«Bruxelles a centralisé trop de pouvoirs, et l’Union européenne risque d’exploser.» «Les partis traditionnels, malades de présomption, n’ont pas compris l’humeur des citoyens.» «La plus belle chose? Être maître chez soi.» «Les requérants d’asile? 140 jours pour examiner leur demande et s’ils ne remplissent pas les critères, ils seront renvoyés chez eux.»
A ce stade de l’article, le journaliste du Corriere della Sera interpelle son lecteur: qui parle? Matteo Salvini, le nouveau ministre de l’Intérieur italien? Non, Ignazio Cassis, ministre suisse des affaires étrangères, devenu en novembre dernier un des sept «sages» qui gouvernent la Confédération. Conclusion de cette entrée en matière avant de passer à l’interview: «Avec lui, le vent populiste, souverainiste, identitaire qui souffle à l’Est est aussi arrivé à Berne».
L’entretien se déroule. Avec les Britanniques hors de l’UE, vous cous sentirez moins seuls? Réponse d’Ignazio Cassis: «Alors que nous perfectionnons notre concubinage avec l’Union, Londre divorce. Ce sont deux expériences divergentes.» Plus loin, il précise «non tifiamo contro l’UE». Nous ne prenons pas parti contre l’UE, Ouf on respire! Et d’énumérer tout ce que la Suisse fait pour l’UE : des autoroutes, des tunnels, l’accueil de 1,5 millions de citoyens de l’UE et de 230 000 frontaliers.
Ensuite, Ignazio Cassis évoque le vote du 6 décembre 1992 sur l’Espace économique européen et la défaite de Marignan pour expliquer pourquoi la Suisse ne veut pas s’intégrer politiquement dans l’UE. «Adhérer à l’UE aurait interrompu notre indépendance et notre neutralité»), dit-il.
Le journaliste lui fait observer que l’UE a garanti 70 ans de paix à la Suisse aussi. Ignazio Cassis remercie, mais note que «la construction européenne est faite de matériaux politiques qui ne sont pas les nôtres. La France, l’Italie et l’Allemagne s’affranchissent d’une monarchie dont elles ont gardé le caractère centralisateur. Aujourd’hui encore en considérant quelque président français, on observe ce vieil esprit impérial.»
«Parfois nous sommes doués pour baisser la tête quand c’est nécessaire. Comme dans tous les rapports bilatéraux, on perd un peu et on gagne un peu.»
Le problème, c’est donc le moloch de Bruxelles? s’enquiert le rédacteur. Réponse du chef du DFAE: «L’UE est née récemment, et plus une démocratie est jeune, pus forte est le pouvoir central. La Commission européenne est un organisme très fort. Pour nous ce serait un choc. Compte tenu du climat continental ces dernières années, je crois que si l’UE ne saura pas se décentraliser, l’Europe risque d’imploser.» La fin de l’article nous réserve encore une surprise de taille. Le journaliste note que la Suisse n’a réussi à se défendre contre les Etats-Unis qui lui ont imposé la transparence bancaire. Réponse de notre ministre: «C’est vrai, parfois nous sommes doués pour baisser la tête quand c’est nécessaire. Comme dans tous les rapports bilatéraux, on perd un peu et on gagne un peu. Pour nous, il valait mieux abolir le secret bancaire et continuer à offrir nos services financiers, plutôt que périr.»
Nous nous sommes félicités il y a quelques semaines qu’Ignazio Cassis parle plus cash que son prédécesseur et soit prêt à faire bouger les lignes du mandat de négociations. On peut tout de même se demander si la franchise dont il fait preuve dans cette interview au Corriere della sera est bien opportune. Un pays souverainiste et populiste, est-ce bien cette image-là que la Suisse veut donner à son principal partenaire économique, avec lequel elle conduit actuellement des négociations complexes?
N’est-il pas un peu grotesque d’évoquer la bataille de Marignan, qui a eu lieu il y a plus de 500 ans pour expliquer le rapport de la Suisse avec ses voisins? Les commémorations d’il y a trois ans ont permis aux historiens de montrer que le mythe de la neutralité remontant à Marignan est une construction qui remonte au XXe siècle? Peut-on vraiment conduire une bonne politique étrangère au XXIe siècle sur des bases aussi fumeuses?
Enfin, l’incompatibilité supposée entre la Suisse et la construction européenne est traitée à la légère. Les deux architectures institutionnels s’appuient sur le principe de subsidiarité, ce n’est pas un mince trait commun. Le Tessinois devrait aussi savoir que si l’UE n’est pas très efficace dans la crise des migrants, par exemple, c’est parce que ce sont les chefs de gouvernements qui décident – de ne rien faire ou de ne pas tenir leurs engagements; la Commission n’est pas en mesure d’imposer quoi que ce soit à des Etats récalcitrants. Ignazio Cassis devrait donc éviter ce jugement à l’emporte-pièce.
Quand au risque d’implosion de l’UE, il est très irrespectueux dans la bouche d’un ministre des affaires étrangères. Imaginez l’indignation en Suisse si un ministre des affaires étrangères d’un pays européen se permettait de dire que la Confédération va imploser si elle ne fait pas ceci ou cela?