Interview réalisée par Théo Boucart du site Le Taurillon et publiée le 27 septembre 2020
ENTRETIEN. Les électeurs suisses votent aujourd’hui sur un ensemble de textes, dont l’un porte sur « l’initiative de limitation » visant à remettre en cause la liberté de circulation entre la Suisse et l’Union européenne garantie par les accords bilatéraux. Si cette votation est acceptée, c’est l’ensemble de la relation entre Berne et Bruxelles qui serait remise en cause. Nous avons interviewé Chantal Tauxe, journaliste suisse spécialisée dans les questions européennes. Pour elle, le débat souffre du fait que ni les médias, ni la classe politique suisses, ne souhaitent se positionner clairement vis-à-vis de l’UE.
Le Taurillon : En décembre 1992, la Suisse a refusé par référendum son adhésion à l’Espace Économique Européen (EEE). Depuis lors, Berne souhaite développer une relation bilatérale avec l’UE. Pouvez-vous nous expliquer la nature de ces relations bilatérales et le contexte dans lequel elles ont été mises en place ?
Chantal Tauxe : Le refus de la Suisse d’intégrer l’EEE provient largement de la campagne menée par Christoph Blocher, à l’époque conseiller national. Toutefois, l’échec du référendum a engendré des négociations pour établir une relation bilatérale entre Berne et Bruxelles, conclues en juin 1999 avec le vote du premier paquet d’accords bilatéraux. D’autres accords ont ensuite été signés, avec un deuxième paquet en 2004, mais également les accords de Schengen et de Dublin.
Les années 1990 ont été marquées par une conjoncture défavorable, et cela se voit encore actuellement. En comparant le chemin de la Suisse à celui de l’Autriche, un pays de taille semblable, nous voyons que ce dernier pays, qui a intégré l’EEE puis l’Union européenne, a connu une croissance beaucoup plus importante. La Suisse n’a jamais récupéré ce qu’elle a perdu lors des années 1990.
De plus, le gouvernement suisse a promis que l’immigration allait rester modérée. Toutefois, alors que les accords bilatéraux ont apporté une grande prospérité à la Suisse, l’immigration a été jugée excessive par une partie des citoyens. Cela s’est traduit en 2014 par l’acceptation d’une première initiative « contre l’immigration de masse » de l’UDC (l’Union démocratique du centre, le parti de droite radicale ndlr).
La Suisse connaît de nombreux problèmes en termes d’occupation du terrain, d’accès à la propriété et d’engorgement du réseau de transport, des problèmes que l’on associe souvent avec l’immigration facilitée par les accords bilatéraux. Ce ressenti n’est pas nouveau, car dès les années 1970, des votations contre l’immigration dite « massive » se sont tenues. La perception de la relation Suisse-UE est donc une véritable « salade russe », entre les bienfaits liés à l’intégration économique, et la crainte liée à l’immigration. Le débat sur la meilleure manière de garantir notre souveraineté, à la base du refus de l’EEE, est désormais inexistant.
LT : Les électeurs suisses votent aujourd’hui sur « l’initiative de limitation » qui prévoit la remise en cause de la liberté de circulation entre la Suisse et l’UE. Pouvez-vous nous présenter le contexte dans lequel cette votation intervient, ainsi que les conséquences, notamment économiques, que la Suisse pourrait connaître si cette initiative était acceptée ?
CT : Concernant d’abord la votation de 2014, le Parlement a voté une certaine mise en œuvre de celle-ci, jugée toutefois insuffisante par l’UDC. Les autres partis politiques suisses ont alors réagi en disant « si vous voulez faire tomber les accords bilatéraux, posez la question aux électeurs en des termes plus clairs ». Et c’est ce que l’UDC a choisi de faire avec cette initiative de limitation. Dans le texte, il est stipulé clairement que si le pays n’arrive pas reprendre le contrôle des flux d’immigration, l’accord sur la libre-circulation devra être résilié. Or, cela signifierait que les autres accords bilatéraux seraient caducs, en vertu de la clause « guillotine » introduite par des négociateurs européens devenus méfiants.
Même si les sondages prédisent encore aujourd’hui que l’initiative sera rejetée, le Conseil fédéral, mais également les syndicats et les milieux économiques, estiment que la résiliation des accords bilatéraux serait très dommageable pour l’économie suisse, notamment car ces accords prévoient un accès au marché unique et une reconnaissance des normes industrielles. La Suisse gagne un franc sur deux grâce à ses exportations, ce qui représente un volume d’échanges avec l’UE d’un milliard de francs par jour. Alors si tout d’un coup, les produits sont discriminés ou si les industries suisses ne sont plus les sous-traitantes dans des chaînes de production impliquant les Allemands, les Italiens ou d’autres pays, ce serait très dommageable pour l’économie.
Il faut savoir également que c’est la douzième fois que les Suisses votent sur un enjeu européen depuis 1992, et le discours alarmiste qui prédit la fin de l’économie suisse en cas de « Non à l’UE » ne convainc plus personne. Le Conseil fédéral, les partis contre l’initiative et les milieux économiques ne disent plus que ce serait une « catastrophe », mais que ce serait très dur d’inciter l’UE à revenir à la table des négociations, d’autant plus dans le contexte du Brexit, où chaque concession consentie pour la Suisse pourrait être exploitée par le Royaume-Uni. La marge de manœuvre pour faire tomber la clause « guillotine » est donc très faible, et certains ne veulent pas rajouter de l’incertitude économique dans une période perturbée par la COVID-19.
LT : En parlant des partis politiques et des Conseillers fédéraux, quelle est leur position par rapport à l’Union européenne ? Lors d’un séminaire tenu à Berne début septembre, vous avez notamment dit que la plupart des Conseillers fédéraux avait peur de s’exprimer sur la question, même lorsqu’on leur promet le « off » (non publication des propos).
CT : Durant les années 1990, lorsqu’on a commencé à se poser la question de l’adhésion à l’UE, plusieurs partis politiques y étaient favorables. Le parti libéral suisse (qui a fusionné en 2009 avec le parti radical pour donner naissance au parti libéral-radical ndlr), le parti démocrate-chrétien et le parti socialiste étaient en faveur d’une adhésion. Le parti radical n’était pas contre, car le dossier était porté par l’un de ses ministres. A cette époque-là, le gouvernement affirmait même que la Suisse allait adhérer à terme à l’UE.
Et puis Christoph Blocher est arrivé au Conseil fédéral en 2004, ce qui a renforcé le lobbying de l’UDC pour retirer la demande d’adhésion. Cela s’est produit finalement en 2016, même si le processus était gelé auparavant. Cette décision a profondément agacé les Européens car un certain nombre de concessions lors des négociations bilatérales ont été faites parce que la Suisse était une candidate potentielle à l’adhésion et une potentielle contributrice nette au budget européen.
La voie bilatérale est donc considérée par les partis politiques (sauf l’UDC) comme une solution pragmatique qui serait bonne pour la Suisse. Ces partis s’empêchent donc de penser autrement l’intégration européenne et de réfléchir aux bénéfices apportés par l’adhésion à l’UE, qui nous permettrait d’élaborer le droit européen avec les autres, plutôt que de le reprendre passivement. Nous sommes dans une sorte de vase clos où l’on ne parle que des enjeux bilatéraux, sans voir les évolutions de l’UE et l’évolution de sa réflexion sur de grands défis comme le numérique ou la fiscalité. En plébiscitant la voie bilatérale, tous les partis politiques ont reculé sur la question, seul le PS soutient encore l’adhésion dans son programme. Même l’Accord-cadre Suisse-UE dont la négociation doit être finalisée dans les prochains mois n’arrive pas à rassembler la classe politique suisse.
Par conséquent, le sentiment pro-européen a fortement reculé en Suisse. Actuellement, les enquêtes d’opinion montrent que seulement 20% de la population serait favorable à l’adhésion. Là aussi, on voit une différence marquée entre les cantons francophones et Bâle, traditionnellement favorables à l’ouverture, et les cantons alémaniques et le Tessin bien plus réservés. Il y a également une grande différence entre les villes plutôt cosmopolites et pro-européennes, et les campagnes.
LT : A l’inverse, la Suisse est souvent considérée en Europe comme un modèle de démocratie et de fédéralisme. Êtes-vous d’accord ?
CT : Les élites politiques et intellectuelles suisses aiment bien penser cela. Selon eux, la Suisse est une Europe en miniature et une source d’inspiration pour l’intégration du continent, via notamment notre expérience de démocratie semi-directe. Pour moi, c’est un état d’esprit empreint d’arrogance et l’idée selon laquelle notre démocratie serait parfaite m’énerve beaucoup. Dans l’Union européenne, de nombreux autres pays usent de l’outil référendaire. En outre, la montée du populisme en Suisse est antérieure à bien des pays membres. Plus de consultations du peuple ne signifie donc pas pour autant la neutralisation des amalgames populistes.
Concernant le fédéralisme, il est vrai que nous avons, ou du moins nous avions, une tradition assez réussie de gestion de conflits, des différences cantonales et linguistiques. Toutefois, cette expérience réussie de fédéralisme existe aussi en Allemagne, et dans une bien moindre mesure en Belgique. La Suisse aurait donc quelque chose à apporter à l’UE concernant la subsidiarité, sans toutefois être trop arrogante. L’UE comporte des pays aux histoires très différentes qu’il faut respecter et qu’il ne faut pas analyser sous un angle purement suisse.
Je dirais également que le fédéralisme suisse est un moyen de neutraliser les débats et d’affaiblir l’État. Notre système politique ne permet pas de donner de grandes impulsions politiques et il faut sans cesse négocier pour parfois parvenir à des compromis modestes. Je pense que l’UE a besoin à ce stade de son histoire de dirigeants courageux qui osent exprimer des ambitions qui ne se réduisent pas au plus petit dénominateur commun.
LT : Depuis la fermeture du journal L’Hebdo en 2017, il ne semble plus y avoir de médias suisses avec une ligne éditoriale clairement pro-européenne. Comment la sphère médiatique suisse traite l’actualité européenne actuellement ? Est-ce qu’il y a des différences linguistiques et cantonales ?
CT : L’Hebdo était un journal à la ligne éditoriale pro-européenne. Ce positionnement éditorial n’a été repris par aucun média en Suisse romande. J’ai appris récemment qu’un quotidien de Fribourg, La Liberté (considéré comme le média suisse le plus crédible, selon un sondage mené en août dernier ndlr), se posait la question de donner une recommandation de vote contre l’initiative de limitation. Du temps de L’Hebdo, qui avait une certaine influence sur le débat public en Suisse romande, la tendance majoritaire était plutôt en faveur de l’ouverture à l’Europe. Les médias n’ont plus ce positionnement et sont devenus plus sensibles au discours dominant de l’UDC. Il y a désormais plus de doutes et moins de convictions. A l’instar des partis politiques, les médias s’interdisent d’analyser en profondeur le dossier européen et de structurer le débat.
Pour décrypter un enjeu, il faut d’abord le connaître. Il y a très peu de correspondants suisses à Bruxelles et certains travaillent pour plusieurs médias. La connaissance de l’actualité européenne et des arcanes bruxelloises est donc moindre par rapport à ce qu’elle était il y a 10 ou 15 ans. En outre, les enjeux européens ne sont pas ce qui passionnent le plus l’opinion publique suisse, très centrée sur l’enjeu des accords bilatéraux, et convaincue par ailleurs que les négociateurs européens ne veulent faire aucun cadeau à la Suisse. C’est encore pire au Tessin (le seul canton suisse entièrement italophone ndlr) : le journal Il mattino della domenica, contrôlé par la Lega dei Ticinesi, le pendant tessinois de la Lega de Matteo Salvini, publie tous les dimanches des diatribes dégradantes destinées à la classe politique et aux militants pro-européens.
Je vais être ironique, mais la Suisse aime bien être « neutre ». Or, l’information neutre et équilibrée sur le débat européen n’est pas forcément mise à disposition du public. Sur les plateaux de télévision, ce sont toujours les mêmes personnes qui sont invitées, ceci participe au rétrécissement du débat autour des seuls accords bilatéraux. Quand on considère la couverture médiatique de la campagne présidentielle aux États-Unis, on constate que les médias en Suisse s’efforcent bien plus de suivre le « feuilleton Trump » que de décrypter les enjeux européens.
LT : Comment voyez-vous l’avenir du débat européen en Suisse ?
CT : Le monde médiatique suisse subit actuellement une crise profonde qui n’est certainement pas terminée. Le Parlement discute actuellement de la possibilité de fournir aux médias une aide structurelle, et pas seulement conjoncturelle liée à la COVID-19. Toutefois, les intérêts divergent, entre ceux de la presse écrite, en ligne, la radio et la télévision, cette dernière étant financée en Suisse par une redevance (qui a failli disparaître en 2018 avec l’initiative « No Billag » ndlr). Certaines rédactions ont également moins de ressources publicitaires et moins de journalistes, ce qui peut aller parfois jusqu’à la disparition de titres de presse.
J’ai pensé que la mort de L’Hebdo allait provoquer un électrochoc, et pourtant, Le Matin a suspendu son édition papier dès l’année suivante. Des sites internet ont été créés, comme Republik en Suisse alémanique ou Bon pour la tête en Suisse romande. Toutefois, personne n’a réussi à trouver un nouveau modèle économique et le mécénat, pourtant bien développé en Suisse, n’a pas encore massivement investi la sphère médiatique.
Globalement, je constate une détérioration du traitement de l’actualité européenne en Suisse. Pourtant, les médias doivent vraiment jouer leur rôle, notamment dans l’analyse des négociations autour de l’accord-cadre qui doit régler des questions d’interprétation du droit européen en Suisse en cas de différend avec l’UE. Il s’agit d’un thème très technique et il y aura peut-être un besoin d’explication pour l’opinion publique qui pourrait revitaliser la couverture des enjeux européens. Cette meilleure couverture pourrait même être permise par le discours sur l’état de l’Union prononcé par Ursula von der Leyen le 16 septembre : on voit que l’UE passe à la vitesse supérieure et avance des propositions concrètes. Tout cela va peut-être réveiller l’attention des Suisses et de leurs médias.
Néanmoins, je pense tout de même qu’il y a un « paradoxe suisse » : nous passons en Europe pour des Eurosceptiques et des profiteurs, mais nous sommes le seul pays qui vote autant sur l’Europe. Malgré la chiche couverture rédactionnelle de notre presse, le citoyen suisse a quand même plus d’opportunités de réfléchir sur les enjeux européens que dans d’autres pays membres de l’UE.