Benedict de Tscharner : «Notre suivisme européen est antidémocratique»

L’Hebdo
– 04. décembre 2003
Ausgaben-Nr. 49, Page: 46
Suisse
«Notre suivisme européen est antidémocratique»
Benedict de Tscharner C’est lui qui avait déposé au nom de la Suisse la demande d’adhésion à l’UE. L’ancien ambassadeur explique à Chantal Tauxe pourquoi il s’engage à nouveau.
Benedict de Tscharner C’est lui qui avait déposé au nom de la Suisse la demande d’adhésion à l’UE. L’ancien ambassadeur explique à Chantal Tauxe pourquoi il s’engage à nouveau.
Anciens conseillers fédéraux et diplomates en retraite s’imposent généralement un devoir de réserve: surtout ne rien dire qui puisse entraver l’action du Conseil fédéral. A l’aube de la nouvelle législature, huit d’entre eux ont toutefois rompu le silence et joint leur signature au Manifeste européen (lire L’Hebdo du 27 novembre). Ancien ambassadeur de Suisse à Paris, Benedict de Tscharner n’a pas donné son paraphe simplement parce que le 26 mai 1992 c’est lui qui, alors en poste à Bruxelles, fut chargé de remettre au nom du Conseil fédéral la demande d’ouverture de négociations sur l’adhésion de la Suisse à l’Union européenne. Ce descendant d’une vieille famille patricienne bernoise a tout sauf envie de passer pour un euroturbo fanatique. C’est au nom d’une certaine idée de la souveraineté nationale qu’il défend l’adhésion à l’UE. Surtout, l’ancien diplomate, qui a oeuvré sur la scène internationale, veut offrir à ses concitoyens une sorte d’«éducation civique ès internationalisation».
Pourquoi avez-vous signé ce manifeste?
Je n’ai pas du tout l’impression d’aller à l’encontre de la politique du Conseil fédéral. C’est bien le Conseil fédéral qui a fixé en 1992 l’objectif stratégique de l’adhésion, et c’est bien le Conseil fédéral qui a déclaré que la question de l’adhésion devrait être reprise au cours de la législature qui s’ouvre cette semaine. Avec d’autres personnalités, je m’adresse donc aux parlementaires pour leur rappeler que cet objectif ne doit pas disparaître sous la table.
Avez-vous hésité?
La version allemande du manifeste parle de reprise des négociations en 2004 déjà. Comme diplomate, je ne peux ignorer que le processus sera plus complexe et que l’ouverture de négociations avec l’UE en 2004 est irréaliste. Je suis d’avis que les bilatérales II doivent être menées à terme. Mais cette nuance ne remet pas en cause le but de cet appel: inviter le Parlement et les partis politiques à ne pas négliger le débat européen, qui concerne la nature même de la Suisse et son avenir.
Pourquoi la voie bilatérale vous paraît-elle condamnée à terme?
Il faut se rappeler comment cette idée est née. En février 1993, j’ai été chargé comme délégué suisse au Comité mixte Suisse-UE d’établir la liste de douze ou treize domaines qui se prêtaient à une reprise de la négociation après l’échec de l’EEE (Espace économique européen). Ce qui a conduit ultérieurement au choix des sept domaines traités dans le cadre des bilatérales I. Tous ces domaines nous permettaient de nous associer aux politiques de libéralisation et de parachèvement du marché unique. Aujourd’hui, l’UE est bien autre chose qu’un marché unique, elle mène des politiques communes en matières monétaire et économique. La recherche est un bon exemple, c’est un domaine où nous payons beaucoup pour participer aux programmes de recherche européens, mais nous ne pouvons pas décider de leur orientation. Finalement, le bilatéralisme n’est qu’une technique pour suivre les autres. Nous ne participons ni aux décisions ni à l’élaboration des conceptions ou des règles de base. C’est pourquoi, à mes yeux, ce suivisme, dans lequel nous sommes en train de nous enfermer, est antidémocratique.
Faut-il comprendre que des bilatérales III seraient impossibles?
Il doit encore y avoir des choses à négocier, par exemple dans le domaine des services. Mais, pour orienter les politiques qui intéresseraient la Suisse, notamment parce qu’elles déterminent la croissance (la politique monétaire, la politique économique ou la politique fiscale), il faut être autour de la table et faire valoir ses intérêts.
Si le bilatéralisme n’a guère d’avenir, quelles alternatives s’offrent à la Suisse?
Il y a, à mon avis, trois scénarios. Le premier est celui que je préfère, c’est celui de la coresponsabilité et de la participation qui doit conduire à l’adhésion. A l’opposé, on voit pointer dans certaines déclarations un scénario de «niche» ou d’offshore, c’est-à-dire une réduction de la dépendance au marché unique européen et une concentration sur les activités économiques qui n’ont pas besoin de l’intégration européenne. Mais des études ont déjà montré que si ce scénario est profitable pour certains acteurs de la place financière, il ne l’est pas pour l’ensemble de la Suisse et son économie de sept millions d’habitants. D’ailleurs l’offshore est toujours une réaction à l’onshore, donc très instable.
Et quel est votre troisième scénario?
C’est celui qui me fait de la peine. On y tient compte de l’internationalisation de l’économie, par des arrangements de libéralisation ponctuels, mais on en accepte les objectifs et les règles fixés par d’autres. C’est la voie de la satellisation, celle-là même que le Conseil fédéral a voulu éviter en déposant une demande d’adhésion. Je ne comprends pas ceux qui acceptent ce divorce entre la vie politique du pays et l’économie qui s’internationalise à grands pas.
Mais en quoi ce divorce est-il gênant?
Il y a là une erreur sur la nature même de nos Etats, où l’économie et le cadre politique forment un tout. Au XXIe siècle, l’Etat apparaît menacé par les forces transnationales, les sociétés et les médias transnationaux, les mouvements religieux ou idéologiques, certaines formes de migration et la criminalité organisée. Autant de forces qui mettent en cause la souveraineté de l’Etat. Historiquement, l’UE m’apparaît comme une tentative de garder à l’Etat un rôle en réunissant partiellement les souverainetés des pays membres. L’Etat doit offrir à la politique économique un cadre où se développent la politique sociale, la politique de l’environnement, la protection des droits, etc. Je redoute d’ailleurs que la disparition de l’Etat marque la disparition d’une protection efficace des droits individuels. L’UE constitue donc une tentative de répondre à ces menaces, par une alliance confédérale qui sauve la cohérence des activités étatiques. Il ne peut y avoir un Parlement pour les affaires économiques et un autre pour les affaires sociales…
Les adversaires de l’adhésion la récusent au nom de la démocratie directe…
Il est vrai qu’une fois que l’on a délégué une compétence, il est difficile de revenir en arrière. En Suisse, beaucoup partagent cette vision d’une démocratie où l’on peut faire un pas en avant, un pas en arrière. Je respecte cela, mais je suis obligé de constater que tous les retours en arrière ne sont pas possibles: on ne va jamais abolir l’AVS ou défaire l’Etat fédéral de 1848. Certaines choses sont irréversibles. La démocratie est précieuse, mais la réalité ne permet pas de rester maître de tout. On ne peut pas voter sur le cours de l’euro ou celui du dollar, et pourtant ils influencent considérablement notre prospérité. Peut-être parce qu’elle est neutre, la Suisse a pris du retard dans sa perception de la vraie nature de l’internationalisation, et de ce que cela implique dans la défense de ses intérêts. En tant qu’ancien diplomate qui a travaillé pendant des décennies sur la scène internationale, je me propose donc de contribuer à une sorte d’éducation civique ès internationalisation. |
Benedict de Tscharner «Pour orienter les politiques qui intéresseraient la Suisse, notamment en matière de croissance, il faut être autour de la table.»
«Il ne peut y avoir un Parlement pour les affaires économiques et un autre pour les affaires sociales…»