Europe: le clivage émotionnel se réinstalle

Le Matin
– 14. février 2001
SUISSE
ÉDITO
Europe: le clivage émotionnel se réinstalle
Malgré les belles promesses post-EEE, la campagne sur l’initiative «Oui à l’Europe!» polarise les opinions. Dommage, adversaires et partisans de l’adhésion avaient tant de choses passionnantes à se dire. Par exemple sur l’avenir du secret bancaire
Atrois semaines de la votation sur l’initiative «Oui à l’Europe!», les Romands hésitent entre l’envie irrésistible d’y croire et la peur de se ramasser une nouvelle claque… Le 6 décembre 1992 est resté dans toutes les mémoires et il fut si traumatisant. Malgré tout ce que l’on s’était confédéralement promis dans les années post-EEE, malgré la position médiane du Conseil fédéral, la campagne peine à entrer dans les nuances et polarise les opinions. D’un côté, de doux dingues rêveraient inconditionnellement d’Europe; de l’autre, des réalistes seraient les seuls vrais défenseurs des intérêts suisses.
Les Romands comme Pascal Couchepin qui ne se rallient pas au bleu panache sont considérés comme de vilains traîtres. Le jugement est sommaire: observons que Joseph Deiss et le conseiller fédéral valaisan se sont réparti les rôles du gentil et du méchant, histoire de pouvoir jouer sur les deux tableaux en fonction du résultat. Ce n’est peut-être pas glorieux – on aurait préféré que le radical mette son énergie au service de la noble cause – mais cela permettra dans tous les cas au gouvernement de faire bonne figure au lendemain du 4 mars.
Si l’on accorde aux eurosceptiques et autres euroescargots le bénéfice de la sincérité, alors il faut faire de même avec les proeuropéens et cesser de croire, comme un condescendant journaliste de la NZZ, qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent. Les partisans de «Oui à l’Europe!» n’ignorent pas les conséquences et les coûts d’une adhésion à l’Union européenne. Ils les jugent simplement négociables et supportables, surtout si la Suisse prend la peine d’adapter sa législation à la nouvelle donne. Un exemple, l’ajustement de notre TVA au taux de 15% en vigueur dans l’UE est une bombe à retardement. Mais nous aurons tout loisir d’en atténuer les effets en adaptant notre système fiscal. Regardez la France, pays fondateur de l’UE, le débat sur les impôts n’y a pas cessé.
Le clivage émotionnel qui s’est réinstallé nuit au débat voulu par les initiants. Il masque, par exemple, un des gros enjeux de cette campagne, l’avenir du secret bancaire. Face aux tractations annoncées avec l’UE, le secret bancaire ne sera pas défendu de la même manière selon que nous aurons dit massivement ou petitement «Oui à l’Europe!». Un gros contingent de oui affaiblirait la position de nos diplomates face aux Européens. Soucieux d’adhérer à terme, les Suisses seraient malvenus d’exiger un traitement très différent de celui réservé aux pays membres. Au contraire, un non clair des Suisses le 4 mars serait utilisé pour obtenir d’importantes dérogations au projet européen d’harmonisation fiscale. La place financière suisse obtiendrait une sorte de long sursis.
Compte tenu du poids de la place financière suisse, tant économiquement que symboliquement, cet argument aurait dû être plus largement discuté. Occulté, il prouve toutefois la justesse de la démarche des initiants: se donner les moyens de savoir secteur par secteur ce que nous coûtera tant matériellement qu’immatériellement une adhésion. Et c’est justement la raison pour laquelle, contrairement à ce qu’essaie de faire croire le Conseil fédéral, les négociations d’adhésion ne se régleront pas en quelques mois mais s’annoncent complexes et passionnantes. Il faudra prendre la mesure des ajustements nécessaires et réfléchir à la façon de nous y adapter. En disant oui le 4 mars, nous nous offrirons la possibilité de débattre, par exemple, d’une chose aussi abstraite que fondamentale comme la souveraineté: notre indépendance est-elle mieux défendue dans ou hors l’Union européenne? A quoi nous servent nos droits populaires: à cultiver l’illusion que nous avons le pouvoir ou à nous permettre d’influencer le processus de décision?
Ce sera beaucoup plus grisant que de s’invectiver.
Chantal Tauxe cheffe de la rubrique suisse