Pourquoi Christoph Blocher est tombé

L’Hebdo
– 14. décembre 2007
Ausgaben-Nr. 50, Page: 6
Événement Conseil Fédéral
Conseil Fédéral
Pourquoi Christoph Blocher est tombé
Le grand récit des folles heures qui ont bouleversé la Suisse.
Dossier réalisé par Chantal Tauxe, Michel Guillaume, Julie Zaugg, Daniel Audétat, Titus Plattner, et Pierre-André Stauffer
Deux petits tours de scrutin et puis s’en va. Après quatre ans passés au gouvernement, l’UDC zurichois Christoph Blocher doit céder la place à l’UDC grisonne Eveline Widmer-Schlumpf, conseillère d’Etat et cheffe de la Conférence des directeurs cantonaux des Finances. La fille de l’ancien conseiller fédéral Leon Schlumpf avait demandé une demi-journée de réflexion avant de décider si elle acceptait cette élection. Jeudi à 8 h 05, la décision tombe. C’est oui. Chassé par une femme, Christoph Blocher est renvoyé dans sa forteresse zurichoise. En perdant son oracle, l’UDC suisse, qui ne se reconnaît ni en Samuel Schmid ni en Eveline Widmer-Schlumpf, a tout perdu. Même son unité. Les sections grisonnes et bernoises relèvent la tête, la sécession menace. Et, plus inattendu encore, la contestation gagne parfois le cercle des fidèles de Blocher, certains relevant, sous le sceau de l’anonymat, que le grand chef avait peut-être «confondu ses intérêts personnels avec ceux du parti».
Comment en est-on arrivé là? Comment le nom d’Eveline Widmer-Schlumpf a-t-il réussi à s’imposer, mercredi 12 décembre, à une majorité de l’Assemblée fédérale, 116 voix au premier tour, 125 au second? Tard dans la nuit du 11 décembre, la conseillère d’Etat grisonne n’était qu’une variante parmi d’autres, un scénario aléatoire, un espoir auquel personne n’arrivait à croire jusqu’au bout, pas même ceux qui avaient lancé son nom. Après le vote fatidique, mercredi matin vers 10 h 30, les conjurés restaient ébahis de leur propre victoire, étourdis, estourbis, comme si ce succès était trop beau pour être vrai. Christoph Blocher avait chuté, et c’était grâce à eux, à leur travail de persuasion, à leur savoir-faire, leur opiniâtreté, leurs réseaux. Un réveil de la gauche et un éveil du centre. Un sursaut civique. Une alliance socialiste et démocrate-chrétienne, flanquée des Verts libéraux et des Verts traditionnels, à laquelle s’est jointe une dizaine de radicaux-libéraux dissidents. Le tout conduit par des meneurs enthousiastes, dont un noyau dur formé des socialistes Christian Levrat et Alain Berset, les jumeaux comme on a appris à les appeler, des PDC Christophe Darbellay et Urs Schwaller. Avec un appoint décisif, côté radical, chez Dick Marty. Beaucoup de trentenaires parmi eux, surtout si l’on y ajoute deux autres activistes, le Vaudois Roger Nordmann et le Fribourgeois Jean-François Steiert. Une nouvelle génération de politiciens romands, désormais soudés par un coup aussi improbable que triomphal.
Premier parti du pays, l’UDC a droit au moins à deux conseillers fédéraux. Mais comment préserver cette concordance arithmétique, tout en se débarrassant de l’indésirable Christoph Blocher, considéré par ses adversaires comme l’homme qui a bouté le feu aux institutions suisses? Pas d’autre solution que de lui opposer un autre UDC, plus présentable. Mais qui? C’est le socialiste Roger Nordmann qui, le premier, sortira de sa manche le nom d’Eveline Widmer-Schlumpf. D’abord, il tente de persuader sa présidente de groupe Ursula Wyss de la justesse de son choix, puis le vice-président Alain Berset, qui lui-même remet le flambeau à Christian Levrat, futur président du parti national.
Le thème est abordé jeudi 29 novembre en marge d’une rencontre entre le Gouvernement fribourgeois et la députation aux Chambres fédérales. Des contacts se nouent entre les socialistes et Thérèse Meyer-Kaelin, conseillère nationale PDC. Les démocrates-chrétiens hésitent encore. Ils ne savent trop quelle stratégie adopter. A la limite, pourquoi n’iraient-ils pas eux-mêmes au combat, pourquoi ne choisiraient-ils pas Urs Schwaller, par exemple, pour contester le siège de Christoph Blocher?
L’AUDACE DU PDC Les événements se précipitent mardi 11 décembre. A l’issue de sa séance de groupe, le PDC, audacieux comme jamais, annonce officiellement qu’il ne votera pas pour Christoph Blocher. Côté socialiste, le Grison Andrea Haemmerle est chargé de prendre langue avec Eveline Widmer-Schlumpf. Trois contacts, dont un décisif en fin de soirée où elle articule un oui un peu hésitant à son collègue grison.
Dans la soirée, la présidente du groupe socialiste Ursula Wyss, Alain Berset et Christian Levrat mangent à la Kronenhalle, au centre de Berne. Ils ont ouvert une ligne directe avec le PDC Christophe Darbellay, installé devant une assiette valaisanne au bar branché Loetschberg, qui reste en contact avec Urs Schwaller, rentré à son domicile de Tavel. Les Verts renoncent à leurs premières ambitions. Non seulement, ils retirent leur propre candidat, le Vaudois Luc Recordon, mais faute d’avoir un candidat PDC officiel déclaré sous la main, ils sont prêts à accepter un UDC autre que Christoph Blocher. «Tout, sauf Blocher», résume le Vert bernois Alec von Graffenried.
On sent assez vite que la dynamique de la contre-candidature à Blocher prend de l’ampleur.
BAR DU BELLEVUE à MINUIT A minuit, mardi 11 décembre, le bar de l’Hôtel Bellevue, avec sa centaine de spiritueux, est plein à craquer. Christian Levrat et Alain Berset affichent un petit sourire à la fois confiant et conspirateur. Chez les UDC, le secrétaire général Gregor Rutz croit encore aux chances de Christoph Blocher. Le parti radical n’est-il pas là pour faire pencher la balance du bon côté. Erreur, le parti radical a gagné en indépendance, il s’est décomplexé. Blocher ne lui fait plus peur.
Dans l’après-midi du 11 décembre, le Tessinois Dick Marty s’est levé, en pleine séance de groupe, pour appeler ses collègues à voter contre Blocher. Et Dick Marty d’évoquer les événements de 2003, lorsque certains radicaux prétendaient qu’il fallait «envoyer Blocher dans la prison du gouvernement pour le neutraliser». Ils oubliaient simplement que «le prisonnier en détenait les clés».
Mercredi matin Beaucoup de journalistes pensent encore qu’ils n’ont assisté qu’à une nuit des couteaux en plastique, comme le dit le rédacteur en chef de 24 Heures Thierry Meyer. Mais socialistes et démocrates-chrétiens sont très confiants. A 6 h 45, Eveline Widmer-Schlumpf donne son accord définitif, démentant ainsi des déclarations du président de l’UDC Ueli Maurer, assurant qu’elle lui aurait dit non la veille. De son côté Dick Marty enjoint une dizaine de francs-tireurs radicaux-libéraux, dont très probablement les Romands Martine Brunschwig Graf, Sylvie Perrinjaquet, Claude Ruey et Hugues Hiltpold, d’aller jusqu’au bout de leurs convictions, donc de dire non à Blocher. En fait, il leur demande de contredire la direction du parti qui les suppliait de voter blanc. Dick Marty réussit son coup. Alors que chez les PDC, le nombre de problochériens a déjà chuté de quinze à une dizaine, le nombre de radicaux antiblochériens passe de cinq à une dizaine. La cause est entendue. Christoph Blocher sera renversé. Le Parlement, qui avait cru bon de s’agenouiller devant ses prétentions en 2003, a pris sa revanche. Ironie de l’histoire, le bouleversement des m?urs politiques dont le Zurichois a été l’inspirateur s’est retourné contre lui. Christoph Blocher a donné à ses adversaires les cordes pour le pendre. Même les radicaux qui ont voté pour lui se sont offert, juste après, le petit plaisir de refuser à l’UDC deux suspensions de séance. Une manière d’achever l’animal en le punissant de son arrogance. Caspar Baader, chef du groupe UDC, n’avait-il pas eu l’outrecuidance d’exiger des radicaux un soutien inconditionnel à Christoph Blocher? Avec comme justification le vote compact des UDC en faveur de Pascal Couchepin. Le PDC, qui disposait d’un plan B, la candidature Urs Schwaller, pour pallier un refus éventuel d’Eveline Widmer-Schlumpf, n’a pas eu besoin d’en faire usage. Le parti sort grandi de l’aventure. Il y a longtemps qu’on ne l’avait pas connu si combatif.
Revanche aussi pour le canton des Grisons, mal aimé des chefs UDC, qui avaient exclu la semaine dernière les deux conseillers nationaux Brigitta Gadient et Hansjörg Hassler de commissions importantes pour manque de piété partisane. Les Grisons, qui ont réussi dans la foulée à placer la démocrate-chrétienne Corina Casanova à la Chancellerie, sont comblés. Une victoire de la périphérie face à la toute-puissance zurichoise. Autre ironie de l’histoire, Christoph Blocher a bâti toute sa fortune aux Grisons autour d’EMS Chemie, un canton qui lui pique aujourd’hui son fauteuil au Conseil fédéral. Jusque-là, c’était l’UDC qui attaquait et les autres partis qui se défendaient. L’UDC a perdu l’initiative des opérations. Désarmée devant l’assaut de ses adversaires, elle ne sait pas encore comment réagir. Plutôt que de faire profil bas, d’encaisser le coup avec dignité, comme avait su le faire le PDC en 2003 après l’éviction de Ruth Metzler, elle ne sait que menacer (lire l’article en page 88).
LE PLAN SCHWALLER L’UDC va parler de «complot» et de viol de la démocratie. Ceux qui ont conçu l’incertain putsch contre Blocher, récusent la critique. Discuter, esquisser des stratégies politiques, prendre ses responsabilités, c’est exactement ce que l’on demande aux 246 parlementaires élus. Le plan Hannibal, que l’UDC avait élaboré en 2003 pour assurer l’avènement de Christoph Blocher, n’a été révélé que des mois après sa réussite. Celui qui a conduit à son éviction a été ouvertement esquissé par Urs Schwaller, le chef du groupe PDC aux Chambres, au lendemain du 21 octobre, dans les colonnes de L’Hebdo. Loyalement, le sénateur fribourgeois posait des conditions à la poursuite de la concordance. Plutôt que d’entrer en matière, d’avoir la victoire modeste et de donner des signes d’apaisement, l’UDC a préféré continuer son chantage plébiscitaire: LUI ou rien, LUI ou le chaos. Une attitude profondément anti-suisse, profondément irritante pour des parlementaires trop souvent moqués par Blocher comme d’inutiles figurants.
La liberté prise avec le résultat des élections fédérales par le Parlement ? l’UDC avec ses 29% de suffrages est le premier parti de Suisse ? s’explique aussi par un contexte particulier. Le récent blanchiment de Christoph Blocher par le Conseil fédéral dans la très controversée affaire Roschacher a indirectement poussé les Chambres fédérales à prendre leurs responsabilités. L’échec de certains caciques UDC lors des élections au Conseil des Etats a révélé l’existence d’un front républicain, dans la population, et de part et d’autre de la Sarine, dont une majorité du Parlement a pu s’inspirer. Au final, les parlementaires ont fait usage de leurs prérogatives. Décalque du peuple qui l’a élu, le Parlement a aussi pour mission de placer au gouvernement des gens dignes qui respectent les institutions, garantes d’un bon fonctionnement démocratique. Il n’a pas d’autre outil pour sanctionner un ministre que de ne pas le réélire.
La suite L’éviction de Christoph Blocher, réussie parce que personne n’y croyait vraiment, impose toutefois à ceux qui l’ont réalisée, deux devoirs: celui d’apporter des solutions politiques aux problèmes, soulevés à tort ou à raison, par celui qui domine la vie politique fédérale depuis quinze ans, du «dimanche noir» du 6 décembre à cet étrange «mercredi blanc»; et celui de reconquérir une opinion peu habituée à tant d’audace, de courage et de netteté dans la décision politique. |
L’Adieu «Je quitte le gouvernement, pas la politique. Mes opposants peuvent s’inquiéter», a prévenu Christoph Blocher.
L’élue Les adversaires de Christoph Blocher ont choisi pour le remplacer une femme de droite qui fait une politique de droite.
11 décembre, minuit Christian Levrat, Alain Berset et Ueli Leuenberger font et refont leurs calculs.
12 décembre, 10h10 Au premier tour concernant Christoph Blocher, Ueli Maurer et l’UDC sont encore sereins.
12 décembre, 10h40 Résultat du 2e tour. Le Fribourgeois Hugo Fasel exulte. Eveline Widmer-Schlumpf est élue.
le 12 au 13 décembre
Une nuit en attendant le «oui» de la nouvelle élue. La Grisonne est déjà à Berne.
Les protagonistes
Christian Levrat socialiste (FR), futur président du PS, déjà à la man?uvre.
Christophe Darbellay démocrate-chrétien (VS), s’impose comme un président du PDC audacieux et courageux.
Luc Recordon Vert (VD), a servi de bouclier pour protéger l’émergence d’une candidature PDC ou UDC.
Roger Nordmann socialiste (VD), a – le premier – soufflé le nom d’Eveline Widmer-Schlumpf.
Alain Berset socialiste (FR), a agi en tandem «jumeau» avec Christian Levrat. Urs Schwaller démocrate-chrétien (FR), a concilié respect de la concordance avec volonté politique.
Et encore Thérèse Meyer (PDC/FR), Jean-François Steiert (PS/FR), Andrea Haemmerle (PS/GR), Dick Marty (PRD/TI).
Une législature en 3 couvertures
De 2003 à cet automne, le destin politique du conseiller fédéral Blocher en trois «unes» de L’Hebdo. La faute, au lendemain de son élection du 10 décembre 2003; Les 33 infractions aux lois, le 5 septembre 2007; Le plan de rupture du PDC, le 25 octobre dernier.
Suite de notre dossier En raison de la parution différée de L’Hebdo, la structure de notre magazine a été modifiée. Notre dossier se poursuit en pages 20 et 22 ainsi qu’en fin de journal, dès la page 83 (portrait d’Eveline Widmer-Schlumpf et analyse des conséquences de l’éviction de Blocher).