Une rencontre avec Fulvio Pelli

Le conseiller national Fulvio Pelli, ancien président du PLR, vient d’annoncer son retrait de la vie politique. J’avais eu l’occasion de le suivre pendant la campagne des élections fédérales en septembre 2007, dans le cadre de l’opération « Blog & Breakfast », menée par L’Hebdo.

Extraits de notre rencontre dans son étude, à Lugano:

Dans le bureau de son étude à Lugano, Fulvio Pelli, a plus envie de défendre son credo politique que de commenter les moutons de l’UDC ou n’importe quelle autre histoire lancée par ce parti « pour attirer l’attention ». L’affaire Roschacher-Blocher va pourtant s’inviter au coeur de notre conversation, prévue de longue date. Le président des radicaux sera souvent interpellé par les medias, sommé de tirer des conclusions. Lui veut attendre d’être correctement informé avant de juger.

Je pose une question à laquelle les politiciens peinent à répondre franchement par peur de se faire mal voir : si la politique est devenue un show, est-ce la faute de la presse ? Fulvio Pelli se lance : « la presse informe sur ce qui se passe, mais je souhaiterais qu’elle soit plus différenciée, qu’il n’y ait pas seulement une approche people ou émotionnelle au jour le jour des événements, mais aussi de la réflexion. Je trouve la presse trop unidimensionnelle dans son traitement de l’information. Trop souvent, on réduit la politique à un combat entre deux personnes ou deux factions qui se disputent. Pour moi, la politique consiste à travailler avec les gens. Je ne désespère pas que le public se lasse des pseudo-événements ou de ces affaires d’affiche. Je crois que, lentement, les citoyens vont en avoir assez du show politique, et se réintéresser au contenu ».
« C’est ce que je fais depuis que je suis président des radicaux suisses, préparer mon parti du point de vue des contenus, afin qu’il soit prêt à discuter avec les autres formations. Mais quatre moutons apparaissent sur une affiche et rejettent tout dans d’autres plans. Tous les projets disparaissent du débat public. »
« Je ne nie pas qu’il y a un problème avec certains jeunes délinquants étrangers. Mais, il n’y a pas que ça. Ce n’est pas le principal problème de ce pays. Ce qui est plus important quand on parle des jeunes, c’est une bonne école, une bonne formation, des places de travail. La discussion sur les moutons chasse ces thèmes cruciaux pour l’avenir».

Tout de même cette affiche, qu’en pense-t-il ? « Elle est faite de manière intelligente, elle réveille la peur. Mais son message est affreux : que nous dit-on ? Que trois moutons décident d’expulser un quatrième. Mais qui décide de l’expulsion ? Non pas la justice, comme ce devrait être le cas dans notre Etat de droit, mais le peuple. C’est dangereux, primitif. C’est de la justice populaire, expéditive, comme au Moyen-Age, l’équivalent de la lapidation. On pousse les gens à faire justice par eux-mêmes. Ce n’est pas admissible. Cela dénote une absence de respect pour les institutions. Il est amoral d’encourager les gens à s’en prendre à des victimes sacrificielles ».
Laissons les affiches et parlons donc de l’avenir du parti radical. Fulvio Pelli s’étonne que l’on parle si peu de son renouvellement : 11 conseillers d’Etat sur 22 ont changé pendant la dernière législature. Une nouvelle génération radicale apparaît. Certes. Je demande de quel bois se chauffe cette nouvelle garde : représentants du parti de l’économie, comme les radicaux aiment à se proclamer, ou hérauts d’une synthèse entre libéralisme et responsabilité sociale ?
Fulvio Pelli profite de ma question pour me donner un petit cours d’histoire. Le radicalisme s’est toujours appuyé sur deux courants : d’une part des radicaux farouchement laïcs, d’autre part, des libéraux plus tolérants envers la religion, devenus ensuite aussi plus tolérants à l’égard de l’économie. Au Tessin depuis 1946, les deux ailes cohabitent sous l’étiquette « libérale-radicale » pour former un seul parti. « Parfois les divergences sont intenses, l’équilibre entre les deux ailes est toujours délicat, et il n’y a pas d’équilibre parfait. Mais c’est ce que je veux faire au niveau suisse : marier radicaux et libéraux, malgré leurs différences, car ce qui les réunit est plus fort que ce qui les divisent. En Suisse romande, il faudra que les libéraux-radicaux soient plus attentifs à la dimension économique. Et en Suisse alémanique, il faudra que les libéraux-radicaux développent une fibre plus sociale ».
Le Tessinois éclaire les rapports de son parti avec l’économie : « En perdant de son poids électoral, le parti radical est devenu moins indépendant, moins libre par rapport à l’économie. Deuxième faiblesse, dans les années nonante, au début de la mondialisation, quand l’économie a cru pouvoir snober les états, les patrons ne se sont plus engagés en politique. Les entrepreneurs ne se sont plus faits élire au parlement. On nous a envoyés des responsables d’organisations patronales, moins libres et moins confrontés à la vraie vie des entreprises. Heureusement, cela change, certains entrepreneurs font de nouveau preuve de sens civique ».
Fulvio Pelli dénonce une troisième faiblesse à laquelle il espère remédier : « Vingt-six cantons ne formaient pas une stratégie nationale, et un parti d’envergure nationale comme le parti radical se doit d’en avoir une. Lorsqu’un élu radical s’exprime, il ne doit pas le faire contre l’intérêt du parti, il doit avec conscience qu’il véhicule une part de notre image. »
Ce travail de renouvellement du parti radical suffira-t-il à conjurer la défaire prédite par les sondages ? Fulvio Pelli ne croit pas aux augures basés sur 1000 téléphones, qui font fi du découpage cantonal. Il dénonce des visées marketing de certains instituts ou de la presse. « On ne s’attend pas à de grands changements lors des élections fédérales de cet automne, alors certains créent des événements. Ils ne tiennent même pas compte dans la marge d’erreur propre à ce genre d’enquête et décrètent que les Verts vont mordre sur les socialistes ou que le PDC va surpasser les radicaux. Ces manipulations ont un côté pervers ».
La conversation est interrompue par un appel de « 10 vor 10 ».

Je prépare ma dernière question : l’examen des votes au Conseil national révèle un Fulvio Pelli beaucoup plus écologique que la moyenne du parti, et parfois en contradiction avec le mot d’ordre. Il confirme et explique : « j’ai de longue date une sensibilité écologique. Mais je suis président du parti et je dois prendre garde à ne pas le diviser. Je mène mes combats à l’interne, mais quand je perds, je respecte et défens loyalement le choix de la majorité du groupe, même si je m’abstiens au plénum, et je me garde de faire de la publicité autour de ma position personnelle. L’écologie est une chose trop sérieuse, ce n’est pas une question de parti. »
« Au cours de la prochaine législature, je souhaite intensifier la discussion à l’intérieur du parti sur l’environnement. Il ne faut pas punir les consommateurs par des taxes, mais faire en sorte d’industrialiser les énergies renouvelables. Quand les panneaux solaires coûteront deux fois moins cher, il y a en aura beaucoup plus ».

Histoire et UDC: faudrait savoir….

Stupéfiante cette polémique estivale sur les « juges étrangers ». Didier Burkhalter et ses services n’ont pas encore ramené de Bruxelles la moindre ligne d’accord négocié et accepté par  la partie adverse que, déjà, on s’époumone, on s’indigne, on vitupère. Parmi ces réactions, il y en a une que je ne comprends guère, c’est celle de l’UDC.

Si j’ai bien suivi Ueli Maurer en Chine, on peut tirer un trait sur le massacre de Tian’anmen, vieux de moins de 25 ans. Si j’ai bien suivi Oskar Freysinger, il n’y a pas lieu de revenir sur le massacre de Srebrenica datant de 1995.

Alors s’ils veulent tirer un trait sur l’Histoire d’il y a moins d’une génération, pourquoi les mêmes nous convoquent-ils des faits remontant à plus de 700 ans ?

C’est incohérent.

Bébé royal: merci Victoria

Il est donc né, le bébé royal, troisième dans l’ordre de succession au trône d’Angleterre, et déjà le nourrisson jouit d’une célébrité planétaire (galerie images). Mais pourquoi au fait les Windsor captent-ils plus l’attention médiatique que les autres dynasties royales?

Ce doit être un héritage victorien. Le bébé royal, né le 22 juillet, est l’arrière-arrière-arrière-arrière-arrière petit fils de Victoria, reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande de 1837 à 1901. Celle qui fut aussi impératrice des Indes (dès 1876) régna sur un cinquième des terres émergées, quand bien même son prédécesseur Georges III avait perdu les colonies anglaises devenues les Etats-Unis à la fin du siècle précédent. Cet empire, grignoté pendant tout le XXième siècle par la décolonisation, a gardé un héritage commun de la période la plus faste de la monarchie britannique: la langue, l’anglais, que l’on parle partout et même en Inde, le plus beau joyau de la couronne de Victoria. Et une langue, c’est aussi une identité que l’on entretient, une familiarité culturelle qui crée des liens.

Justement, il subsiste également de l’ère impériale britannique un lien institutionnel, le Commonwealth, qui fait que Canadiens, Australiens, Néo-zélandais et tant d’autres (54 états) se sentent en empathie avec la famille royale, leur dernier lien avec la lontaine et vieille Europe (un peu comme une vieille tante excentrique, qui serait la dernière à pourvoir évoquer la vie de vos grand-parents)… un brin d’histoire un peu désuet mais tellement glamour.

La monarchie puise ses racines dans les siècles, la notion de droit divin, et cela impressionne dans une société de l’immédiateté.

L’autre atout des Windsor dans la globalisation médiatique est aussi d’appartenir à une lignée royale qui a compris plus vite que les autres qu’il fallait céder l’essentiel du pouvoir à un parlement, et se contenter d’incarner le faste, l’apparat, la continuité nationale. L’origine du processus remonte au XIIIième siècle déjà: les rois d’Angleterre vont peu à peu céder des prérogatives toujours plus importantes au Parlement. Pour ne pas avoir compris cela, les descendants d’Hugues Capet, Roi de France, les Bourbon, finirent la tête tranchée. Depuis, la France a inventé la présidence monarchique, comme une nostalgie, mais c’est une autre histoire.

Les Windsor ont donc eu pour eux d’incarner du fons de leurs palais une extraordinaire longévité. A côté de la famille d’Elisabeth II tant d’autres clans royaux semblent à peine débarqués dans l’histoire contemporaine – comme la famille royale de Belgique qui est une création du XIXième siècle, pour ne pas parler de celle de Monaco, inventrice du genre people à petite couronne.

L’enfant de Kate et William est ainsi fêté comme fut pleurée par la planète entière sa grand-mère, Diana, qu’il ne connaîtra jamais.

A lire et à voir sur le site de nos collègues de l’Illustré

Quand les familles royales font des enfants, par Blaise Calame (16 juillet 2013)

Maurer et Tian’anmen

On peut reprocher beaucoup de choses à l’UDC (et nous ne manquons pas de le faire au risque de se faire taxer de « maniaque » ou d' »hystérique »), mais jusqu’ici on avait bêtement cru que ce parti était sincèrement du côté du peuple et de la liberté, contre la tyrannie (la définition de ce que recoupe vraiment ces trois mots pouvant varier). C’est pourquoi les propos de Ueli Maurer sur le massacre de la place Tian’anmen sont proprement scandaleux et indignes, de la part d’un président de la Confédération, et de la part d’un élu UDC.

Pour que chacun puisse se faire son opinion, ci-dessous la restranscription de ses propos à la radio alémanique:

Question du journaliste: «Vous avez rendu visite à une division blindée, ce qu’aucun chef d’État occidental n’a fait jusqu’ici. Êtes-vous conscient que la propagande chinoise pourrait l’interpréter comme une réhabilitation de son image? Ça serait mauvais, car l’armée a tiré sur le peuple et a réprimé le mouvement démocratique dans le sang».

Réponse du Président de la Confédération: «Je pense que nous pouvions tirer un trait sur cette affaire depuis longtemps. Le DDPS entretient des liens réguliers avec la Chine depuis 15 ans. C’était très intéressant de voir comment se passe l’instruction des troupes. J’ai beaucoup apprécié l’esprit d’ouverture de mes hôtes».

Egypte: la démocratie et l’obligation de résultats

Les événements d’Egypte mais aussi les protestations des Brésiliens nous amèneront-ils à revoir la définition de ce qu’est une démocratie au XXIième siècle? L’expression de la volonté populaire, un état de droit, bien sûr, mais aussi désormais une obligation de résultats concrets pour tous les citoyens.

Traditionnellement, les peuples disposaient des élections tous les quatre ou cinq ans pour renvoyer les gouvernants incompétents qui n’améliorent pas leur niveau de vie. Maintenant ils n’attendent plus, ils descendent dans la rue pour exiger des résultats, c’est-à-dire des politiques publiques orientées sur les besoins (emploi, éducation, santé, transports, logement,…).

Désormais aussi, les révolutions se déroulent en direct sur les télévisions, même si certains commentateurs illustrent à la perfection la posture de Fabrice à Waterloo: ce n’est pas parce que l’on est au milieu de l’événement que l’on comprend ce qui se passe, que l’on sait ce qui se joue vraiment.

Il y a donc un effet d’entraînement, de mimétisme. Si les Tunisiens font tomber leur gouvernement, alors les Egyptiens le peuvent aussi. Et les Turcs mécontents ne sont assurément pas moins courageux que les précédents pour, eux aussi, contester un premier ministre qui n’écoute pas leurs aspirations profondes au bien-être. Même dans les pays émergents comme le Brésil, les classes sociales frustrées suivent le mouvement.

Pas de gouvernement légitime sans amélioration du niveau de vie des populations, c’est le nouveau paradigme (dont certains gouvernements européens et la Commission européenne feraient bien de prendre la mesure). L’idéologie et/ou la religion ne remplacent pas l’aspiration profonde de tout un chacun à vivre libre et dans de bonnes conditions.

A quand le tour des Chinois?

PS: Ne trouvez vous que ce qui se passe sur les places d’Egyptes est beaucoup plus formidable et impressionnant que l’affaire Snowden, renvoyée dans le flux de l’actualité, à son statut de scénario de sous James Bond?

La Suisse change de parrain

Mauvais temps sur la Berne fédérale. D’abord le secrétaire d’Etat aux questions financières internationales Michael Ambühl a démissionné. Un genre de désertion du général juste avant la bataille. Puis, on a appris enfin le contenu de l’accord avec les Etats-Unis. Un accord qui n’en est pas un, qui n’est pas « global » c’est-à-dire soldant définitivement les contentieux du passé, mais une sorte de « programme de régularisation » offert aux établissements bancaires fautifs, a expliqué Eveline Widmer-Schlumpf.

Deux ans de négociation pour en arriver là… le résultat est aussi piteux que difficilement évaluable: impossible de savoir combien les banques vont devoir débourser.

S’il ne s’agissait que d’elles, on pourrait accepter ce deal : les banques ont fauté, qu’elles paient. Le problème, c’est que l’on demande au Parlement d’avaliser cette combine – officiellement de donner une base légale, comme s’il ne s’agissait que d’un petit détail juridique insignifiant.

Le Conseil fédéral exige en fait des Chambres qu’elles acceptent un arrangement dont elles ne peuvent évaluer les conséquences. C’est une grosse entaille à la souveraineté nationale, à côté de laquelle les agissements de l’Union européenne (avec laquelle nous partageons un marché) sont de très aimables exigences. Au moins avec l’UE sait-on ce que l’on risque et gagne.

Cette capitulation sans condition devant la puissance américaine contraste avec l’enthousiasme de Berne à la perspective de signer en juillet prochain un accord de libre-échange avec la Chine.

En ce maussade printemps 2013, la Suisse change de parrain.

Pendant toute la guerre froide, jusqu’en 1989, nous avons été de fidèles et dociles alliés des Etats-Unis, nous avons bénéficié de la bienveillance de l’Allemagne de l’Ouest, et de relations constructives avec la France et l’Italie. Désormais, les 27 membres de l’Union européenne nous mènent la vie dure car ils comprennent de moins en moins notre manque de solidarité continentale, nos réticences byzantines à travailler avec eux à la prospérité commune. Les Américains ont d’autres priorités et la mémoire courte sur les services rendus par la Suisse. Ils sont devenus impitoyables. Alors nous nous jetons dans les bras de la Chine, nous serons sa tête de pont opérationnelle en Europe. La Chine est bien sûr un grand marché, alléchant pour notre économie, mais ce n’est pas tout à fait une démocratie. Comment nous sommes nous retrouvés dans une situation pareille ? Comment nous sommes nous aliénés nos meilleurs partenaires historiques ? Quels politiciens seront-ils fiers d’assumer un tel bilan ?

Le respect de la « Willensnation » se perd

La Suisse est une nation de volonté. Nous ne sommes pas unis par une seule langue, une seule religion ou une géographie
particulière, mais par l’envie et l’intérêt de vivre avec des Confédérés différents de nous-mêmes.
S’agglomérer tout en se respectant est une belle idée. D’autres que nous, les 27 membres de l’Union européenne, ont décidé de la pratiquer à l’échelle continentale. Les Suisses devraient être fiers de leur savoir-faire, de ce vivre ensemble sans tensions trop exacerbées. Mais, hélas, la déférence portée à ce trésor national se perd. Voyez les CFF, au service de la mobilité des habitants, et maintes fois soutenus par les citoyens-contribuables. Ils se sont crus autorisés à faire payer l’usage des gares par les partis politiques qui voudraient y faire campagne. Scandale. Protestations. Depuis, les CFF ont fait marche arrière. Ils n’exigeront qu’un montant forfaitaire. Mais ce mépris bureaucratique pour le jeu démocratique est inquiétant.
Autre signal d’alarme, il n’y a aucun officier romand parmi la dernière promotion de l’Académie militaire de l’Ecole polytechnique de Zurich. «L’armée suisse se transforme en armée suisse allemande», titre 24heures. Le principe selon lequel le soldat doit pouvoir faire son service dans sa langue est désormais remis en cause, prévient Denis Froidevaux, président de la Société suisse des officiers. La langue de commandement est l’allemand, le plurilinguisme coûte trop cher.
Une molle résignation s’installe. L’alémanisation outrancière du Département de la sécurité d’Ueli Maurer, maintes fois dénoncée dans nos colonnes, ne fait guère débat. Le conseiller fédéral, issu du parti qui se veut le protecteur de la «maison suisse», se fiche complètement de l’exclusion des Romands des sphères de décision. Combien de parlementaires romands le sanctionneront-ils pour ce dédain le 5 décembre prochain, lors de l’élection à la présidence de la Confédération?
Croire que le génie de la Suisse se réduit à Zurich et sa périphérie est une insulte à l’histoire nationale. Swiss vient de s’en apercevoir, plus de seize ans après la fâcheuse décision de Swissair de se retirer de l’aéroport de Cointrin. L’arrogance a été mauvaise conseillère. La Suisse romande a retiré de cet épisode douloureux (et de quelques autres déboires) une énergie à se reconstruire qui l’a vaccinée contre tout sentiment de supériorité. Le marché romand est redevenu terriblement attractif.
Consentir à des efforts, voire à quelques gaspillages, par respect des minorités, à long terme, l’attitude n’est pas seulement
noble, elle s’avère gagnante. Puissent les dirigeants de notre armée le comprendre avant qu’il ne soit trop tard.

L’armée au Grütli, c’était en 1940

Faudra-t-il envoyer l’armée au Grütli pour que l’on puisse y fêter le 1er Août en paix? Telle est la scandaleuse absurdité que trois présidents de parti ont fini par formuler la semaine dernière, devant le ping-pong indigne qui s’est installé entre les cantons concernés et la Confédération, résumé de toutes les petites impuissances helvétiques.

L’armée au Grütli, faut-il le rappeler, c’était en 1940, le 25 juillet, une manière magistrale et solennelle pour le général Guisan de mobiliser ses troupes et la population, de fortifier l’indépendance du pays, alors que la Suisse faisait tache sur la carte des conquêtes fulgurantes du IIIe Reich. L’armée était là pour se préparer à faire face aux nazis. Et on voudrait, 67 ans plus tard, l’envoyer dissuader des nazillons incultes de s’y pavaner! Faut-il que les Suisses connaissent mal leur histoire pour tolérer une pareille déchéance. Car, cela fait des années que les commémorations du Grütli sont perturbées par des nazillons. Et cela fait des années que le problème n’est pas empoigné sérieusement, que l’on s’en accommode comme d’un mal nécessaire, une sorte de concession à une drôle de conception de la liberté d’expression, comme si celle-ci sortait grandie par l’étalage de la bêtise de quelques ignares allumés.

La Confédération estime qu’elle n’a pas à intervenir pour assurer la sécurité de la prairie, le 1er Août. C’est l’affaire des communes, a encore répondu en mars dernier la chancelière Annemarie Huber-Hotz à l’interpellation d’un député du cru. Les cantons concernés ne veulent pas payer. Oui au tourisme patriotique, mais non aux obligations qui en découlent. Quelle belle leçon de responsabilité confédérale.

Depuis trop longtemps en Suisse, on minimise les dérives d’extrême droite. L’an dernier la sécurisation du périmètre, déserté par le président Moritz Leuenberger, a coûté deux millions de francs. L’argent aurait pu être plus intelligemment utilisé à élaborer une vraie stratégie d’éradication de ces groupuscules. Pour le 1er Août prochain, un filtrage préventif dans les ports qui donnent accès au Grütli devrait suffire et ne semble pas hors de portée des moyens policiers locaux. Ainsi les présidentes de la Confédération et du Conseil national, Micheline Calmy-Rey et Christine Egerszegi pourront fêter le 1er Août en paix, et donner de la prairie une nouvelle image, celle d’un mythe important enfin investi, symboliquement, par les femmes.

publié sur le site de L’Hebdo le 16 mai 2007

Traité de Rome: Pourquoi la Suisse n’a pas adhéré


Eclairage historique alors que l’UE fête les 60 ans du Traité de Rome:
Pourquoi la Suisse n’a pas adhéré *

Par Chantal Tauxe

DIPLOMATIE Dès leurs prémisses, les projets d’union européenne laissent la Suisse désemparée. La signature du Traité de Rome la montre obsédée par la défense de ses intérêts économiques et s’interdisant tout débat public d’envergure sur les enjeux politiques.

Le paradoxe continue d’interpeller quiconque se penche sur la genèse de l’Europe communautaire: qu’il s’agisse des lieux de réunion ou des références des pères fondateurs, la Suisse apparaît d’emblée au c?ur du projet européen. C’est à Genève, devant la Société des Nations, qu’Aristide Briand esquisse dans les années 1930 le projet d’union européenne. C’est à Zurich, en 1946, à l’Université, que Winston Churchill livre son célèbre discours sur les Etats-Unis d’Europe, souhaitant que d’ici « quelques années l’Europe, ou pour le moins la majeure partie du continent, vive aussi libre et heureuse que les Suisses le sont aujourd’hui ». Mais cette proximité suscite plus d’embarras que d’enthousiasme. Si Max Petitpierre, chef du Département politique, comme on appelle alors le Département fédéral des affaires étrangères, assiste au discours du vieux lion britannique, il a dû au préalable convaincre ses collègues de renoncer à l’exigence d’obtenir à l’avance le discours de Churchill. Une anecdote qui témoigne, selon l’historien Antoine Fleury, de « l’extrême prudence du gouvernement suisse à l’égard de tout ce qui touche à la position internationale du pays ».

S’abstenir et rester connecté

Cinquante ans après la signature du Traité de Rome, force est de constater que la Suisse n’a pas vraiment songé à se rallier à l’aventure de la communauté européenne. Si elle y a vu au mieux un espoir de pacification du continent et au pire un engrenage vers une alliance militaire, elle n’a jamais considéré ce processus comme une chance pour elle. Elle l’a souvent appréhendé comme une sorte d’embarras. Elle a redouté de dissoudre son indépendance dans un grand tout, dont elle ne percevait pas toutes les finalités.

On trouve maints exemples de cette distance inquiète dans les documents de l’époque. Dans un rapport qu’il rédige à la veille de la conférence de Messine, Alfred Zehnder, secrétaire général du Département politique, note: « La Suisse ne peut guère jouer un rôle déterminant dans la politique européenne, car l’intégration découlera de l’entente entre les grandes puissances du continent. Ni notre adhésion ni notre abstention n’en hâteront ni n’en retarderont l’évolution. »

Répondant en 1955 à une interpellation parlementaire sur la participation de la Suisse au Conseil de l’Europe (créé en 1949 et auquel la Suisse finira quand même par adhérer en 1963), Max Petitpierre explique: « Nous avions pu faire savoir officieusement que le Conseil fédéral préférerait qu’une invitation ne lui fût pas adressée, parce qu’il serait vraisemblablement obligé de la décliner. Ce v?u a été respecté et nous sommes reconnaissants aux hommes d’Etat qui ont compris notre situation. »

Pour comprendre ce manque d’enthousiasme, il faut se souvenir de ce qu’est la Suisse au sortir de la Seconde Guerre mondiale: un pays qui n’a pas subi de destruction, un pays économiquement et financièrement en état de marche, effrayé par ce qui s’est passé autour de lui, stupéfait, pour longtemps, d’avoir échappé à la barbarie.

En 1957, alors que les Six négocient leur union, la Suisse apparaît plus préoccupée par les conséquences de la crise hongroise. Une vague d’anticommunisme sévit, le peuple fait preuve de solidarité avec les réfugiés hongrois. Les informations qui commencent à filtrer sur l’usage de la torture en Algérie achèvent de déconsidérer aux yeux des Suisses l’aventure coloniale française. A la suite de l’autre crise de l’année 1956, les événements de Suez, le pays redoute des problèmes d’approvisionnement en pétrole – le canal de Suez est inutilisable. En novembre et décembre sont expérimentés quelques dimanches «sans voiture».

La formule magique gouvernementale, qui régira le Conseil fédéral jusqu’en 2003, n’est pas encore née. Depuis la démission du socialiste Max Weber en 1953, le collège gouvernemental compte trois radicaux, trois démocrates-chrétiens et un UDC. Les femmes n’ont pas le droit de vote, mais la question fait débat (elle ne sera réglée au plan national qu’en 1971).

Les discussions sur le réseau des routes nationales font rage, mais le premier tronçon d’autoroute, Lausanne-Genève, ne sera construit que pour l’Expo 64.

Les Suisses travaillent 48 heures par semaine, mais un accord entre six organisations patronales et syndicales, signé en mars 1957, prévoit une réduction à 46 heures avec un gel des augmentations de salaire jusqu’en 1959. Sur le plan économique, la Suisse est prospère. Elle se situe au 15e rang mondial des pays exportateurs et au 12e concernant les importations. Elle est membre de l’OECE, l’organisation européenne de coopération économique mise en place par le Plan Marshall en 1948 et qui deviendra en 1962 l’OCDE. Elle vient d’adhérer au GATT (Accord général sur commerce et les tarifs douaniers) en octobre 1956, dix ans après sa création. Un autre indice que, dans la nouvelle donne internationale de l’après-guerre, la Suisse attend de voir à quoi ressemblent les institutions proposées avant de prendre sa place

Il faut dire un mot du Département politique, dont la dénomination témoigne du peu de sensibilité helvétique pour les affaires internationales (il ne deviendra qu’en 1979 le Département fédéral des affaires étrangères DFAE). Son organisation est désuète. Son réseau diplomatique repose sur des ministres, un titre diplomatique bien moins en vue que celui d’ambassadeur. C’est justement en 1957 que le Conseil fédéral se résout à faire comme les autres nations. Il nomme, pour la première fois, un ambassadeur de Suisse en France.

Max Petitpierre s’offre une autre première. Il effectue en février un voyage de consultation en Suède. Ce déplacement inhabituel (les conseillers fédéraux ne voyageaient pas à l’étranger sauf pour participer à des réunions) fait grincer des dents en Suisse alémanique. Le rédacteur du Journal de Genève, qui s’en fait l’écho, se moque des critiques alémaniques qui peinent «à comprendre qu’entre 1848 et 1948 une sensible évolution s’est dessinée dans les relations internationales».

Absence de débat public

Pendant le premier trimestre de 1957, alors que les Six négocient les détails de leur alliance, la presse rend compte des tractations et de leurs enjeux. Dans la Neue Zürcher Zeitung (NZZ), le débat est vif. Le grand journal des milieux d’affaires défend les principes du libre-échange, menacés par le projet d’union douanière des Européens (lire l’article d’Yves Steiner en page 38-39).

Le Journal de Genève se demande: « A quand un grand débat sur l’organisation du Marché commun? Il serait grand temps que l’opinion publique soit informée », signe qu’elle ne l’était pas. La Gazette de Lausanne du 14 janvier souligne que «L’intégration européenne exigera de la Suisse de graves décisions». Le commentateur regrette que le thème de l’intégration européenne n’ait presque pas été évoqué lors de la dernière session des Chambres fédérales. En réponse à une interpellation, le conseiller fédéral démocrate-chrétien Thomas Holenstein, a fait l’historique des Six, puis a souligné les dangers d’une telle évolution. Il craint une politique de discrimination très nuisible aux intérêts de la Suisse. Le journaliste le déplore: la plupart des parlementaires et un grand nombre d’associations économiques n’ont jamais pris très au sérieux les efforts d’intégration européenne.

Il poursuit avec une citation que les éditorialistes d’aujourd’hui pourraient reprendre tel quel: « C’est bien parce que nous sommes conscients de la volonté d’unification de nos voisins que nous sommes prêts à taxer l’indifférence et le scepticisme de la Suisse d’anachroniques et de dangereux. Blotti dans l’oreiller douillet d’une haute conjoncture qui semble s’éterniser, promenant un air content et un tantinet méprisant du haut de la tour d’ivoire de sa démocratie parfaite sur une Europe paraissant moins bien agencée, et entièrement confiant dans les vertus de la neutralité et d’une souveraineté intégrales, le Suisse moyen se sent bien chez lui et croit ne pas avoir besoin des autres nations. Nous ne pourrons plus longtemps nous payer ce luxe. Il y aura des réveils difficiles. »

Pas de réflexion politique

En février 1957, la Suisse participe à la Conférence de l’OECE au Château de la Muette, près de Paris. Elle compte sur cette organisation pour que la création de l’Europe des Six ne réduise pas à néant les bons résultats obtenus depuis 1948 dans le recul des mesures protectionnistes. Sauf chez quelques rares commentateurs, ce qui frappe dans les articles ou les déclarations faites à l’époque, c’est l’hypertrophie des arguments économiques, comme si la réflexion politique n’avait pas lieu d’être.

Ce que redoutent par-dessus tout les Suisses, c’est l’émergence autour d’eux d’un bastion tarifaire. Il est vital pour ce petit pays exportateur et sans matières premières que les marchandises puissent circuler sans être trop lourdement taxées (lire le verbatim en page 37). Il se veut le défenseur du libre-échange intégral, calé sur les positions intransigeantes des Britanniques. Il se méfie des projets d’union européenne, forcément enclins, sous l’influence de la France, à la centralisation et à la planification, deux mots qui révulsent les milieux économiques.

La Suisse tient aussi à l’universalité de ses liens économiques, même si ses relations avec ses voisins sont déjà les plus importantes. « Cette génération qui avait vécu la guerre avait l’obsession de garder un accès le plus libre possible aux ressources », explique l’ambassadeur Luzius Wasescha, qui sera dès le 1er avril prochain le nouveau chef de la Mission permanente de la Suisse près l’OMC et l’AELE à Genève. Elle avait également peur de perdre son autonomie de négociation commerciale, qui aurait pu être entravée en cas de ralliement à un organe supranational. Un argument de la diplomatie économique resté très vivace jusqu’à nos jours. Enfin, naturellement, dans toutes ses prises de position, elle formule des réserves sur l’agriculture.

Neutralité mythifiée

Le seul raisonnement de portée politique avancé par le Conseil fédéral est celui de la neutralité, qui semble interdire toute forme d’intégration politique. On se figure mal, un demi-siècle plus tard, à quel point la neutralité était mythifiée. « Elle nous avait sauvé de l’horreur des combats. La situation était très différente par rapport au premier après-guerre, où la Suisse avait adhéré à la SDN (Société des Nations) », relève Gilles Petitpierre, ancien parlementaire genevois. Max Petitpierre, raconte aujourd’hui son fils, ne partageait pas cette croyance populaire, mais il mesurait que la population n’était pas mûre pour une remise en question. Il souhaitait sincèrement que l’union européenne réussisse. Les milieux économiques étaient beaucoup plus réticents: certains, tel le très influent professeur genevois William Rappard, pronostiquaient même un ratage.

Très prisée à l’intérieur du pays, la neutralité a été très contestée au sortir du conflit mondial. L’URSS, LA superpuissance européenne de l’époque ne décolère pas contre l’attitude suisse. Mais l’émergence de la guerre froide a très vite changé la donne. Entre les deux blocs qui se constituent, la neutralité suisse – et les bons offices – retrouve une utilité. Les Soviétiques la citent en exemple pour l’imposer en 1955 à l’Autriche, rappelle Antoine Fleury. Même les pères fondateurs de l’Europe lui trouvent de la vertu. Le ministre français des Affaires étrangères, Robert Schumann, le fait explicitement comprendre à Max Petitpierre dès 1949: « le maintien de petits Etats neutres servira à démontrer à l’URSS qu’il n’est pas question de constituer un groupe compact d’états sous l’égide des Etats-Unis. » Si la Suisse a raté le premier train européen, c’est aussi parce qu’elle n’a pas été invitée à y monter.

Ne souhaitant ni être dans la communauté européenne, ni en être marginalisée, la Suisse peaufine ainsi sa doctrine de neutralité universelle, mélange de bons offices et d’habile défense de ses intérêts commerciaux.

Manoeuvres financières

Dans les mois qui suivent la signature du Traité de Rome, la Suisse s’implique dans les pourparlers qui déboucheront sur la création de l’AELE (Alliance européenne de libre-échange) en 1960. Pour faire pression, elle n’hésite pas à utiliser sa place financière – en l’occurrence à refuser des emprunts de groupes européens. Une pratique inaugurée dès l’immédiat après-guerre pour s’ouvrir des marchés, rendue possible par son insolente puissance financière. C’est ce qu’a établi, entre autres, l’historien alémanique Roland Maurhofer (dans sa thèse sur La politique européenne de la Suisse du Plan Marshall à la création de l’AELE). Rétrospectivement, la man?uvre peut choquer. Il faut se souvenir que la Suisse est à l’époque une puissance financière unique en son genre: elle peut payer cash, sa monnaie est convertible, presque aussi prisée que le dollar. Elle est donc très sollicitée par le marché des emprunts internationaux. D’où sa tentation d’utiliser cette arme, lorsque la situation se tend. Mais sans que cela impressionne beaucoup si l’on en croit Raymond Aron: « L’interdiction du marché suisse aux Six a provoqué plus de sourires que d’inquiétudes. »

Max Petitpierre dira plus tard en référence à cette période délicate: « On s’est montré, tant à la Division du commerce qu’au Vorort (l’association faîtière patronale, ndlr), non seulement sceptique, mais inutilement agressif à l’égard du Marché commun. » De fait, l’analyse n’est pas la même au sein des deux départements concernés (Politique et Economie publique). Max Petitpierre souhaite sincèrement que le processus d’union européenne réussisse, alors que la division du commerce, très influencée par les milieux économiques, n’y voit que risques et contrariétés.

Les historiens jugent de manière controversée le rôle de Max Petitpierre. Un fait intime est peu évoqué. Le conseiller fédéral était le beau-frère de Denis de Rougemont, fondateur du Centre européen pour la culture. Son credo a-t-il donc été sans influence sur le conseiller fédéral? Le radical neuchâtelois veille à ne pas apparaître sous la coupe de son beau-frère. Il se garde de participer à l’inauguration du centre en 1950. En fait, l’analyse des deux hommes sur la question européenne ne divergeait pas vraiment: « Simplement, explique Gilles Petitpierre, ils n’avaient pas le même rôle, mon père était conseiller fédéral, il devait tenir compte de l’opinion de ses collègues et des sentiments de la population, alors que mon parrain était un intellectuel engagé qui n’avait pas de comptes à rendre. »

Une tentative oubliée

L’Europe des Six va son chemin, mais l’ambition de faire coexister la petite Europe (des Six) et celle qui passe à cette époque pour la grande (l’AELE) demeure. En 1962, à la suite de l’Angleterre, la Suisse se risque à envisager un traité d’association (un statut prévu par l’article 238 du Traité de Rome). Elle entreprend une démarche surprenante, largement oubliée par la mémoire collective: le 24 septembre 1962, le conseiller fédéral Friedrich Traugott Wahlen, père de l’autarcie alimentaire nationale pendant la Seconde Guerre mondiale, se rend à Bruxelles pour déposer une demande. Au Conseil des ministres de la communauté européenne, il déclare notamment: « En fait la vie économique de notre pays a toujours débordé les limites de nos frontières politiques. La proportion du commerce avec l’Europe est de quelque 80% pour les importations et de 60% pour les exportations ». La neutralité perpétuelle, « qui remonte au XVIe siècle », est mentionnée, mais pas comme un obstacle au rapprochement. Dans la Gazette de Lausanne du 29 septembre, Pierre Béguin note: «Le Conseil fédéral est plus disposé qu’on le croyait communément à souscrire à des engagements d’ordre institutionnel.»

L’essai ne se révélera pas concluant. En janvier 1963 le général de Gaulle met son veto au rapprochement avec la Grande-Bretagne. Les autres postulants voient leur demande ajournée. Les pro-européens d’aujourd’hui le constatent, la Suisse est restée prisonnière des arguments formulés il y a cinquante ans: neutralité, indépendance commerciale, multilatéralisme. Comme le dit un de nos plus éminents diplomates s’exprimant à titre citoyen: « Notre politique européenne est celle des occasions manquées. »

CT

Verbatim

La position suisse

« Si la Suisse a donné son appui à l’idée d’une zone de libre-échange, c’est principalement, sinon surtout, en raison du fait que la suppression des obstacles intérieurs aux échanges n’impliquerait pas l’institution d’une barrière commerciale nouvelle et plus élevée à l’égard de l’extérieur. La structure actuelle de l’économie suisse repose en effet sur la possibilité de compenser le manque de matières premières et les désavantages de la situation géographique en rachetant les matières de base là où les prix sont plus favorables et en percevant des droits de douane aussi bas que possible sur les matières premières. L’acceptation d’un haut tarif extérieur, tel que celui de la Communauté économique européenne, aurait limité la capacité de concurrence de l’économie suisse et réduit dans une forte mesure, sinon supprimé, les avantages propres à un grand marché libre de toutes entraves. »

Message du Conseil fédéral sur la participation de la Suisse à l’AELE du 5 février 1960. Cité par Henri Rieben in « Un sentier suisse Le chemin européen ». Fondation Jean Monnet pour l’Europe, 1992.

La peur de disparaître

« Si vraiment la Suisse repose sur une volonté commune d’un peuple qui veut être suisse, il n’y a pas de raison qu’elle se disloque en participant à une union européenne. Et si malgré tout elle devait se désintégrer, c’est que sa cohésion interne était factice. Mais nous nous refusons à admettre cette hypothèse. Nous sommes convaincus que la Suisse résistera également à l’épreuve d’une union européenne: elle y sera encore plus jalouse de son autonomie que ne l’est, par exemple, le canton de Vaud en Suisse! »

« Neutralité suisse et solidarité européenne ». De Henri Stranner. Editions Vie, Lausanne 1959. Cité par Henri Rieben, op cit.

Pour en savoir plus:

www.dodis.ch La base de données des « Documents diplomatiques suisses ». Le XXIe volume, qui couvre la période 1958 à 1961, va sortir de presse le 26 mars prochain. Le professeur Antoine Fleury, coordinateur de la publication des documents diplomatiques suisses depuis 1975, est l’auteur de nombreux articles auxquels nous nous sommes référés.

Claude Altermatt, La politique étrangère de la Suisse, Collection Le Savoir suisse, 2003.

Roland Maurhofer, Die schweizerische Europapolitik vom Marshallplan zur EFTA 1947 bis 1960, Haupt, 2001

Henri Rieben, Un sentier suisse Le chemin européen, Fondation Jean Monnet pour l’Europe, 1992.

MAX PETITPIERRE Pour faire valoir la position de la Suisse dans l’Europe en pleine construction, le conseiller fédéral voyage plus que ne le veut la coutume très restrictive du Conseil fédéral. Ici en 1959, à Kloten.

FRIEDRICH TRAUGOTT WAHLEN Elu en 1959, il succède en 1961 à Max Petitpierre à la tête du Département politique. En 1962, il dépose à Bruxelles une demande de traité d’association à la communauté européenne, totalement oubliée aujourd’hui.

WINSTON CHURCHILL Au lendemain de son discours sur la nécessité de constituer «les Etats-Unis d’Europe», l’ancien premier ministre britannique rencontre les conseillers fédéraux Max Petitpierre et Walther Stampfli.

FEMMES SUISSES En 1957, le débat sur le droit de vote des femmes sur le plan fédéral s’enflamme. Après un essai avorté en 1959, elles ne l’obtiendront qu’en 1971.

POLICE Le parc auto croît, les autoroutes ne sont encore que des projets, mais la police met déjà un zèle certain à contrôler la conformité des véhicules.

TRANS-EUROP-EXPRESS Les premiers TEE relient la Suisse aux grandes capitales européennes. Ici, via le Gothard.

COMPTOIR SUISSE La foire lausannoise est une vitrine du dynamisme économique de la Suisse. En 1957, elle accueille le roi saoudien Ibn Abd al-Aziz.

MODERNITÉ Alors que les Suisses se dotent de réfrigérateurs, en Appenzell, des ouvriers livrent encore à l’ancienne des blocs de glace à la laiterie.

 * © L’Hebdo; 15.03.2007; Ausgaben-Nr. 11; Seite 32
50 ans d’Europe

Ruth Dreifuss: pour réussir son avenir, la Suisse doit exorciser son passé

La conseillère fédérale donne son avis sur la question des fonds en déshérence, la création du fonds destiné aux victimes de l’Holocauste, le rôle de la Suisse au lendemain de la dernière guerre et sur l’antisémitisme.*
– De nombreux Suisses ont le sentiment d’ être maltraités par la Communauté juive internationale. Comprenez-vous ce sentiment?
– Maltraités est un terme inadéquat. Que certains Suisses se sentent mal compris, confrontés à des questions désagréables, voire jugés à d’autres aunes que certains peuples, je peux le comprendre. L’expression «maltraités» me paraît inappropriée en regard du problème dont il s’agit, la grande catastrophe qu’a représenté le nazisme.
– Les Suisses réagissent comme si on les rendait responsables…
– Personne n’accuse la Suisse d’ être responsable du génocide. Mais que la situation particulière de la Suisse l’ait amenée dans un mélange de résistance et d’adaptation à soutenir économiquement le IIIe Reich est une réalité, qu’il convient aujourd’hui d’ éclairer.
– Les faits révélés par le sénateur d’Amato n’ étaient-ils pas déjà connus?
– Ce qui me frappe et qui montre la nécessité de cette réflexion, c’est que pour beaucoup de gens, ce que dit M. D’Amato apparaît comme des révélations. J’attends plus du rapport Eisenstadt que des trucs de prestidigitateur auxquels s’adonne M. D’Amato en sortant de son chapeau des éléments isolés. Ce dont on a besoin, c’est d’une analyse globale. La volonté du Conseil fédéral est d’aller éclairer autant que faire se peut tous les recoins de la mémoire et des archives. La Suisse avait fait un effort pour connaître son attitude face aux réfugiés (rapport Ludwig), ou pour cerner l’application du principe de la neutralité pendant la guerre (rapport Bonjour); mais elle n’a jamais analysé de façon systématique et exhaustive les implications économiques envers le IIIe Reich.
– Les Suisses ont-ils refoulé leur passé?
– Oui. Refouler, ce n’est pas ignorer, mais ne pas vouloir savoir ou tirer les conséquences. D’Amato et le Congrès juif mondial ne font pas des révélations, ils tendent une sorte de miroir grossissant, comme ceux que les femmes utilisent pour voir les points noirs sur leur visage. Bien sûr que le point noir n’est pas toute la réalité du visage.
– Mais on ne peut pas vivre avec son passé devant soi…
– Loin de moi l’intention de prêcher une fixation sur le passé. Mais c’est le passé le moins bien compris qui pèse le plus lourd sur l’avenir. Les mythes ne nous ont jamais aidés à formuler une politique d’avenir.
– Quels sont ces mythes?
– D’abord l’idée du Sonderfall Schweiz, la Suisse coupée du destin des autres peuples, propulsée par son seul génie et son courage, et non pas partie d’un destin collectif douloureux avec ses compromissions et ses fragilités; cette image a contribué à notre isolement, à notre incompréhension de ce qui se passait autour de nous. Cet isolement un peu arrogant nous a fait passer à côté de tentatives communes de régler des problèmes.
– Vous pensez à notre rapprochement avec l’Union européenne?
– Davantage. A cause de ces mythes, nous n’avons pas participé réellement à la construction de la paix en Europe, et fait longtemps l’ économie du débat sur ce qu’est la Suisse au coeur de l’Europe.
– Quelles autres politiques ont été faussées par le refoulement du passé?
– Dans un premier temps, à la suite du rapport Ludwig, notre politique envers les réfugiés des années soixante a été ouverte. Puis peu à peu, le mythe a repris ses droits: on portait de moins en moins l’attention sur les conditions inhumaines régnant dans leurs patries, notamment les dictatures sanglantes souvent soutenues par des grandes puissances et des intérêts économiques occidentaux. Certains aimaient à croire que les réfugiés étaient simplement attirés par notre richesse.
Notre politique d’asile s’est ensuite durcie parce que les questions qui se sont posées pendant la guerre n’ont pas été suffisamment approfondies: quel asile accorder à des personnes discriminées, menacées dans leur intégrité physique, dans leur dignité, en fonction de leur religion, de leur appartenance ethnique, voire de leur sexe. Ces questions sont toujours d’actualité avec ce qui se passe en Turquie, en Algérie, ce qui s’est passé en ex-Yougoslavie.
– Quelle autre mythe doit-il être réévalué?
– La relation de la Suisse avec sa place financière est un des domaines où la confrontation au passé est nécessaire. Ce processus a d’ailleurs déjà commencé. J’aimerais rappeler que si l’on se croit aujourd’hui soumis à une situation de crise exceptionnelle, la législation suisse sur les délits d’initiés a aussi été réglée à la suite de pressions extérieures. Les Etats-Unis avaient fini par considérer que la place financière suisse jouait un rôle détestable. De même, le crime organisé ne peut plus bénéficier du secret bancaire.
– Le Conseil fédéral n’a-t-il rien vu venir?
– Le miroir, nous l’avons sorti nous-mêmes de l’armoire en 1995, mais nous l’avons très vite rangé après les cérémonies qui ont marqué la chute du nazisme. La déclaration Villiger n’ tait pas une réaction à des pressions extérieures. On a ensuite cru pouvoir faire l’ conomie d’un approfondissement.
– Pourquoi le débat ne s’est-il pas prolongé?
– Justement à cause de cette mythification de l’histoire, à cause des polarisations dans ce pays qui font peur, entre ceux qui tiennent à conserver ce mythe et à l’embellir encore – je pense à M. Blocher – et ceux qui, de l’autre côté, souhaitent ce débat.
– Pensez-vous que le débat actuel soit une chance pour la Suisse?
– C’est le moment idéal dans la mesure où les derniers témoins sont encore vivants, et les archives enfin accessibles. Mais la réflexion sur le passé est rendue difficile parce que la Suisse est en crise économique. De nombreux Suisses ont le sentiment que leurs vrais problèmes sont autres et ils craignent que le Conseil fédéral et les partis politiques en soient distraits. Le Conseil fédéral a donc aussi lancé la discussion sur la relance économique ou la consolidation de la sécurité sociale. La fondation marque aussi la volonté de résoudre les problèmes d’aujourd’hui et de demain. Il s’agit d’utiliser la référence au passé pour y trouver l’inspiration et des réponses plus adéquates aux problèmes de la pauvreté, des violations des droits de la personne humaine.
– Avec le fonds et la fondation, la Suisse répare-t-elle?
– Il ne faut pas tout mélanger. Y a-t-il dans les banques suisses des fonds qui leur ont été confiés par des victimes de l’Holocauste? Et les banques ont-elles fait tout ce qu’elles devaient pour rendre cet argent aux ayants droit? Au début, j’ai pensé que les banques pouvaient régler ce problème seules. Cela paraissait évident, mais ça n’a pas été sans grincements. Le problème a fait tache d’huile, il s’est étendu à d’autres secteurs, les assurances, les oeuvres d’art, le rachat d’entreprises suisses, le rôle de la BNS, bref toutes nos relations économiques avec le IIIe Reich. Le fonds n’est pas là pour décharger les banques de leurs obligations. Il s’agit d’un effort en faveur des victimes de l’Holocauste. Le Conseil fédéral souhaite que 100 millions de francs y soient versés par la Banque nationale. Pourquoi ce chiffre? A l’ poque, la BNS a touché 20 millions de francs de commissions sur les transactions d’or avec le régime nazi. Si on actualise cette somme, on arrive aux 100 millions. Il ne s’agit pas de réparer ou de rendre, mais de ne pas garder les bénéfices de ces opérations.
– Certains élus de votre parti trouvent l’idée de la fondation invendable…
– Ces déclarations ont été faites sous le coup de la surprise. J’aime l’idée que le Conseil fédéral puisse surprendre. Ceux qui ne veulent pas de la fondation sont ceux qui considèrent que la Suisse est une perfection de la science politique et de la morale. Pour reprendre l’image du miroir, ils me font penser à la marâtre de Blanche-Neige qui se croit toujours la plus belle.
Propos recueillis par
Denis Barrelet
et Chantal Tauxe
« La génération de la Mob n’est pas coupable »
– La génération de la Mob a-t-elle commis des fautes, est-elle coupable?
– Non. Il est ridicule de parler de culpabilité d’un pays ou d’une génération. Ce n’est pas un procès auquel nous sommes invités. Il ne peut y avoir de fautes commises par une génération. Des entreprises ont commis des erreurs, certaines décisions du Conseil fédéral étaient peut-être des fautes, mais il n’y a pas de tribunal; il s’agit de faire un effort de lucidité. La génération de la Mob est composée de centaines de milliers de personnes qui ont fait leur devoir, certaines ont fait même plus que leur devoir; et d’autres ont voulu infléchir les événements soit pour en tirer un profit personnel, soit pour aller plus loin dans l’adaptation au nouvel ordre, comme on disait à l’ poque.
– La Suisse de cette époque était-elle antisémite?
– Il y avait des éléments d’antisémitisme dans la politique d’asile, comme le fait de ne pas reconnaître la persécution des Juifs. Voilà tout un peuple dont l’extermination était inscrite au programme du parti au pouvoir en Allemagne, et une Suisse qui disait à ceux qui parvenaient à la frontière: «Excusez-nous, vous n’ êtes pas des réfugiés politiques.» Comment appeler ça autrement que de l’antisémitisme? La lutte contre le nazisme était majoritairement en Suisse une lutte pour la démocratie, contre la dictature; elle était moins une lutte contre la perversion raciste du IIIe Reich.
– Assiste-t-on actuellement, en Suisse, à une résurgence de l’antisémitisme?
– Je crains davantage les manifestations de xénophobie à l’ égard d’autres groupes (musulmans, par exemple). Pour ce qui concerne l’antisémitisme, j’observe que cinquante ans après, on a oublié ce qu’a été la volonté de destruction du régime nazi, alors on se permet à nouveau de dire des horreurs. Le lien entre proférer des horreurs et le souvenir de ce que ces horreurs peuvent devenir lorsqu’elles se transforment en actes s’est cassé.
– Certains socialistes parlent de flambée d’antisémitisme…
– Non, je ne crois pas que cela va au-delà de ce que je viens de dire; les mécanismes de pudeur face à l’antisémitisme sont tombés, l’ignorance est toujours là. J’ai dit à mes camarades de parti que ce que j’avais vécu en cinquante ans constitue plutôt des progrès. J’en citerai un: grâce au pape Jean XXIII, l’antisémitisme catholique a disparu. C’est devenu un péché que d’ être antisémite, ce n’ tait pas aussi clair avant.
– Certains disent qu’ainsi les organisations juives vont remplir leurs caisses, mais aussi qu’on ne peut pas réparer avec de l’argent?
– Les premiers à dire que l’on ne peut pas réparer avec de l’argent ce qui est irréparable, ce sont les organisations juives. Veulent-elles remplir leurs caisses? Rien ne me permet de le soupçonner. Ce qui est sûr, c’est que l’argent du fonds est voué intégralement à des aides individuelles pour les victimes du nazisme, juives et non juives.
– Le fait que les Juifs aient été victimes du nazisme ne devrait-il pas induire un comportement exemplaire d’Israël à l’ égard des Palestiniens?
– A ceux qui n’ont pas de lien avec la Shoah, je récuse la légitimité de poser aux victimes des exigences morales plus élevées. Je ne pense pas que qui que ce soit puisse demander à des victimes d’ être meilleures que les autres, sinon les victimes. A moins de croire à une pédagogie de la violence.
C. T. / D. B.
D’ISRAËL À ZIEGLER
A propos d’Israël: «Mon attitude est la même qu’envers les autres Etats. Sauf que je suis plus exigeante, comme envers la Suisse d’ailleurs. Mes attentes sont plus élevées, donc les déceptions plus hautes aussi. Si j’ tais Israélienne, je militerais pour les mêmes causes qu’en Suisse: l’ouverture, la solidarité, l’ égalité, la laïcité et surtout la paix et les droits de la personne humaine.»
A propos du Congrès Juif Mondial: Le CJM a souvent manqué de sensibilité face au processus nationaux de réflexion et de prise de décision, c’est au Conseil fédéral et au peuple suisse de poser les conditions du débat en Suisse.
A propos de Jean Ziegler: «On a besoin de tout, sauf de slogan et d’esbroufe.»
* Paru dans 24 Heures et la Tribune de Genève