Taxes douanières de Trump: quelques réflexions

Douche trumpienne glaciale pour notre fête nationale suisse. Je pourrais dire que l’unilatéralisme et les coups de force de Trump font apparaître les négociations entre la Suisse et l’Union européenne comme d’aimables échanges entre gentlemen. Mais il y a des jours où on aurait adoré avoir tort, et je ne me réjouis pas des calamités à venir: le franc fort et 39% de taxes douanières, cela va être tellement ravageur pour notre économie d’exportation, que je peine à trouver la leçon intéressante.

Comme la guerre russe en Ukraine, cette guerre commerciale hors du commun déclenchée par les États-Unis * devrait conduire la Suisse à repenser sa position géopolitique et à mettre à jour ses réflexions stratégique. Le Conseil fédéral serait bien inspiré de lancer un vaste débat avec les partis, les milieux économiques ET le monde académique, et les think tanks qui gravitent autour de lancer Genève internationale (il faut noter qu’à cause du même Ubu Roi de la Maison Blanche, les périls sur la Genève internationale sont aussi colossaux).

Jusqu’ici, le monde politique suisse n’a tiré aucun aggiornamento des crises qui se sont succédées. Rien après la crise des fonds en déshérence, rien après la chute brutale du secret bancaire, si peu après la crise financière de 2008, rien après l’agression russe contre l’Ukraine… On ne va pas pouvoir cette fois encore la jouer « business as usual ». Il va falloir oser une réflexion POLITIQUE sur l’avenir de la Suisse.

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C’est le moment de se souvenir que les États-Unis représentent 13% du commerce mondial – et que donc l’OMC pourrait renaître malgré eux.

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A propos des taxes douanières, il faut bien écrire que ce sont les « États-Unis » qui nous les imposent parce que la responsabilité des Republicains et des Démocrates, comme celle des tribunaux ou des milieux d’affaires qui laissent Trump faire n’importe quoi me paraît écrasante. Le check and balance, mon œil… ou plutôt ça a bien endormi le monde cette idée que les excès seraient « naturellement » corrigés.

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En Suisse, depuis une bonne trentaine d’années, une partie de la classe politique a pris pour habitude de détester l’Union européenne ( et son pouvoir de régulation) et de désigner les États-Unis comme alternative. C’est devenu une obsession: ergoter sur la moindre virgule provenant de Bruxelles et se pâmer devant l’eldorado américain sans foi ni loi. Or, nous sommes un pays pour lequel le respect du droit est vital, existentiel: sans le droit, nous ne tenons pas ensemble et nous n’avons pas d’armes sur la scène internationale. Sans le respect du droit, nous n’avons plus de rôle particulier et de mission : défendre le droit humanitaire.

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Je ne suis pas la plus grande fan de Guy Parmelin et de Karin Keller-Sutter. De la naïveté, de l’aveuglement idéologique et une mauvaise gestion du timing, on pourra leur faire des reproches. Mais peut-on vraiment reprocher à notre gouvernement et à l’administration fédérale de croire en la bonne foi de leurs interlocuteurs? J’observe plutôt que, après avoir dû réparer plusieurs fois les pots cassés de nos banques aux États-Unis, le Conseil fédéral doit arranger les affaires de la pharma, alors que traditionnellement l’économie suisse est allergique à toute intervention étatique et toute politique industrielle. N’est-ce pas très naïf de croire que nos ministres choisis pour accompagner les intérêts de Schweiz AG sans trop faire de vagues et sans interférer dans le business peuvent se muer soudain en Machiavel?

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Pour certains en Suisse, tout est toujours «la faute à l’Europe». Du coup, ils prétendent que Trump maltraite notre économie avec ses tarifs démentiels «à la demande des Européens». D’autres inventent des «fonctionnaires euroturbos saboteurs». C’est vraiment tordu de chez tordu.

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Quelle alternative au marché étatsunien? Notre principal partenaire économique est l’Union européenne. Ça tombe bien, le Conseil fédéral vient de stabiliser les relations et assurer l’avenir avec le paquet des bilatérales 3. Les débouchés européens peuvent certainement être développés, nos voisins directs sont traditionnellement prépondérants, mais on peut certainement mieux travailler la Pologne, les états baltes et scandinaves,… tout comme les marchés asiatiques et américains hors États-Unis ( Canada, Brésil,…).Quelle alternative au marché étatsunien? Notre principal partenaire économique est l’Union européenne. Ça tombe bien, le Conseil fédéral vient de stabiliser les relations et assurer l’avenir avec le paquet des bilatérales 3. Les débouchés européens peuvent certainement être développés, nos voisins directs sont traditionnellement prépondérants, mais on peut certainement mieux travailler la Pologne, les états baltes et scandinaves,… tout comme les marchés asiatiques et américains hors États-Unis ( Canada, Brésil,…).

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Selon la conseillère nationale Elisabeth Schneider-Schneiter : « Les accords bilatéraux sont une bonne affaire. La contribution à la cohésion de 350 millions de francs est 160 fois moins chère que les droits de douane de Trump. »

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La différence entre les Européens et les Américains est que les premiers ont tiré les leçons de leur histoire. Les Européens ont renoncé à la guerre et à la brutalité: ils travaillent ensemble, cherchent des compromis, s’appuient sur le droit.
Les États-Unis n’ont rien appris de leurs erreurs passées et se complaisent dans l’idée d’une supériorité morale. La vraie grandeur n’est pourtant pas dans la brutalité des rapports de force, mais dans le respect des partenaires et même des adversaires, et la recherche de solutions communes.

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Après avoir dû réparer plusieurs fois les pots cassés de nos banques aux États-Unis, le Conseil fédéral doit arranger les affaires de la pharma, alors que traditionnellement l’économie suisse est allergique à toute intervention étatique. Et on s’étonne de l’échec face à Trump?

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En six mois, le cataclysme Trump nous aura bousillé l’écosystème de la Genève internationale et nos industries d’exportation. Pour une Suisse qui se croyait « République soeur », le réveil est douloureux!

La Suisse et ses voisins européens, une perspective historique de longue durée

Discours du 1er août 2025 pour la commune de Tannay

Madame la syndique,

Mesdames et Messieurs les représentants des autorités,

Mesdames et Messieurs,

Chères Confédérées et chers Confédérés,

C’est un plaisir et un honneur pour moi d’avoir été conviée à partager cette fête nationale avec vous toutes et tous.

Il m’a été demandé d’évoquer la Suisse et ses voisins européens. Je vais le faire dans une perspective historique, puisque ce soir ce sont notre démocratie, nos libertés et nos valeurs que nous célébrons, mais aussi notre histoire.

Notre pays se situe au cœur de l’Europe, géographiquement. Mais souvent, il est décrit ou présenté comme échappant à l’histoire du continent, un peu à part entre ses somptueuses montagnes. Modestement, je souhaite vous apporter un autre point de vue.

Commençons d’abord par le début : en 1291 nos contrées romandes, et la plupart des territoires actuels de la Suisse, ne sont pas compris dans l’embryon de Confédération qui se forme au Grütli sur les rives du lac des Quatre-Cantons.

Le point commun entre tous nos territoires, c’est l’appartenance au Saint-Empire romain germanique, qui est composé des liens assez hétérogènes que les différents suzerains de l’époque entretiennent avec l’Empereur. Cet empire très informel traverse l’histoire du contient européen de sa création en 962 à sa dissolution en 1806. Les Confédérés s’en sont peu à peu détachés tout en tombant dans l’orbite française.

Le mythe de la naissance de la Confédération en août 1291 s’est construit peu à peu, et surtout au 19ième siècle : la Confédération veut elle aussi sa fête nationale, à l’instar des Français qui ont leur 14 juillet. On fête donc le 600ième anniversaire de la Confédération en 1891. Le succès est au rendez-vous : les festivités du 1er août deviennent une tradition.

Il faut dire que la symbolique des 3 Suisses est puissante – linguistiquement, culturellement notre pays agglomère 3 grandes cultures européennes, la française, l’allemande et l’italienne. Même si nous sommes bien d’accord qu’au début il ne s’agit pas de fonder un état indépendant, mais d’un simple pacte entre paysans de Suisse centrale qui souhaitent s’entraider, se montrer solidaires en cas de coups durs, et se donner des règles pour gérer leurs éventuelles divergences.

Au fil des siècles va se tisser un réseau d’alliances entre les régions rurales et les villes, entre cantons, une alliance de Confédérés, jusqu’à déboucher sur la naissance de l’Etat fédéral de 1848, dans les frontières que nous connaissons actuellement.

Si on consulte les livres d’histoire, on voit que très vite les historiens ne sont pas très à l’aise avec nos origines mythologiques, et apportent toutes sortes de nuances. Mais le mythe des 3 Suisses, de même que les exploits de Guillaume Tell, sont tellement populaires, que l’absence de sources fiables ou même les incohérences dans l’enchaînement des événements présumés ne comptent pas pour une majorité de l’opinion.

Pour faire tenir ensemble 4 langues nationales, 26 cantons et demi-cantons, des religions aussi antagonistes qu’ont pu l’être dans les siècles qui suivirent la Réforme les catholiques et les protestants, des villes, des campagnes et des régions de montagne, toutes nos minorités et nos majorités à géométrie très variable, admettons qu’il faut un récit un peu merveilleux.

Quoi qu’il en soit, en cette soirée du 1er août, j’aimerais sur la base de quelques exemples souligner à quel point notre histoire suisse est reliée à l’histoire du continent.

Parlons d’abord de notre prospérité. Avec ses cols dans les Alpes et le Jura, le territoire suisse est depuis toujours au centre des voies de communication entre le Sud et le Nord de l’Europe. Avant que les marchandises n’arrivent par train, camion ou avion, elles circulent le long des routes, développées à l’origine par les Romains, et par nos fleuves, rivières et lacs.

Le transbordement des marchandises est un vrai business, il nécessite que les attelages s’arrêtent à certaines étapes. Les péages rapportent ainsi beaucoup d’argent. Nos premières sources de richesse viennent de ce commerce. Ce n’est pas un hasard si les cantons qui se liguent au tournant du 13ième siècle sont à proximité du col du Gothard, qui permet aux commerçants italiens d’acheminer leur marchandise vers les principautés et les villes du Saint-Empire romain germanique.

Notre prospérité vient des échanges et du commerce, hier comme aujourd’hui. La Suisse n’a jamais vécu en autarcie.

Une autre source de richesse très spécifique à la Suisse va être le commerce de mercenaires. Par Machiavel, on sait que les soldats confédérés étaient réputés féroces et vaillants. Ils ne redoutaient pas de monter en première ligne.

Jusqu’à la défaite de Marignan en 1515, cette férocité est principalement mise en œuvre par les Confédérés qui souhaitent étendre leur territoire. La défaite calme leurs ardeurs. Les Confédérés sont battus par le roi de France François 1er, et le renfort de troupes vénitiennes.

Ce qui est moins connu, c’est que à peine une année plus tard, les Confédérés signent avec le même François 1er une « paix perpétuelle », en 1516 donc. Parmi les arrangements prévus, François 1er promet de protéger les Confédérés s’ils devaient être attaqués, mais la principale clause est la mise à disposition de troupes pour le Roi de France. C’est ainsi que des régiments de Suisses participeront aux nombreuses guerres européennes de l’Ancien Régime et de l’époque napoléonienne. Cette alliance est renouvelée à l’avènement de chaque nouveau monarque.

Le Roi de France n’a pas l’exclusivité du recrutement, d’autres royaumes, notamment protestants (comme les Provinces-Unies ou Pays-Bas), sollicitent des troupes des cantons suisses. Au point que la diète fédérale devra donner des consignes pour que sur les champs de bataille des Suisses engagés par des belligérants différents ne s’entre-tuent pas.   

On estime qu’un million de Suisses ont servi le Roi de France et que 2 millions de soldats provenant des différents cantons ont été enrôlés dans ce que l’on nommait le service étranger.  

Ce système a pris fin au 19 siècle seulement. C’est une histoire assez tragique – les Suisses se sont faits massacrer aux Tuileries à Paris en 1792 pour défendre la famille royale, le monument du lion de Lucerne a été érigé en leur souvenir – mais ce fut aussi une histoire très lucrative. Ce que les historiens appellent le « prix du sang ».  Les pensions servies aux régiments revenaient enrichir les cantons d’origine.

Savez-vous pourquoi « Boire en Suisse «  signifie boire tout seul dans son coin ? Les soldats suisses au service du Roi de France étaient mieux payés que les autres, ce qui créait des tensions. Alors pour éviter les bagarres, ils disposaient de leurs propres tavernes.

Vous connaissez certainement l’expression  « point d’argent, point de Suisse ». On la trouve dans Les plaideurs de Racine : elle signifie « sans les payer exactement, on ne peut s’assurer les services de mercenaires suisses », donc « on n’a rien pour rien ».

Les caisses royales peinaient parfois à honorer les contrats, et à payer les soldats suisses. Patientes, les familles patriciennes qui levaient des troupes renégociaient habilement et finissaient par se faire payer. Leçon à en tirer, quand les puissants n’honorent pas leur promesse, il faut savoir faire le gros dos !

Au 17 et 18 ième siècle, les Suisses émigraient aussi beaucoup pour trouver du travail. Le mot « suisse » a ainsi été utilisé pour désigner, par exemple, en France un portier d’hôtel particulier ou un employé chargé de la garde d’une église et en Allemagne un laitier, comme nous le rappelle le Dictionnaire historique suisse, consultable en ligne.

De fait, longtemps les immigrés, c’étaient nous, nos ancêtres. Qu’ils aient été mercenaires ou domestiques, les Suisses ont tissé des liens forts avec les pays voisins. Puis notre pays est devenu peu à peu une terre d’immigration. Les flux se croisent après la naissance de la Suisse moderne, de l’Etat fédéral, en 1848.

La Confédération crée son marché intérieur, elle abolit les péages et se dote d’infrastructures. Pour creuser ses tunnels et faire tourner ses usines, elle a besoin de main d’œuvre. Elle va naturellement la chercher dans les pays limitrophes.  Rappelons aussi que notre pays a souvent été une terre d’accueil pour les réfugiés et les persécutés.

Nos histoires familiales témoignent de ce melting-pot, de ce grand mélange au fil des siècles. Dans le canton de Vaud, nous sommes nombreux à avoir des origines huguenotes du nom des protestants chassés du Royaume de France par la Révocation de l’Edit de Nantes.

Nous sommes tout aussi nombreux à avoir des amis ou des conjoints italiens, français, allemands, espagnols, portugais, et des pays des Balkans. Quand ce ne sont pas les statistiques démographiques qui le disent, 27% de la population suisse est étrangère, 34 % en moyenne dans le canton de Vaud, une cérémonie de promotion scolaire et l’énumération des patronymes des élèves nous rappelle cette réalité, et notre incroyable faculté d’intégration.

Grâce à ce grand mélange, au 20ième siècle, la Suisse est devenue une puissance exportatrice, ce qui est une vraie prouesse pour un pays qui n’est pas doté de matières premières. Nous devons être fiers de cette réussite mais aussi conscients de nos interdépendances avec nos voisins et de la nécessité d’entretenir avec eux de bonnes relations, dans un climat de confiance et de respect.

Or il se trouve que nos voisins directs, et de longue date nos principaux partenaires commerciaux, l’Allemagne, la France et l’Italie, ont choisi de se regrouper au sein de l’Union européenne, et notamment de décider ensemble quels accords commerciaux ils passent avec les autres pays.

Dans l’appréciation que nous serons amenés à porter sur la mise à jour de accords bilatéraux que le Conseil fédéral a négocié avec Bruxelles, n’oublions pas notre histoire et les origines et conditions de notre prospérité : l’esprit d’ouverture aux autres, l’audace d’entreprendre et de dépasser les frontières, physiques ou mentales, et une bonne dose de pragmatisme lorsque les circonstances sont compliquées.

Nos aïeux ont eu ce courage et cette humilité. Ils ont su, comme le souhaitaient les premiers Confédérés de 1291, faire face à « la malice des temps ».

Au gré de leurs alliances, les Confédérés ont inventé une manière de vivre pacifiquement, de s’entraider, de négocier entre eux dans le respect des différences et des minorités plutôt que de recourir à la force.  Ils se sont dotés d’institutions basées sur le droit. Ce cheminement des Confédérés au fil des siècles ne diffère de la construction européenne que par le rythme.

Pour conclure, je vous remercie une fois encore pour l’invitation, et pour votre attention. J’espère vous avoir sensibilisé à la richesse de notre histoire, et aux valeurs qu’elle recèle pour nous inspirer et nous guider dans notre époque si chaotique.

Bonne fête nationale.

Vive la Suisse, et vive la démocratie suisse.

Le droit à l’avortement en Suisse et en Italie: éclairage historique

Paris le 8 mars 2025, texte de mon intervention lors de la Table ronde, organisée par Citoyennes pour l’Europe, sur « le droit à l’IVG : 50 ans après la loi Veil »

La situation en Suisse 

Comme pour tout ce qui concerne les droits des femmes, la Suisse a pris beaucoup de temps pour reconnaître le droit à l’avortement. Ce n’est que le 2 juin 2002 en votation, la population a accepté à plus de 72% de décriminaliser l’avortement jusqu’à 12 semaines de grossesse. 

Ce retard est dû au système politique suisse, souvent idéalisé pour sa démocratie directe, qui fut longtemps une chasse gardée des hommes. La place des femmes, c’était les 3 K, en allemand Kinder, Küche, Kirche, les enfants, la cuisine, l’église.

Les Suissesses n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1971. Il fallait qu’une majorité d’hommes y consentent.

Dans beaucoup de pays, le droit de vote a été accordé aux femmes après guerre, en reconnaissance de leur contribution à l’effort de guerre. La Suisse neutre n’ayant pas été directement impliquée dans les combats, elle n’a pas vraiment eu ce genre de réflexion. Cette non expérience des ravages de la guerre – soit en dit en passant puisque nous sommes dans un lieu dédié à l’Europe – explique aussi le fait qu’elle ne soit pas devenue membre de l’Union européenne. 

Pour gagner le droit de vote, les Suissesses ont tout essayé les voies juridiques mais aussi la voie fédéraliste, laisser aux cantons le soin de légiférer. Pour dépénaliser l’avortement, elles – et quelques hommes qui les soutiennent – vont aussi solliciter les tribunaux et utiliser les initiatives populaires. 

La possibilité de proposer un vote sur un changement constitutionnel fait souvent rêver dans d’autres démocraties. Mais ce n’est pas une garantie de succès, bien au contraire. Si les initiatives populaires parviennent à imposer un thème dans le débat public, elles sont rarement gagnantes dans les urnes. Malgré plusieurs tentatives ce n’est donc qu’en 2002 que l’IVG est dépénalisée, grâce à un vote populaire. 

Le hic, c’est que les opposants à l’avortement utilisent la même panoplie institutionnelle. Eux aussi lancent régulièrement des textes pour « le droit à la vie » ou le non remboursement par l’assurance-maladie de cette prestation. 

Ces votes réguliers démontrent qu’en Suisse, le droit à l’avortement bénéficie d’un solide consentement, mais la possibilité de le renverser existe toujours. 

Ce qu’il faut aussi noter par rapport à la situation suisse, c’est qu’avant la dépénalisation de 2002, dans certains cantons de tradition protestante, l’accès à l’avortement médical était tout de même assez répandu, moyennant un double avis. 

L’évolution de la natalité en Suisse montre également que la pratique des avortements et de la contraception a précédé les possibilités légales. Dès la fin du 19ième siècle, le taux de natalité recule. 

Aujourd’hui, la Suisse est un des pays au taux d’avortement très bas. L’éducation sexuelle à l’école, et l’accès à l’information, explique ceci. D’ailleurs les femmes migrantes sont sur-représentées dans celles qui ont recours à l’IVG, preuve que l’information est vitale. 

La situation en Italie

Si en Suisse les cantons catholiques ont constitué un frein à la légalisation de l’avortement, la situation en Italie a bien sûr été très influencée par l’omni-présence de l’Eglise. Depuis l’époque fasciste, l’avortement est un délit passible de 2 à 5 ans de prison pour la femme comme pour le médecin. 

Les années 1970 sont marquées en Italie comme ailleurs par les luttes sociales et féministes. Parmi ces mouvements, le « partito radicale » de Marco Pannella et Emma Bonino, qui deviendra Commissaire européenne. Ils s’autodénoncent pour avoir pratiqué ou accompagné des avortements. Ils lancent un référendum abrogatif, avec le soutien du magazine L’Espresso. Le référendum prévu en 1976 n’a pas lieu car les Chambres sont dissoutes, et le Parlement en 1978 vote enfin une loi de compromis. Qui sera tout de même attaquée par référendum. Les Italiennes et les Italiens votent en 1981 et confirment la loi 194. Celle-ci prévoit toutefois que le personnel peut refuser de pratiquer l’intervention en invoquant l’objection de conscience. 

Cette disposition fait qu’aujourd’hui encore il y a de grandes disparités entre régions sur l’accès à l’avortement. 

Giorgia Meloni, présidente du Conseil italien depuis 2022, n’a pas remis en cause la loi, mais elle l’a fait amender en avril 2024 pour permettre à des groupes « pro vie » d’être présents dans les hôpitaux et les maternités. Les opposants à l’avortement sont ainsi en capacité de faire pression sur les femmes en attente d’une intervention. 

Lors du G7, qu’elle présidait, elle est parvenue à faire gommer une déclaration en faveur de « l’accès à un avortement sûr et légal et à des prestations de soin post-avortement ».

Pour mémoire l’église catholique interdit l’avortement et celles qui y ont recours comme ceux qui le pratiquent sont excommuniés. Le pape François a admis de lever la sentence pour les mères repentantes. 

Dans ce contexte, en Italie également, le droit à l’avortement reste précaire. 

À noter que l’Italie a un des taux de natalité les plus faibles d’Europe. 

Remarques additionnelles : 

Longtemps le rôle des femmes a été de mettre au monde des enfants, futurs soldats et « chaire à canon ». Après 80 ans de paix en Europe, on pensait que c’était révolu, mais au vu de la situation géopolitique actuelle, ce « devoir de maternité » risque de revenir. 

Les outils tels que l’initiative populaire ou le référendum ne sont pas toujours synonymes de progrès. Ils permettent le blocage et font le lit du conservatisme. 

Une protection du droit à l’avortement dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE serait une bonne chose. 

Le temps des caprices est révolu

Nous avons tous un ami trop bien portant à qui le médecin recommande de choisir désormais entre fromage ou dessert. Mais après avoir ingurgité l’entrée et le plat principal, ce bon vivant prend les deux, et réclame des mignardises avec le café ! Ce n’est pas raisonnable, mais notre gourmand ne parvient pas à restreindre son appétit.

Face à l’Union européenne, une partie de la Suisse se comporte comme un goinfre. Dans la négociation de mise à jour des accords bilatéraux, elle exige une clause de sauvegarde migratoire, encore une condition particulière, encore un caprice, pour nourrir l’illusion que c’est elle qui tient le couteau par le manche.

Cette attitude est pathétique. Notre pays est prospère, il crée des emplois, et ce sont nos employeurs qui signent des contrats d’embauche avec les talents européens. Souhaite-t-on l’inverse : devenir une région en détresse démographique qui ne trouve plus personne pour faire fonctionner un hôpital ou rénover le parc immobilier ?

Alors que se précise la perspective d’un paraphe des nouveaux accords avant la fin de l’année, certains acteurs politiques et économiques, comme le lobby Boussole, s’ingénient à ériger de nouveaux obstacles sur la voie de la stabilisation des relations entre la Suisse et l’Union européenne. 

Ces manœuvres signalent que la négociation intérieure a pour l’heure porter moins de fruits que la négociation extérieure. Il serait grand temps que le Conseil fédéral in corpore commence à plaider la cause de la rénovation des accords bilatéraux avec conviction, et pas du bout des lèvres.

Le Conseil fédéral devrait moins s’effrayer du pouvoir de nuisance de ceux qui, quel que soit le résultat des négociations, resteront viscéralement hostiles à tout rapprochement avec l’UE, et mieux considérer que les cantons seront avec lui pour mener la bataille. Il devrait également porter plus d’attention au décideur ultime, le peuple, qui n’a pas envie, dans une majorité confortable et comme le montre tous les sondages, de rompre les amarres européennes.

Le peuple voit les défis géopolitiques considérables de l’époque, et mesure que le cavalier seul et le temps des caprices sont aujourd’hui aussi révolus. Le peuple n’est pas aveugle et constate que l’Union européenne, au seuil d’une nouvelle mandature se fixe, via les rapports Letta et Draghi, des objectifs ambitieux en termes d’autonomie industrielle et stratégique, auxquels il serait catastrophique de ne pas participer.  Le train européen avance, la Suisse a intérêt à y raccrocher prestement son wagon. Jean-Pascal Delamuraz le disait déjà à l’époque où Jacques Delors jetait les bases du marché unique. 

*Article paru dans le magazine europa.ch 2/2024

Le discours de Jacques Delors qui fit rêver les Suisses

Salué comme un géant de la construction européenne, Jacques Delors, décédé mercredi à Paris, fut également l’homme qui bouscula la politique européenne de la Suisse et l’obligea à se projeter dans une nouvelle dimension. Pas de plan machiavélique de la part de ce social-démocrate français, promu à la tête de la Commission européenne en 1985, pour faire adhérer la petite nation encastrée au milieu d’une Communauté qui comptait alors douze membres, mais une vision et une manière d’édifier la maison Europe qui interpella tous ceux qui comme la Suisse n’avait pas songé jusque là à y entrer.

On se figure mal aujourd’hui l’effervescence des années 1980 qui conduisit à la création du marché et de la monnaie uniques, une sorte de big bang dans l’intégration européenne, dont Jacques Delors fut, selon l’expression mercredi soir à Forum de Pascal Lamy, alors chef de son cabinet, «l’architecte et l’ingénieur».

Pour comprendre l’effet de cette stimulation sur la torpeur bernoise, il faut se reporter au discours que le président de la Commission prononce le 17 janvier 1989 devant le parlement à Strasbourg. En janvier 1989, le mur de Berlin n’est pas encore tombé et les états membres de la Communauté européenne (CE) marchent vers l’échéance de 1992 pour concrétiser l’achèvement de leur marché intérieur par la réalisation de la libre-circulation des personnes, des marchandises, des capitaux et des services. Membre de l’AELE (Association européenne de libre-échange), la Suisse observe inquiète ce remue-ménage. Depuis le traité de Rome en 1957, elle a une idée fixe : faire en sorte que son économie maintienne sa position concurrentielle sur les marchés extérieurs et qu’elle ne soit pas marginalisée par les progrès de la construction européenne. Lors d’une réunion à Luxembourg en 1984, les ministres de la CE et de l’AELE ont convenu de développer de façon «pragmatique» leurs relations commerciales dans le contexte nouveau qui s’annonce.

Lorsque le 17 janvier 1989, le président Delors se présente devant le Parlement européen, quatre ans après son investiture, pour faire le point sur les travaux en cours, quelques phrases à la fin de son discours-fleuve attirent l’attention au point que la presse helvétique du lendemain y consacre des dépêches. Il vaut la peine de les citer (nous soulignons en gras le passage le plus marquant):

« (…) Il me semble qu’au début de cette réflexion deux voies s’ouvrent à nous: ou bien continuer dans le cadre des rapports actuels, en fait essentiellement bilatéraux, pour aboutir finalement à une zone de libre-échange englobant la Communauté et les pays appartenant à l’AELE. Ou bien rechercher une nouvelle forme d’association, qui serait plus structurée sur le plan institutionnel, avec des organes communs et de décision et de gestion et ce, afin d’accroître l’efficacité de notre action. Ce serait souligner la dimension politique de notre coopération dans les domaines de l’économique, du social, du financier, voire du culturel. (…) »

La déclaration est imprécise, mais comme en témoignent les archives des documents diplomatiques suisses, le Conseil fédéral va vite chercher à en saisir la portée en termes de codécision. La main tendue aux pays de l’AELE débouche en tout cas dès décembre 1989 sur l’ouverture de négociations sur l’Espace économique européen (EEE). Pendant toute leur durée jusqu’en mai 1992, la Suisse bataille pour obtenir le droit de codécider dans le nouvel ensemble.

Cet espoir est pourtant vite douché: en janvier 1990 déjà, lors d’une nouvelle intervention devant le Parlement, Delors précise: «il n’est pas concevable d’aller jusqu’à une codécision qui ne peut résulter que de l’adhésion». Le Conseil fédéral et les diplomates persistent à s’accrocher à cette chimère. Face à l’opinion publique, ils rechignent à prononcer le mot «adhésion» et laissent accroire qu’ils obtiendront in fine une solution satisfaisante en termes de souveraineté. D’autres partenaires de l’AELE, comme la Suède et l’Autriche et la Finlande, captent le message delorien cinq sur cinq et annoncent leur volonté d’adhérer – ce qu’ils feront en 1995.  

Volte-face en mai 1992, après la signature du traité sur l’EEE à Porto, le gouvernement procède à une nouvelle évaluation des avantages de l’adhésion. Il annonce que l’EEE ne sera qu’une étape et il dépose une demande d’adhésion à la Communauté européenne, seule voie qui permet d’être vraiment partie prenante de décisions que la Suisse devra appliquer. On connaît la suite, le refus de l’EEE en votation populaire le 6 décembre 1992, puis la laborieuse mise en œuvre d’un plan B comme bilatérales, qui se révéleront toutefois être très profitables pour la Confédération.  

Près de 35 ans après le discours d’ouverture de janvier 1989 qui suscita tant d’espoirs, c’est peu dire que les Suisses restent embarrassés par la dynamique de la construction européenne enclenchée par Delors : ils sont toujours soucieux d’avoir accès à son marché intérieur et à ses réussites (comme les programmes de recherche et Erasmus), mais la reprise du droit communautaire qui garantit cet accès demeure un épouvantail. Par rapport aux années 1980-1990, la régression de la réflexion européenne helvétique est spectaculaire.

Auteur de la fameuse phrase «on ne tombe pas amoureux d’un marché unique», Delors avait néanmoins su rendre au cours de ses dix années à la tête de la Commission l’appartenance à l’Union européenne (UE) désirable. Malgré le revers de 1992, l’adhésion de la Suisse à l’UE recueillait en 1999, peu avant l’entrée en vigueur des accords bilatéraux, 57% d’opinions favorables dans les sondages, un score que l’on n’a plus enregistré depuis.

À tous les sceptiques qui doutent encore de la pertinence d’approfondir nos liens avec l’UE, on conseillera donc vivement de lire les interviews et les discours de Jacques Delors, publiés en hommage depuis mercredi. Ils y trouveront une vision et une ambition pour une Europe compétitive, sociale et solidaire plus que jamais actuelle.

Article paru dans Le Temps, le 28 décembre 2023

et cité par Sylvain Kahn, professeur agrégé et chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po

https://www.sciencespo.fr/fr/actualites/disparition-de-jacques-delors-hommage-a-l-homme-qui-transforma-l-europe/

Notre débat démocratique ne peut pas être laissé aux bons soins ni des éditeurs zurichois ni des lubies des GAFAM

Les annonces de licenciements au sein des rédactions de TX Group consternent. Une fois encore, des éditeurs zurichois décident pour les Romands de la qualité de la presse qu’ils peuvent lire. La culture fédéraliste helvétique se perd comme les égards pour les minorités linguistiques. Mais cet appauvrissement de la diversité médiatique ne fracasse pas que des carrières journalistiques, il prive le débat public d’autant d’antidotes aux ravages, désormais bien identifiés, de la désinformation.

Pour le comprendre, un retour en arrière s’impose. Au mitan des années 1990, en pleine affaire des fonds juifs en déshérence dans les banques suisses, les rédactions débattaient avec gravité de l’opportunité de publier des courriers de lecteurs antisémites. La discussion portait également sur le choix d’accueillir des propos contraires à la ligne éditoriale du journal. La tolérance voltairienne servait de boussole, la norme pénale contre le racisme cadrait les limites de l’outrance. En ce temps-là, les journalistes étaient les grands organisateurs du débat public, et ils respectaient des règles déontologiques, conscients que leurs éditeurs étaient tenus pour responsables devant un tribunal des propos qu’ils imprimaient.

L’émergence d’internet et des réseaux sociaux a tout emporté: non seulement elle a siphonné les recettes publicitaires qui finançaient les rédactions, mais elle a anéanti leur mission de garant de la salubrité du débat public. Il faut pointer ici l’incurie des législateurs qui ont tardé à rendre les plateformes responsables des contenus propagés: sur les autoroutes de l’information, on a longtemps estimé que le dérapage ne valait pas condamnation.

Résultat? Les réseaux sociaux n’ont pas seulement libéré la parole, par la diffusion amplifiée d’avis incontrôlés ils sont devenus des outils de manipulation des opinions publiques pour ceux qui cherchent à diviser et déstabiliser les démocraties. Du Brexit à la guerre en Ukraine, le réveil est brutal.

Dans ce contexte, il devrait être clair pour tous les décideurs politiques et économiques que la qualité de notre débat démocratique ne peut pas être laissée aux bons soins américains des GAFAM, et qu’il faut remuscler les moyens des rédactions. Mais non, les éditeurs zurichois continuent à tailler dans les effectifs, sans considération pour le rôle essentiel de contre-pouvoir fiable que joue la presse en démocratie, avec un souverain mépris pour nos très diverses identités cantonales.

Comme il est à craindre que la publicité ne revienne jamais couler à flots dans les pages des journaux, sauf à prouver que sa version ciblée promue par les plateformes numériques agace le consommateur plus qu’il ne le séduit, il faut dès lors concevoir d’autres recettes que celles du passé pour financer la mission des rédactions.

Depuis la mort de L’Hebdo en 2017, on ne peut pas dire que rien n’a été mis en œuvre pour préserver la presse romande et ses particularismes. La Fondation Aventinus a repris Le Temps, elle soutient aussi d’autres aventures éditoriales. Des villes et des cantons ont pris des mesures, mais chacun à sa petite échelle. Cela ne suffit pas à assurer l’avenir des anciens comme des nouveaux acteurs du paysage médiatique. Les conditions-cadres se dessinent à Berne, et là encore la spécificité du marché romand ne compte guère, comme on l’a vu lors de votation sur l’aide à la presse en février 2022.

Un enjeu de taille émerge dont le nouveau parlement devrait prendre conscience afin d’agir avant qu’il ne soit trop tard: la certification de l’information. Dans le flux des réseaux sociaux, comment savoir si ce qu’on lit est fiable ou pas? Il est urgent de réinvestir dans des circuits courts entre ceux qui ont besoin d’information et ceux qui la produisent, la vérifient et la diffusent. Par toutes sortes d’aides indirectes, les pouvoirs publics auraient les moyens de mieux valoriser le rôle de garant de contenus fiables assumé par les rédactions, qui pour la plupart tissent chaque jour des liens de confiance avec leur lectorat.

Notre époque est à la relocalisation des industries jugées stratégiques. En démocratie, la presse constitue plus que jamais une industrie stratégique.

Article paru dans Le Temps, le 31 octobre 2023

Laudatio de Luciana Vaccaro

Gentile Signora Vaccaro

Chère Luciana

C’est un plaisir et un honneur pour moi de prononcer cette laudatio à l’occasion de la remise du prix européen dans la catégorie économie et société. *

Votre parcours est une belle trajectoire européenne, caractéristique des ambitions et des opportunités que l’Europe s’est donnée en coalisant ses forces.

Vous êtes née à Genève, parce que votre père était venu travailler au CERN, comme tant de scientifiques afin de dessiner « l’autoroute des particules ».

Très vite votre famille rentre à Naples, où vous allez grandir et vous former dans une des plus vieilles universités du continent, fondée en 1224 par Frédéric 2, un empereur du Saint-Empire.

Arrêtons-nous sur cette date de 1224, bientôt 800 ans – la Suisse n’existe pas, les cantons ne se sont pas encore coalisés pour prendre leur distance et un peu d’autonomie avec le pouvoir impérial. Mais dans l’espace européen qui va marcher peu à peu vers la Renaissance, la diffusion et le partage de la connaissance deviennent un enjeu essentiel.

Pour se former les étudiants voyagent d’une ville à l’autre, d’une université à l’autre, en fonction de la réputation des professeurs. Je souhaite ainsi rappeler que bouger pour se former, parfaire son éducation au contact d’autres écoles et d’autres cultures est une vieille tradition humaniste européenne, qui s’incarne désormais dans les programmes Erasmus.

Très tôt avec Bologne, Salerne et Naples, l’Italie dont vous êtes originaire, s’est illustrée dans le partage du savoir.

Après Naples, où vous êtes diplômée en physique, vous revenez en Suisse, engagée au CERN, puis très vite à l’EPFL, où vous obtenez un doctorat en microtechnique, en 2000.

Vous passez ensuite par l’Institut de microtechnique de Neuchâtel, puis retour à Lausanne, à l’université comme directrice des programmes de troisième cycle en économie et gestion de la santé.

Retour ensuite à l’EPFL en 2009 pour mettre en place et gérer le Grants office, avec pour mission d’assurer le financement de la recherche suisse et européenne.

En 2013, vous devenez rectrice de la HES-SO, la haute école spécialisée de Suisse occidentale, une construction en réseau baroque et fédéraliste sur laquelle les cantons se sont mis d’accord afin de ne priver aucun territoire de pôles de formation.

Pour ceux qui ne la connaissent que de nom, rappelons que la HES-SO a été fondée en 1998. Derrière l’université de Zurich et l’Ecole polytechnique de Zurich, elle occupe le troisième rang des plus hautes institutions de formation de Suisse, accueillant plus de 22000 étudiantes et étudiants. Elle regroupe 28 hautes écoles spécialisées dans 7 cantons, plus de 70 filières Bachelor et Master, 1867 chercheuses et chercheurs. Vous êtes la première femme à ce poste.

Vous êtes aussi depuis le mois de février de cette année la première femme à présider Swissuniversities, le lobby des plus hautes institutions de formation du pays.

Cette nomination d’une rectrice de HES prouve que les écoles techniques se sont hissées au niveau des institutions académiques les plus prestigieuses. C’est une belle reconnaissance du travail des HES.

Votre parcours personnel illustre la diversité et la force de toutes nos filières de formation.

Je soupçonne toutefois que ceux qui vous ont choisie ont aussi parié sur le fait que vous connaissez parfaitement les enjeux de l’arrimage de la Suisse aux programmes de financement européens de la recherche et de l’innovation.

Pour vous avoir accueillie lors d’un déjeuner débat de la section vaudoise du Mouvement européen, je sais que votre force de conviction s’appuie sur une connaissance solide, précise et concrète de ce que les fonds européens amènent à la Suisse.

Pas seulement de l’argent, mais des réseaux, de nouvelles idées, une émulation entre chercheurs, du succès, ou si l’on veut de meilleures conditions pour proposer aux entreprises des solutions gagnantes et plus efficaces que lorsque l’on travaille en vases clos.

 Dans votre plaidoyer pour sensibiliser nos élus à l’urgente nécessité de se réconcilier avec nos partenaires européens, vous saurez amener des exemples concrets de ce dont les étudiants et chercheurs des HES ont pu bénéficier avant que la Suisse ne soit rétrogradée dans les programmes d’Horizon Europe.

Votre travail de conviction sera d’autant plus précieux que l’Union européenne avance à grands pas dans la reconstitution de nouvelles filières industrielles stratégiques, dont la Suisse risque là aussi d’être écartée faute de renouvellement de nos accords bilatéraux.

Vous avez donc le charisme et la conviction. Mais vous avez aussi une autre qualité rare, mais très précieuse pour nous les membres du Mouvement européen, vous êtes courageuse, vous affichez vos convictions favorables à l’intégration européenne, là où tant d’autres se taisent, réduisant la dispute entre Berne et Bruxelles à des enjeux techniques ou juridiques.

Vous, vous ne faites pas semblant que la dimension politique de nos liens avec l’Union européenne, n’existe pas.

Dans le monde académique qui se plaint beaucoup des conséquences de la rupture avec les Européens, vous vous engagez clairement et avec courage. Merci à vous pour ce que vous êtes, pour votre sincérité et votre ténacité.  

Ces qualités vous viennent de votre parcours, de votre identité suisse et italienne, et il me semble de votre formation : vous êtes une physicienne et vous pratiquer l’approche systémique très naturellement, là où tant d’autres isolent les problèmes ou les difficultés et négligent l’importance des connections.  

En vous remettant ce prix, le Mouvement européen vous remercie de votre engagement, et vous souhaite, nous souhaite, que vos efforts nous ramènent dans le système européen.

La ringraziamo. Siamo orgogliosi di potere riconoscere con questo premio il suo impegno per la Svizzera, per l’Europa, e per un futuro migliore della ricerca svizzera in Europa.

*texte prononcé à Berne, lors de l’Assemblée du Mouvement européen Suisse, le 13 mai 2023

Un héros si vaudois *

À la veille du tricentenaire de sa mort, le Major Davel continue de fasciner au point que les députés au Grand Conseil discutent de l’opportunité d’une réhabilitation : faut-il révoquer la condamnation à mort de celui qui entreprit, seul, de libérer le Pays de Vaud de l’oppression bernoise ? Au regard de l’histoire, le Major a déjà gagné : il est la figure la plus célèbre et la plus célébrée du canton, fédérant malgré lui les adeptes de la désobéissance civile comme les partisans de « l’amour des lois » invoqué dans l’hymne vaudois. Ce numéro de Passé simple explore les facettes d’un mythe taillé pour traverser les siècles.

Considérons d’abord l’homme ou plutôt ce que l’on en sait, au vu de la maigreur des sources contemporaines de son étrange épopée. S’il n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer : Davel présente toutes les caractéristiques qu’aujourd’hui encore on prête aux habitants de ce coin de pays. Humble et dévoué, prêt à se sacrifier pour une grande cause mais qui ne parvient pas à convaincre. En bon vaudois, il a la révolte entêtée et reste avare d’explications. Entre orgueil et modestie, il renvoie à leur vile médiocrité les personnes qui ne saisissent pas la portée de son action.

Quel est son message justement ? Rendre aux Vaudois leur liberté et leur dignité, revendication d’avant-garde dans ce 18ième siècle qui sera celui des Lumières et de la remise en question du despotisme et du droit divin. Le temps lui donnera raison. Mais à plus long terme, son glorieux échec sonne comme un puissant avertissement aux idéalistes tentés d’agir en solo : même si la cause est juste, il est vain d’avoir raison si on néglige de nouer des alliances. Les révolutions vaudoises à venir seront portées par des élans plus collectifs et mieux organisés.

Etrangement, dans le panthéon cantonal et la mémoire populaire, Davel a éclipsé une autre figure de la lutte pour l’indépendance et la liberté qui a pourtant bien mieux réussi son coup : Frédéric-César de la Harpe, doté d’un impressionnant réseau de contacts utiles tant dans le Paris révolutionnaire qu’à la Cour de Russie.

Le mythe du révolté, précurseur et incompris, est un miroir à fantasmes, il autorise toutes sortes de récupérations alors qu’une carrière politique comme celle de La Harpe, documentée par une correspondance prolifique limite les réinterprétations.

Le poète Jean-Villard Gilles disait de la Venoge qu’elle est un fleuve « à nous, c’est tout vaudois ». Canton suisse, Vaud révère Guillaume Tell, figure de l’insoumission aux lois iniques qui traverse toutes les époques et les enjeux. Mais il est fier et soulagé d’avoir avec Davel un mythe rien qu’à lui.

*Texte paru dans le numéro 77 de Passé simple en septembre 2022

La Suisse, prisonnière d’une neutralité qui n’a jamais existé

En matière de neutralité, le Conseil fédéral s’accroche à une approche juridique comme à une bouée. Or la guerre en Ukraine constitue un changement géopolitique majeur, voire existentiel pour les démocraties du Vieux Continent. Ses conséquences ne peuvent être appréhendées avec les outils habituels de la politique étrangère. La plupart des pays européens a procédé à des ajustements considérables : l’Allemagne a révisé son pacifisme mercantile, la Suède et la Finlande veulent adhérer à l’OTAN.

Depuis bientôt un an, la Suisse procède, elle, à l’exégèse de sa neutralité comme si celle-ci était une fin en soi et non un moyen. Elle se laisse enfermer dans une vision mythifiée de son passé, et se fie à des textes qui ont plus d’un siècle (les conventions de La Haye de 1907), plutôt que de se dégager des marges de manœuvre pour défendre les valeurs d’indépendance et de liberté que l’agression russe foule aux pieds.

Tout au long de son histoire, la Suisse a rarement été absolument « neutre », c’est-à-dire totalement imperméable aux conflits. Tout un discours politique entretient pourtant l’idée que la Confédération aurait su – et devrait donc – se tenir hors des guerres.

La seule attitude constante de la Suisse depuis Marignan 1515 a été de ne pas être belligérante, de ne pas déclarer et faire la guerre comme état. Parce que pour le reste, les Suisses n’ont cessé de se mêler et d’être impliqués dans les conflits. Pendant plus de trois siècles, ils y ont participé comme mercenaires, principalement au service du Roi de France, mais aussi pour d’autres souverains. La Diète dut trouver les moyens d’éviter que des soldats de cantons différents s’entretuent, comme lors de la bataille de Malplaquet en 1709.

Pendant la période révolutionnaire de 1798 à 1815, la Suisse est prise dans la tourmente, occupée par les troupes françaises puis par celles de la Sainte-Alliance. Au cours de la première guerre mondiale, plusieurs scandales entachent la neutralité :  des colonels transmettent des informations à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie, le conseiller fédéral Hoffmann et le conseiller national Grimm lancent une tentative de paix séparée germano-russe.

Pendant la deuxième guerre mondiale, bien que le Conseil fédéral ait proclamé le retour à une neutralité « intégrale » après l’épisode de sa participation à la Société des Nations, nombre d’entreprises, Bührle en tête, ne se privent pas de livrer armes et munitions à l’Allemagne nazie et à l’Italie fasciste. Lors de la guerre froide également, la Suisse ne se comporte pas de manière aussi neutre que les proclamations officielles le laissent croire : elle est clairement – et plus ou moins secrètement – alignée sur les positions du bloc occidental. En témoignent notamment les révélations sur la P26 ou l’entreprise Crypto.

Ces quelques épisodes démontrent que les conseillers fédéraux actuels ont grand tort de s’entêter à refuser l’autorisation de réexportation de matériel de guerre vers l’Ukraine. Leurs prédécesseurs ont été beaucoup plus pragmatiques ou clairvoyants, privilégiant les affaires souvent et la morale parfois.

Ce qui est certain, c’est qu’à l’issue des conflits, la Confédération a toujours été sommée par les vainqueurs de s’expliquer sur ses ambiguïtés. Berne a-t-elle totalement oublié les leçons de l’affaire des fonds en déshérence, il y a 25 ans à peine ?

Il n’est pas demandé à la Suisse de livrer directement des armes à l’Ukraine, mais de laisser les états clients des entreprises helvétiques qui les fabriquent le faire. Le Conseil fédéral s’étant déjà aligné sur les sanctions européennes contre la Russie, cette concession serait logique. Car l’Ukraine n’a pas choisi d’être belligérante:  elle s’est retrouvée sauvagement agressée, et n’a pas eu d’autre choix que de se battre pour défendre son indépendance et sa liberté, comme les Suisses ont eu la chance, depuis 200 ans, de ne pas avoir à le décider.

* Article paru sur la plateforme de blogs du Temps

Truss, Meloni : réussir avec ou sans l’Europe

Le moins que l’on puisse dire est que le slogan phare du Brexit « Take back control » (Reprendre le contrôle) ne se sera absolument pas réalisé. Depuis le vote du 23 juin 2016, la Grande-Bretagne perd pied : en six ans, le 10 Downing Street a vu défiler quatre premiers ministres conservateurs incapables de délivrer les bienfaits attendus de la sortie de l’Union européenne. La démission de la première ministre Liz Truss, au bout de 44 jours, apparaît comme la énième péripétie dans la saga d’une promesse électorale impossible à tenir.

Tous les problèmes auxquels fait face le Royaume-Uni (crise énergétique, inflation, dégringolade de la livre) ne sont pas imputables au Brexit, la COVID et la guerre en Ukraine ont accru les difficultés, mais le Brexit rend leur résolution plus complexe et incertaine.

De cette mésaventure, il y a quelques leçons intéressantes à tirer sur ce que signifie l’appartenance à l’Union européenne, au moment où, à Rome, une autre femme, Giorgia Meloni devient première ministre d’une Italie, elle aussi parfois tentée par le grand clash avec Bruxelles.

On se souvient de la très tautologique petite phrase de Theresa May, « Brexit means Brexit », lors de sa prise de fonction après la peu honorable sortie de David Cameron. Extraire la Grande-Bretagne de l’UE, oui mais comment et à quelles conditions ? La chose n’avait pas franchement été débattue pendant la campagne référendaire.

Un cadre réglementaire solide

Les défauts de l’UE sont bien connus et documentés sans complaisance : sa gouvernance est complexe, souvent lente et poussive, semblant toujours au bord de la crise. Pourtant l’étalage régulier – mais très démocratique et très transparent – de ses divisions ne l’empêche pas de forger des compromis auquel tous ses membres finissent par se rallier (non sans parfois quelques bras de fer de l’un ou l’autre état-membre jouant de son droit de veto).  Mais la focalisation sur les développements de sa législation ou sur les nouveaux défis à relever occulte une de ses plus grandes réussites depuis 1957: le bon fonctionnement du « marché commun ». Devenu en 1993 le « marché unique », celui-ci offre un cadre réglementaire solide et prévisible aux activités économiques en réglant la libre-circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes.

C’est là que la comparaison entre la Grande-Bretagne et l’Italie est éclairante. S’extraire du cadre réglementaire européen et tenter de retrouver des marges de manœuvre concurrentielles a représenté un travail herculéen et fastidieux pour Theresa May et Boris Johnson. À l’issue de ce processus, Westminster, le parlement britannique, a certes retrouvé la capacité de faire des lois comme bon lui semble, mais n’a pas été en mesure de redonner au pays la croissance économique, la prospérité et la grandeur commerciale auxquelles aspiraient nombre de ceux qui ont voté pour le Brexit.

L’industrie italienne plus robuste que la britannique

Pour l’Italie, en revanche, le cadre réglementaire du marché unique tient du phare lumineux dans la tourmente des maux qui l’afflige. Malgré son instabilité gouvernementale chronique, le Bel Paese reste une puissance commerciale exportatrice. La part du PIB imputable à l’industrie est de 22,6% en Italie, contre seulement 17,7% pour le Royaume-Uni (pour comparaison l’Allemagne est à 26,6%, la France à 16,8 % et Suisse : 25,6 %).

De longue date, les industriels et milieux d’affaire italiens se sont accommodés des pitreries de certains de leurs politiciens (tels Berlusconi, Grillo, Salvini,…), du moment que ceux-ci ne remettaient pas en cause le cadre européen leur permettant de développer leurs activités, et de participer sans entraves à la création de chaînes de valeur européennes, dans lesquelles leur inventivité et leur savoir-faire les ont intégrés. Lorsque la coupe est pleine, quand le différentiel entre les taux d’intérêt des bons du trésor allemands et italiens – le spread –  devient trop profond, le gouvernement, quel qu’il soit, est rappelé à l’ordre ou tombe (comme ce fut le cas lors du dernier gouvernement Berlusconi en 2011).

Le levier des institutions européennes

Les élites italiennes désespérant des jeux politiques romains ont de longue date misé sur les institutions européennes pour offrir à leur pays le cadre de stabilité nécessaire aux affaires que le système politique n’était pas en mesure de produire. Elles ont parié sur les leviers européens pour disposer d’un minimum d’ordre économique dans la Péninsule. La trajectoire de Mario Draghi, ancien directeur de la Banque d’Italie, puis de la Banque centrale européenne, puis président du Conseil (pour assurer que les milliards d’euros des plans de relance européens attribués à son pays seraient correctement utilisés), illustre à merveille cette stratégie d’évitement des intrigues romaines grâce au cadre de référence européen. Lorsque Mario Draghi a « sauvé l’euro » à coup de petites phrases et de politiques monétaires non conventionnelles, nul doute qu’il avait en tête l’idée de préserver la zone euro mais aussi d’éviter à son pays la banqueroute.

Si l’Italexit a animé un temps les populistes et les souverainistes, c’était surtout en raison de la crise des réfugiés et des problèmes liés à l’explosion de la dette souveraine. Mais contrairement au Royaume-Uni, la tentation de s’extraire du cadre législatif du marché unique n’a jamais saisi les milieux d’affaires transalpins, qui savent trop bien ce qu’ils lui doivent :  voir les régions du Nord du pays figurer encore et toujours parmi les plus riches du continent.

Solidarité sans précédent pour l’une, solitude pour l’autre

Face aux difficultés récentes (pandémie et crise énergétique due à la guerre en Ukraine), l’Italie a pu compter sur une solidarité européenne hors norme (220 milliards d’euros sur les 750 que l’UE entend verser à l’ensemble de ses états-membres) et une coordination des efforts pour assurer l’approvisionnement énergétique et la maîtrise des tarifs. La Grande-Bretagne s’est retrouvée seule dans son coin.

Une des rares actions politiques de Liz Truss dont on se souviendra est l’enthousiasme manifesté à l’égard de la Communauté politique européenne, réunie à Prague le 6 octobre dernier. Cette plate-forme de discussion lui est apparue comme une première bouée lancée par la famille européenne, dans le contexte toutefois bien particulier de la guerre en Ukraine.

Draghi en conseiller de Meloni ? 

Nouvelle locataire du Palazzo Chigi, Giorgia Meloni prendra soin de ne pas fâcher les partenaires européens : elle a placé au ministère de l’économie Giancarlo Giorgetti, ministre du Développement économique sous Mario Draghi. Il se murmure à Rome que la première ministre aurait demandé à son prédécesseur, si estimé dans les capitales européennes, de la conseiller de manière informelle. Quoi qu’il en soit, on peut donc s’attendre à ce que, en politique intérieure, la leader de Fratelli d’Italia donne des gages souverainistes et conservateurs dans l’éducation, la politique familiale ou la politique migratoire, mais qu’elle reste bien dans les clous européens pour tout ce qui concerne la politique économique et la politique extérieure. Garant de l’ancrage européen et du respect des traités, le président de la République Sergio Mattarella y veillera également avec autant de calme que d’intransigeance.

*Texte paru sur la plateforme de blogs du Temps