L’heure de vérité pour les sardines


Dimanche 26 janvier se tiennent en Emilie-Romagne des élections régionales que Salvini espère remporter pour déstabiliser l’actuel gouvernement italien. Le mouvement des sardines s’est justement créé pour faire barrage aux idées populistes du leader de la Ligue. Les 3,5 millions d’électeurs de ce qui fut longtemps un fief historique de gauche vont arbitrer ce duel idéologique.

Que peut-on obtenir en occupant pacifiquement la rue, sans débordements, sans heurts avec la police, sans critiquer le gouvernement, simplement en brandissant des poissons colorés en carton et en revendiquant le respect des valeurs antifascistes inscrites dans la Constitution nationale?

Telle est la question qui se posent aux dizaines de milliers de sardines qui, depuis la mi-novembre, ont envahi les places italiennes, d’abord à Bologne, capitale de l’Emilie-Romagne, ensuite dans toute la région, dans toute la péninsule et même dans certaines villes européennes, comme Bruxelles ou Paris.


Cette question de la méthode est intéressante: est-il possible de provoquer un changement d’état d’esprit sans brandir des slogans d’un parti ou d’une cause, et sans se fédérer derrière un leader charismatique?

Partout dans le monde, les mobilisations contre le réchauffement climatique oscillent entre le défilé bon enfant et des épisodes de désobéissance civile qui pourraient basculer vers une radicalité plus inquiétante; en France, depuis plus d’un an, les gilets jaunes se sont laissés entraîner dans des actions de protestation de plus en plus violentes, et depuis deux mois, les syndicats n’hésitent pas à bloquer avec leur grève le système de transports publics (ce qui, notons-le, va à l’encontre des objectifs de réduction des émissions de CO2).

Passé violent 

L’Italie a un lourd passé de violence dans l’espace public: il y eut d’abord celles ourdies par les premiers fascistes et qui les amenèrent au pouvoir dès 1923, pour 20 ans; celles ensuite des Brigades rouges et des terroristes d’extrême-droite qui s’échelonnèrent dès 1969 jusque dans la décennie 1980. Plus de 12 000 attentats furent commis pendant ces «années de plomb», dans un pays dont les rues sont régulièrement, quoique plus localement, ensanglantées par la barbarie des mafias. 

Avec l’émergence de la Ligue puis du Mouvement 5 étoiles, l’Italie est passée de la violence physique sporadique des terroristes de gauche et de droite à une violence verbale continue, désormais amplifiée par les réseaux sociaux. Cette rhétorique de la haine et du bouc-émissaire est dirigée contre les migrants, contre l’Union européenne, contre la classe politique incapable, contre la gauche, contre les ONG, dans le total mépris des règles de bienséance minimale du débat démocratique. 

Le temps de l’écoeurement

Il y a moins de 3 mois que le mouvement des sardines s’est créé à Bologne, provoqué par le ras-le-bol, l’écoeurement, contre ces discours de détestation, pour le respect des valeurs d’accueil et de tolérance.

La mobilisation se tient sur les places, au cœur des villes. Pas de défilé et pas de récupération politicienne. C’est une flash mob qui devait réunir quelques potes et qui devient une marée humaine, débordant dans d’autres cités sans échéances électorales proches.

Les participants aux rencontres de sardines sont surpris de se découvrir si nombreux. En plein hiver, et même sous la pluie, ils assènent une tranquille démonstration dans un pays gavé de campagnes politiques permanentes via les télévisions et les réseaux sociaux: la politique doit se faire sur le terrain, avec les gens, et pas avec des clans. Ils affichent une morale antifasciste alors que l’Italie s’est gentiment habituée ces dernières années au retour des idées fascistes, malgré l’interdiction figurant dans la Constitution de recréer un parti les revendiquant.

Politiquement, les petits poissons multicolores n’ont jusqu’ici exprimé qu’un seul vœu: barrer la route à Matteo Salvini. Après avoir réussi à placer l’une de ses candidates à la tête du gouvernement de l’Ombrie en octobre, «Il Capitano» veut ravir un autre fief historique de gauche du centre de la péninsule, l’Emilie-Romagne.

Le 26 janvier, le président de région sortant, Stefano Bonaccini du Parti démocrate (PD) affronte la sénatrice de la Ligue Lucia Borgonzoni. Depuis le début de la campagne, les sondages les donnent au coude-à-coude dans les intentions de vote, bien que Bonaccini affiche un bon bilan et que Borgonzoni passe pour effacée aux côtés de l’omniprésent Salvini.

Un lent basculement vers la droite

L’ancien Ministre de l’intérieur, redevenu simple sénateur depuis son putsch avorté de l’été dernier contre le gouvernement auquel il appartenait, n’a pas mis toutes ses forces dans cette bataille régionale par hasard: l’an dernier son parti est arrivé en tête dans ce bastion rouge lors des élections européennes avec 33,7% devant le PD. En l’espace de 5 ans, la région, historiquement acquise à la gauche, a basculé vers la droite accordant de plus en plus de voix à la Lega. Le scrutin se jouera en un tour, à la majorité relative: gagnera celui qui sera devant, même de peu, même sans avoir passé la barre des 50%.

Le sort du gouvernement Conte bis

Appelant à faire barrage à Salvini et à ses discours de haine, les jeunes leaders des sardines n’ont pas donné de consigne de vote, même si beaucoup de commentateurs ou de partisans de la Lega les soupçonnent de rouler pour le PD, ou d’avoir été guidés par l’homme politique le plus prestigieux de la région, Romano Prodi, 80 ans, ancien Premier ministre et ancien Président de la Commission européenne. Sur les réseaux sociaux, où le mouvement des sardines n’a pas tardé à monter en force, on s’interroge également: ces jeunes prétendus idéalistes, en s’opposant à Salvini, ne font-ils pas que servir la soupe au gouvernement Conte bis, hasardeux alliage des 5 étoiles et du PD?

Une victoire de Salvini dimanche en Emilie-Romagne aurait un fort retentissement. Elle démontrerait que les gentilles sardines ne sont pas l’émanation d’une majorité silencieuse des Italiens raisonnables, ou alors qu’elles s’y sont prises beaucoup trop tard pour contester l’aura du leader populiste, lentement construite depuis 10 ans. Mais l’élection de la sénatrice léghiste ne créerait aucun automatisme entraînant la chute du gouvernement: tant que Giuseppe Conte dispose d’une majorité dans les deux chambres du parlement, il peut gouverner tranquille (et narguer Salvini, son ex-mentor); tant que les parlementaires qui font sécession (du PD ou des 5 étoiles) lui restent attachés, le Premier ministre ne craint pas grand-chose. A Rome, personne n’est enchanté par ce drôle de mariage, mais les politiciens en place savent qu’ils risquent de perdre leur fauteuil en cas d’élections anticipées, lors desquelles les sondages donnent toujours la Ligue en tête.

En cas de défaite de Salvini dimanche, «Il Capitano» pourra toujours prétendre que sa candidate n’était pas adéquate, elle avait déjà échoué à conquérir la Municipalité de Bologne il y a quelques années. Il pourra aussi faire de mauvais jeux de mots sur ces têtes de lard (de mortadelle en l’occurrence) que sont les Romagnoles, bien qu’il se soit fait photographier pendant la campagne embrassant des charcuteries, qui ont valu à la région une réputation mondiale.  

Comment continuer? 

Pour les sardines, la victoire serait d’abord éclatante, puis elle sonnerait vite comme un défi: comment continuer? Peut-on rentrer à la maison alors que désormais la perspective utopique d’enrayer définitivement la conquête du pouvoir par Salvini est devenue une probabilité réaliste? comment pourra-t-on maintenir cet engouement populaire pour les valeurs de l’antifascisme? pourra-t-on éviter de se rallier à un leader politique? Avec la victoire arrive toujours de nouvelles responsabilités.

Mais dans une Italie minée par les surenchères politiciennes sans effet sur le niveau de vie des plus précaires ou le taux de chômage des jeunes, dans une Europe pas entièrement rassurée sur l’inéluctable déclin des populistes (malgré leur défaite aux élections européennes de l’an dernier), les sympathiques sardines auront prouvé qu’il y a de l’espoir, à peu de frais, sans trop de chichi, à condition de voter avec ses pieds, c’est-à-dire de sortir un soir dans la rue, de rejoindre une place emblématique, de faire nombre et d’affirmer sans vociférer ni s’énerver que les fauteurs de haine n’auront jamais le dernier mot.

Article paru sur le site Bon pour la tête le 23 janvier 2020