitement que Matteo Renzi qu’il allait mettre au rancart les élus d’avant. Prudence langagière ou tactique, le résultat en France est encore plus impressionnant qu’en Italie: la République en Marche a conquis la majorité à l’Assemblée nationale, alors que le PD gouverne la Péninsule depuis quatre ans grâce à une fragile coalition. Socialistes, Républicains, squatteurs quasi cooptés d’une alternance à l’autre depuis 30 ans, tous ou presque ont dû subitement rentrer à la maison.

C’est peu dire que le laboratoire politique italien n’est pas suffisamment pris en compte par les analystes politiques des autres démocraties. Mussolini a précédé Hitler. Le Berlusconisme annonçait le Trumpisme (réussite immobilière spéculative, télévisions paillettes indigentes, machisme crasse et fascination pour Poutine,…).

Et puis, avant que toute l’Europe ne s’entiche de Macron, il y avait eu en 2014 un moment Renzi. Le Wonder Boy, qui aime mélanger Dante et twitter, avait cartonné à 41% lors des élections au parlement européen. Même Angela Merkel avait été impressionnée. On vit ensuite Manuel Valls parader avec Matteo Renzi en chemise blanche, le rêve d’une nouvelle gauche en bandoulière.

On connaît la suite: Renzi a réussi à réformer le code du travail mais s’est pris les pieds dans sa réforme institutionnelle, dont l’enjeu fut trop personnalisé sur son ego (« si ça ne passe pas, je démissionne »). Et donc, il démissionna, laissant l’Italie une fois encore dans la crise, toujours moins gouvernable et plus désespérée.

Désormais, tentant un come back, Renzi a recyclé le slogan de Marcon: en marche est devenu « In cammino ».  Il a délaissé « l’Italia riparte » (l’Italie redémarre) et  » la volta buona » (cette fois-ci, c’est la bonne).

Dans sa manière d’être président, Emmanuel Macron choisit des postures à l’évidence opposées à celles de François Hollande, dont il a observé aux premières loges les erreurs et les difficultés. On espère pour lui, pour la France et pour l’Europe, qu’il a aussi médité sur la trajectoire, explosée en vol par sa propre faute, de Matteo Renzi.