Notre débat démocratique ne peut pas être laissé aux bons soins ni des éditeurs zurichois ni des lubies des GAFAM

Les annonces de licenciements au sein des rédactions de TX Group consternent. Une fois encore, des éditeurs zurichois décident pour les Romands de la qualité de la presse qu’ils peuvent lire. La culture fédéraliste helvétique se perd comme les égards pour les minorités linguistiques. Mais cet appauvrissement de la diversité médiatique ne fracasse pas que des carrières journalistiques, il prive le débat public d’autant d’antidotes aux ravages, désormais bien identifiés, de la désinformation.

Pour le comprendre, un retour en arrière s’impose. Au mitan des années 1990, en pleine affaire des fonds juifs en déshérence dans les banques suisses, les rédactions débattaient avec gravité de l’opportunité de publier des courriers de lecteurs antisémites. La discussion portait également sur le choix d’accueillir des propos contraires à la ligne éditoriale du journal. La tolérance voltairienne servait de boussole, la norme pénale contre le racisme cadrait les limites de l’outrance. En ce temps-là, les journalistes étaient les grands organisateurs du débat public, et ils respectaient des règles déontologiques, conscients que leurs éditeurs étaient tenus pour responsables devant un tribunal des propos qu’ils imprimaient.

L’émergence d’internet et des réseaux sociaux a tout emporté: non seulement elle a siphonné les recettes publicitaires qui finançaient les rédactions, mais elle a anéanti leur mission de garant de la salubrité du débat public. Il faut pointer ici l’incurie des législateurs qui ont tardé à rendre les plateformes responsables des contenus propagés: sur les autoroutes de l’information, on a longtemps estimé que le dérapage ne valait pas condamnation.

Résultat? Les réseaux sociaux n’ont pas seulement libéré la parole, par la diffusion amplifiée d’avis incontrôlés ils sont devenus des outils de manipulation des opinions publiques pour ceux qui cherchent à diviser et déstabiliser les démocraties. Du Brexit à la guerre en Ukraine, le réveil est brutal.

Dans ce contexte, il devrait être clair pour tous les décideurs politiques et économiques que la qualité de notre débat démocratique ne peut pas être laissée aux bons soins américains des GAFAM, et qu’il faut remuscler les moyens des rédactions. Mais non, les éditeurs zurichois continuent à tailler dans les effectifs, sans considération pour le rôle essentiel de contre-pouvoir fiable que joue la presse en démocratie, avec un souverain mépris pour nos très diverses identités cantonales.

Comme il est à craindre que la publicité ne revienne jamais couler à flots dans les pages des journaux, sauf à prouver que sa version ciblée promue par les plateformes numériques agace le consommateur plus qu’il ne le séduit, il faut dès lors concevoir d’autres recettes que celles du passé pour financer la mission des rédactions.

Depuis la mort de L’Hebdo en 2017, on ne peut pas dire que rien n’a été mis en œuvre pour préserver la presse romande et ses particularismes. La Fondation Aventinus a repris Le Temps, elle soutient aussi d’autres aventures éditoriales. Des villes et des cantons ont pris des mesures, mais chacun à sa petite échelle. Cela ne suffit pas à assurer l’avenir des anciens comme des nouveaux acteurs du paysage médiatique. Les conditions-cadres se dessinent à Berne, et là encore la spécificité du marché romand ne compte guère, comme on l’a vu lors de votation sur l’aide à la presse en février 2022.

Un enjeu de taille émerge dont le nouveau parlement devrait prendre conscience afin d’agir avant qu’il ne soit trop tard: la certification de l’information. Dans le flux des réseaux sociaux, comment savoir si ce qu’on lit est fiable ou pas? Il est urgent de réinvestir dans des circuits courts entre ceux qui ont besoin d’information et ceux qui la produisent, la vérifient et la diffusent. Par toutes sortes d’aides indirectes, les pouvoirs publics auraient les moyens de mieux valoriser le rôle de garant de contenus fiables assumé par les rédactions, qui pour la plupart tissent chaque jour des liens de confiance avec leur lectorat.

Notre époque est à la relocalisation des industries jugées stratégiques. En démocratie, la presse constitue plus que jamais une industrie stratégique.

Article paru dans Le Temps, le 31 octobre 2023