Mattarella, le calcul du brave homme de 80 ans

Au premier abord, cela pourrait passer pour de la maltraitance : forcer un vieux monsieur de 80 ans à continuer à travailler alors qu’il mériterait de jouir enfin de la retraite. Mais l’Italie est un pays démographiquement déprimé, où la blanche crinière de Sergio Mattarella est autant un signe de sagesse que d’espoir. L’espoir d’en finir avec la domination des populistes dans la vie politique, et l’espoir d’un rebond économique, digne du miracle italien d’après-guerre.

Entre les élections allemandes de l’automne dernier et la présidentielle française de ce printemps, il fallait, la semaine dernière, introniser un nouveau président de la République italienne. En mains de 1009 grands électeurs (les parlementaires des deux chambres et les délégués des régions), cette échéance, prévue tous les sept ans, a été particulièrement rocambolesque : il fut question d’un comeback de Silvio Berlusconi, d’une première féminine, et même de placer à ce poste politiquement si sensible l’actuelles responsable des services secrets. Mais à la fin, au terme de 8 tours de scrutins, c’est le président sortant Sergio Mattarella qui a été plébiscité pour habiter le Palais du Quirinal. Le vieil homme de plus de 80 ans se retrouve ainsi élu, alors qu’il ne le souhaitait pas, une situation à faire pâlir d’envie les trop nombreux candidats à la présidentielle française ! Prié de rempiler par des chefs de parti (y compris celui du Mouvement 5 étoiles qui avait demandé naguère son « impeachment »), habité par un sens du devoir digne de la reine Elisabeth II d’Angleterre, le Sicilien a accepté.

Ce faisant, ce brave homme offre à la péninsule un bon cadeau pour 16 mois de stabilité politique. La coalition menée par Mario Draghi, installé à la présidence du Conseil par Mattarella il y a tout juste un an, devrait pouvoir travailler jusqu’au terme de la législature, en mai 2023. Le conditionnel est de rigueur tant l’alliance qui gouverne est hétéroclite : elle marie le Mouvement 5 étoiles, la Lega, le Parti démocrate, Forza Italia, Italia Viva et Libres et égaux, et s’appuie autant sur des politiques issus de ces formations que sur des ministres dits « techniques ». Bénéficiant d’une large majorité dans les deux chambres, elle n’en reste pas moins à la merci d’un accident, orchestré par l’un ou l’autre leader en mal de visibilité.

Le gouvernement Draghi a été institué pour gérer la manne des plans de relance européens, inspirer confiance aux partenaires et investisseurs, déployer la fermeté et la créativité qui ont fait de l’ancien patron de la Banque centrale européenne une des personnalités italiennes les plus estimées sur la scène internationale. En panne de croissance depuis son arrimage à la zone euro il y a vingt ans, projetée au fond du trou par la crise Covid qui l’affecta en premier sur le continent européen, l’Italie se doit de relever – enfin – la tête.

Mais si le pays s’est retrouvé en aussi mauvaise posture, au point de devoir confier son sort à un premier ministre eurocrate jamais soumis au verdict des urnes, il le doit à un paysage politique particulièrement émietté. Là où la politique allemande recombine ses gouvernements avec la démocratie-chrétienne, les socialistes, des libéraux et les verts, l’Italie peine depuis le scandale Mani Pulite sur le financement de partis, il y a 30 ans tout de même, à retrouver des familles politiques stables. La surenchère populiste a fait émerger le Mouvement 5 étoiles, prétendument ni de gauche ni de droite, vainqueur des élections législatives en 2018. Sur la durée le Mouvement apparaît surtout comme une girouette, sans conviction, incapable de tenir une ligne.

Premier dans les intentions de vote depuis qu’il a été repris par Enrico Letta, le Parti démocrate recueille à peine plus de 21% des suffrages. Ses concurrents de droite, Fratelli d’Italia et la Lega, engrange chacun de 18 à 19%. Le Mouvement 5 étoiles a fondu de moitié (à 14%). Au fur et à mesure que l’échéance de mai 2023 va s’approcher, la tension risque de monter, d’autant que lors de la prochaine législature le nombre de députés et de sénateurs sera réduit, par la réforme constitutionnelle votée en 2020. Les partis voudront se profiler pour mieux séduire des électeurs italiens particulièrement volatiles.

Malgré cette grande complexité politicienne, le maintien de Sergio Mattarella au Palais du Quirinal laisse augurer d’un scénario qui assure à l’Italie un rebond de son économie comme de sa crédibilité sur la scène internationale. Forcé de jouer les prolongations, le président risque d’être intransigeant face à toute tentative d’affaiblir le gouvernement Draghi par les partis de droite qui, s’ils n’avaient pas été si désorganisés et irresponsables, auraient pu mettre à sa place l’un ou l’une des leurs. Draghi pourra donc continuer à réformer et à remettre l’Italie sur de bons rails. Ses résultats vont achever de discréditer les programmes fantasques de Matteo Salvini et de Georgia Melloni aux yeux des électeurs. Garant d’une Constitution marquée par son antifascisme, le président l’est également des engagements européens de son pays. Mattarella fera tout ce qui est en son pouvoir pour que les Italiens voient à nouveau l’Europe comme une évidence positive. Puisqu’on l’a forcé à rester, il s’efforcera de concrétiser l’avenir qui lui semble le meilleur pour l’Italie.

Aux élections de 2023, si le PD maintient sa course en tête, grâce au travail de rassemblement des forces de gauche que Letta a entrepris au travers d’agoras démocratiques, il pourra reprendre la présidence du conseil. Mission accomplie, il sera alors temps pour Mattarella de démissionner afin de placer pour sept ans Draghi à la présidence de la République. Draghi au Quirinal, c’est bien le scénario qui était prévu de longue date par tous ceux qui voulaient vacciner l’Italie contre ses foucades populistes, et redorer son prestige international. Il a juste pris un peu de retard. Comme disent les Italiens : il tempo è galantuomo (littéralement : le temps est un homme galant, que l’on pourra traduire « tout vient à point à qui sait attendre »).

*Article paru sur la plateforme de blogs du Temps

Storytelling politique: pourquoi il faut raconter une histoire, mais pas des histoires

Storytelling, le mot s’est imposé lorsque l’on évoque la communication politique. Mais raconter « une bonne histoire » est également un impératif dans les rédactions.

Invitée à m’exprimer sur ce thème à La Maison du récit (à Lausanne), le 11 févier 2022 à 19h30* , je l’aborderai avec mes trois casquettes : celle de l’historienne de formation, celle de la journaliste politique et celle de la responsable de la communication d’une collectivité publique.

Premier constat, le storytelling est devenu un concept à la mode, lorsque les grands récits idéologiques sont tombés en désuétude après la chute du mur de Berlin, en 1989. Plus de « Grand Soir »  à l’horizon, plus de concurrence dans les espérances et perspectives présentées aux populations, mais une myriade de petits récits, centrés sur une personnalité ou un parti, voire un groupe d’intérêts, proposés aux électeurs dans une démarche à bien des égards marquée par le consumérisme ambiant. Les soubresauts de la vie politique italienne ces trente dernières années avec l’émergence de Berlusconi puis du Mouvement 5 étoiles illustrent cette volatilité des électeurs-consommateurs.

Deuxième constat dans la durée: le storytelling, ce marketing centré sur un produit miracle, comme ce fut le cas pour un Tony Blair ou un Barack Obama, a été disrupté par les réseaux sociaux. À la jolie histoire ont succédé les petits phrases choc des réseaux sociaux. Nous vivons une époque de fragmentation du discours politique. L’exigence de cohérence entre les milles morceaux que nous proposent les uns et les autres disparaît. Bref, plus de récit, mais des bouts de phrase, sans contexte, et que l’on interprète d’autant plus sans fin, que l’on a perdu le fil (du récit).  

Troisième constat pour ce qui concerne la communication politique – et qui peut décevoir certains amateurs de fantasmes : les choses ne se passent pas comme dans une série américaine. En général le spin doctor – c’est rarement une femme – entre dans le bureau du président, distille quelques conseils stratégiques, l’homme d’exécutif s’exécute devant des journalistes complaisants et le tour est joué, la crise de communication résolue. C’est magique.

Dans la vraie vie politique suisse, il y a certes des communicants autour des élus et dans les administrations, mais ils disposent rarement de ce pouvoir de gourou infaillible et omnipotent. Leurs conseils sont écoutés, mais pas toujours suivis. Des conseillers fédéraux obéissant au doigt et à la baguette à un spin doctor inspiré, ça n’existe pas. Les maladresses dans la communication de l’un ou de l’autre ne sont pas le fait d’équipes qui n’auraient pas anticipé le problème, mais plutôt d’élus réticents à assumer publiquement une difficulté.

On pourrait conclure de ces trois constats liminaires que le storytelling est mort ou inopérant. Pourtant plus que jamais, les démocraties ont besoin de comprendre d’où elles viennent et où elles vont. Il faut tracer des mots et des perspectives si l’on veut que les peuples continuent à privilégier ce système de gouvernance, et ne cèdent pas au récit unique envoûtant mis en scène par les dictatures, qui prétendent avoir réponse à tout en tout temps. Il faudra raconter une histoire, pas des histoires au sens de fariboles, avec l’honnêteté intellectuelle et le respect des faits, qui devraient toujours être à la base du discours politique.  

*https://lamaisondurecit.ch/programme-saison21-22/conferences-rencontres