Baliser l’avenir, ou non

Au menu du 27 septembre, une initiative populaire, quatre référendums et une grosse incertitude: le COVID19 a-t-il re-mélangé les cartes de la politique suisse, une année après des élections fédérales décoiffantes? *

L’initiative «de limitation» veut mettre fin à la libre-circulation des personnes (LCP). Elle sonne la revanche du vote de février 2014, où 50,3% du peuple avait accepté le texte de l’UDC contre l’immigration «de masse». Les sondages donnent cette fois-ci l’UDC perdante. 

L’enjeu, crucial, est connu. La bataille de chiffres sur l’impact des accords bilatéraux occulte d’autres arguments. La LCP est une liberté individuelle fondamentale. Pour les Européens, mais aussi pour nous! Et pour les 460 000 compatriotes vivant dans un pays européen. Leurs conditions d’établissement seraient profondément péjorées en cas d’abandon de l’accord bilatéral. L’usage d’une liberté ne va pas sans responsabilité. Certains Suisses considèrent que nous subissons la LCP, que c’est un mal pour un bien diversement évalué – notre prospérité. Mais personne n’oblige les employeurs helvétiques à engager des étrangers, ils sont libres de privilégier la main d’œuvre locale. Il est trop commode de faire de l’Europe le bouc émissaire des mauvais comportements de certains employeurs, peu soucieux de cohésion sociale. 

Le maintien ou non de la LCP sera fonction de l’idée que nous nous faisons, positive ou négative, de notre sentiment de dépendance à l’étranger. Idem avec l’achat d’avions de combat. Le domaine militaire offre l’illusion d’une Suisse indépendante, qui défend son ciel seule. Mais, 6 milliards de francs, c’est cher payé pour entretenir un mythe. Surtout si l’on songe que les menaces en matière de cyber-sécurité, si dangereuses pour nos infrastructures et notre économie, ne font l’objet d’aucune stratégie sérieuse. 

En matière de congé paternité, la Suisse est également à la traîne. Notre démographie vieillissante favorise le recours à l’immigration. Qui redoute celle-ci devrait avoir à cœur de favoriser la politique familiale. Il faut surtout voir dans le congé-paternité un encouragement de la société aux parents, une reconnaissance de l’investissement que l’on attend d’eux. Trop de jeunes familles sont brisées par un divorce. Cette mesure, modeste, devrait les aider à prendre leur responsabilité dans la durée. 

Autre referendum dont le résultat témoignera de notre conception de la solidarité due aux familles, la hausse de la déduction des frais de garde de 10 100 à 25 000 francs. Elle ne bénéficierait qu’aux classes moyennes supérieures, les foyers plus modestes ne payant que peu ou pas l’impôt fédéral direct. Pour mémoire, cela fait 30 ans que les parents mariés qui additionnent deux salaires attendent de ne plus être fiscalement pénalisés. 

Le score de la loi fédérale sur la chasse et la protection des mammifères et oiseaux sauvages dira où nous en sommes de notre rapport à la nature, presque une année après la vague verte qui a déferlé sur le Parlement. 

Au soir du 27 septembre, les partis sauront qui tient vraiment la main. La gauche, à l’origine de trois des référendums, joue gros. Mais pas autant que l’UDC, dont la primauté numérique dans le jeu politique risque de pâtir d’une nouvelle défaite. Les Suisses, quant à eux, auront dit quelles doses d’incertitudes économiques ou sécuritaires et d’adaptations sociétales, ils sont prêts à supporter dans un avenir proche après l’imprévisible lockdown de ce printemps.

*Texte paru en italien le 30 août 2020 dans l’hebdomadaire Il Caffè


Quand les populistes s’en prennent à la démocratie représentative

Les Italiens votent dans un mois sur la proposition de réduire d’un tiers le nombre de leurs parlementaires. Cette réforme constitutionnelle émane des populistes du Mouvement 5 étoiles, naguère antisystème, aujourd’hui prêts à tout pour rester au pouvoir. Analyse d’une dangereuse embrouille dont les opposants peinent à être entendus.*

L’Italie vit un moment paradoxal. Dans un mois, les citoyens sont appelés à se prononcer sur un référendum constitutionnel taillant un tiers des effectifs des parlementaires, une vieille revendication du Mouvement 5 étoiles au pouvoir. Dans le même temps, au terme de deux ans de gouvernement, le Mouvement antisystème se fond chaque jour un peu plus dans le «système» jadis honni, adoptant les codes et les comportements des autres formations politiques. A l’approche de nouvelles échéances électorales régionales et communales, les 5 étoiles ont voté l’abolition de la limite à deux mandats pour leurs élus. Et pour rester au pouvoir, le Mouvement fondé par Beppe Grillo − qui a insulté le Parti démocrate pendant des années − s’est dit prêt à consolider dans la durée l’alliance avec ce même parti (ce qui ne va pas sans créer des tensions au sein de la gauche et de manière plus générale dans le camp des réformistes). La plateforme de vote interne «Rousseau» a entériné ces deux spectaculaires retournements de veste la semaine dernière.

L’issue du scrutin des 20 et 21 septembre sur la réduction d’un tiers du parlement paraît jouée d’avance. La classe politique italienne n’est pas très populaire, les citoyens lui reprochent non sans raisons de se donner en spectacle, de se perdre dans les petits jeux politiciens et clientélistes, de jouir de privilèges indus et d’être globalement inefficace. Il est proposé que la chambre passe de 630 à 400 députés et le sénat de 315 à 200. Au passage, les Italiens de l’étranger perdraient la moitié de leurs représentants (plus que 6 députés contre 12 actuellement et 4 sénateurs contre 8).

Le non des sardines

Les sondages donnent le oui gagnant, mais l’opposition à cette réforme relève la tête. Le jeune Mouvement des sardines, fer de lance de l’opposition à la Ligue de Matteo Salvini, apparu l’automne dernier à Bologne, vient de se déclarer contre la coupe. Europa più, le parti d’Emma Bonino, figure historique de la lutte pour les droits politiques, conteste aussi la proposition. Au sein du Parti démocrate, qui l’a votée au parlement, de plus en plus de dissidents donnent de la voix. Ce combat, disent-ils, n’est pas le leur, mais celui des 5 étoiles. Dans l’accord de gouvernement, scellé il y a un an, il était prévu d’accompagner ce changement d’une nouvelle loi électorale, or celle-ci n’est pas sur la table. Difficile dans ces conditions de simuler les conséquences concrètes de la réforme, notamment sur les petits partis. 

Pluralisme menacé

Mais au-delà des calculs pour savoir à qui profiterait le changement émergent de vraies objections. En supprimant un tiers de leurs parlementaires, les Italiens se priveraient de représentants à un moment où justement le peuple se plaint de ne pas être écouté. Le fossé se creuserait. Le pluralisme serait menacé. Les minorités auraient moins de chance de se faire entendre, ce qui n’est jamais bon signe en démocratie. Actuellement, un député à la chambre représente en moyenne 90 000 citoyens, et un sénateur 190 000. Si le oui s’impose, le ratio passerait à 150 000 et à 300 000. Pas terrible pour combler le fossé entre élus et population. Les Italiens prendraient ainsi la tête du classement du nombre d’habitants par parlementaire, devant l’Allemagne (107 000).

L’impact financier de la coupe est relativisé: 0,007% des dépenses publiques, sans compter que les 600 élus restant siégeraient plus souvent en commission. Il aurait mieux valu, expliquent les partisans du non, revoir et distinguer les attributions des deux chambres, sortir du bicaméralisme dit «parfait» qui oblige les deux chambres – comme en Suisse –  à voter les mêmes projets de loi. Le problème, soulignent-ils encore, n’est pas la quantité de députés, mais leur qualité et leur intégrité. La réduction d’un tiers des effectifs ne garantit absolument pas que le parlement sera à l’avenir plus efficace.

Choc entre démocratie participative et démocratie représentative

Cette réforme de la constitution entérine une défiance envers les institutions au moment où les populistes du Mouvement 5 étoiles, ayant mieux compris leur fonctionnement, s’y fondent avec l’application de béotiens, et où l’autre camp populiste emmené par Matteo Salvini rêve de les dompter en sa faveur. Elle contient une ambiguïté peu discutée: à la démocratie représentative classique, avec ses mécanismes de contrôle et ses contre-pouvoirs, les 5 étoiles privilégient de fait une démocratie participative instantanée et permanente, sans le moindre mécanisme de contrôle. Le Mouvement procède en effet régulièrement à des consultations des membres cotisant du Mouvement par sondages en ligne, dont la fiabilité des résultats n’est absolument pas garantie. Ce conflit de légitimité entre le vote du plus grand nombre et celui de quelques privilégiés témoigne de l’extraordinaire aberration des propositions populistes.  

Traumatisés par la crise du COVID19 et ses cortèges de cercueil, inquiets des perspectives économiques sombres qu’on leur prédit pour les prochains mois, les Italiens sauront-ils résister au mirage populiste? Pour ne rien arranger à cette difficile prise de conscience de l’enjeu démocratique et représentatif du scrutin de septembre, un nouveau scandale vient d’alimenter la perplexité ambiante: la presse a révélé que cinq parlementaires, tout à fait correctement payés durant la pandémie, ont sollicité le bonus de 600 euros destinés par le gouvernement aux Italiens en situation précaire. Dans le laboratoire du populisme qu’est l’Italie, les vaillants défenseurs des institutions démocratiques contre la démagogie et le simplisme des bouffons ont décidément la tâche ardue.

*Article paru le 20 août 2020 sur le site Bon pour la tête

UDC: Un président et quelques points d’interrogation

L’arrivée de Marco Chiesa changera-t-elle quelque chose dans la politique suisse? Le Tessinois, qui devrait être désigné à la présidence de l’UDC le 22 août prochain, va très vite connaître son baptême du feu, avec la votation du 27 septembre sur la libre-circulation des personnes. Avec la crise climatique et le COVID19, le camp souverainiste ne peut plus se contenter de ses slogans habituels. Analyse.*

Pour les Latins, il n’est pas anodin que Marco Chiesa entre dans le club des présidents de partis gouvernementaux. Petra Gössi et Gerhard Pfister n’ont pas une grande sensibilité pour les minorités linguistiques. Il est inédit que l’UDC confie les rênes à un non-alémanique. Le parti veut-il prouver son assise aux quatre coins du territoire, comme lorsqu’il a projeté Guy Parmelin au Conseil fédéral? Ou avoue-t-il une terrible faiblesse: l’absence de relève dans ses fiefs d’origine?

Âgé de 18 ans en 1992, Marco Chiesa voit en Christoph Blocher un héros pour le combat qu’il a mené contre l’Espace économique européen. Président de l’UDC, sera-t-il une marionnette des Blocher père et fille, ou saura-t-il s’émanciper?

Souverainiste, le conseiller aux Etats tessinois connaîtra son baptême du feu le 27 septembre avec la votation sur l’initiative de résiliation de la libre-circulation des personnes. Si l’UDC gagne, sa présidence sera lancée en fanfare, et c’est lui qui devra donner le ton face aux autres partis, tous dans le camp des perdants. Le parti aura au passage cassé l’aura de Karin Keller-Sutter la brillante pragmatique.

Si l’UDC perd, Chiesa devra éviter de passer pour un gestionnaire du déclin et vite rebondir sur la prochaine échéance: l’accord-cadre avec l’Union européenne. Sur cet enjeu crucial, la discussion se fera en italien. Pour une fois, les Tessinois ne se sentiront pas exclus du débat. De la part de l’UDC, ce n’est pas mal joué de mettre Chiesa dans les pattes du duo Cassis-Balzaretti. Mais sera-t-il capable de tenir le choc?

Face aux libéraux-radicaux raisonnablement ralliés aux bilatérales par obsession de ne pas évoquer l’adhésion à l’UE, le défi sera pour lui de tenir une position crédible économiquement. Nos accords bilatéraux avec l’UE constituent le plan B de l’EEE rejeté en 1992. Sur les alternatives à ce plan B, l’UDC n’a produit aucun argumentaire sérieux, elle se contente de slogans incantatoires, qui tournent en boucle.

Le besoin de protection a muté

Le parti blochérien a construit son hégémonie sur le rejet de l’Europe et des étrangers, prétendant en protéger les Suisses. Or, le besoin de protection vient de muter. La crise du COVID19 s’accompagne du retour en grâce de l’Etat et des services publics. Avec son idéologie anti-étatiste et anti-fiscale, l’UDC est prise en porte-à-faux. Le PLR peut, lui, se réclamer de sa tradition historique étatiste. Il a déjà, mieux que l’UDC, amorcé le tournant écologique.

Les questions d’aujourd’hui pas celles d’hier

Afin de prouver qu’il n’est pas à la présidence de l’UDC par défaut, Chiesa devra répondre aux questions d’aujourd’hui pas à celles d’hier: comment maintenir notre haut niveau de vie en sabotant les facilités d’accès au grand marché européen? comment financer la transition énergétique? comment exister commercialement sans devenir un vassal des Chinois ou des Américains? comment protéger nos libertés dans le nouveau monde numérique? Sur ces enjeux, les autres partis, à droite comme à gauche, sont clairement positionnés et alimentent des débats préalables aux compromis, là où l’UDC peine à assumer une culture de responsabilité gouvernementale.

Marco Chiesa veut-il singer son héros ou projeter l’UDC dans l’après-Blocher? La politique suisse, paralysée depuis trop longtemps par l’inertie et le poids des souverainistes, aspire à un leadership à droite plus consistant et plus inspiré que celui de ses prédécesseurs.


Cet article est paru en italien le dimanche 9 août dans l’hebdomadaire tessinois Il Caffè, et le 12 août 2020 sur le site Bon pour la tête