La Suisse qui viendra, plus humble et plus collective

Georges-André Chevallaz avant d’être conseiller fédéral avait écrit un manuel d’histoire, où il développait l’idée d’une nation à contre-courant des autres, échappant aux fracas du monde. La Suisse qui vient fera éclater cette bulle idéologique et les illusions de splendide isolement qu’elle a nourries.

Notre pays va avoir de plus en plus conscience de participer à la même histoire que ses voisins. Finies les politiques de niche, liées à l’exploitation des frontières et des différences exacerbées par les arguties des juristes. L’exceptionnalité du destin helvétique aura été une parenthèse, ouverte par la première guerre mondiale et refermée, un gros siècle plus tard, par les problèmes dérivant du réchauffement climatique.

La Confédération, épargnée par les conflits, est devenue allergique aux risques et à l’incertitude. Elle a développé un système d’assurances et de réassurances unique au monde. Or, le réchauffement climatique qui fait fondre le permafrost va générer de plus en plus de catastrophes sur le territoire national : éboulements, crues, avalanches, incendies,… Contre ces risques naturels, la Suisse va mesurer son impuissance. La conquête des sommets et des vallées qui a repoussé les limites des zones habitées et exploitées par l’homme va être puissamment remise en question. Nos montagnes étaient notre refuge, un réduit aussi mythique que protecteur. Il va falloir les désinvestir et tenter de mieux protéger ceux qui persisteront à y vivre.

Notre état libéral va devoir ainsi se muscler fiscalement. Pour affronter les défis de la transition énergétique, pour combler les inégalités creusées par la crise, pour réparer une société ébranlée dans ses certitudes par la dureté de la pandémie, l’état devra disposer de plus de moyens financiers. Il s’agira d’inventer une nouvelle fiscalité digne de l’ère numérique qui a révolutionné les modes de production, de distribution et d’enrichissement.

Dans cet exercice d’adaptation aux contraintes de l’époque, la Suisse devra trouver des solutions avec les autres pays. Elle devra comprendre que la vraie souveraineté consiste à savoir bien gérer l’interdépendance, plutôt que de croire que l’on peut avoir raison tout seul.

À la Suisse qui apparaîtra d’ici quelques années, plus vieille mais aussi plus consciente de sa démographie cosmopolite, il faudra des hommes et des femmes, une classe dirigeante animée par le bien commun, guidée par la rationalité scientifique. L’adversité soude les équipes. Celles et ceux qui ont géré la crise COVID et ses conséquences seront motivés par une volonté d’aller de l’avant, de ne pas répéter les erreurs du passé. Elles et ils seront à la fois plus humbles et plus déterminés. Dans cette Confédération à venir, l’argent ne sera plus le symbole de la réussite individuelle, mais un moyen de servir une collectivité habitée par un esprit plus solidaire.

*Paru dans Il Caffè en italien le 20 décembre 2020

Cacophonie fédéraliste

Face à la deuxième vague, les autorités fédérales et cantonales ont manqué de coordination, de détermination et d’anticipation, malgré les leçons tirées, croyait-on, de la première.

Ce printemps, le Conseil fédéral nous a joué «pandémie = droit d’urgence + mesures d’exception ». Cet automne, il a orchestré «cacophonie fédéraliste». La succession des messages relèverait de la farce si nous ne vivions pas une tragédie: Pics de contagion en Suisse romande? Que les Romands se débrouillent! Ski interdit chez nos voisins? Pas question de fermer nos stations! Les cas de COVID se multiplient en Suisse alémanique? Aïe, on propose de tout fermer à 19h et le dimanche. Et tant pis si les cantons de l’Ouest viennent de s’imposer ce dur régime et commencent à rouvrir restaurants, commerces et activités culturelles! Qui voudrait prouver que le fédéralisme est le tombeau d’une gouvernance efficace ne s’y prendrait pas autrement. Divisé comme rarement, désorienté face à l’adversité, le Conseil fédéral perd son autorité et sa crédibilité.

Fait exceptionnel, cinq cantons romands et Berne se sont unis dans une même protestation contre les mesures soumises en consultation mardi soir par le Conseil fédéral. «Il est primordial, disent-ils, que la population puisse avoir accès, sous strictes conditions, à d’autres activités que celles essentiellement liées au travail et aux achats.» Une manière polie mais ferme de dire que l’on ne gagnera pas la lutte contre la COVID avec des gens déprimés et moralement épuisés. Même si le gouvernement a entendu cette colère, il a commis une faute.

Les Tessinois et les Romands ne sont pas des Suisses de seconde zone. Il est affligeant que, dans la gestion de la pandémie, le Conseil fédéral et la majorité alémanique donnent l’impression que leurs difficultés ont été d’ordre régional et pas national.

Trois semaines après le vote sur l’initiative multinationales responsables, la séquence est désastreuse. Les Romands ont gagné le vote du peuple, mais perdu à cause de la double majorité des cantons. Non seulement leurs voix comptent moins que celles des Confédérés de Suisse centrale, mais en plus les efforts consentis tout au long du mois de novembre dans la lutte contre la pandémie ont été dans un premier temps méprisés. Cela laissera des traces, poisseuses, sur la cohésion nationale.  

Une manière de réconcilier tout le pays serait de gérer les effets financiers et économiques de la crise avec hauteur. L’état de la dette et le niveau bas des taux d’intérêt devraient permettre au Conseil fédéral de se montrer généreux dans les indemnisations comme dans les mesures de relance sectorielles. Cela pourrait dissiper les divisions, lorsque la situation sanitaire sera maîtrisée et que la crise économique déploiera toute sa férocité. Il faut hélas craindre que cette lucidité manquera, elle aussi, au Conseil fédéral.  

*Paru dans Il Caffè le 12 décembre 2020

Le lâchage des « Arts et métiers »

La crise sanitaire est dévastante. La crise économique le sera encore plus. Une chose étonne : le peu d’attention à ce que l’on nomme poétiquement les « arts et métiers », ces milliers de petites entreprises qui forment le marché intérieur.

Dans les plans de soutien public, les commerces et les services de proximité sont – avec la culture – les grands oubliés : trop petits pour être aidés, trop indépendants pour entrer dans le système des RHT (réduction des horaires de travail).

Ce manque de sensibilité est inquiétant de la part des deux conseillers fédéraux en charge des finances et de l’économie, Ueli Maurer et Guy Parmelin, les deux élus UDC du gouvernement, un parti qui considérait l’USAM (l’Union suisse des arts et métiers) comme sa chose. La défense des PME ne serait-elle qu’un slogan en période de votations ou d’élections ?

Ministre des finances, Ueli Maurer agit comme si les caisses fédérales étaient les siennes propres et pas les nôtres. Sur le marché des capitaux, les investisseurs paient pour acquérir des obligations de la Confédération. Dans ces circonstances exceptionnelles dues aux taux d’intérêt négatifs (qui rongent nos futures retraites, mais c’est un autre problème), il y aurait une certaine logique à s’endetter pour faire face à une situation exceptionnelle.

Ministre de l’économie, Guy Parmelin peine à mettre en oeuvre des solutions concrètes pour les petites et moyennes entreprises, alors que, depuis le mois de mars, on sait que leurs particularités n’entrent pas dans les schémas technocratiques de gestion du chômage partiel, appliqué aux crises conjoncturelles usuelles. Quant on voit l’énergie mise par Viola Amherd à trouver un rôle pour l’armée dans cette pandémie, on se plaît à rêver d’une autre répartition des départements lorsqu’elle fut élue au Conseil fédéral. La Valaisanne a l’inventivité et l’énergie dont son collègue vaudois paraît tristement dépourvu.

Ce lâchage des acteurs du marché intérieur par les deux conseillers fédéraux UDC survient au moment où, pandémie oblige, les industries d’exportation sont à la peine, elles qui d’habitude tirent la croissance vers le haut, et dont les performances irriguent le tissu économique local.

Le commerce et les services de proximité ne peuvent compter que sur le capital sympathie des consommateurs. Mais, ceux-ci calfeutrés chez eux par injonction gouvernementale, sommés de réduire leurs contacts au minimum, risquent de différer leurs dépenses, pour autant que leur pouvoir d’achat soit resté intact. Bref, en termes d’impulsions, les courbes risquent de rester désespérément plates.

Cette crise a un coût humain, social et économique épouvantable, dont nous n’avons pas encore pris la pleine mesure. Ceux qui répondent si mal à ses exigences de solidarité en paieront-ils aussi, un jour, le coût électoral ?

Et si c’était oui…

Dans son bureau bernois, Karin Keller-Sutter croit d’abord à une mauvaise blague de son staff. Puis le sang-froid de la conseillère fédérale saint-galloise l’emporte sur l’incrédulité : l’initiative de limitation lancée par l’UDC a obtenu une majorité populaire de justesse, mais l’aval de 14 cantons et 4 demi-cantons. L’analyse Vox montrera dans quelques mois que l’impact du COVID19 sur l’humeur des Suisses a été complétement sous-estimée dans les sondages. *

La Berne fédérale est en état de choc. Des dizaines de professeurs des deux écoles polytechniques annoncent qu’ils vont quitter la Suisse, par peur d’être déconnectés des réseaux de recherche européens. Cet exode des cerveaux gagnera également les hautes sphères managériales des grandes entreprises. Pour les migrants très qualifiés, la Confédération cesse d’être « the place to be ».

Après une houleuse séance de crise, le Conseil fédéral décide d’envoyer Simonetta Sommaruga négocier à Bruxelles. Mais avec quelles cartes ?

Le Conseil fédéral mise sur un atout maintes fois utilisés par le passé. Il sort son chéquier, annonçant une contribution extraordinaire de 2 milliards de francs de la Suisse au plan de relance européenne, décidé en juillet par les 27 (qui accueillent poliment, mais ne promettent rien en échange).  

La présidente de la Confédération essaie ensuite de faire admettre aux Européens que la Suisse est un cas particulier en termes d’immigration et que cela vaut dérogation à une stricte application du principe de libre-circulation. La Commission n’entre pas en matière sur ce raisonnement jésuitique et rappelle qu’en cas de résiliation de la LCP, la clause guillotine sera appliquée.

Pour montrer sa bonne volonté aux 27, le gouvernement paraphe alors l’accord cadre. L’UDC hurle à la trahison et exige la démission du collège.

Fin décembre sortent les premiers chiffres sur l’impact du oui: le PIB, qui avait d’abord montré des signes de reprise après la première vague du COVID19, a définitivement décroché.

Avec l’utopie du désespoir devant tant d’incertitudes, quelques voix dans les milieux économiques réclament que le Conseil fédéral réexamine le scénario de l’adhésion de la Suisse à l’Union européenne.

En janvier 2021, Guy Parmelin est obligé de consacrer son premier voyage présidentiel à une tentative de réconciliation avec Bruxelles. Ses sourires crispés face à une Ursula von der Leyen affable mais inflexible deviennent le symbole de l’enlisement diplomatico-commercial dans lequel la Suisse est tombée pour longtemps.

Ce qui précède n’est qu’un vilain cauchemar. Ce 27 septembre, Karin Keller-Sutter a triomphé avec plus de 60% de non à l’initiative de l’UDC. Le Conseil fédéral peut dès lors lancer une double offensive. Sur le plan interne, il réunit les partenaires sociaux, qui ont assuré la victoire, et leur propose d’élaborer de nouvelles mesures d’accompagnement. Celles-ci entreront en vigueur si les Suisses acceptent l’accord-cadre institutionnel. Sur le plan extérieur, fort de clarifications obtenues à Bruxelles, mais restées secrètes, le gouvernement paraphe le texte négocié avec l’UE, et qui va fluidifier la gestion quotidienne des accords bilatéraux. Impressionnés par l’ampleur du non, les 27 proposent aux Suisses de les associer à leur projet d’Europe de la santé. Ignazio Cassis reprend le lead du dossier européen tout en s’appuyant sur la méthode de concertation de KKS.

*Article paru dans l’hebdomadaire Il Caffè le 27 septembre 2020

A la fin, c’est l’Europe qui gagne

Malgré les Cassandres, les 27 ont réussi en un temps record à se mettre d’accord sur un plan de relance d’une portée historique. Le spectacle des divisions européennes relève du passage obligé, à destination des opinions publiques. Derrière le compromis, de grands changements se profilent.*

L’Europe se fait dans les crises. L’adage de Jean Monnet se vérifie. Le sommet européen du 17 au 21 juillet a pris des allures de crise de nerfs, en quasi direct. Négocier à 27 n’est pas facile, la règle de l’unanimité donne un droit de veto extravagant aux états membres qui les entraîne logiquement à monter les enchères, et alimenter le marchandage.  C’est que chacun a des comptes à rendre devant son opinion publique et aussi, bientôt, devant son parlement. Il fallait donc bien ce spectacle pour que chacun puisse rentrer la tête haute. Ce fut plus long qu’un tweet du président américain, et plus transparent qu’une séance du comité central du parti communiste chinois. La démocratie est un jeu complexe, mais qui produit au terme d’un processus souvent laborieux et confus une légitimité à nulle autre pareille.

Une performance impressionnante 

Tous ceux qui mettent en avant la désunion européenne, les lignes de fractures nord-sud ou est-ouest, devraient revoir leur lexique. A la fin, laborieusement mais sûrement, l’union a triomphé. Quatre ans après le Brexit qui devait faire éclater l’UE, quatre mois après le début de l’éprouvante crise sanitaire du COVID-19, deux mois après que la Commission a reçu mandat de proposer un plan de relance, le Conseil européen s’est mis d’accord sur un paquet financier global (budget et plan de relance) de 1800 milliards d’euros, soit 10% du PIB des états-membres. Il se trouvera toujours des Cassandres pour pointer tel ou tel détail et affirmer que l’on aurait pu aboutir à mieux, doser différemment les outils, mais reconnaissons que la performance est impressionnante.  

Dans un monde où les négociations multilatérales sont complètement bloquées, le fait que 27 pays se mettent d’accord pour gérer les conséquences économiques de la pandémie devrait être salué avec enthousiasme, à l’instar du  Dalaï-Lama qui a trouvé le résultat des leaders européens «encourageant». 

Une fois encore les souverainistes sont perdants, même si leur pouvoir de nuisance reste entier. Leur posture de primauté nationale échoue face aux solidarités européennes existantes. Dans une Union à 27, plus personne ne peut prétendre se sortir seul d’une crise, quelle qu’elle soit. Le marché unique reste le meilleur des ciments. C’est autant par idéalisme que pour préserver ses exportations que l’Allemagne d’Angela Merkel s’est rangée du côté de la France pour imposer une mutualisation des dettes longtemps refusée. On notera que parmi les pays qui bénéficient le plus du marché unique figurent, après l’Allemagne, les Pays-Bas.

Personne ne se sauve tout seul 

La zone euro rajoute une autre couche de ciment: si un de ses membres coule, les autres couleront aussi ou connaîtront de grosses turbulences, même si la gestion de leurs finances publiques passe pour vertueuse. Mardi, peu après l’annonce du compromis, les taux d’intérêt sur les emprunts italiens refluaient, signe que les marchés ont capté qu’il est désormais vain d’espérer que la digue cède.

Il y a un réalisme cru dans la conscience que les partenaires ont de leur interdépendance. Ressassé jusqu’à la nausée, le cliché des cigales du Sud et des fourmis du Nord biaise la réalité des transferts au sein de l’UE: l’Italie reste une contributrice nette, qui donne plus d’argent à ses partenaires qu’elle n’en reçoit. À l’Est, les nombreux bénéficiaires s’en sont souvenus. Ne pas aider la péninsule à se relever de la crise sanitaire qui l’a particulièrement touchée aurait confiné à l’indécence, et créé encore plus de difficultés et de contrariétés à moyen terme.  L’Italie bénéficiera de 209 milliards d’euros (82 milliards de subventions et 127 milliards de prêts).

Interpellé sur la fluctuation de ses états d’âme pendant les presque 100 heures de négociation, Charles Michel, le président du conseil européen, a livré une des clés du résultat: par-delà les agacements et les frustrations, le sentiment que l’on ne peut pas renoncer, face à un tel enjeu, a prévalu parmi les 27 chefs d’état et de gouvernement.

Après une mise sur orbite difficile, la commission von der Leyen, entrée en fonction le 1er décembre dernier, a donc réussi son baptême du feu. La voici dotée d’un cadre financier extraordinaire pour déployer son programme et surmonter la crise du COVID-19.

Fin de l’euro-désillusion?

L’UE n’est pour autant pas au bout de ses peines. La récession économique s’annonçant féroce, les attentes sur l’impact des outils de relance sont décuplées. L’effet des milliards d’euros de prêts et de subventions devra être perçus par les citoyens. L’effort de solidarité, acté ces derniers jours à Bruxelles, donne l’opportunité aux institutions européennes de montrer à quoi elles servent. Et de mettre fin ainsi à une longue période d’euro-désillusion.

Les 27 devront également gérer les conséquences du saut fédéraliste qu’ils viennent d’accomplir, plus ou moins à l’insu de leur plein gré. De nombreuses voix appellent à une réforme du mode de gouvernance. A la règle de l’unanimité, si bloquante, pourrait se substituer celle des majorités qualifiées. La primauté du conseil européen, et de la méthode intergouvernementale qui en découle, empêche toute agilité de l’Union, puisque tout dépend des réunions des chefs d’état et de gouvernement. Si la Commission dispose de plus de moyens, elle devrait logiquement pouvoir agir sans multiplier les consultations et les validations. Pour les pays dits «frugaux», emmenés par les Pays-Bas, il y a un risque d’effet boomerang: leur stratégie de surenchère durant cette crise exceptionnelle pourrait entraîner à moyen terme leur neutralisation et leur marginalisation. Car l’UE, si elle peine souvent à aller de l’avant, ne revient jamais en arrière. L’avancée fédéraliste de l’été 2020 est un tournant dans la saga continentale. 

Rôle des frontières

Des changements sont également à prévoir dans la fiscalité. La Commission va plancher sur de nouvelles taxes pour se re-financer dans les deux domaines notamment dont elle a fait sa priorité: l’écologie et le numérique. A cet égard, les Suisses devraient porter une grande attention aux conclusions du conseil: les Européens y témoignent noir sur blanc d’une conscience plus aigüe de la notion de frontières extérieures et d’équilibres dans les bénéfices et les contributions des états tiers. Il faudra s’assurer que nous sommes toujours considérés comme un partenaire privilégié du marché unique, et du bon côté de la frontière.

Un trio de femmes influentes

Un dernier point sur cette avancée historique de l’UE: elle s’incarne dans le trio féminin constitué par Angela Merkel, Ursula von der Leyen et Christine Lagarde. Leur style n’est guère flamboyant, mais elles ont une manière de défendre les principes et les finalités de l’Union avec une redoutable efficacité. Jusqu’ici les grandes figures européennes, tels Jean Monnet ou Jacques Delors, étaient des hommes. Dans la grande joute qui s’est déroulée du 17 au 21 juillet à Bruxelles, la chancelière allemande, la présidente de la commission et la présidente de la Banque centrale ont démontré que les femmes, qui en ont longtemps été écartées, ne sont pas moins influentes dans la construction européenne.

*Article paru le 23 juillet 2020 sur le site Bon pour la tête

La presse est un bien public


La plus spectaculaire des reprises économiques ne changera rien à l’affaire: la presse écrite ne peut plus compter sur la pub pour prospérer. Si la Suisse veut maintenir la diversité médiatique, elle doit soutenir le travail journalistique, indépendamment du support de diffusion. Nous sommes arrivés au moment où ce qui est vrai depuis des décennies pour l’audiovisuel devrait le devenir pour la presse imprimée ou en ligne. Après tout, celle-ci n’est pas moins vitale que celle-là pour la vitalité de la vie démocratique.

Les producteurs de désinfectant ou les entreprises de nettoyage profitent de la pandémie, pourquoi diable n’est-ce pas le cas de la presse? Elle aussi a gagné de nouveaux consommateurs!

Les crises ont toujours dopé l’audience des journalistes. Cela commence avec la Révolution française qui voit apparaître toutes sortes d’imprimés militants. L’essor de la presse est consubstantiel aux revendications démocratiques.

Ce lien prend un tour industriel avec la guerre hispano-américaine de 1898, qui conduira à l’indépendance de Cuba. La presse américaine fait campagne de manière hystérique pour une intervention dans l’île alors sous domination espagnole. Elle somme le gouvernement américain de mettre fin à sa politique étrangère isolationniste. Le tirage des journaux gonfle, les profits de leurs propriétaires aussi. Le magnat de la presse William Randolph Hearst, qui inspirera le film Citizen Kane de Orson Welles, obtient le déclenchement d’une «splendide petite guerre», selon l’expression de l’époque, non sans recourir à de fausses nouvelles.

Crises et grands événements internationaux dramatiques génèrent ainsi une augmentation des ventes. Le COVID-19 a réveillé la soif de savoir et de comprendre du public. Alors, pourquoi des perspectives si sombres pour les rédactions que la Berne fédérale a décrété une aide d’urgence et prépare à terme des aides structurelles?

Le modèle économique des journaux, fondé sur la manne publicitaire, s’est effondré en vingt ans. Dans les belles années, la publicité finançait jusqu’à 80% le budget des rédactions (voir 100% pour les gratuits). Le prix payé par le lecteur n’a jamais couvert les coûts du travail journalistique, de l’impression et de la diffusion. Nous étions dans un système de dumping, où chacun trouvait son compte: le lecteur s’informait à bon compte, la publicité trouvait une audience respectable pour vanter ses produits.

Mais, avec l’émergence d’internet, la publicité a fui ailleurs, sans qu’il soit scientifiquement démontré que sa diffusion virtuelle encourage plus que son impression papier le consommateur à consommer encore plus. Le ciblage, nourri des données personnelles que nous laissons traîner sur les réseaux sociaux, revêt désormais un attrait irrésistible aux yeux des annonceurs.

Conséquence de ce transfert, les coûts de production de la presse ont été rognés peu à peu, l’offre journalistique s’est réduite (moins de pages, moins de journalistes) jusqu’à la mort de certains titres. Et l’agonie continue, fortifiée par le virus qui a coupé net les budgets d’annonces d’une économie mise à l’arrêt pour raison sanitaire. La plus spectaculaire des reprises économiques ne changera rien à l’affaire: la presse écrite ne peut plus compter sur la pub pour prospérer.

Le précédent audiovisuel

Lorsque la radio et la télévision sont apparues, au vu des investissements hors normes qu’elles nécessitaient, l’Etat a décidé de soutenir financièrement leurs activités journalistiques et de divertissement. C’est pour cela que nous payons une redevance, qui nous assure des programmes produits dans quatre langues nationales.

Nous sommes arrivés au moment où ce qui est vrai depuis des décennies pour l’audiovisuel devrait le devenir pour la presse imprimée ou en ligne. Après tout, celle-ci n’est pas moins vitale que celle-là pour la vitalité de la vie démocratique, surtout dans un pays fédéraliste comme le nôtre, où le citoyen doit se forger une opinion afin de voter sur des myriades de sujets. L’aide à la presse devrait être un soutien au travail journalistique respectueux de la déontologie de la profession, quel que soit le support de diffusion. Pourquoi un enquêteur qui présente ses recherches avec des images filmées mérite-t-il plus de pouvoir poursuivre son travail que celui qui rédige un texte? Le numérique a fait éclater le cadre traditionnel de la presse, il faut en tirer les conséquences, car l’information fiable a un coût, quel que soit son vecteur et sa mise en scène.

Si la presse encourt actuellement un danger mortel, en Suisse comme partout ailleurs, ce n’est toutefois pas que pour des raisons économiques. Elle a aussi un problème de crédibilité.

Les facéties people ont détrôné les sujets complexes

La presse ne fait plus autorité. Pour différentes raisons comme la concurrence de l’indomptée et interminable discussion sur les réseaux sociaux, qui captivent le temps et l’attention de ceux qui naguère lisaient les journaux. Mais aussi l’intérêt trop marqué pour les facéties des people au détriment de sujets plus complexes. Cette dérive de la hiérarchie de l’information a conduit à une personnalisation des enjeux qui a rendu le débat public obscur et décourageant − si tout dépend d’un homme ou d’une femme à quoi bon voter, s’engager et même s’informer?

La presse était jadis crainte et redoutée. Elle est haïe et méprisée. Le pouvoir économique et financier tolère mal les remises en cause et les requêtes de transparence. Il s’appuie de plus en plus sur les procédures judiciaires pour écarter les gêneurs.

Les régimes autoritaires censurent les journalistes sans vergogne, ou les font disparaître, parce qu’ils ne peuvent tolérer la moindre opposition, fondamentalement incapables qu’ils sont de justifier la légitimité de leurs actes.

Les populistes, qui se réclament du peuple, abhorrent une corporation qui invoque, elle, le bien commun, l’honnêteté intellectuelle et la cohérence, pour déjouer leurs manipulations et leurs amalgames. 

Enfin, les journalistes de presse écrite sont à la merci de grands éditeurs qui ont oublié leur vocation première, parlent des journaux comme de produits ou de marques, et qui ne font plus grand cas de ce que l’on appelait autrefois la responsabilité éditoriale. Les éditeurs ont financé l’expansion de leurs activités digitales par les bénéfices du journalisme, mais il n’y a pas de retour d’ascenseur.

Pourtant, sommés de se résigner à l’inéluctable déclin de leur profession, pressés de générer des clics plutôt que des informations pertinentes pour la salubrité démocratique, les journalistes redressent la tête. Ils se sont mieux organisés pour enquêter au niveau international, mutualiser leurs recherches, et jouer leur rôle de contre-pouvoir face à tous les pouvoirs, quels qu’ils soient. Leur fonction de chien de garde de la démocratie n’est plus comprise? Ils multiplient les initiatives pour l’expliquer et la défendre.

Le privilège d’une élite? 

Etablir honnêtement les faits, faire des liens, questionner, contextualiser, chercher la faille, pratiquer le doute constructif, donner à voir ce que certains voudraient cacher, dénoncer les injustices, telles sont les nobles missions des journalistes.

Il n’y a pas de liberté pour les individus sans liberté de presse et donc sans ces empêcheurs de ronronner de satisfaction béate que sont les journalistes. La liberté de presse suppose la diversité des points de vue et des opinions. C’est un art de la contradiction nécessaire aux démocraties. Mais combien seront celles et ceux qui pourront en bénéficier? Le privilège d’être bien informé sera-t-il réservé à quelque élite ou restera-t-il accessible à tous grâce à une nouvelle définition du service – au – public? L’enjeu dépasse celui des corporations journalistiques économiquement malmenées, il est civilisationnel.

Texte paru en italien dans Il Caffè le 5 juillet 2020 et sur le site Bon pour la tête le 7 juillet 2020

COVID-19: donner du sens à cette crise


La pandémie nous a frappés, gravement impréparés. On ne vous parle pas, dans cette chronique, de masques ou de logistique sanitaire, mais de climat politique. Nous avons été conditionnés pour penser le monde en mode binaire et simpliste. Il va nous falloir redécouvrir les vertus du doute et de la complexité.*

Les crises sont des révélateurs. Pour le meilleur ou pour le pire. Demandons-nous pourquoi celle du Covid-19 nous a tant paniqués ou excédés?

Deux pans de notre histoire politique récente nous ont, me semble-t-il, conditionnés. Depuis les années Thatcher-Reagan, on nous a asséné qu’il n’y a pas d’alternative. Pas d’alternative à nos démocraties libérales dominées par la logique du marché. Cela nous a mal préparés à penser l’impossible, c’est-à-dire à imaginer une pandémie voyageant en quelques semaines à peine d’un marché chinois aux riches régions d’Italie du Nord.

Fin de l’histoire? Quelle farce!

Un certain Fukuyama avait même essayé de nous faire croire que l’histoire était finie par ko technique de l’utopie communiste. Or l’humanité toute entière vient de connaître avec le confinement une disruption brutale, dont nous ne connaissons pas d’équivalent dans nos livres d’histoire. Un événement tragique et implacable. Nous sommes en pleine absence de visibilité.

La pandémie a ouvert une longue période d’incertitudes sanitaires, économiques et sociales. Elle est survenue alors que, autre caractéristique de notre époque, nous sommes journellement gavés de certitudes populistes.  

Soudain la parole est passée des matamores de l’affirmation qui ne se discute pas aux scientifiques doutant à haute voix. On leur demandait de savoir alors que leur méthode est celle du questionnement continu, exigeant des vérifications, et même parfois la subversive coquetterie de penser contre soi-même pour parvenir à avancer.

Croire et savoir

Les précautions et questionnements des médecins et des chercheurs nous sont apparus irritants. Nous venons d’un monde caricaturalement binaire et nous devons réapprivoiser la complexité. Croire et savoir ont toujours autant de mal à s’associer.

Les Blocher, Le Pen, Salvini, Johnson, Trump et autres forts à bras démagogiques nous ont habitués à l’énoncé de solutions simplistes et quasi-miraculeuses. L’ampleur de la pandémie et de ses conséquences nous font prendre conscience de l’intrication subtile des difficultés que nous allons devoir affronter. Vertige.

Pour les politiques, sommés de décider juste, l’épreuve est terrible. Ils doivent trancher, faire preuve d’autorité alors que l’on nage en plein brouillard. Ils adoptent une posture d’humilité et de responsabilité. Ils bredouillent qu’ils ne savent pas, qu’il nous faut vivre avec le doute, mais décident quand même, parce que ne rien décider serait pire, parce qu’il faut avancer, malgré la complexité inouïe de la situation.

Si nous sommes en guerre…

Comment sortir du marasme et de la frustration actuels? C’est là que l’analogie hâtivement lâchée en début de la crise par le président Macron avec la guerre retrouve un peu de pertinence. Une guerre suppose la mobilisation de tous les moyens pour abattre l’ennemi. Mais pas seulement. Il faut aussi pouvoir donner un sens au combat, et motiver les troupes au front comme les civils.

Voyez comme l’actualité, qui a fait s’entre-croiser la pandémie et les célébrations amputées des 75 ans de la fin de la deuxième guerre mondiale, trace une piste intéressante pour ce qu’il convient de nommer le monde d’après.

… poussons la réflexion jusqu’au bout

Pour dépasser une crise, quelle qu’elle soit, il faut un cap, une espérance. Que voulaient les résistants, les partisans et les alliés? Retrouver la liberté mais aussi une société plus juste. Corriger les défauts du monde d’avant pour ne pas revivre une même catastrophe absolue. C’est ainsi que les résistants au fascisme et au nazisme ont écrit des textes qui ont jeté les bases de l’état social. Ils ont énoncé, au cœur des ténèbres, les grands principes qui devaient éradiquer les injustices et les humiliations ayant couvé d’une guerre à l’autre.

Remarquez qu’aujourd’hui, c’est ce même état social, caractéristique européenne, qui est sollicité pour faire face à la pandémie et à ses conséquences: système de santé accessible à tous, assurance-chômage, aides pour les plus précarisés. Le besoin de dignité n’a pas changé. La notion d’interdépendance, rendue récemment abstraite par les souverainistes, a reconquis toute sa légitimité.

Précieuses libertés

Remarquez également à quel point le confinement nous a rendu nos libertés, et particulièrement la liberté de déplacement, précieuses. On nous disait blasés par le consumérisme, décadents même, nous voici avides de rencontrer nos semblables, de voyager, de fraterniser.

Il reste cependant indécent de prétendre que cette pandémie est une chance, une chance de remettre les compteurs à zéro, de tester la décroissance, ou je ne sais quelle sottise. Nous vivons une tragédie, avec des milliers de morts, et autant de familles traumatisées. Nous allons vivre une tragédie avec des milliers de victimes économiques. 

Populistes inaudibles: profitons en!

Nous allons au-devant de temps très difficiles. Les populistes ayant été rendus momentanément inaudibles pendant cette crise, les politiques soucieux de restaurer le bien commun seraient bien inspirés d’articuler un discours de valeurs, plutôt que de juste réparer les dégâts causés par le Covid-19. La farce populiste a pris une telle emprise parce qu’il n’y a pas eu de contre-récit fort.

Il ne faut pas seulement tirer les leçons de la crise, mais lui donner du sens. Je propose l’éloge de la liberté et du doute. L’aspiration à la liberté est le plus puissant des moteurs, le doute la meilleure des méthodes pour affronter tous les défis.

*Article paru le 27 mai 2020 sur le site Bon pour la tête

Penser hors du cadre

En Suisse, la croyance est profondément ancrée : la meilleure politique économique est de ne pas en avoir. Moins le gouvernement se mêle de la vie des entreprises, plus robuste sera notre prospérité. Toute intervention de l’Etat est mal vue dans un pays qui se targue d’être libéral. *

C’est dire si le COVID-19 a bousculé les certitudes. En quelques jours, le Conseil fédéral a décidé une batterie de mesures d’urgence pour faire face aux conséquences économiques du lockdown. En a-t-il fait assez ? Certainement pas puisque, malgré les dispositifs d’aide actionnés, la plus grave contraction du PIB ( – 6,7% ) depuis la crise pétrolière de 1973 est attendue.

La crise révèle les inégalités, et notre filet social qui devrait les réduire n’est pas du tout adapté. Berne n’a pas su venir au secours des indépendants. Notre filet social est formaté pour les salariés, qui possèdent des contrats de travail en bonne et due forme. Il est inopérant pour les femmes de ménage, les travailleurs précaires, les gens sans permis de séjour, les artistes, et pour tous les autoentrepreneurs qui n’ont de main d’œuvre qu’eux-mêmes.

Cette crise a empêché ces dizaines de milliers de gens de travailler et a eu pour conséquence une perte de gain totale, qu’il aurait fallu indemniser tout aussi totalement. Au lieu de cela, on a bricolé : on s’est ingénié à demander aux bailleurs d’être sympas, avec des succès aléatoires. On a proposé des prêts avantageux, mais qui seront comme une épée de Damoclés sur la tête des petits patrons. Si on avait décidé d’indemniser, par exemple, une coiffeuse à hauteur de son revenu habituel, elle aurait pu payer ses charges et les salaires de ses employés, et attendre la fin du confinement sereinement.

Pour les milieux culturels, sportifs et de l’événementiel, la perte de revenus va durer des mois. Avec la stratégie choisie, on va leur donner l’aumône et de facto leur faire payer une crise, sanitaire, dont ils ne sont en rien responsables.

Il faut se demander pourquoi notre gouvernement n’a pas été capable d’imaginer une protection totale pour pertes de gains. Le Conseil fédéral reste obsédé par la peur de s’endetter. Cette crainte de la dépense non couverte nous vaut régulièrement des excédents budgétaires. Mais cette politique vertueuse en comparaison internationale finit par se retourner contre nous.  

Désormais les emprunteurs paient pour acquérir les titres de la Confédération ! S’endetter dans ces circonstances permettrait de repousser les taux négatifs vers la hausse. Ce serait tout bénéfice pour nos caisses de pension et notre épargne. Le franc suisse perdrait un peu de sa force face aux autres monnaies, ce qui aiderait les exportateurs qui vont connaître des temps difficiles. Notre banque nationale n’aurait plus à gonfler son bilan pour maintenir un cours raisonnable du franc.

En s’endettant, le Conseil fédéral pourrait se donner les moyens d’aider tous les secteurs qui en ont besoin et favoriser un redémarrage rapide la croissance, par stimulation de la demande intérieure.

Les dimensions prises par la crise du COVID-19 étaient impensables. La crise économique est devant nous, violente. Courageux contre la pandémie, le Conseil fédéral va devoir penser hors du cadre du frein aux dépenses pour affronter la catastrophe sociale.

*Article paru en italien le 17 mai 2020 dans l’hebdomadaire Il Caffè

Indemnisation des artistes: cessons l’épicerie comptable!

L’interdiction des grands rassemblements empêche une bonne partie du monde culturel suisse de reprendre ses activités, comme tant d’autres secteurs peuvent le faire progressivement depuis le 11 mai. Leur indemnisation est kafkaïenne. Cessons l’épicerie comptable, aidons les artistes en leur versant 4000 francs par mois tant qu’ils ne pourront pas retrouver les planches, les festivals ou les salles. *

Ils sont le sel de nos vies. Mais les artistes butent sur des procédures kafkaïennes pour être aidés, et au bout du labyrinthe ils reçoivent des montants dérisoires, une sorte d’aumône publique (comme nous le narre l’édifiante enquête de 24Heures du 15 mai). C’est si simple de renflouer une compagnie d’aviation, mais si compliqué apparemment de calculer ce que les saltimbanques «méritent» de recevoir pour leurs cachets perdus…

On aide l’aviation sans condition, car infrastructure essentielle à la reprise de nos activités commerciales, rien à redire. Pourquoi ne pas appliquer aux milieux culturels et de l’événementiel la même simplicité? Nous sont-ils moins essentiels? Qui oserait sérieusement prétendre cela?

Alors, une idée: que la Confédération verse à tous ceux qui sont désormais dans la mouise, et qui, rappelons-le, n’en sont pas le moins du monde responsables, 4000 francs par mois, tant que leurs activités ne peuvent pas reprendre (car l’interdiction des grands rassemblements n’est pas près d’être levée). En contre-partie, les bénéficiaires s’engageraient à aller se produire dans les homes pour personnes âgées, offriraient concerts, performances, animations, ou promenades aux autres grands sacrifiés de la lutte contre le COVID-19, cloîtrés de force durant deux mois.  

Une opération de solidarité contre l’adversité.

Une opération transgénérationnelle, après des semaines où l’on a opposé les âges.

Une opération de convivialité contre le confinement des esprits.

Les attentats terroristes de 2015 nous l’avaient fait percevoir: la convivialité, le plaisir d’être ensemble sur une terrasse ou dans une salle de concert étaient visés. A sa manière, la pandémie COVID-19 a le même effet. Elle empêche les rassemblements joyeux et fraternels. Et elle va jeter dans la misère toute une industrie culturelle et créative autour de laquelle, chacun selon ses goûts, nous aimons nous retrouver. N’ajoutons pas à la tragédie des morts du COVID-19 un darwinisme social cynique à l’égard des milieux culturels. 

Dans les mois à venir, pour gérer la catastrophe sociale, les pouvoirs publics vont devoir accomplir un travail fastidieux afin d’établir les dossiers, calculer les indemnités. Il va y avoir un gros engorgement, des besoins de forces supplémentaires. Pourquoi ne pas l’éviter en accordant une compensation forfaitaire de la perte de gains?  Plutôt que d’investir dans la gestion de la crise, accordons une aide directe sans chipoter. Le principe pourrait s’étendre à d’autres victimes de la crise, que notre filet social rafistolé pour faire face aux effets économiques du virus, n’a pas été en mesure de secourir convenablement. 

Essayons une fois dans ce pays de sortir de l’épicerie comptable et de nous montrer grands, généreux!  

Et que l’on ne vienne pas dire que certains pourraient en «profiter». En temps normal, c’est toute la société qui profite des artistes. Nos étés sont une suite de festivals de toutes sortes que nombre de politiciens fréquentent avec assiduité. Cet «arrosage», comme disent tous ceux qui veulent toujours que les aides soient ciblées au millimètre près, serait au demeurant un excellent stimuli pour un rebond de la croissance. Car les gens aux statuts précaires dépensent l’argent, là où d’autres ont les moyens de thésauriser. 

Par le confinement, nos autorités ont voulu éviter un surcroît de mortalité chez les personnes vulnérables. C’est l’honneur d’une société de prendre soin des plus faibles. Mais cela ne devrait pas avoir pour conséquence de laisser crever ensuite à petit feu les artistes et tous les artisans des arts du spectacle, nourriciers de nos âmes, par les ravissements ou les interrogations qu’ils sèment dans nos vies.

*Article paru sur le site Bon pour la tête le 15 mai 2020

L’Union et les mille milliards d’euros

Comme dans chaque période difficile, l’Union européenne est critiquée pour son impuissance. Pourtant, les 27 viennent de se mettre d’accord en un temps record sur un fonds de reconstruction d’une ampleur inédite. Ils sont soudés plus qu’il n’y paraît par leur marché intérieur. Et dans la géopolitique tourmentée qui nous attend, leurs divergences étalées au grand jour valent mieux que les mensonges chinois.*

Chaque nouvelle crise est l’occasion pour les détracteurs de l’Union européenne de clamer que celle-ci lui sera fatale. Le coronavirus ne fait pas exception bien que l’UE aurait déjà dû succomber à la crise financière, à la crise des migrants, à la montée du populisme et au Brexit.

Cette référence quasi constante à la crise fatale tient à plusieurs facteurs. Les plus chauds partisans de l’intégration du Vieux Continent dramatisent toujours les tensions afin d’encourager la Commission européenne et le Conseil européen à se montrer audacieux dans la résolution du problème. Ils sont certainement inspirés par la fameuse citation de Jean Monnet, l’un des pères de l’Europe, invoquée à chaque émergence d’un nœud gordien: «J’ai toujours pensé que l’Europe se ferait dans les crises, et qu’elle serait la somme des solutions qu’on apporterait à ces crises.»

Les pourfendeurs de l’UE voient évidemment les catastrophes comme le révélateur des dysfonctionnements de la machine communautaire. Pour eux l’UE, c’est-à-dire la coopération entre Etats, ne constitue jamais le bon instrument de gestion, puisqu’ils croient dur comme fer que toute difficulté se résout mieux tout seul dans son coin, à l’abri des frontières nationales, dans une affirmation tautologique du principe de souveraineté.

Dans ce procès en impuissance, l’UE souffre de la comparaison avec ses principaux concurrents géopolitiques: les Etats-Unis et la Chine. Elle n’est pas une seule nation, puisque composée de 27 Etats, mais on lui reproche de ne pas être aussi puissante que les deux autres.

Surprise comme tout le monde par le coronavirus, l’UE n’a pas eu d’emblée l’attitude parfaite que l’on attend toujours d’elle. Elle a d’abord étalé ses hésitations et ses différences d’appréciation de la situation, avant de serrer les rangs.

De quatre ans à quatre semaines

Pourtant, comme l’observe sur Twitter Enrico Letta, ancien président du Conseil italien, il y a un gros progrès depuis la crise de 2008. Avant que Mario Draghi n’indique en 2012 que la Banque centrale européenne ferait tout ce qui est nécessaire pour sauver l’euro, l’Union avait déjà enduré quatre ans de tortures sur les marchés financiers. Cette fois-ci, il n’a fallu que quatre semaines pour qu’elle se mette en ordre de marche, et lance un fonds de reconstruction doté de 1000 milliards d’euros. Une jolie performance, même si tous les détails ne sont pas arrêtés (les précisions de la Commission sont attendues pour le 6 mai).  Il y aura encore quelques batailles sémantiques, notamment sur l’usage du mot coronabonds, dérivé des eurobonds synonymes d’une mutualisation des dettes qui fait frémir les pays du Nord. Mais cahin-caha, à coups de subventions, de prêts et d’augmentation de leur budget commun, les Européens vont arriver à agir de manière coordonnée pour relever un défi qui n’est désormais plus seulement sanitaire, mais social et économique.

Sur ce point, la commission von der Leyen vient d’accomplir un grand pas avec la création du dispositif SURE de financement du chômage partiel dans les Etats-membres, doté de 100 milliards d’euros. Jusqu’ici toute avancée de l’Europe sociale avait été bloquée par les Britanniques. La commission a aussi autorisé les pays à accorder toutes sortes d’aides d’Etat à des secteurs en difficultés, alors que ce type de soutien direct est en général prohibé au nom de la concurrence.

Le ciment du marché intérieur

Vu de Suisse, où l’on devrait voter cet automne sur la poursuite de nos liens privilégiés avec l’UE, scellés par les accords bilatéraux, il n’est pas inutile de se demander pourquoi, malgré les réticences des Néerlandais et dans une bien moindre mesure des Allemands, la raison solidaire s’est imposée aux 27.

Si l’on anticipe une récession mondiale à la suite de la pandémie, alors chaque Etat doit se soucier de la solidité de ses relations commerciales. La Chine était l’usine du monde, mais la confiance aveugle dont jouissaient ses produits bon marché est perdue. La pandémie a montré que le régime n’est pas fiable, dans la gestion des risques comme dans la communication de données.

Les relations économiques vont se tendre avec la Chine. Elles n’étaient pas au beau fixe avec l’Amérique de Trump. Les Européens vont donc beaucoup compter sur la dynamique de leur propre marché intérieur pour conjurer l’apocalyptique récession qui s’annonce. Et leur marché unique ne pourra plus être la poule aux œufs d’or si trop de pays s’enfoncent dans la crise. Une image résume ce destin commun: les Néerlandais ont besoin de consommateurs au Sud pour écouler leurs tulipes.

Mais le marché intérieur, petite mondialisation à l’échelle continentale, a développé un autre effet: la chaîne de création de valeur y joue à saute-frontières, chaque pays ayant développé ses compétences dans un certain type de produits. Ainsi une fière voiture allemande comme Mercedes n’existerait pas sans les pièces usinées en Italie. Dans ce jeu de vases-communicants qu’est le marché intérieur, aider le voisin, c’est s’aider soi-même. Par idéalisme ou par réalisme, les Européens sont condamnés à se montrer solidaires.  

Priorités légitimées 

La pandémie est survenue à un moment où l’UE cherchait à réorienter ses priorités sur la sauvegarde de l’environnement et le développement du numérique. La crise du coronavirus légitime a posteriori ces axes de développement: après la catastrophe, il n’y a plus guère de doutes sur le fait qu’il faut relocaliser un certain nombre de productions stratégiques (y compris agricole), qu’il faut encourager les circuits plus courts de distribution, et qu’il faut promouvoir des technologies numériques compatibles avec la préservation des libertés individuelles. 

L’avantage d’une gouvernance multiple

Les comparaisons économiques et démographiques des analystes géopolitiques donnent souvent l’Europe perdue d’avance, pas assez innovatrice, trop vieille. Le Covid-19 met désormais en concurrence la manière dont les puissances gèrent la crise. Par rapport à la Chine et aux Etats-Unis, la comparaison systémique avantage l’UE, malgré tous les défauts que l’on prête à sa gouvernance multiple: personne ne se demande si elle ment, les statistiques sur le nombre de morts ou de personnes contaminées sont fiables (même si pas harmonisées), les erreurs d’évaluation y sont débattues ouvertement, la doxa officielle de tel ou tel responsable politique y est d’autant plus critiquée que les citoyens ont le loisir de comparer avec ce qui se passe chez les autres pays membres.  

Dans un mélange de stratégies coordonnées et de libertés laissées aux pouvoirs de proximité (les Etats-membres mais aussi les régions), l’UE démontre en même temps son caractère profondément démocratique, et la nécessité de partager les souverainetés pour gagner en efficacité. Contre les fléaux quels qu’ils soient, les démocraties, parce qu’elles n’ont pas peur de confronter les opinions et les solutions, sont toujours mieux armées que les pouvoirs centralisés et dictatoriaux.

*Article paru sur le site Bon pour la tête le 28 avril 2020