Ils ont gagné contre l’UDC, mais sont prêts à torpiller leur résultat, faute de comprendre l’enjeu de l’accord-cadre avec l’Union européenne, un rapprochement politique plus que juridique avec nos principaux partenaires. Analyse.*
Dans un monde politique normal, une votation gagnée à plus de 61% des voix devrait générer contentement et sérénité. Mais nous sommes en Suisse, et les bulletins n’ont pas encore été rangés que déjà on s’écharpe sur la prochaine échéance, l’accord-cadre appelé aussi accord institutionnel.
Pourtant, en infligeant un désaveu aussi ample à l’UDC, le front des opposants à l’initiative dite de limitation a accompli de l’excellent boulot. Chacun dans son coin, chacun à sa manière, mais avec une redoutable efficacité. Reine de la compétition, la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter a fait preuve de méthode et d’engagement. Les lobbies économiques ont mobilisé les entrepreneurs, les syndicats ont parlé à leurs adhérents, les milieux académiques et scientifiques sont sortis de leur tour d’ivoire, Opération libero et le Nouveau Mouvement européen suisse ont mené des campagnes de conviction.
Vingt ans après le scrutin qui l’a intronisée, la voie des accords bilatéraux avec l’Union européenne est confirmée, alors qu’elle a été l’objet d’un pilonnage continu de la part des blochériens. Tout et son contraire ont été reproché à ce système pragmatique de gestion de nos relations avec les 27 membres de l’Union. Pas un petit problème helvétique en matière de transports, de criminalité, d’aménagement du territoire, de gestion de la main d’œuvre ou de financement des assurances sociales dont la responsabilité n’ait été attribuée aux « méchants Européens ».
Un message limpide
Le message délivré le 27 septembre par six citoyens sur dix est pourtant limpide comme de l’eau de roche: les accords bilatéraux avec l’UE valent bien plus que les éventuels inconvénients qu’ils génèrent. Certains espèrent que l’UDC se le tiendra pour dit, et ne récidivera pas avec une énième initiative visant à abattre l’édifice.
C’est bien mal connaître les Blochériens. Pour nos «nationalistes», l’instrument de l’initiative populaire est avant tout un outil marketing, à déployer quelques mois avant les élections fédérales, histoire de galvaniser les troupes. Que ce mésusage de la démocratie directe perturbe notre agenda diplomatique et comprime la réflexion des autres partis sur les objectifs et les moyens de notre politique étrangère, le premier parti de Suisse, nanti de deux conseillers fédéraux, s’en fiche éperdument. Il n’est pas là pour gouverner ou régler les problèmes, il est là pour affaiblir l’Etat afin que prospèrent sans cadre légal trop contraignant ou trop coûteux les affaires de la famille Blocher et de ses amis milliardaires.
Ces gens-là se sont battus comme des lions pour empêcher l’UDC de dynamiter le pont bilatéral, et maintenant ce sont eux qui vont poser leurs propres mines.
Or donc, depuis dimanche soir, au lieu de savourer leur victoire, ceux que nous appellerons les «bilatéralistes» ( pour l’attachement indéfectible qu’ils vouent à la solution «accords bilatéraux» permettant de régler nos relations avec le premier bloc commercial de la planète), sombrent dans une crise de masochisme. Au lieu de considérer avec sérénité la prochaine étape, les présidents de partis et les partenaires sociaux rivalisent de mots graves et accablants pour enterrer la ratification de l’accord-cadre négocié pendant 5 ans et en attente de paraphe depuis décembre 2018. Ces gens-là se sont battus comme des lions pour empêcher l’UDC de dynamiter le pont bilatéral, et maintenant ce sont eux qui vont poser leurs propres mines.
Jalousie, arrogance et fatalisme
Comment en est-on arrivé à une telle absurdité? Depuis la fin des années 1990, la Suisse appréhende le dossier de ses relations avec une communauté européenne en constant développement par un mélange de jalousie, d’arrogance et de fatalisme.
La jalousie se manifeste dans l’obsession, qui détermine toute sa stratégie de politique économique extérieure, de ne pas être discriminée par rapport à ses principaux concurrents, de mieux en mieux organisés sur le plan économique. La Confédération ne veut pas être membre du club, mais elle veut pouvoir utiliser toutes ses commodités.
L’arrogance tient dans la conviction d’une bonne partie des Suisses qu’ils pourraient se passer sans trop de dommages de relations privilégiées avec les Européens. Le mythe d’une Suisse splendidement indépendante carbure à plein régime, générant les succès électoraux de l’UDC, au mépris de notre histoire réelle: de 1291 à nos jours, les Confédérés doivent leur prospérité aux échanges économiques, militaires et culturels avec leurs voisins.
Un fatalisme désabusé s’est installé dans maintes têtes: l’UE nous est indispensable, mais elle passe son temps à nous torturer avec ses exigences sans la moindre considération pour notre souveraineté nationale. Nombre de bilatéralistes aimeraient pouvoir appuyer sur le bouton pause, alors que l’UE ne cesse d’agrandir ses domaines d’activités.
Le bon élève muet
Notre culture politique étant également empreinte d’une solide dose de pragmatisme la doctrine de notre attitude face aux Européens fut ainsi résumée par Franz Blankart, alors Secrétaire d’Etat chargé de négocier l’accord sur l’Espace économique européen: «être en position d’adhérer pour ne pas avoir à le faire». Le masochisme du bon élève, en quelques sortes: être prêt à répondre, mais ne jamais prendre la parole pour donner son point de vue.
Un objectif, une option et puis plus rien du tout…
Justement, la discussion sur les avantages d’une adhésion à l’Union européenne a été liquidée par les partis politiques, dès les bilatérales lancées au tournant des années 2000. Les bénéfices d’une adhésion ne sont même plus analysés dans les rapports du Département fédéral des affaires étrangères, alors que l’Union a aimanté presque tous les pays de notre continent. L’adhésion fut pourtant «l’objectif» de notre politique d’intégration, puis reléguée sous l’influence de l’UDC au rang d’option, puis plus rien du tout. Même pas un souvenir dans la tête des conseillers fédéraux en place. Pour parler de la solution de l’adhésion de la Suisse à l’UE, nos ministres attendent d’être à la retraite. Tout comme la plupart des diplomates qui se sont occupés du dossier.
La surenchère étonnée
À la lumière de ce non-dit, face à ce trou noir, l’accord-cadre, dotant les accords bilatéraux d’un mécanisme de règlement des différences d’interprétation du droit européen repris par la Suisse, devrait être considéré comme la solution miracle, épargnant aux partis politiques et au gouvernement toute réflexion sur une solution plus ambitieuse. Mais non. Le président du PDC, Gerhard Pfister, fait mine de découvrir que le Conseil fédéral injecte du droit européen dans les lois suisses chaque semaine, et que la Cour de justice de l’Union européenne étant in fine la garante de l’application du droit européen, la Suisse ne peut prétendre à l’interpréter pour elle-même.
A gauche, la surenchère étonnée est également surjouée. On fait mine de croire que la lutte contre le dumping salarial ne peut être réalisée que par Bruxelles, alors que partenaires sociaux, cantons et Confédération peuvent demain matin décider ensemble de mieux contrôler les chantiers et les conditions des travailleurs détachés. Et, de même, s’entendre moralement pour privilégier la main d’œuvre indigène, dans une sorte de paix du travail renouvelée.
Renversement de doctrine sur les aides d’Etat
Quant aux cantons qui redoutent des complications sur les aides d’Etat, il faut leur signaler que ce cadre a totalement sauté depuis la pandémie COVID-19. La Commission n’a cessé d’octroyer aux pays membres des dérogations afin qu’ils puissent venir en aide aux secteurs impactés par la crise. Ce renversement de doctrine (les aides d’état étant réputées fausser la concurrence) laisse augurer une belle marge de manœuvre dans de futures applications.
Un statut d’exception
Dans ce concert alarmiste, les bilatéralistes masochistes se noient dans les détails juridiques et passent à côté de l’enjeu politique. Ils perdent de vue que l’accord-cadre représente pour la Suisse une solution sur-mesure qui n’existe que pour elle. La panoplie juridico-commerciale de l’UE prévoit pour les non-membres un partenariat rapproché au sein de l’Espace économique européen (refusé par nous en 1992), ou le statut d’état tiers, bien moins avantageux économiquement que nos accords bilatéraux. Renoncer à l’accord-cadre, c’est renoncer à ce statut d’exception. La probabilité que l’UE nous en concède un meilleur relève de l’utopie, surtout dans le contexte du Brexit.
Dans la définition de sa politique européenne, le Conseil fédéral a toujours un peu peur de son ombre. Il a tendance à jouer la montre. Accueillant avec satisfaction le vote du 27 septembre, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, a ainsi pris soin d’indiquer qu’elle était disponible pour des éclaircissements sur la portée de l’accord-cadre négocié, mais qu’elle s’attendait à ce que le Conseil fédéral entame sa ratification «rapidement».
Expliciter le contenu
Notre gouvernement devrait donc sans tarder présenter et expliciter le contenu de l’accord-cadre. On ose espérer qu’il a utilisé les derniers mois pour obtenir de Bruxelles les clarifications sur les points litigieux, tout en les gardant secrètes afin de ne pas perturber la campagne de votation du 27 septembre.
Les trois autres options qui s’offrent au Conseil fédéral ne sont guère réalistes. Laisser tomber l’accord-cadre est une option idiote. Cela reviendrait à enterrer la voie bilatérale alors qu’elle vient d’être sauvée par le peuple et les cantons. Laisser pourrir la mise à jour des accords actuels, bloquée par la non ratification de l’accord-cadre, ne serait pas très intelligent au moment où l’économie suisse a besoin des meilleures conditions possibles pour faire face aux conséquences de la pandémie. Demander à renégocier représente une option hautement improbable, maintes fois exclue par la Commission. Mais entre renégociation formelle et éclaircissements politiques, il y a peut-être une petite marge pour permettre à tous les interlocuteurs de sauver la face.
Comme souvent quand une crise semble insurmontable, il faut envisager une sortie par le haut, ambitieuse et courageuse. Simonetta Sommaruga, la présidente de la Confédération, doit aller à Bruxelles obtenir des clarifications sur la portée de l’accord-cadre, et sceller un deal politique.
Sur le front interne, Karin Keller-Sutter et Ignazio Cassis doivent aligner les partenaires sociaux et sceller une entente sur de nouvelles mesures d’accompagnement de cette étape additionnelle de notre politique d’intégration européenne.
Empoigner le débat sur la souveraineté
Quant aux partis gouvernementaux et aux Verts, ils doivent empoigner une discussion sérieuse et scientifiquement documentée sur les avantages et les inconvénients en termes de souveraineté de la voie bilatérale, de l’accord-cadre et de l’adhésion à l’UE. Ils ne doivent plus laisser l’UDC confisquer le débat sur ce thème, mais oser l’affronter avec leurs propres valeurs. Ils doivent également réfléchir à ce que signifie réellement la souveraineté face aux défis climatiques, sanitaires et numériques actuels : se calfeutrer ou se concerter? Le souverainisme de pacotille ne mène à rien.
Ce même 27 septembre, le peuple a accepté de justesse l’achat de nouveaux avions de combat. Ce vote beaucoup plus serré que prévu démontre un grand embarras des Suisses sur les notions d’indépendance, d’interdépendance, donc de souveraineté. L’époque, qui voit le duopole Chine-Etats-Unis prétendre régenter le monde, se prête à des nouvelles réflexions… qui devraient conduire les Suisses à considérer qu’ils se sentent tous comptes faits bien plus européens, de cœur et de destin, que ce que l’UDC leur a martelé ces deux dernières décennies. Il s’agit d’ailleurs moins désormais d’opérer un choix économique que politique.
*Article paru le 30 septembre 2020 sur le site Bon pour la tête