La pandémie nous a frappés, gravement impréparés. On ne vous parle pas, dans cette chronique, de masques ou de logistique sanitaire, mais de climat politique. Nous avons été conditionnés pour penser le monde en mode binaire et simpliste. Il va nous falloir redécouvrir les vertus du doute et de la complexité.*
Les crises sont des révélateurs. Pour le meilleur ou pour le pire. Demandons-nous pourquoi celle du Covid-19 nous a tant paniqués ou excédés?
Deux pans de notre histoire politique récente nous ont, me semble-t-il, conditionnés. Depuis les années Thatcher-Reagan, on nous a asséné qu’il n’y a pas d’alternative. Pas d’alternative à nos démocraties libérales dominées par la logique du marché. Cela nous a mal préparés à penser l’impossible, c’est-à-dire à imaginer une pandémie voyageant en quelques semaines à peine d’un marché chinois aux riches régions d’Italie du Nord.
Fin de l’histoire? Quelle farce!
Un certain Fukuyama avait même essayé de nous faire croire que l’histoire était finie par ko technique de l’utopie communiste. Or l’humanité toute entière vient de connaître avec le confinement une disruption brutale, dont nous ne connaissons pas d’équivalent dans nos livres d’histoire. Un événement tragique et implacable. Nous sommes en pleine absence de visibilité.
La pandémie a ouvert une longue période d’incertitudes sanitaires, économiques et sociales. Elle est survenue alors que, autre caractéristique de notre époque, nous sommes journellement gavés de certitudes populistes.
Soudain la parole est passée des matamores de l’affirmation qui ne se discute pas aux scientifiques doutant à haute voix. On leur demandait de savoir alors que leur méthode est celle du questionnement continu, exigeant des vérifications, et même parfois la subversive coquetterie de penser contre soi-même pour parvenir à avancer.
Croire et savoir
Les précautions et questionnements des médecins et des chercheurs nous sont apparus irritants. Nous venons d’un monde caricaturalement binaire et nous devons réapprivoiser la complexité. Croire et savoir ont toujours autant de mal à s’associer.
Les Blocher, Le Pen, Salvini, Johnson, Trump et autres forts à bras démagogiques nous ont habitués à l’énoncé de solutions simplistes et quasi-miraculeuses. L’ampleur de la pandémie et de ses conséquences nous font prendre conscience de l’intrication subtile des difficultés que nous allons devoir affronter. Vertige.
Pour les politiques, sommés de décider juste, l’épreuve est terrible. Ils doivent trancher, faire preuve d’autorité alors que l’on nage en plein brouillard. Ils adoptent une posture d’humilité et de responsabilité. Ils bredouillent qu’ils ne savent pas, qu’il nous faut vivre avec le doute, mais décident quand même, parce que ne rien décider serait pire, parce qu’il faut avancer, malgré la complexité inouïe de la situation.
Si nous sommes en guerre…
Comment sortir du marasme et de la frustration actuels? C’est là que l’analogie hâtivement lâchée en début de la crise par le président Macron avec la guerre retrouve un peu de pertinence. Une guerre suppose la mobilisation de tous les moyens pour abattre l’ennemi. Mais pas seulement. Il faut aussi pouvoir donner un sens au combat, et motiver les troupes au front comme les civils.
Voyez comme l’actualité, qui a fait s’entre-croiser la pandémie et les célébrations amputées des 75 ans de la fin de la deuxième guerre mondiale, trace une piste intéressante pour ce qu’il convient de nommer le monde d’après.
… poussons la réflexion jusqu’au bout
Pour dépasser une crise, quelle qu’elle soit, il faut un cap, une espérance. Que voulaient les résistants, les partisans et les alliés? Retrouver la liberté mais aussi une société plus juste. Corriger les défauts du monde d’avant pour ne pas revivre une même catastrophe absolue. C’est ainsi que les résistants au fascisme et au nazisme ont écrit des textes qui ont jeté les bases de l’état social. Ils ont énoncé, au cœur des ténèbres, les grands principes qui devaient éradiquer les injustices et les humiliations ayant couvé d’une guerre à l’autre.
Remarquez qu’aujourd’hui, c’est ce même état social, caractéristique européenne, qui est sollicité pour faire face à la pandémie et à ses conséquences: système de santé accessible à tous, assurance-chômage, aides pour les plus précarisés. Le besoin de dignité n’a pas changé. La notion d’interdépendance, rendue récemment abstraite par les souverainistes, a reconquis toute sa légitimité.
Précieuses libertés
Remarquez également à quel point le confinement nous a rendu nos libertés, et particulièrement la liberté de déplacement, précieuses. On nous disait blasés par le consumérisme, décadents même, nous voici avides de rencontrer nos semblables, de voyager, de fraterniser.
Il reste cependant indécent de prétendre que cette pandémie est une chance, une chance de remettre les compteurs à zéro, de tester la décroissance, ou je ne sais quelle sottise. Nous vivons une tragédie, avec des milliers de morts, et autant de familles traumatisées. Nous allons vivre une tragédie avec des milliers de victimes économiques.
Populistes inaudibles: profitons en!
Nous allons au-devant de temps très difficiles. Les populistes ayant été rendus momentanément inaudibles pendant cette crise, les politiques soucieux de restaurer le bien commun seraient bien inspirés d’articuler un discours de valeurs, plutôt que de juste réparer les dégâts causés par le Covid-19. La farce populiste a pris une telle emprise parce qu’il n’y a pas eu de contre-récit fort.
Il ne faut pas seulement tirer les leçons de la crise, mais lui donner du sens. Je propose l’éloge de la liberté et du doute. L’aspiration à la liberté est le plus puissant des moteurs, le doute la meilleure des méthodes pour affronter tous les défis.
*Article paru le 27 mai 2020 sur le site Bon pour la tête