Le bilan de la présence de deux UDC au Conseil fédéral qui ne sera pas tiré

Quel acide télescopage dans l’actualité fédérale : le 7 décembre, 30 ans et un jour après le non des Suisses à l’Espace économique européen (EEE), sera élu le successeur d’Ueli Maurer. Il est à craindre que dans les semaines à venir, le « débat » se concentre sur le profil des papables et qu’aucun bilan sérieux ne soit tiré de la présence de deux élus de l’UDC (Union démocratique du centre) au Conseil fédéral.

L’hégémonie du parti national populiste sur la politique suisse a pourtant commencé par cette courte victoire en politique étrangère, (50,3% des votants refusèrent de s’arrimer à l’EEE ce « dimanche noir » du 6 décembre 1992, selon la fameuse formule de Jean-Pascal Delamuraz au soir de la votation). De 1995 à 2015, les Blochériens ont quasi doublé leur représentation au Conseil national, et frôlé les 30% de suffrages. Dès 2003, ils ont obtenu un second siège dans le collège gouvernemental. De quatrième roue du char depuis la naissance de la formule magique en 1959, ils sont devenus l’attelage prépondérant (non sans quelques péripéties entre la non réélection de Christoph Blocher en 2007 et l’élection -justement – d’Ueli Maurer en 2008 et celle de Guy Parmelin en 2015).

Qui pourrait contester la légitimité de cette double représentation ? Même si l’UDC a perdu lors des élections fédérales de 2019 un peu de sa superbe, elle reste avec plus de 25% des voix au Conseil national le premier parti de Suisse. La formule gouvernementale helvétique – que l’on s’obstine à qualifier de « magique » même si elle ne produit plus d’étincelles – octroie 2 sièges aux trois partis arrivés en tête et 1 au quatrième.

La fin des compromis

Or cette répartition du pouvoir entre les quatre grands partis, qui permit à la Suisse dans les années 1960 de développer son état social et d’engranger tous les bénéfices des Trente Glorieuses, s’est peu à peu grippée sous l’emprise du parti blochérien. D’habile machine à réformer la Confédération dans le consensus et par des compromis gauche-droite « gagnant-gagnant », elle est devenue une toupie qui tourne obstinément sur elle-même sans jamais plus se poser la question de son efficacité, de ses résultats et de sa finalité.

L’UDC doit ses succès électoraux à son intransigeance. Dans sa vision de la politique, le compromis n’est pas un outil vertueux qui permet aux Suisses d’avancer ensemble malgré leur diversité, elle est une faiblesse coupable. L’UDC n’a cure du respect des minorités, essence de notre fédéralisme, elle veut imposer sa volonté, par le rapport de force. Elle n’aime pas les contre-pouvoirs, propres au régime démocratique qui est le nôtre. Exaltant le kitsch et le folklore, le parti blochérien se proclame plus suisse que les autres : cette prétention à incarner à lui tout seul le pays est pourtant on ne peut plus antisuisse. Tout notre édifice institutionnel basé sur la représentation proportionnelle et la collégialité appelle à la collaboration constructive entre élus. Plutôt que d’exercer son leadership par des propositions stimulantes pour les autres partis gouvernementaux, l’UDC a imposé le blocage au cœur du système politique. Figée sur une conception idyllique de notre histoire, de la neutralité et de l’indépendance, elle a gelé toute réflexion ouverte sur l’avenir.

Dès lors, tant en politique intérieure qu’extérieure, le Conseil fédéral a toutes les peines du monde à se projeter, à trouver des compromis et à convaincre la population. La Suisse ne parvient pas à se réformer, donc à s’adapter aux défis de l’époque, qu’il s’agisse de son système de santé, des retraites, de la fiscalité et bien sûr de sa politique européenne. On reblètse de justesse (comme la réforme de l’AVS acceptée du bout des lèvres le 25 septembre dernier) ou sous pression afin de se conformer à de nouvelles régulations internationales (telle la réforme de la fiscalité RFFA en 2019).

Le dossier européen embourbé

En matière de politique européenne, et malgré une dizaine de scrutins depuis l’approbation des accords bilatéraux en 2000 ayant entériné des coopérations plus poussées avec l’Union, le Conseil fédéral ne réussit plus à avancer. Il s’est progressivement embourbé, sous l’influence des ses deux ministres UDC, sans que jamais d’ailleurs le parti ne revendique l’honneur et la responsabilité d’aller négocier avec les Européens en qualité de chef du Département des Affaires étrangères. Tout au contraire, au cours de son mandat Ueli Maurer a préféré ostensiblement afficher son soutien au régime chinois plutôt que de rechercher le contact avec Bruxelles.

Le coup de grâce remonte au 26 mai 2021 : ce jour-là, le président de la Confédération UDC Guy Parmelin enterre l’accord-cadre, longuement négocié depuis 8 ans avec l’UE. Cet accord devait offrir une solution pérenne aux relations entre la Suisse et les 27, grâce à un mécanisme de règlement des éventuels différents. Il promettait d’ouvrir de nouveaux champs de coopération renforcée, comme par exemple en matière d’électricité. L’UE avait fait de nombreuses concessions à la Suisse, au cours des discussions. Mais prisonniers de la posture de détestation systématique de tout ce qui vient de Bruxelles dans laquelle les Blochériens ont enfermé une bonne partie de notre classe politique, les deux élus UDC n’ont écouté ni les experts ni les diplomates. Infliger un affront à l’UE leur a semblé plus crucial que de réfléchir aux conséquences à court, moyen et long terme de leur geste. Si gouverner c’est prévoir, ces deux gouvernants-là n’ont pas prévu grand-chose – ni leurs collègues qui n’ont pas eu le courage politique de s’opposer à cette issue malheureuse et inutilement vexante pour les partenaires européens.

Un état-tiers qui ne se l’avoue pas

Dans leur inlassable guérilla contre Bruxelles, les élus UDC ont oublié de dire une chose essentielle au peuple: l’entreprise de démolissage des accords bilatéraux qu’ils ont méthodiquement entreprise conduit la Suisse vers l’isolement et la marginalisation, et à être considérée comme un état tiers. Sans solution institutionnelle avec l’UE, les accords bilatéraux sont peu à peu vidés de leur substance. Les Européens continuent à légiférer (pas pour ennuyer les Helvètes mais parce que de nouveaux défis surgissent qu’ils ont collectivement décidé de résoudre ensemble), et le fossé entre les règles appliquées par les Suisses pour être partie prenante du marché unique et celles adoptées par les Européens s’accroît. Comme sur un ordinateur, l’absence de mise à jour finit pas créer d’insurmontables difficultés : les programmes ne tournent plus.

Ont déjà fait les frais de l’absence de clairvoyance des conseillers fédéraux UDC l’industrie des technologies médicales, les programmes de recherche de nos hautes écoles. Bientôt ce sera l’industrie des machines, mais aussi nos aéroports qui se retrouveront largués, marginalisés, plus en état de concourir sur le marché européen dans des conditions de concurrence équitable.

Pour les 27 qui ont tenu bon face à la déflagration du Brexit, la posture d’exceptionnalisme, la revendication helvétique d’être traitée comme un cas particulier, devient chaque jour plus incompréhensible, inaudible, et indéfendable.

Sous l’influence de l’UDC, notre Confédération est ainsi passée du statut de partenaire privilégié de l’UE à candidat état-tiers qui n’ose même pas se l’avouer. Or, qu’on l’aime ou pas, mais parce qu’elle rassemble tous nos voisins et la grande majorité des nations de notre continent, l’UE est un partenaire commercial et politique incontournable. Lorsque le principal parti du pays n’a d’autres discours que de prétendre qu’on peut le contourner sans risques et sans gros dommages pour notre prospérité et notre sécurité, il conviendrait tout de même de se demander, à la faveur d’une vacance fortuite, s’il a toujours sa place au Conseil fédéral.

Réflexion d’avenir ou arithmétique ? 

Face à la guerre en Ukraine et ses innombrables répercussions, ne conviendrait-il pas d’exiger des candidats à la fonction suprême qu’ils développent une vision claire et ambitieuse de la place de la Suisse en Europe ? En d’autres mots, plutôt que de se contenter d’arithmétique électorale, la gravité de l’époque ne commande-t-elle pas de placer au gouvernement des élus en fonction d’un programme partagé avec les autres partenaires de la coalition ?

Il est regrettable que cette élection partielle, même si les Verts envisagent d’y proposer une alternative, ne soit pas encore l’occasion d’une grande remise en question de notre formule gouvernementale. L’an prochain, peut-être, après les élections fédérales lors du renouvellement de l’entier du collège… Mais la Suisse peut-elle toujours se permettre d’attendre une prochaine échéance pour résoudre ses problèmes ?

*Article paru sur la plateforme de blogs du Temps

Ce que révèle l’autopsie de l’accord-cadre, un an après

Bientôt un an que le Conseil fédéral a laissé tomber les négociations de l’accord-cadre institutionnel avec l’Union européenne, lancées en décembre 2013. Pourquoi une telle issue après 32 cycles de réunions ? Le professeur René Schwok tente une réponse dans un bref essai, publié dans la Collection Débats et documents par la Fondation Jean Monnet pour l’Europe.*

En bon chercheur, René Schwok applique la méthode analytique, tel un médecin pratiquant une autopsie pour élucider une mort mystérieuse : il décortique au scalpel les faits, montre ce qui avait été obtenu au cours des négociations. Il s’essaie ensuite à quelques hypothèses sur les motivations de nos sept conseillers fédéraux, au moment de prendre la décision fatidique du 26 mai 2021.

Les pages consacrées au contenu de l’accord-cadre (tel que posé sur la table fin 2018 – mais jamais paraphé par nos diplomates), aux points réputés bloquants et aux concessions obtenues de Bruxelles, sont particulièrement éclairantes. Avec rigueur, le chercheur démontre que les négociateurs européens ont fait preuve de pragmatisme et de bienveillance, autorisant une fois encore des solutions « sur-mesure » pour rassurer les Suisses. Ce fact checking est à l’opposé de l’image qui s’est imposée dans le débat public d’une Commission intransigeante, ne cédant rien à la Confédération, dans un contexte de tensions post Brexit.

Le professeur Schwok cite d’ailleurs l’évaluation du Conseil fédéral à fin 2018: « le résultat des négociations correspond dans une large mesure aux intérêts de la Suisse et au mandat de négociation.»

Comment comprendre dès lors que le gouvernement n’ait pas mieux présenté et défendu les avancées obtenues, et qu’il ait décidé il y a un an, de jeter à la poubelle tout ce travail d’orfèvrerie diplomatique ? Ce caprice reste d’autant moins explicable que les conséquences négatives d’un tel camouflet à l’égard de notre principal partenaire économique, rappelle René Schwok, avaient parfaitement été identifiées par… le Conseil fédéral lui-même.

Pour conclure son étude, le professeur à l’Université de Genève émet différentes hypothèses en analysant le positionnement des conseillers fédéraux. À l’origine du fiasco apparaissent ainsi la faiblesse des acteurs en présence et une surestimation des forces de la Suisse dans ses rapports avec l’UE. Tant les conseillers fédéraux que les partis en prennent pour leur grade, ambigus et trop velléitaires. Est également pointée l’attitude des syndicats, en rupture avec leurs engagements précédents, qui ont détourné l’enjeu européen pour « peser sur l’agenda politique » interne.

Ces 66 pages d’analyse sont plus cruelles qu’un pamphlet. Elles révèlent une profonde méconnaissance des détails du dossier des bilatérales et la formidable incompétence d’une classe politique majoritairement focalisée sur la lutte pour des sièges au Conseil fédéral en 2023. Se maintenir au pouvoir est bien sûr un but louable de la part des quatre partis gouvernementaux, qui se le partagent depuis 1959, mais pour quoi faire ? Les petits calculs de politique politicienne excusent-ils de  négliger un sujet aussi crucial pour la prospérité du pays, l’avenir de son économie et de ses chercheurs ?  On se le demande en refermant cette courte étude sur le plus grand ratage de notre politique européenne récente.

* René Schwok, “Accord institutionnel: retour sur un échec”, Collection Débats et documents no 25, Fondation Jean Monnet pour l’Europe, mai 2022, 66 pages.

*Article paru sur la plateforme de blogs du Temps

Le Conseil fédéral doit procéder à un aggiornamento de sa réflexion géopolitique

Dimanche devant le Bundestag, le chancelier Olaf Scholz a commencé son discours avec cette phrase : « Le 24 février 2022 marque un changement d’époque dans l’histoire de notre continent. » Prenant la mesure du bouleversement que représente dans l’ordre international et européen l’invasion de l’Ukraine par la Russie, M. Scholz a annoncé une révolution copernicienne dans la politique de sécurité de l’Allemagne, le réarmement de son pays avec une montée des investissements à 2% du PIB. La rupture avec la prudence et le pacifisme traditionnellement prônés, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, par la première puissance économique du continent est totale.

Même gravité dans l’allocution du président français Emmanuel Macron, le 2 mars, en évoquant le tournant que représente ce conflit : « Ces événements n’auront pas seulement des conséquences immédiates, à la trame de quelques semaines. Ils sont le signal d’un changement d’époque. La guerre en Europe n’appartient plus à nos livres d’histoire ou de livres d’école, elle est là, sous nos yeux. La démocratie n’est plus considérée comme un régime incontestable, elle est remise en cause, sous nos yeux. Notre liberté, celle de nos enfants n’est plus un acquis. Elle est plus que jamais un système de courage, un combat de chaque instant. A ce retour brutal du tragique dans l’Histoire, nous nous devons de répondre par des décisions historiques. »

Ce funeste 24 février 2022 choque autant les consciences que le 11 septembre 2001. Chacun pressent, à l’image du chancelier social-démocrate et du président de la République française, que le monde de demain ne sera plus pareil à celui qu’il a été jusqu’au 23 février. Encore faut-il avoir le courage d’y faire face. Peu rompu à la réflexion géopolitique, notre Conseil fédéral a tout de même attendu trois jours, pour comprendre qu’il fallait sortir de son mode de gestion « business as usual » et s’aligner sur les sanctions européennes. Trois jours où il s’est tortillé derrière le paravent de la neutralité et les arguties juridiques, plutôt que d’affirmer d’emblée sa solidarité de principe avec le camp des démocraties.

On peut très sérieusement douter de sa clairvoyance et de son sens de l’urgence à la lecture du communiqué, publié le vendredi 25 février, sur la manière dont il entend orienter un nouveau paquet de négociation avec l’Union européenne : le texte, sans doute préparé à l’avance, ne contient pas la moindre allusion au contexte géopolitique du moment ni l’affirmation des valeurs qui lient la Suisse aux Européens ! Quel manque de tact. Dans la démonstration du décalage qui se creuse entre la Suisse et ses principaux partenaires, depuis la rupture de l’accord-cadre en mai 2021, il pouvait difficilement produire une preuve plus éclatante.

Dès lors, faut-il se résigner à ce que notre pays apparaisse « à côté de la plaque », pleutre ou suiveur, jamais à la hauteur de la situation ? Ou bien peut-on espérer un sursaut, une inspiration, qui conduise le gouvernement à procéder à un profond aggiornamento du positionnement de la Suisse sur la scène internationale ?

Plus rien ne justifie une voie solitaire et particulière de la Suisse sur le plan européen. Le monde multilatéral dans lequel la Confédération pouvait jouer sa partition en solo est mort, broyé par les colonnes de chars que Poutine a lancées sur les routes d’Ukraine. Cet édifice multilatéral, pour partie localisé dans la Genève internationale, ne sera pas rétabli avant longtemps. Dans l’immédiat, l’ONU étant paralysée par le droit de veto des Russes au Conseil de sécurité, seule l’Union européenne a la capacité d’agir efficacement face à la menace. Notre gouvernement doit saisir la portée et les conséquences de cette nouvelle donne. Il doit revoir le logiciel qui tourne depuis une trentaine d’années et encadre notre politique étrangère.

Après l’échec de l’Espace économique européen, donc d’un premier arrimage de la Suisse aux institutions européennes, le Conseil fédéral a choisi, bon gré mal gré, de maintenir sa tradition humanitaire et sa pratique des bons offices (pour œuvrer à la paix dans le monde et se concilier au passage les bonnes grâces des puissants), de privilégier la voie bilatérale avec l’UE, mais aussi de parier sur le développement de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour offrir à son économie les meilleures conditions possibles d’accès aux marchés.

Un rapide bilan de ces trois choix stratégiques s’impose. Très valorisé, mais par nature peu explicité dans les détails, son rôle de facilitateur en cas de conflit lui a valu une certaine estime, flattant l’ego de nos ministres des affaires étrangères, mais pas beaucoup de dividendes concrets en faveur des intérêts helvétiques. Les Américains ont agi sans pitié à l’égard de la Confédération au moment de la crise des fonds en déshérence et ont obtenu quelques années plus tard la peau du secret bancaire. Quant aux efforts pour trouver des solutions de paix à long terme avec Poutine, on mesure ces jours à quel point ils étaient condamnés d’avance : le despote du Kremlin a-t-il jamais été un interlocuteur de bonne foi lors des discussions ? En diplomatie, il y a de la grandeur à paraître humilié dès lors qu’on a sans relâche chercher une solution pacifique, mais la défense des intérêts de la Suisse ne doit pas être indéfiniment immolée sur l’autel de cette nécessaire humilité. En l’occurrence, la Confédération n’est pas la seule qui s’emploie à maintenir ouvert des canaux de discussions entre l’agresseur et l’agressé.

Pour ce qui concerne la voie bilatérale avec l’UE, elle a été un succès, puisque notre pays est une des régions du continent qui a le plus profité de la prospérité créée par le marché unique. Mais cette voie a été torpillée peu à peu par le Conseil fédéral lui-même : en 2006, il renonce à l’objectif de l’adhésion à l’UE, qui lui avait valu passablement de goodwill de la part des diplomates européens. En 2021, il met fin aux négociations sur l’accord-cadre, un concept qu’il avait lui-même proposé à l’Union.

Quant à l’OMC, la machine s’est totalement grippée, incapable de produire les normes garantissant une mondialisation équitable et profitable pour tous. Cette paralysie a favorisé l’émergence de nouveaux blocs commerciaux, en Asie et en Amérique, avec lesquels il est compliqué pour la Suisse de s’entendre sans concessions difficilement acceptées sur le plan intérieur (comme on l’a vu par exemple lors de la votation populaire de mars 2021 sur l’accord de libre-échange avec l’Indonésie, accepté de justesse).

Les trois piliers du positionnement de la Suisse sur l’échiquier international étaient plus ou moins brinquebalants depuis un certain temps. Avec l’invasion de l’Ukraine et ses conséquences à court, moyen et long terme, ils vacillent et sont prêts de s’écouler, tel un château de cartes trop usées.

La Suisse ne peut plus plaider l’exception et le particularisme, elle doit choisir son camp et se ranger résolument du côté des démocraties face aux autocrates. Elle doit cesser d’être particulièrement intransigeante avec l’UE et extrêmement complaisante avec la Chine ou la Russie. Le Conseil fédéral doit rapidement élever son niveau de réflexion géopolitique. Dans cet esprit, il doit sans tabou étudier l’opportunité d’une adhésion à l’Union européenne. Il faut souhaiter qu’il s’y emploie au nom de la morale et des valeurs humanistes que nous partageons avec les Européens. Mais des considérations économiques devraient, si besoin, l’amener à une évaluation plus réaliste de la situation. La Suisse a bâti sa prospérité sur la fiabilité de son droit. Or, l’alignement sur les sanctions européennes contre la Russie prouve ce que les souverainistes blochériens s’obstinent à nier depuis trente ans : nous dépendons des normes définies par les Européens ; nous ne pouvons pas courir le risque de ne pas être en conformité avec leurs standards sans prétériter les affaires de nos banques et de nos industries d’exportation. En décidant un usage inédit de son énorme poids économique, l’UE s’affirme définitivement comme une puissance politique là où trop de ses détracteurs ne voulaient voir qu’un grand marché avec ses avantages fonctionnels.

À ces arguments en faveur d’un aggiornamento courageux, on pourrait ajouter des considérations sur la déstabilisation numérique entreprise par les hackers russes en direction du Vieux Continent, qui déploie chaque jour ses effets sur le territoire helvétique. Sans concertation avec les Européens, comment les Suisses, qui ont tant tardé à s’armer contre cette menace, pourraient-ils disposer à l’avenir d’une cyberdéfense efficace ?

Depuis trop longtemps, la Berne fédérale ne considère les relations avec l’Union que sous l’angle mercantiliste des accords bilatéraux, par petits bouts, comptant mesquinement les bénéfices qu’elle peut en tirer. Après le Brexit, la crise Covid et maintenant la guerre en Ukraine, il faut considérer l’ampleur des changements que l’Union porte (et qu’il est vain d’imaginer contourner compte tenu de notre position géographique et de nos intérêts commerciaux).  Il est grand temps de procéder à une réévaluation de ce que représente vraiment l’Europe des 27 pour nous : notre famille naturelle, notre meilleur rempart contre les menaces des dictateurs, la vraie garante de notre souveraineté et de notre indépendance en tant que démocratie.

*Article paru sur la plateforme de blogs du Temps

La voie bilatérale unilatérale

Depuis 30 ans, la Suisse est bousculée par une construction européenne toujours plus structurée. Alors que notre petit pays neutre devrait se réjouir que l’Union soit un facteur de paix et de prospérité partagées entre 27 états, il a développé une méfiance irrationnelle : cette chose qui a grandi à nos frontières, cette Union européenne, menacerait notre indépendance et notre souveraineté.

L’abandon de l’accord-cadre ce 26 mai est l’aboutissement de cette lente montée de la paranoïa. Il est une suite logique de l’hégémonie de l’UDC sur les autres partis gouvernementaux. Dans la conception de sa politique européenne, le Conseil fédéral a longtemps cherché à interpréter, voire à tordre, les diktats de l’UDC. L’élection de deux ministres au sein du collège, obtenue de haute lutte par les Blochériens, devait tôt ou tard se solder par une rupture avec Bruxelles. L’enterrement de l’accord institutionnel est aussi celui du système de concordance.

Du coup, le poids de la responsabilité de toutes les conséquences négatives qui vont émerger peu à peu, ne va plus reposer sur les épaules des partisans pragmatiques du compromis, mais sur celles des nationalistes populistes et des syndicalistes qui les ont appuyés. C’est un changement majeur.

Pour minimiser la portée de son choix, le Conseil fédéral revendique la négociation d’accords sectoriels au cas par cas et promet de reprendre unilatéralement du droit européen – sans la moindre garantie de réciprocité ! Cassis, Parmelin et Keller-Sutter inventent la voie bilatérale unilatérale. Berne va désormais mendier un peu d’attention de la Commission pour résoudre les problèmes. Pour un pays qui prétend à un respect de sa souveraineté supérieur à celle des autres, cela manque singulièrement de dignité.

Nous en sommes là : à espérer que les Européens seront gentils avec nous. Il est à craindre que ceux-ci ne nous traitent plus que comme un banal état tiers. En jetant sept ans de discussions à la poubelle, nous avons perdu à leurs yeux notre crédibilité et notre fiabilité.

Forte de son succès économique, l’UE avance peu à peu vers une plus grande intégration politique. La mutualisation des dettes pour financer les plans de relance constitue un coup d’accélérateur. Cette dimension politique de l’UE, la Suisse ne la comprend pas. Il est déroutant qu’un pays pétri de fédéralisme et du principe de subsidiarité s’imagine mieux défendre sa souveraineté en boudant les institutions supérieures où se prennent les décisions qui l’influencent quotidiennement. Est-ce que, depuis 1848, un seul canton a jamais envisagé de ne plus envoyer de représentants à Berne pour y faire valoir son point de vue et ses intérêts ? Nous devrions participer aux institutions européennes de plein droit. Notre histoire nous conduisait naturellement à devenir membre de l’UE Depuis 30 ans, nous faisons fausse route, et inventons des chemins de traverse. Gare à la chute.  Car, comme nous sommes, grâce à notre accès au marché unique, une des régions les plus prospères d’Europe, nous risquons de tomber de haut.

*Texte paru en italien dans Il Caffè le 29 mai 2021

À l’origine du mobbing d’Ignazio Cassis

On attendait mieux de Ignazio Cassis. Un style nouveau. De la détermination. Une direction.Près de 3,5 ans après son élection, on est obligé de constater que son style est hésitant, plein de maladresses. Comme chef du Département des affaires étrangères, il n’exprime pas de conviction forte, ni n’a été capable de proposer un nouveau storytelling sur l’avenir du pays, le «reset» qu’il avait annoncé.*

En matière de politique européenne, il laisse le champ libre au parti auquel il doit son élection, l’UDC. Son incroyable mutisme sur le sujet mine le chemin d’une approbation de l’accord-cadre, avec toutes sortes de bombes à retardement.

Il devait fédérer les Suisses autour d’une vision commune de leur place en Europe, il lasse et désespère par l’absence d’action forte.

On en vient à se demander ce qu’il est venu faire dans cette galère, à part satisfaire la légitime aspiration des Tessinois à être représentés au gouvernement.

S’il n’étoffe pas son bilan d’ici à 2023, il risque de faire les frais d’un nouveau recul de son parti aux élections fédérales. Si le PLR ne devait plus disposer que d’un seul siège, alors c’est lui qui devrait être sacrifié et pas la brillante Karin Keller-Sutter, extrapolent les amateurs de «toto-ministri» .

Ce mobbing soulève quelques objections. Il n’est pas exclu que la nouvelle Secrétaire d’Etat, Livia Leu, revienne de Bruxelles avec des clarifications sur l’accord-cadre, qui le rendent «vendable» au peuple souverain. L’effet de – bonne – surprise pourrait permettre à Cassis de revenir sur le devant de la scène comme l’homme qui a enfin tranché le nœud gordien de la politique suisse. L’étalage de son euro-scepticisme jusqu’ici en ferait un défenseur crédible de l’accord, en mode «si je vous recommande de l’accepter, c’est parce que nous avons finalement obtenu ce que nous souhaitions». Un scénario optimiste, mais pas impossible, tant les virages à 180 degrés caractérisent notre politique européenne.

Ensuite, en 2022, le Tessinois sera président de la Confédération. Cette année de primus inter pares booste en général la cote de popularité d’un ministre.

Enfin, les rapports de force au sein du PLR ne sont pas aussi défavorables, sur le papier, à Cassis. Il est le représentant des PLR latins, dont les scores sont très supérieurs en Suisse romande et au Tessin à ceux des Alémaniques : plus de 20% de parts électorales en 2019 contre 13%.

Un autre point relativise la mauvaise performance de Cassis. Au départ de Micheline Calmy-Rey en 2011, le PLR a absolument voulu reprendre le DFAE et la politique européenne depuis trop longtemps en mains du PS et du PDC. Or, le plus vieux parti de Suisse n’a pas de vision pour la politique étrangère, et encore moins sur les enjeux européens, qui excède la défense des intérêts économiques, même si Didier Burkhalter s’est illustré avec plus de panache que son successeur sur la scène internationale. C’est ce déficit de réflexion et d’ambition que paie actuellement le libéral-radical Cassis, placé dans ce Département un peu par défaut. Quel gâchis.

*Texte paru en italien dans l’hebdomadaire tessinois Il Caffè

Âge de la retraite des femmes et égalité salariale: prendre les choses dans le bon ordre

En matière de statut des femmes, l’actualité nous offre un intéressant carambolage :

  • On commémore ce 7 février les 50 ans de l’introduction du suffrage féminin sur le plan fédéral, ce qui amène tout naturellement à tirer un bilan des conquêtes féministes (voir également l’article précédent). En matière d’égalité salariale, l’exercice est particulièrement attristant : les femmes gagnent 19,6% de moins que les hommes dans le secteur privé ; dans le secteur public, l’écart n’est « que » de 16,7%.
  • Vendredi dernier, une commission du Conseil des Etats a proposé de raboter les compensations prévues pour les femmes dans le cadre du projet AVS21 visant à aligner l’âge de la retraite à 65 ans pour les deux sexes. La manœuvre a suscité l’ire de l’Union syndicale suisse et une pétition en ligne déjà signée par 200 000 indigné-e-s.
  • Les femmes PLR s’apprêtent à lancer ce même 7 février leur initiative pour l’imposition individuelle, énième tentative de mettre à fin à la pénalisation fiscale des couples mariés. Le problème a été identifié en 1984, mais aucune solution satisfaisante n’a pu y être apporté.  

Le relèvement de l’âge de la retraite des femmes est un vieux serpent de mer. La démographie plaide pour cet alignement : les femmes vivent plus longtemps que les hommes. Mais les réalités économiques et financières des principales concernées constituent un puissant obstacle. Si réellement, le Conseil fédéral souhaite imposer cette réforme, alors il devrait prendre les choses dans le bon ordre.

Dix ans après l’introduction du suffrage féminin, l’égalité entre hommes et femmes a été inscrite dans la Constitution. Dès 1981, le principe « à travail égal, salaire égal «  aurait dû être systématiquement appliqué. Or il ne l’est pas, malgré moult débats, et plusieurs grèves féministes. Si toutes les femmes gagnaient autant que leurs confrères de bureau ou d’atelier, elles cotiseraient plus à l’AVS et au deuxième pilier, ce qui résoudrait en partie les problèmes de financement de ces institutions. En cas de divorce, elles seraient mieux armées pour faire face au risque de pauvreté, qui les impacte directement dans la plupart des cas elles et leurs enfants. De manière générale, tout au long de leur vie, elles auraient moins besoin de recourir aux dispositifs d’aide sociale, de subventions ou de prestations complémentaires.

Dans un premier temps (dans les années 1980 et 1990), comme souvent en Suisse, on s’est persuadé que l’égalité salariale s’imposerait vertueusement avec le temps. Nous sommes quarante ans plus tard, et le temps n’a pas fait son œuvre. Le législateur non plus, ou alors très mollement. Rien de contraignant, des incitations qui n’incitent pas beaucoup d’employeurs, même si des outils de certification ont été développés pour aider les entreprises à voir clair dans leur politique salariale.

Ce manque de bonne volonté de la part de la classe politique comme des entreprises est tout simplement scandaleux. Il relève d’un souverain mépris des femmes et de leurs compétences.

Avant d’envisager d’augmenter l’âge de la retraite des femmes, le Conseil fédéral et le Parlement devraient donc imposer l’égalité salariale, en donnant un ultime délai de 1 an aux employeurs pour appliquer ce principe constitutionnel. Passé ce délai, toute entité ne pouvant certifier qu’elle respecte l’égalité salariale devrait être durement sanctionnée. Les lésées devraient pouvoir percevoir leur manque à gagner avec un effet rétroactif, dès leur engagement.

Deuxième étape sur cette feuille de route, mettre fin à la pénalisation fiscale des couples mariés. Et donner aux couples concernés quelques années de répit. Tout au long de leur vie active, les femmes que l’on prétend faire travailler jusqu’à 65 ans, alors qu’elles sont proches de leur 64 ième anniversaire, sont aussi celles qui ont trop payés d’impôts depuis 1984. Il faudrait éviter que cette génération, née entre 1959 et 1967, soit pénalisée encore une fois. Le calendrier du passage à 65 ans devrait être annoncé au moins 5 ans avant qu’il ne déploie ses premiers effets.

En voulant mettre la charrue avant les bœufs, l’âge de la retraite des femmes à 65 ans alors que l’inégalité salariale entre les sexes reste aussi scandaleusement patente, le Conseil fédéral programme son échec en votation populaire. Il programme tout autant l’accumulation de problème irrésolus dans le financement des retraites. Ce qui est particulièrement irresponsable.

Enfin, sans action plus déterminée sur cet enjeu de justice sociale élémentaire, il laisse ouverte une question que les historiens peineront à trancher à l’avantage de la Suisse : comment se fait-il que cette petite démocratie exemplaire que prétend être la Confédération ait tant pétouillé à accorder aux femmes leur dû, tout au long du XX ième siècle, et du XXI ième siècle, encore et toujours ?

Brexit doesn’t mean accord-cadre

En juillet 2016, la petite phrase de Theresa May, scandée comme un mantra, fit date : « Brexit means Brexit ». Par cette tautologie, la première ministre britannique, nouvellement installée au 10, Downing Street, voulait alors signifier que son pays allait sortir de l’Union européenne.  

C’est un point important que semblent oublier les opposants suisses à l’accord-cadre institutionnel avec l’UE, qui louent le deal scellé à la veille de Noël par Boris Johnson et en déduisent une « humiliation » pour nos diplomates helvétiques : les Britanniques ont voulu s’éloigner de l’UE, alors que toute la politique étrangère de la Suisse depuis 30 ans vise à s’en rapprocher. Le mouvement est exactement inverse. Ils ont voté pour diverger, nous avons voté une dizaine de fois depuis l’an 2000 pour converger.

Négociateur pour les 27, le Français Michel Barnier a concédé à la Grande-Bretagne un accord de libre-échange ample et avantageux, à la hauteur de la densité des liens qui ont uni les partenaires pendant 47 ans ; leurs échanges (biens et services) pèsent 700 milliards d’euros par an. Mais ce n’est qu’un accord de libre-échange (il ne règle pas le secteur des services). Les accords bilatéraux qui organisent les relations entre la Suisse et l’UE couvrent plus de thèmes (comme la libre-circulation des personnes, Schengen et Dublin, Erasmus,… ) et offrent plus d’avantages. Ils abolissent les contrôles aux frontières là où un accord de libre-échange les maintient. Pour l’heure, le deal de Noël ne prévoit ni taxes, ni quotas pour l’échange des marchandises, mais si les Britanniques mettaient en oeuvre des politiques sur le plan social, environnemental ou fiscal jugées déloyales en termes de concurrence, l’UE pourrait imposer des droits de douane. S’en suivraient  – s’en suivront, c’est certain – toutes sortes de mesures de rétorsions, de contentieux et de demandes d’arbitrage. Plein de grains de sables, de contrariétés, de retards et d’attentes, là où les entreprises ont pris l’habitude de travailler avec l’horizon dégagé et un cadre légal clair. Pas très bon pour le développement du business.

Boris Johnson est très fier d’échapper désormais à la juridiction de la Cour de justice européenne. En cas de conflit commercial avec l’UE, les parties auront recours à une procédure d’arbitrage. C’est ce qui fait dire à nos souverainistes helvétiques que notre diplomatie, qui n’a pas obtenu cela, est « humiliée ».  L’accord-cadre souhaité par la Suisse a pour but de renforcer et fluidifier notre accès au marché unique. L’UE, qui a développé et unifié son marché en s’appuyant sur les arrêts de la Cour chargée de trancher les zones d’ombre laissées dans les traités et les directives européennes par les élus, ne peut pas laisser d’autres instances que les siennes interpréter SON droit. Pourquoi concèderait-elle à un état non-membre la possibilité de rendre une décision contraire à sa propre jurisprudence, et à déclencher ainsi un chaos juridique ?

Mais avant qu’une sentence défavorable à la Suisse ne tombe, l’accord-cadre prévoit maintes possibilités de faire valoir notre point de vue, et de régler un éventuel contentieux à l’amiable sans solliciter l’interprétation de la Cour. In fine, si le comité sectoriel puis le tribunal arbitral paritaire devaient échouer à trouver une solution, la Suisse jouirait devant la Cour des mêmes droits que les états-membres pour se faire entendre. Nos négociateurs ont obtenu le contraire d’une humiliation, ils ont décroché la possibilité pour la Suisse de défendre notre point de vue en dernière instance.

Brexit et accord-cadre ne signifient décidément pas du tout la même chose. Le grand travestissement de leur contenu respectif sème la confusion dans un dossier où le Conseil fédéral peine déjà passablement à apporter clarté et détermination. Il serait plus que temps que le chef du Département des affaires étrangères, Ignazio Cassis, s’exprime et lève les ambiguïtés.

Le départ des Britanniques a soudé les 27 dans la défense de leurs intérêts communs. Leur présence a longtemps empêché l’UE de progresser dans l’intégration politique, Londres ne voulant voir que la finalité économique de la construction européenne. Berne doit capter l’importance de ce tournant et se confronter à la question qu’elle esquive depuis la signature du Traité de Rome : avec les Européens, le rapprochement ne saurait être pour la Confédération seulement de nature économique, il sera à l’avenir de plus en plus de nature politique. Dans la géopolitique mondiale actuelle et face au défi climatique, le Sonderfall et la neutralité – si celle-ci a jamais réellement existé – sont périmés.

Cacophonie fédéraliste

Face à la deuxième vague, les autorités fédérales et cantonales ont manqué de coordination, de détermination et d’anticipation, malgré les leçons tirées, croyait-on, de la première.

Ce printemps, le Conseil fédéral nous a joué «pandémie = droit d’urgence + mesures d’exception ». Cet automne, il a orchestré «cacophonie fédéraliste». La succession des messages relèverait de la farce si nous ne vivions pas une tragédie: Pics de contagion en Suisse romande? Que les Romands se débrouillent! Ski interdit chez nos voisins? Pas question de fermer nos stations! Les cas de COVID se multiplient en Suisse alémanique? Aïe, on propose de tout fermer à 19h et le dimanche. Et tant pis si les cantons de l’Ouest viennent de s’imposer ce dur régime et commencent à rouvrir restaurants, commerces et activités culturelles! Qui voudrait prouver que le fédéralisme est le tombeau d’une gouvernance efficace ne s’y prendrait pas autrement. Divisé comme rarement, désorienté face à l’adversité, le Conseil fédéral perd son autorité et sa crédibilité.

Fait exceptionnel, cinq cantons romands et Berne se sont unis dans une même protestation contre les mesures soumises en consultation mardi soir par le Conseil fédéral. «Il est primordial, disent-ils, que la population puisse avoir accès, sous strictes conditions, à d’autres activités que celles essentiellement liées au travail et aux achats.» Une manière polie mais ferme de dire que l’on ne gagnera pas la lutte contre la COVID avec des gens déprimés et moralement épuisés. Même si le gouvernement a entendu cette colère, il a commis une faute.

Les Tessinois et les Romands ne sont pas des Suisses de seconde zone. Il est affligeant que, dans la gestion de la pandémie, le Conseil fédéral et la majorité alémanique donnent l’impression que leurs difficultés ont été d’ordre régional et pas national.

Trois semaines après le vote sur l’initiative multinationales responsables, la séquence est désastreuse. Les Romands ont gagné le vote du peuple, mais perdu à cause de la double majorité des cantons. Non seulement leurs voix comptent moins que celles des Confédérés de Suisse centrale, mais en plus les efforts consentis tout au long du mois de novembre dans la lutte contre la pandémie ont été dans un premier temps méprisés. Cela laissera des traces, poisseuses, sur la cohésion nationale.  

Une manière de réconcilier tout le pays serait de gérer les effets financiers et économiques de la crise avec hauteur. L’état de la dette et le niveau bas des taux d’intérêt devraient permettre au Conseil fédéral de se montrer généreux dans les indemnisations comme dans les mesures de relance sectorielles. Cela pourrait dissiper les divisions, lorsque la situation sanitaire sera maîtrisée et que la crise économique déploiera toute sa férocité. Il faut hélas craindre que cette lucidité manquera, elle aussi, au Conseil fédéral.  

*Paru dans Il Caffè le 12 décembre 2020

Le lâchage des « Arts et métiers »

La crise sanitaire est dévastante. La crise économique le sera encore plus. Une chose étonne : le peu d’attention à ce que l’on nomme poétiquement les « arts et métiers », ces milliers de petites entreprises qui forment le marché intérieur.

Dans les plans de soutien public, les commerces et les services de proximité sont – avec la culture – les grands oubliés : trop petits pour être aidés, trop indépendants pour entrer dans le système des RHT (réduction des horaires de travail).

Ce manque de sensibilité est inquiétant de la part des deux conseillers fédéraux en charge des finances et de l’économie, Ueli Maurer et Guy Parmelin, les deux élus UDC du gouvernement, un parti qui considérait l’USAM (l’Union suisse des arts et métiers) comme sa chose. La défense des PME ne serait-elle qu’un slogan en période de votations ou d’élections ?

Ministre des finances, Ueli Maurer agit comme si les caisses fédérales étaient les siennes propres et pas les nôtres. Sur le marché des capitaux, les investisseurs paient pour acquérir des obligations de la Confédération. Dans ces circonstances exceptionnelles dues aux taux d’intérêt négatifs (qui rongent nos futures retraites, mais c’est un autre problème), il y aurait une certaine logique à s’endetter pour faire face à une situation exceptionnelle.

Ministre de l’économie, Guy Parmelin peine à mettre en oeuvre des solutions concrètes pour les petites et moyennes entreprises, alors que, depuis le mois de mars, on sait que leurs particularités n’entrent pas dans les schémas technocratiques de gestion du chômage partiel, appliqué aux crises conjoncturelles usuelles. Quant on voit l’énergie mise par Viola Amherd à trouver un rôle pour l’armée dans cette pandémie, on se plaît à rêver d’une autre répartition des départements lorsqu’elle fut élue au Conseil fédéral. La Valaisanne a l’inventivité et l’énergie dont son collègue vaudois paraît tristement dépourvu.

Ce lâchage des acteurs du marché intérieur par les deux conseillers fédéraux UDC survient au moment où, pandémie oblige, les industries d’exportation sont à la peine, elles qui d’habitude tirent la croissance vers le haut, et dont les performances irriguent le tissu économique local.

Le commerce et les services de proximité ne peuvent compter que sur le capital sympathie des consommateurs. Mais, ceux-ci calfeutrés chez eux par injonction gouvernementale, sommés de réduire leurs contacts au minimum, risquent de différer leurs dépenses, pour autant que leur pouvoir d’achat soit resté intact. Bref, en termes d’impulsions, les courbes risquent de rester désespérément plates.

Cette crise a un coût humain, social et économique épouvantable, dont nous n’avons pas encore pris la pleine mesure. Ceux qui répondent si mal à ses exigences de solidarité en paieront-ils aussi, un jour, le coût électoral ?