Le 6 décembre 1992, le rattachement de la Suisse à l’Espace économique européen (EEE) a été rejeté par 50,3%des votants. Une fois n’est pas coutume, ceux-ci s’étaient déplacés en masse: le taux de participation a frisé les 79%, témoin de l’extraordinaire embrasement émotionnel suscité par la question. Ce refus, tailladant la frontière linguistique avec une angoissante netteté, fut qualifié par le conseiller fédéral Jean-Pascal Delamuraz de «dimanche noir».
Quinze ans après, il est de bon ton, surtout chez les blochériens, de se gausser de ce pessimisme. L’économie suisse resplendit de santé. C’est la preuve que l’on pouvait se passer de cet EEE. Pas tout à fait. Avant de renouer avec la croissance, le pays a enduré une décennie de marasme. Le taux de chômage a culminé à 5,7% en 1997 avec plus de 188 000 chômeurs. Dans le même temps, le PIB a connu une évolution rachitique. Ce n’est qu’avec l’entrée en vigueur des accords bilatéraux (approuvés en 2000), et notamment l’afflux de main-d’oeuvre qualifiée rendue possible par l’Accord sur la libre-circulation des personnes, que l’économie suisse a commencé à aller franchement mieux.
De fait, les accords bilatéraux et l’adhésion à Schengen-Dublin constituent une sorte de super-EEE taillé sur mesure pour nous. La Suisse se retrouve ainsi dans l’UE, mais sans droit d’y décider ou d’y proposer quoi que ce soit, en faisant mine de préserver une souveraineté intégrale. Pour les blochériens, il n’y a pas d’hypocrisie à pratiquer ce double jeu puisque les apparences sont sauves, la Suisse décide souverainement, en toute autonomie, de se satelliser. Pour les pro-Européens (mais oui, il en reste), cette attitude est indigne et frustrante. Donner l’impression que l’on n’a pas choisi son camp, tout en s’alignant sur le plus fort, c’est déjà ce que la Suisse pratiquait pendant la guerre froide. Est-ce honorable?
Sur le front intérieur, quinze ans après le vote, la coexistence de deux Suisse antagonistes, ne partageant pas la même vision de l’avenir, demeure, même si la classe politique, conseillers fédéraux en tête, s’ingénie à la dissimuler et à faire croire qu’elle a été noyée par des torrents de pragmatisme.
Signe de cette fracture persistante, l’UDC continue à gagner des sièges au Conseil national, mais le camp de l’ouverture survit presque malgré lui, en dépit de l’ostracisme, de l’opportunisme bien-pensant et des moqueries. Ce lundi à Berne, trois nouveaux conseillers nationaux symboles d’horizons élargis et de la capacité d’intégration de la Suisse ont aussi prêté serment: les deuxex-requérants Antonio Hodgers (Verts/GE) et Ricardo Lumengo (PS/BE), et une fille d’immigrés italiens Ada Marra (PS/VD).
Le Conseil fédéral peut continuer à geler le débat sur l’adhésion, la Suisse n’y échappera pas: plus elle négociera des accords particuliers avec l’UE, plus il deviendra absurde de se priver d’en faire partie de plein droit. Les vainqueurs du 6 décembre 1992le savent bien: ils n’ont fait que reculer l’échéance sur la forme, mais n’ont rien évité sur le fond.
* chronique parue dans L’Hebdo le 6 décembre 2007