Diplomatie. Le ministre des Affaires étrangères révèle sa méthode pour convaincre à la fois les Européens et les Suisses de «rénover» la voie bilatérale. Après quatre ans au Conseil fédéral, il s’exprime sur le plaisir en politique.
Pour tout le monde, c’est lui le chef. Sauf pour l’intéressé. Didier Burkhalter reçoit L’Hebdo entre deux séances avec «son patron». Comprenez: le Parlement (et ses commissions). L’anecdote est révélatrice. Le ministre neuchâtelois reste fidèle à lui-même, toujours habité d’un profond respect des institutions. On connaissait déjà le côté austère du travailleur infatigable qui s’est donné pour mission de «rénover» la voie bilatérale avec l’UE. Didier Burkhalter révèle ici le soin qu’il porte à la qualité des relations humaines.
Cela fait quatre ans que vous siégez au Conseil fédéral. Votre sentiment?
Cela m’a paru à la fois très long et très court. Très long, parce que j’ai empoigné énormément de dossiers. Très court, parce que le temps passe vite. Il file, comme l’eau dans la rivière.
Vous sentez-vous à l’aise au sein de ce collège?
J’ai l’habitude d’être dans un exécutif. J’aime y travailler, c’est dans ma nature. Cela dit, je suis arrivé au Conseil fédéral dans l’espoir d’y combattre la trop forte et trop rapide personnalisation de la politique, surtout lorsque celle-ci nuit à la quête d’un consensus. Là, je n’ai pas encore obtenu ce que je souhaiterais. Mais je ne désespère pas d’y parvenir!
Avez-vous tout de même l’impression d’avoir un peu renversé cette tendance, négative à vos yeux?
Il y a dans l’actuel collège une très grande volonté de travailler en équipe. Mais, dans son environnement, tous les acteurs du système – les partis, les lobbies, les médias – essaient de le diviser.
Ressentez-vous beaucoup cela dans le dossier européen?
Oui, ce dossier est même révélateur à cet égard. C’est l’un des trois ou quatre dossiers auxquels nous avons consacré le plus de temps. Nous avons donc beaucoup réfléchi ensemble, raison pour laquelle je me tue à parler au nom du Conseil fédéral. Mais tous les médias ne parlent que «des propositions de Didier Burkhalter»!
Maintenant que vous connaissez bien la machine politique, éprouvez-vous du plaisir à être conseiller fédéral?
Non!
Vraiment? Vous répondez cela dans un grand sourire!
Non! Le plaisir, je le ressens dans ma sphère privée. La tâche du conseiller fédéral est un mandat, une lourde responsabilité, qui m’occupe jour et nuit et qui m’oblige à sacrifier une partie de ma vie privée. Bien sûr, j’aime ce que je fais, mais je travaille d’abord pour le bien public, pour la prochaine génération. Lorsque c’est dur, je pense d’ailleurs souvent à mes fils.
D’accord, mais vous vous éclatez davantage au Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) qu’à l’Intérieur?
Je ne m’éclate pas du tout, ce n’est pas mon genre! Mais je ne cache pas que j’aime beaucoup les Affaires étrangères, où tout est toujours passionnant! Au Département de l’intérieur, il fallait beaucoup se battre sur des questions très ardues, sur des articles de loi très techniques. Au DFAE, j’ai pu ouvrir les fenêtres!
C’est-à-dire?
Dans ce département, j’aime lier les intérêts et les valeurs. Les valeurs, ce sont les couleurs par rapport au noir-blanc, qui correspond au travail de gestion habituel. Dans les relations avec l’étranger, la question des valeurs est omniprésente.
En 2012, à l’occasion du dixième anniversaire de l’adhésion de la Suisse à l’ONU, vous avez offert des ruches au Palais des Nations à Genève. Quel était le sens de ce cadeau?
La Suisse est un des rares pays à pouvoir défendre à la fois ses intérêts et ses valeurs sans avoir de problème de cohérence. Là, nous avons fait un geste montrant que la Suisse est solidaire du monde. Dans un cadeau, il faut mettre du cœur pour qu’il touche son destinataire.
Vous attachez beaucoup d’importance aux contacts humains?
Toujours! Lorsque Chypre présidait l’Union européenne, durant le deuxième semestre de 2012, et qu’elle devait rédiger le rapport sur la Suisse, j’ai eu beaucoup de contacts avec mon homologue Erato Kozakou-Marcoullis. La ministre m’avait dit que la neige lui manquait. Nous l’avons donc accueillie à la ferme des Brandt, à La Chaux-de-Fonds, par une journée radieuse en janvier dernier.
C’était un peu tard pour influencer le rapport de l’UE publié en décembre 2012…
Nous l’avions invitée avant, évidemment, mais elle n’avait pas pu venir. Nous avons malgré tout maintenu l’invitation. Lorsqu’elle a découvert la beauté de la nature de nos montagnes neuchâteloises, ma collègue m’a confié qu’elle n’avait jamais reçu de plus beau cadeau de toute sa carrière politique. Les contacts humains influencent à au moins 60% les décisions politiques.
Vous aimez ces moments où vous vous voyez en tête à tête avec vos homologues, sans vos gardes rapprochées respectives?
Ces moments sont trop rares, mais ils sont décisifs pour la qualité d’une relation. Avec mon homologue letton, Edgars Rinkevics, nous avons parlé des projets suisses au titre du milliard d’aide à la cohésion. L’un d’eux a permis d’acquérir des bus scolaires de couleur orange qui emmènent en ville les enfants de la campagne. J’ai alors demandé à mon collègue de me faire transporter dans un de ces bus lors de ma prochaine visite. Il ne m’a pas cru, évidemment. Lorsqu’il m’a vu arriver non pas en limousine mais en bus, il a éclaté de rire puis m’a dit: «Toi, au moins, tu tiens tes promesses.»
A l’ONU, à Genève, vous avez offert l’un des premiers pots de miel de vos ruches à votre homologue français Laurent Fabius. Mais cela n’a pas empêché la France d’être dure envers la Suisse dans la nouvelle convention sur les successions!
Depuis la crise financière de 2008, les rapports avec tous les pays se sont beaucoup durcis. C’est compréhensible, d’autant plus que la Suisse réussit sur tous les tableaux en ce moment. Avec la France, les relations sont bonnes; elles sont en tout cas meilleures qu’avec le gouvernement précédent. Nous avons beaucoup de sujets qui fâchent, mais au moins nous en discutons. Il n’est pas exclu que nous accueillions bientôt le président François Hollande, qui serait en tout cas le bienvenu.
Concernant la relance de la voie bilatérale avec l’UE, avez-vous obtenu des garanties que Bruxelles entrera en matière sur vos propositions?
Très clairement, oui! L’UE a déclaré qu’elle était prête à négocier sur l’option retenue par la Suisse, même si, au départ, elle aurait nettement préféré que nous choisissions de nous intégrer dans l’Espace économique européen (EEE). C’est un net progrès par rapport à la situation de blocage que nous avons connue ces dernières années.
Que s’est-il passé exactement le 20 mars 2012, lorsque le président de la commission José Manuel Barroso vous a reçu à Bruxelles?
Il m’a déclaré sans ambages que la voie bilatérale était terminée et qu’il ne voulait plus en entendre parler! Cela m’a beaucoup énervé. Je lui ai répondu que cette voie existait dans la réalité et que nous ne pouvions pas la supprimer comme cela, qu’il le veuille ou non!
Vous vous êtes expliqués durement?
C’est un des grands mérites de M. Barroso: il accepte les débats francs. Je pense qu’à cette époque, la commission était persuadée que la Suisse n’avait aucune envie de trouver de solution institutionnelle: elle voulait juste conserver les acquis, tout au plus faire une manœuvre de diversion pour empocher un accord sur l’électricité. Je lui ai expliqué qu’au contraire nous allions soumettre de vraies propositions dans les prochaines semaines.
Et Bruxelles ne vous a pas cru!
Personne ne nous a crus. Sur le plan diplomatique, ce type de manœuvre, appelée game changer, était un peu inédit, mais le secrétaire d’Etat d’alors, Peter Maurer, a estimé que c’était jouable, donc nous l’avons fait. Bien sûr, nous savions que nos propositions ne seraient pas retenues telles quelles, mais cela a permis de rouvrir le jeu. En décembre 2012, nous voulions par-dessus tout qu’une phrase figure dans les conclusions de l’UE. «L’UE reste ouverte à l’évolution de la voie bilatérale à condition de trouver une solution institutionnelle.» Grâce à l’aide déterminante de nos voisins français et allemands, nous avons obtenu cela.
Lorsque vous proposez que la Suisse prenne l’avis de la Cour européenne de justice, êtes-vous sûr que son interprétation du droit ne sera pas contraignante?
Oui, parce que le rôle de cette cour est très clair. Elle donnera un avis liant les parties, que la Suisse ne pourra donc pas ignorer. En revanche, sur la base de cet avis, la résolution du différend reste politique uniquement, au travers des comités mixtes.
Mais pourquoi n’avez-vous pas demandé une chambre suisse sous l’égide de l’AELE, que l’UE reconnaîtrait?
Parce que cette question de la reconnaissance d’une autre instance que la Cour européenne de justice a déjà été tranchée lors de la création de l’EEE. Les pays qui en sont membres l’avaient demandée, bien sûr. Mais l’UE a tout de suite dit que c’était exclu: il n’y a qu’un droit communautaire réglant l’accès au marché intérieur. Cela ne me gêne pas trop, car notre solution reste politique. Je suis intimement convaincu que c’est l’unique voie qui a une chance d’être approuvée par le peuple suisse.
Lorsque vous avez proposé cette solution, avez-vous évalué le nombre de différends nécessitant l’avis de la Cour de justice européenne qui pourraient surgir?
Il y en aura très peu. La question institutionnelle est largement théorique, car en Suisse nous appliquons bien les accords avec l’UE. Notre problème se situe ailleurs. Si nous ne trouvons pas une solution institutionnelle, nous perdons toute marge de manœuvre pour obtenir d’autres accords pour accéder au marché européen. La maison Suisse-UE, au lieu d’être rénovée, deviendra de moins en moins belle. On aura de plus en plus de peine à trouver des locataires. Certaines entreprises iront s’implanter ailleurs qu’en Suisse et nous perdrons notre prospérité.
Vous avez dit que, sans nouvel accord, la situation économique pourrait se détériorer vite. Dans quel délai?
Le Conseil fédéral a décidé d’anticiper en rénovant la voie bilatérale, de manière à la pérenniser pour une génération. Prenons un exemple concret: admettons que notre économie veuille tout à coup un accord sur la libre circulation des services. Que ferions-nous sans solution institutionnelle? Nous devrions d’abord négocier celle-ci le dos au mur. Aujourd’hui, nous pouvons faire cela dans une certaine sérénité. Maintenant que la confiance mutuelle est revenue, c’est un bon moment pour conclure.
Au vu des critiques virulentes qui ont accueilli votre projet, pourquoi ne dites-vous pas franchement: «Si vous ne voulez pas de cette solution, il ne restera plus que l’adhésion à l’UE»?
Je ne partage pas votre pessimisme sur les premières réactions. Je suis persuadé que nous avons un bon projet. J’ai toujours fait l’expérience qu’un bon projet soulève certes des critiques, mais finit par faire son chemin. Franchement, je m’attendais à un été plus insupportable qu’il ne l’a été.
Vous n’enjolivez pas la situation, là?
Non, le Conseil fédéral fait son travail, qui n’est pas facile. Notre système est compliqué: aucun autre pays ne fait une procédure de consultation sur un mandat de négociation. C’est un brin schizophrène, mais c’est la Suisse et cela ne marche pas si mal!
En voulant consolider la voie bilatérale pour vingt ans, ne risquez-vous pas de vous aliéner les pro-Européens, qui souhaitent l’adhésion?
Peut-être, mais vous savez bien que cette option est totalement irréaliste en ce moment. Ce qui est en jeu, c’est l’intérêt du pays, à savoir la sécurité du droit en l’occurrence. Plus personne n’investit dans un pays privé de sécurité du droit! Dire «non» à ce projet au nom d’un jusqu’au-boutisme pro-européen n’est pas responsable.
Actuellement, le débat ne porte pas du tout sur la sécurité du droit, mais uniquement sur les «juges étrangers»!
Je sais bien que cette question est très sensible, notamment en Suisse alémanique. Ma réponse est claire: la solution du Conseil fédéral est précisément celle qui évite les juges étrangers en dernière instance!
Quelle est votre stratégie pour convaincre les Suisses?
En Suisse, les institutions sont très fortes et il faut les respecter. Si le Conseil fédéral obtient un bon résultat de négociation, je suis persuadé que ce projet a des chances dans tous les partis, y compris non gouvernementaux. En Suisse, on obtient le consensus au terme du processus.
Pourquoi vous référez-vous aux partis non gouvernementaux?
Leur attitude responsable me surprend positivement. Ils prennent le temps de réfléchir avant de prendre une position définitive. Je me demande si l’on ne devrait pas ouvrir les entretiens de Watteville aussi à ces partis! Cela dit, je fais le pari que plus le débat avancera, plus ses acteurs feront preuve de responsabilité. Ils se rendront compte que plus la Suisse attend, plus elle devra négocier un jour le dos au mur, dans une position de faiblesse qui l’obligera à envisager de faire des concessions.
En 2014, la Suisse prendra la présidence de l’Organisation de sécurité et de coopération en Europe (OSCE), un organisme qui a perdu beaucoup de son aura depuis la fin de la guerre froide. Qu’en attendez-vous?
C’est une grande chance pour la Suisse de montrer sa capacité de médiatrice sur le plan international. C’est ce qu’elle sait le mieux faire: une diplomatie qui consiste à jeter des ponts entre des mondes qui ont plutôt tendance à s’éloigner en ce moment. Nous avons pris la place de la Serbie, mais à condition que celle-ci puisse présider en 2015 avec notre collaboration. Ce modèle a été très bien accepté, il pourrait être repris pour les prochaines présidences.
Quelles seront vos priorités?
On compte sur la Suisse pour débloquer de nombreux dossiers: les conflits gelés, le contrôle des armes conventionnelles, la réforme du secteur de la sécurité ou encore le renforcement du rôle de médiation de l’OSCE, pour ne citer que quelques exemples. De plus, nous voulons réaliser un «modèle OSCE», soit créer un groupe de jeunes – composé d’un membre de chacun de nos 57 pays – qui soumettra ses idées aux dirigeants de notre organisation. Ce projet me tient très à coeur.