Ce que vous devriez savoir sur la Paix perpétuelle

Fribourg fête, ce 29 novembre, les 500 ans du traité qui porte son nom et scella la Paix perpétuelle entre le roi de France et les Confédérés. Un accord incroyablement moderne, jusqu’ici éclipsé par la défaite de Marignan. ***

UNE SINGULARITÉ DIPLOMATIQUE

L’histoire européenne regorge de batailles épiques, mais demandez autour de vous d’en citer une, ce sera Marignan 1515. Le plus dissipé des élèves en cours d’histoire s’en souvient. Triomphe de François Ier. Amère défaite pour les Suisses. L’événement a été abondamment commémoré l’an dernier. On sait moins que le souverain français s’empressa de vouloir se réconcilier avec les Confédérés, que toute l’Europe considérait alors comme féroces. L’affaire est bouclée en quelques mois. Le 29 novembre 1516 est signé le Traité de Fribourg, qui scelle la paix perpétuelle entre le royaume de France et les représentants des «ligues des hautes Allemagnes».

Les tentatives de paix perpétuelle ont été nombreuses au cours des siècles, mais presque toutes sont restées vouées à l’échec. La Suisse et la France constituent à cet égard une exception, que les historiens ont tardé à éclairer de leurs lumières. C’est Gérard Larcher, président du Sénat français, qui le soulignait en septembre dernier à Paris lors d’un colloque* d’historiens consacré à ce singulier épisode. Les commémorations de cet automne, assorties de quelques publications (lire encadré), comblent donc une lacune.

Le Traité de Fribourg est à l’origine d’une relation particulière entre les deux pays, tout à fait originale par sa durée à l’échelle du continent. Il a survécu au séisme de la Réforme. Plus d’un siècle avant le Traité de Westphalie (qui met fin aux guerres de religion et instaure un équilibre européen qui perdurera jusqu’à la Révolution française), il sépare le politique du religieux. Dans ce sens, il est un petit chef-d’œuvre de pragmatisme: chacune des parties y trouve son compte. Les Français s’assurent les services de mercenaires valeureux qui ne pourront bénéficier à leurs adversaires; les Suisses, eux, bénéficient de toutes sortes d’avantages commerciaux et une protection militaire en cas d’invasion de leur territoire. Une solution win-win, comme on dit au XXIe siècle.

Plusieurs fois renouvelée, cette alliance est d’une grande modernité: elle développe des clauses d’arbitrage en cas de conflit, dans lesquelles les historiens voient les prémices du droit international.

MOURIR POUR UN SOUVERAIN ÉTRANGER

Pour certains, Marignan marque le début de la neutralité suisse: plus question d’aller guerroyer hors des frontières, c’est trop coûteux en vies humaines. Le nombre de mercenaires enrôlés sous les bannières étrangères oblige à corriger cette perspective de repli intérieur absolu. Du XVIe au milieu du XIXe siècle, près de deux millions de Suisses servirent à l’étranger, dont un million en France, rappellent Gérard Miège et Alain-Jacques Tornare dans Suisse et France-Cinq cents ans de Paix perpétuelle 1516-2016. Cette émigration représenta environ 10% des jeunes âgés de 15 à 25 ans.

Aux yeux des Européens de la Renaissance, la Suisse apparaît comme une «nation méchante», alors qu’elle est déjà aussi marchande, raconte Amable Sablon du Corail, conservateur en chef du patrimoine aux Archives nationales, à Paris. Cette réputation de férocité doit beaucoup à une manière singulière de combattre. L’historien note un lien entre liberté et violence. Dans un monde de coutumes, les libertés se conquièrent aux dépens des autres. Pour s’imposer, il faut intimider.

Autre facteur déterminant, les villes helvétiques en quête d’autonomie disposent de peu de moyens par rapport aux cités italiennes, par exemple. Elles sont obligées de maintenir la milice communale, une tradition moyenâgeuse fondée sur les liens familiaux et de proximité. Les troupes ne se disloquent pas, elles restent très soudées face au feu ennemi, ce qui impressionne, et fait parfois la différence sur le champ de bataille.

Après Marignan, les Suisses renoncent surtout à leurs ambitions territoriales et collectives. Il leur faudra attendre trois siècles et demi pour que leur veine pacifiste s’illustre en créant la Croix-Rouge, et quelques décennies supplémentaires pour s’essayer aux bons offices.

Il faut aussi se demander pourquoi le roi de France et d’autres suzerains se sont tant intéressés à cette main-d’œuvre extérieure. Au XVIe siècle, après les ravages de la peste, les salaires sont historiquement élevés. L’entretien d’une armée permanente se révèle trop coûteux. Le recrutement de mercenaires est plus économique: on les convoque, on les licencie selon les besoins. Du travail sur appel, en quelque sorte.

Mais le roi de France, qui guerroie beaucoup, ne paie pas toujours rubis sur l’ongle. Entre créanciers et débiteurs, les tensions sont multiples et nourrissent d’âpres échanges diplomatiques, notamment lors des renouvellements de l’alliance. Pour que les troupes suisses impayées restent disponibles, les successeurs de François Ier développeront un système de pensions, qui fortifie l’interdépendance entre les deux parties.

Malgré ces aléas, les liens entre la couronne de France et les troupes suisses, attachées à la garde personnelle du roi à Versailles, sont intenses: ce sont les liens du sang versé. Ce dévouement culminera avec le massacre des Tuileries, le 10 août 1792, où 300 soldats perdent la vie pour protéger, en vain, Louis XVI et sa famille de la fureur des révolutionnaires.

BOIRE EN SUISSE ET AUTRES PRIVILÈGES

Si l’accord de Fribourg définit les relations militaires entre le royaume de France et les cantons, il précise aussi toutes sortes d’avantages commerciaux. Une sorte de libre circulation des biens et des personnes: les confédérés sont exonérés de taxes pour eux mêmes et leurs marchandises. Ce traitement préférentiel (les Français ne bénéficient pas de la réciprocité) fera l’objet de contestation, y compris par les ministres des rois soucieux de remplir les caisses, mais il ne sera pas aboli.

Pour le prix de leur sang, les Suisses bénéficient également d’importations de sel, nécessaires à la fabrication du fromage et à la prospérité de leur propre commerce.

Surtout, les soldats suisses sont mieux payés que les Français, leur solde est au moins une fois et demie plus élevée, ils sont jalousés. Pour éviter les rixes dans les tavernes, on leur aménage alors leur propre auberge dans les casernes, d’où l’expression boire en Suisse, c’est-à-dire seul, à l’écart.

Parmi les contreparties offertes aux Confédérés par le roi de France pour leurs précieux services, il faut mentionner les pensions dont jouissent, au fil des générations, les familles patriciennes qui commandent les régiments, et même des bourses d’études pour les plus jeunes. Un système qui n’échappe pas au clientélisme.

SE MONTRER DIVISÉS POUR TEMPORISER

L’histoire de l’alliance française au cours des siècles montre des cantons souvent divisés mais aussi habiles à défendre leurs intérêts. Pour les rallier à leurs vues, les diplomates français envoyés par les rois successifs doivent déployer des trésors de patience. Il faut souvent les convaincre un à un, donc promettre des pensions ou le paiement imminent de celles déjà promises. Il faut aussi supporter que certains cantons, notamment réformés, fassent quelques infidélités, en vendant leurs troupes à d’autres suzerains. Les périodes de tension sont nombreuses, mais elles ne conduisent jamais à la rupture.

L’image de protectorat français sur la Confédération doit être nuancée, souligne Alexandre Dafflon, directeur des Archives de l’Etat de Fribourg. Les autres puissances européennes (Espagne, Empire) entretiennent des partis rivaux.

Installés à Soleure, une petite cité proche de la frontière, bien située par rapport à Baden (siège de la Diète) et à la principauté de Neuchâtel (alors en mains d’une famille liée à la couronne de France), les ambassadeurs du roi de France ont beau se moquer de la balourdise des Suisses dans leurs rapports, ils les traitent avec d’infinies précautions. Avec Venise, Londres et Constantinople, Soleure est une des premières ambassades permanentes décidées par François Ier.

De par sa diversité religieuse, de par son fonctionnement républicain, la Confédération décontenance les observateurs français, explique Olivier Christin, directeur de l’Institut d’histoire de l’Université de Neuchâtel: un Etat peut donc se maintenir sans unité religieuse?

La Suisse est perçue comme un lieu de compromis boiteux, de dissensions, dont émerge péniblement un consensus. Comme si les Confédérés inventaient déjà l’art de temporiser avec les autres Etats au nom de leurs particularismes. Une posture qui agace aujourd’hui encore les diplomates étrangers.

Ce qui est sûr, c’est que le Traité de Fribourg n’est pas qu’un parchemin, il est l’indice que notre pays, il y a cinq cents ans déjà, était impliqué dans l’équilibre européen. Lentement émancipée de l’empire habsbourgeois, joliment dépendante de la France, mais sachant monnayer ses services, la Confédération édifie, mine de rien, un Etat multiculturel au cœur du continent, observe le professeur Thomas Maissen, directeur de l’Institut historique allemand de Paris. Cette hétérogénéité, bénie de longue date par ses voisins, lui a permis de résister aux pulsions ethnonationalistes du XXe siècle.

L’étude de toutes les implications de l’alliance française, scellée à Fribourg il y a cinq cents ans, ne fait que commencer. Elle ouvre de riches perspectives pour mieux comprendre ce qui a réellement forgé l’histoire de la Suisse.

*** Article paru dans L’Hebdo le 24 novembre 2016

* Les historiens cités se sont exprimés lors d’un colloque au Palais du Luxembourg à Paris, le 27 septembre dernier.

«Le Traité de Fribourg est l’indice que notre pays, il y a cinq cents ans déjà, était impliqué dans l’équilibre européen.»

POUR EN SAVOIR PLUS

– Gérard Miège et Alain Jacques Tornare, «France et Suisse – Cinq cents ans de Paix perpétuelle 1516-2016», Ed. Cabédita. Indispensable pour comprendre l’origine et le développement de l’alliance française.

– Guillaume Poisson, «18 novembre 1663 – Louis XIV et les cantons suisses», coll. Les grandes dates, Le savoir suisse. Centré sur le fastueux renouvellement de l’alliance, éclaire sur les liens militaires, politiques et économiques.

– A paraître l’an prochain: les actes du colloque de Paris et ceux du colloque de Fribourg, qui se tiendra le 30 novembre.

– Pour célébrer cet anniversaire, le Centre d’études européennes de l’Université de Fribourg organise, du 27 novembre au 1er décembre, une Rencontre européenne étudiante ayant pour thème la paix en Europe aujourd’hui.

– Plus de renseignements sur l’ensemble des événements liés à cette commémoration sur: www.fr.ch/aef/fr/pub/paix-perpetuelle-de-1516/ journee-officielle.htm

Alain Berset: «Les institutions ne tombent pas du ciel, elles sont le produit d’une histoire»

Interview. Le conseiller fédéral Alain Berset explique pourquoi la Suisse tient à célébrer les 500 ans de la Paix perpétuelle avec la France, un épisode crucial mais méconnu. ***

Le 27 septembre prochain, le conseiller fédéral Alain Berset se rendra à Paris pour participer, au Sénat, à un colloque sur les 500 ans de la Paix perpétuelle signée en 1516 entre les Confédérés et le royaume de France. Un épisode méconnu de l’histoire suisse, mais crucial. L’accord, qui faisait suite à la défaite de Marignan, comprenait des dispositions militaires, les conditions du mercenariat et des avantages économiques. Il marque le début du glissement de l’ancienne Confédération de la sphère d’influence du Saint Empire romain germanique dans l’orbite française. Le chef du Département fédéral de l’intérieur explique pourquoi il a tenu à participer à cette commémoration. Le socialiste fribourgeois s’exprime aussi sur le rapport qu’il entretient avec l’histoire.

Quel est votre rapport de politicien, de membre d’un exécutif, à l’histoire?

J’ai toujours eu un intérêt personnel pour l’histoire, et pour l’histoire suisse en particulier. Plus on remonte dans le temps, plus celle-ci repose sur des éléments mythiques, quasiment mythologiques. Je me suis d’abord intéressé aux débuts: la situation des Helvètes sur le Plateau. Ils partent et rencontrent César, qui les contraint à revenir en arrière. Plus généralement, si l’on regarde les sept cents à huit cents dernières années, il y a des événements dont on parle beaucoup et qui suscitent toutes sortes de débats, et d’autres méconnus. Il existe un lien fort entre politique et histoire. Depuis cinq ans que je suis au Conseil fédéral, je le mesure bien. Les institutions ne tombent pas du ciel, elles sont le produit d’une histoire.

Pourquoi célébrer les 500 ans de la Paix perpétuelle entre l’ancienne Confédération et le royaume de France, un épisode largement méconnu du grand public?

L’an dernier, je me suis intéressé à Marignan, j’ai beaucoup lu sur cette période, j’ai rencontré des historiens. Les batailles qui jalonnent notre histoire sont captivantes, mais ce qui l’est encore plus, c’est de savoir ce que cela a donné. La Paix perpétuelle avec la France est une conséquence directe de Marignan. Vous avez raison de souligner que cet épisode est méconnu. Pourtant, il a une influence énorme sur le développement de la Suisse au cœur du continent européen. La Paix perpétuelle scelle nos relations avec les grandes puissances. C’est très productif, à mon sens, de revenir à ces événements, de les analyser, de voir ce qu’ils ont amené de positif ou de négatif. Il ne faut pas comparer ce qui n’est pas comparable, c’était une autre période que la nôtre, mais cela nous donne un éclairage sur la situation actuelle.

Quelle est la signification, pour vous, de cet accord?

En Suisse comme en France, on est assez peu conscients de l’importance de cet accord, alors qu’il a des conséquences aujourd’hui encore. Comment expliquer, sinon, que de longue date la première communauté française hors de France soit en Suisse, et inversement que les Suisses soient si nombreux à Paris? Même s’ils ont parfois tendance à ne pas vouloir trop en parler, cela montre aussi à quel point la Suisse est importante pour les Français.

1516 marque aussi le début du glissement de l’ancienne Confédération du Saint Empire dans l’orbite française, que vous inspire ce changement d’influence?

La Suisse a toujours été politiquement au cœur de la discussion européenne. Grâce à ses voies de communication, elle a été un endroit où les grandes puissances continentales se rencontraient, ou pas. Ce glissement d’une aire d’influence à l’autre nous rappelle que nous avons toujours mené une politique d’intérêts, il ne faut pas avoir peur de le dire. Géographiquement au centre du continent, on n’a jamais essayé de jouer au plus fort ou contre les plus forts. On s’est comportés de manière flexible, en concluant des arrangements qui servaient nos intérêts militaires et économiques.

L’accord a été renouvelé plusieurs fois. Comment expliquer cette pérennité, malgré les dissensions entre Confédérés sur son application?

Aussi rapidement après Marignan, ce n’était pas évident de trouver un accord qui garantisse une aussi longue période de paix. Je crois même qu’il n’a jamais formellement été annulé. Mais il a été appliqué de manière flexible; cela montre l’intelligence de ceux qui nous ont précédés aux affaires: ils étaient très pragmatiques.

Quel regard portez-vous sur le mercenariat scellé par cet accord?

Il faut se garder de tout anachronisme dans l’évaluation. Le mercenariat faisait partie des habitudes. Il est passionnant de voir à quel point ces échanges étaient denses. Comme Fribourgeois, j’ai parcouru les archives. Il y a des récits incroyables liés au mercenariat: des membres du gouvernement de l’époque sont partis guerroyer en France aux côtés du roi, duquel ils recevaient toutes sortes d’instructions militaires extrêmement précises.

…sans parler de l’apport économique. Ce mercenariat ne nous rappelle-t-il pas que, jadis, ce furent les Suisses qui ont eu besoin d’émigrer?

Je ne vois pas tout à fait les choses ainsi. Le fait que la Suisse soit un pays d’émigration a été une constante de notre histoire jusque vers 1880. Il y a vingt ans, j’ai passé du temps au Brésil, où j’ai visité Nova Friburgo, symbole de cette émigration causée par les famines et les disettes. Mais je ne considère pas le mercenariat avec la France sous l’angle de l’émigration économique: oui, pour certains soldats, c’était un travail, ils touchaient une solde dont leur famille vivait, mais la plupart revenaient. Je préfère souligner ce que le mercenariat a apporté en termes d’échanges culturels. Tous ceux qui partaient, voyageaient, s’ouvraient sur le plan européen à d’autres réalités. Cela a façonné notre pays.

Les Suisses n’ont-ils pas aussi oublié le rôle de médiateur que l’ambassadeur de France a joué auprès des Confédérés?

Si on lit les discussions entre Napoléon et les Suisses au moment de l’Acte de médiation, en 1803, on constate à quel point il était un fin expert du pays. Les Français connaissaient bien la Suisse, et tel n’aurait pas été le cas s’il n’y avait pas eu cette longue histoire de trois siècles d’échanges soutenus depuis la signature de la Paix perpétuelle. En Suisse romande, on n’ignore pas le rôle crucial joué par Napoléon dans la période qui va de 1798 à 1848, avec la fin de l’Ancien Régime et la création d’une République qui met à égalité tous les cantons. Mais, lors du débat autour de Marignan, j’ai remarqué que l’appréhension du rôle de la France dans l’histoire de la Suisse et de la mise en place des institutions modernes n’est pas du tout thématisée en Suisse alémanique. Dans le débat public et populaire, il est difficile d’amener le rôle de la France, de Napoléon et des pressions extérieures.

C’est-à-dire?

La Suisse a toujours été extrêmement ouverte; certains n’aiment pas qu’on le dise, mais c’est indéniable. Cela a commencé par les Helvètes que j’évoquais au début de notre entretien, qui se montrent très mobiles. Le choc de 1798 est emblématique de ces grands mouvements internationaux qui influencent régulièrement la Suisse. Sans la Révolution de 1789, pas de chute de l’ancienne Confédération en 1798. Sans les soubresauts suivants, on n’a pas 1848 et la naissance de la Suisse moderne. Deux mots encore sur Napoléon: pour établir l’ordre des cantons dans la Constitution helvétique, il dessine une spirale et les cite dans l’ordre géographique dans lequel ils y apparaissent. Qu’est-ce que cela signifie? Il n’y a plus de hiérarchie historique, les premiers, les suzerains, et ceux qui viennent après, les bailliages. On choisit une forme, une sorte de hasard, pour expliquer que tous les cantons sont égaux.

Revenons, pour conclure, aux liens entre histoire et politique. N’assiste-t-on pas à une instrumentalisation de l’histoire?

Je le répète: les institutions ne flottent pas dans l’air, on doit être conscients de leurs origines.

J’aimerais vous citer encore deux exemples. D’abord le développement du droit d’initiative à partir de 1891. Personne ne s’est réveillé un matin en disant: «Tiens, on va instaurer un droit d’initiative.» C’est le fruit d’un problème que nous avons eu avec la révision de la Constitution en 1872-1874: avec un Parti radical alors dominant, on s’est rendu compte que, pour renforcer l’intégration et la cohésion du pays, il fallait trouver un moyen d’expression pour les idées minoritaires. Autre exemple de développement de nos institutions lié à l’histoire politique et sociale: l’introduction de la proportionnelle intégrale au Conseil national en 1919, qui suit d’une année la grève générale. Cela va ouvrir le chemin à un Conseil fédéral composé de toutes les principales forces politiques. Je vois un lien fort entre 1919 et l’arrivée du premier socialiste au gouvernement, en 1943.

Mais quid du risque d’instrumentalisation?

On l’a vu avec Marignan, le risque existe d’avoir dans le champ politique une instrumentalisation de l’histoire, d’interpréter comme cela nous arrange les événements du passé pour justifier une situation actuelle. L’analyse et l’interprétation de l’histoire doivent être laissées aux historiens. Ensuite, on doit pouvoir débattre de leurs conclusions. C’est plutôt sain, surtout dans un pays aussi diversifié que le nôtre. Dans d’autres pays autour de nous, plus unitaires, la discussion sur l’histoire n’est pas aussi vive. C’est l’une de nos forces que d’oser la confrontation avec un passé complexe. On trouve beaucoup d’exemples chez nos voisins de tabous absolus. En Suisse, nous n’avons pas de tabous, même s’il y a des points sur lesquels on ne s’accorde pas.

*** Interview parue dans L’Hebdo le 15 septembre 2016 

RENOUVELLEMENT

Le traité de Fribourg, plus connu sous le nom de Paix perpétuelle, entre les cantons suisses et François Ier est signé à Fribourg le 29 novembre 1516. Il a été ratifié en 1521 et maintes fois renouvelé, notamment le 18 novembre 1663 en la cathédrale Notre-Dame-de-Paris. Cette tapisserie monumentale, dont Louis XIV, le Roi-Soleil, est l’élément central, orne les murs de l’ambassade de Suisse à Paris.

«La Suisse a toujours été politiquement au cœur de la discussion européenne.»

ALAIN BERSET, conseiller fédéral

«Lors du débat autour de Marignan, j’ai remarqué que l’appréhension du rôle de la France dans l’histoire de la Suisse et de la mise en place des institutions modernes n’est pas du tout thématisée en Suisse alémanique.»

ALAIN BERSET, conseiller fédéral

POUR EN SAVOIR PLUS

Vient de paraître, aux Editions Cabédita, «Suisse et France – Cinq cents ans de Paix perpétuelle 1516-2016». Par Gérard Miège et Alain-Jacques Tornare.

A lire aussi la monographie de l’ancien ambassadeur de Suisse à Paris, Jean-Jacques de Dardel, «1663: le renouvellement de l’alliance avec le roi de France. Histoire et tapisserie», aux Editions Labor et Fides.

Brexit: tant de questions mais aussi des espoirs

L’ « inenvisageable » va devoir être envisagé par Bruxelles et les 28, ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle.

L’UE a trop tergiversé dans la recherche de nouveaux équilibres économiques, politiques et sociaux.

Le risque de Brexit n’a pas rendu les leaders politiques de l’UE courageux. Peut-on espérer maintenant un saut qualitatif dans l’action?

Le Royaume-Uni avait adhéré au marché commun, il quitte l’Union européenne. Va-t-il vouloir rester dans le marché unique? Ou va-t-il se contenter d’une union douanière sur le modèle turc ? Cette question essentielle du « day after » n’a pas vraiment été discutée pendant la campagne : quel type de colocation institutionnelle entre les 27 et le Royaume-Uni va-t-on pouvoir instaurer? Cette question intéresse hautement la Suisse, qui a eu droit, depuis son refus de l’Espace économique européen en 1992, à du « sur-mesure ». Un « sur-mesure » très chronophage dont l’UE s’est lassée au point de demander un accord institutionnel permettant de régler de manière simple, sûr et prévisible, la gestion des différents dans l’interprétation des accords bilatéraux.

Vu de Suisse, ce vote du 23 juin 2016 a un furieux parfum de 9 février 2014. Bruxelles est devenue le bouc émissaire des impuissances des gouvernements nationaux. Quand Trump sera élu, on ne pourra pas dire que c’est à cause de Bruxelles ? On verra alors à quel point la mondialisation, mal gérée, a fait le lit du populisme. Le vrai problème est les inégalités, qui nourrissent les frustrations ! Sacré chantier.

La Suisse va-t-elle tomber dans un angle mort? Bruxelles peut-elle encore différer la négociation – gelée le temps de la campagne du Brexit – avec la Confédération? On peut le redouter. Mais, compte tenu des difficultés économlques et des pertes de croissance que le Brexit va générer, l’UE n’aura peut-être pas envie de fragiliser un autre pan de relations économiques sommes toutes profitables aux deux parties.

S’il est vrai que l’Europe unie est née des crises, et s’est développée grâce à elles, alors on va être servi ! Peut-on espérer être surpris en bien? Il est temps pour les leaders européistes inventifs de sortir du bois, avec humilité et créativité! 

Publié le 24 juin 2016

Et maintenant, quelles réformes en Europe?

Quelles réformes, alors ? Maintenant que le Brexit est avéré, il est temps de concevoir une Europe à plusieurs cercles, à géométrie variable.

J’avais développé quelques réflexions dans ce sens en novembre dernier lors d’un dialogue européen organisé à la Fondation Jean Monnet:

L’Union est une construction, mais comme la famille s’est agrandie, il faut peut-être envisager une refondation de la maison commune.

On parle beaucoup d’une Europe à deux vitesses. C’est certainement la solution la plus réaliste, la plus sage. Mais par deux vitesses, on entend la zone euro et les autres.

Si j’ose revenir sur le grand dessein de Jacques Delors en 1989, devant le président d’honneur de l’institut qui porte son nom (Pascal Lamy), il me semble que nous avons l’opportunité de corriger sur ce qui a tant posé problème aux Suisses : la satellisation, la nécessité de reprendre le droit du marché unique sans co-décision.

Les institutions européennes existent, elles sont fortes et évolutives : pourquoi le parlement, les conseils européens et même la commission ne pourraient elles pas sièger « à géométrie variable » avec des représentants de tous les pays concernés lorsqu’il s’agit du grand marché, puis en cercle plus restreint pour la zone euro, et encore dans une autre composition lorsqu’il s’agit de Schengen-Dublin.

Donc, ce que je propose, c’est la refondation d’un Espace économique européen avec co-décision. La Suisse y trouverait son compte, la Grande-Bretagne aussi, et l’Union dans son ensemble qui ne passerait plus pour un carcan d’obligation, mais un facteur de ralliement.

Le fédéralisme suisse, garant de diversité mais aussi d’identification à l’ensemble, est un bon exemple de développement à géométrie variable.

Quand on ne trouve pas une solution au plus haut niveau, que la volonté politique fait défaut, on laisse les cantons innover, aller de l’avant. En Suisse, les avancées sociales ont commencé dans les cantons, à Zurich notamment avant d’être reprise par d’autres. Des politiques communes sont coordonnées par des groupes de cantons.

Cette articulation grand marché pour tous – zone euro pour ceux qui le souhaitent devrait aussi offrir l’opportunité d’un réexamen des tâches.

La Confédération s’y est essayée sur le mode « qui paie commande ». Les cantons vis à vis des communes ont également fait le ménage.

L’UE devrait redonner des compétences aux Etats membres, une manière de faire la pédagogie de la subsidiarité, de faire mentir ceux qui la dépeignent en monstre bureaucratique. Une manière de réconcilier cadre européen et proximité des pouvoirs de décision, qui casserait la dynamique de scécession à l’oeuvre dans de grandes régions européennes comme la Catalogne ou l’Ecosse.

Il y a encore un autre outil suisse qui mériterait d’être mieux pris en compte par la construction européenne, c’est l’usage de la démocratie directe par le droit de referendum et d’initiative.

Là encore, la pédagogie serait utile, parce que la démocratie directe ne fabrique pas seulement une décision (bonne ou mauvaise), mais aussi du consensus. Elle oblige les politiciens à rendre compte, à justifier leurs actions, à convaincre. Le peuple ne décide pas toujours comme ses élites le souhaiteraient, mais gouverner sans le soutien de la population sur le long terme nuit aussi gravement à la pérennité des démocraties, et fait le lit du populisme.

** l’entier de mon intervention http://www.hebdo.ch/les-blogs/tauxe-chantal-pouvoir-et-pouvoirs/r%C3%A9former-leurope-quelques-pistes

et en vidéo https://www.youtube.com/watch?v=29buvB1fBVI

publié le 24 juin 2016 sur le site de L’Hebdo.

Le Brexit et nous

En Grande-Bretagne, les sondages se multiplient mais ne donnent pas de tendance claire : à dix jours du scrutin sur le Brexit, personne ne sait avec assurance ce qui va sortir des urnes.

En matière de libre-circulation des personnes, beaucoup d’Anglais pensent qu’elle ne leur bénéficie pas et qu’elle favorise au contraire l’invasion de leur île par toutes sortes d’immigrés qui eux profitent des largesses de l’Etat social. Un sentiment bien connu chez nous.

L’impression de ne plus être maître chez soi domine, surtout dans les petites villes, alors que Londres est de longue date, bien avant l’adhésion de la Grande-Bretagne à la communauté européenne, une ville-monde cosmopolite. Ainsi cet Anglais, réfugié dans une paisible bourgade proche de Birmingham, qui avoue qu’il est venu s’établir ici pour fuir les Pakistanais et les Bengladais, et qui va voter pour la sortie de l’Union européenne. On lui fait remarquer qu’un Brexit n’aura aucun impact sur ces flux extra-européens. Mais il n’en a cure. Tout comme il ne se laisse pas influencer par les conséquences économiques néfastes que le premier ministre met en avant.

En Suisse aussi, les arguments économiques ont perdu de leur magie et le pouvoir de vaincre les résistances. On l’a vu lors du vote du 9 février 2014.

De fait, on croit voter sur la libre-circulation ou le maintien dans l’Europe, mais beaucoup y voient l’occasion d’exprimer leur raz-le-bol des effets de la mondialisation.

Nous sommes entrés dans l’ère de  la démocratie signaux de fumée plutôt que arbitrage des intérêts.

Un Brexit aiderait-il la Suisse dans ses négociations avec l’UE ? La question est controversée. L’ancienne conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey a fait sensation cette semaine en soutenant que oui. Une remise à plat de tout l’édifice institutionnel européen pourrait à moyen terme faire le jeu de la Confédération, estime-t-elle. Si la Grande-Bretagne rejoignait l’Association européenne de libre-échange (qu’elle avait autrefois créé avec la Suisse pour riposter à l’émergence de le Communauté européenne), et ou l’Espace économique européen, son poids économique modifierait le rapport de forces et pourrait favoriser de nouvelles solutions pour garantir l’accès au grand marché européen sans s’encombrer de desseins plus politiques.

L’analyse est audacieuse, mais pas dénuée de pertinence. Sauf que un Brexit ouvrirait une période d’incertitude juridique sur les relations entre l’UE et la Grande-Bretagne. Toutes les forces diplomatiques seraient absorbées dans ce vortex. La renégociation de traités entre les deux prendra au minimum deux ans pendant lesquels la Suisse sera priée d’attendre qu’on ait à nouveaux le temps et les moyens de se pencher sur son cas particulier.

* article paru en italien dans Il caffè  http://www.caffe.ch/section/il_punto/

* publié le 12 juin 2016 sur le site de L’Hebdo 

Le goût de l’utopie en chute libre

Le vote de 1989 sur l’initiative « pour une Suisse sans armée » a établi une sorte de standard: on juge l’insuccès des initiatives à contenu utopiste à son aune.

L’initiative anti-militariste avait engrangé 35,6% de oui.

En 2013, l’initiative 1:12 avait réuni 34,7% de oui.

En 2014, l’instauration d’un salaire minimum n’a recueilli que 23,7% de oui.

Aujourd’hui, le revenu de base inconditionnel a rassemblé 23,1%.

Le goût des Suisses pour l’utopie est en chute libre. A moins que ce dernier résultat ne témoigne plutôt d’une immense lassitude des citoyens face à la multiplication d’initiatives qui mobilisent l’agenda politique mais sont très éloignées de leurs préoccupations concrètes quotidiennes. De plus, les aventures financières ne sont guère prisées.

Ce 5 juin, si l’on considère également le résultat sur l’asile, signale l’inclination des Suisses pour la Realpolitik.

* publié le 5 juin 2016 sur le site de L’Hebdo 

Elus déconnectés du terrain: un nouvel exemple

Quel que soit le résultat de l’initiative Pro Services Publics, on peut déjà dire que le Parlement est passé complètement à côté de l’exaspération populaire face aux CFF, Swisscom et la Poste. La classe politique s’est montrée totalement déconnectée des réalités du terrain.

Elle débat sans fin de l’asile, alors que la situation est fonction des crises internationales et d’un cadre légal très influencé par le droit international (conventions de Genève sur les réfugiés, accords de Dublin).

L’histoire de cette campagne sur la qualité des services publics, qui s’est déroulée dans un climat de mauvaise foi stupéfiant de la part des opposants, plaide pour l’instauration de hearings durant lesquels les Chambres écouteraient les arguments des comités d’initiative, déblayeraient le terrain de leur interprétation et de leur application au cas où. De telles auditions permettraient de décider d’élaborer un contre-projet quand on constaterait que l’intention est bonne, mais sa traduction constitutionnelle pas adéquate.

Va-t-on vers le même constat de malentendu avec le congé-paternité ? Le texte des syndicats, lancé cette semaine, demande quatre semaines au moins pour les pères, financées de la même manière que le congé maternité, c’est-à-dire par les allocations pertes de gain, dont bénéficient les militaires.

Lors de la conférence de presse, Travail.Suisse a indiqué que ces quatre semaines pourraient être prises durant l’année qui suit la naissance. Cela ne figure pas explicitement dans le texte. C’est ce genre de détail qui peut empoisonner une campagne.

Sur le fond pourtant, la revendication d’un congé-paternité plus substantiel que les 1 à 5 jours accordés actuellement est totalement légitime. La Suisse, qui rêve de limiter le recours à la main d’oeuvre étrangère, accuse un profond retard sur les autres pays.

En fait, si l’on était vraiment moderne, si l’on était vraiment des citoyens du XXI ième siècle, on devrait être en train de discuter d’un congé parental de six à douze mois à répartir entre le père et la mère.

Là encore, la classe politique, du moins la majorité qui a refusé la proposition du PDC Martin Candinas en avril dernier, est totalement déconnectée du terrain, de la vie des jeunes couples, des aspirations des nouvelles générations. Beaucoup de parlementaires jugent cette revendication en fonction de son impact économique ou restent prisonniers de leur allergie viscérale à l’idée de parité homme-femme, ils ne veulent pas voir l’enjeu sociétal d’une telle mesure.

De nombreux sondages ont indiqué depuis des années que 80 % des Suisses sont favorables à un congé-paternité. C’est-à-dire que 80 % des Suisses aspirent à ce que les familles se développent harmonieusement dans le respect des aspirations et des rôles de chacun. Qu’est-ce qu’il y a de si difficile à comprendre ?

* publié le 29 mai 2016 sur le site de L’Hebdo 

Nouveaux présidents

A nouvelle législature, nouveaux dirigeants. Petra Gössi a été intronisée par les libéraux radicaux la semaine dernière, et hier Gerhard Pfister par le PDC, Albert Rösti par l’UDC. Du côté socialiste, Christian Levrat reste en place. Quant au parti bourgeois-démocratique, il a perdu son statut de parti gouvernemental.

Comment le nouveau quatuor va-t-il s’entendre ?

Les trois présidents de droite sont des novices. Ils se sont retrouvés propulsés sur le devant de la scène faute de mieux. Les candidats ne se bousculaient pas au portillon. Est-ce à dire qu’ils ne sont que des plans B ? Pas si sûr. L’aplomb avec lequel ils ont saisi leur chance d’être au haut de l’affiche montre un tempérament opportuniste, qui n’est pas forcément un défaut en politique :  savoir tirer avantage d’une situation imprévisible, s’engouffrer dans la brèche et triompher, ce n’est pas donné à tout le monde.

Comme personne ne les attendait dans le rôle de « prima donna » , ils auront à cœur de réussir,  ils se montreront constructifs. Le trio Gössi-Pfister-Rösti dispose en plus d’une solide majorité dans les deux chambres, donc d’une belle marge de manœuvre pour engranger des résultats.

Christian Levrat, lui, a perdu son sparring-partner préféré, Christophe Darbellay, avec lequel il avait réussi le coup politique le plus retentissant de l’histoire politique récente : l’éviction de Christoph Blocher du Conseil fédéral en décembre 2007. Forcément, cela avait créé des liens, dopé la complicité. Le conseiller aux Etats va donc se sentit très seul, d’autant plus que les trois autres présidents siègent tous dans l’autre chambre.

Il sera toutefois sauvé de la marginalisation par deux dossiers : la réforme des retraites, portée par Alain Berset. PDC et PLR savent que s’ils exagèrent, la gauche n’aura pas trop de peine à convoquer un referendum. L’avenir de notre prévoyance sociale exige réalisme et collaboration.

Pour ce qui concerne le sauvetage des accords bilatéraux, l’entente entre PLR, PDC et PS est encore plus cruciale pour renverser le trend isolationniste et économiquement suicidaire que l’UDC est parvenue à imposer le 9 février 2014.

Mais dans ce qui s’annonce comme le travail d’Hercule de cette législature, les chefs de groupe seront aussi à la manœuvre : le trio Filippo Lombardi (PDC), Ignazio Cassis (PLR) et Roger Nordmann (PS) apparaît à la fois plus rusé, plus expérimenté, et plus créatif dans la recherche de solutions.

Entre les présidents de partis et de groupes parlementaires, il y aura donc peut-être un rééquilibrage des forces et des influences.

Ce qui ne change pas en revanche, c’est la place congrue laissée aux femmes dans ces postes éminents. Petra Gössi, dont la fibre féministe est ténue, va devoir s’inventer un style, sans bénéficier d’un point de référence.

publié le 24 avril 2016 sur le site de L’Hebdo

La ténébreuse affaire Hildebrand

On connaîtra le 13 avril prochain l’épilogue de la ténébreuse affaire Hildebrand, du nom de l’ancien patron de la BNS, contraint de démissionner en janvier 2012.

Cette semaine le tribunal d’arrondissement de Zurich a essayé de comprendre les motivations de l’informaticien de la Banque Sarazin, qui révéla une transaction maladroite sur le compte du couple Hildebrand.

Pourquoi R.T. a -t-il décidé un matin d’aller regarder l’état du compte du patron de la BNS  ? Est-ce que les informaticiens de nos banques font souvent cela ? De quel esprit fouineur ou justicier était-il animé ? Quelqu’un lui a-t-il demandé de le faire ? Pour l’instant, le mystère reste entier, le prévenu, malade, ne s’est pas présenté à son procès.

On connaît mieux la suite. R.T. procède à une capture d’écran qui montre un achat de devises par l’épouse du patron de la BNS peu avant l’annonce de l’instauration du taux plancher du franc face à l’euro. Il y voit le signe d’un délit d’initié.

R.T. prend contact avec un ami d’enfance, avocat et élu UDC, Herman Lei, lui aussi inculpé. Là les versions divergent désormais. Ce qui est sûr c’est que les deux compères décident de faire part de leur trouvaille à Christoph Blocher. Le tribun zurichois voit tout le parti qu’il va pouvoir tirer de ces documents en organisant une fuite dans les médias, tout en alertant le Conseil fédéral. Le TagesAnzeiger a révélé cette semaine que Christoph Blocher et Roger Köppel, le rédacteur en chef de la Weltwoche, ont échangé 100 sms et appels téléphoniques entre le 3 et le 11 janvier.

Dans un premier temps, le Conseil fédéral a soutenu Philipp Hildebrand, lui renouvellant sa confiance. Ensuite, il s’est complètement laissé manipulé par le duo Blocher-Köppel. La maladresse est devenue une faute, un scandale. Sous la pression, l’homme qui parlait les yeux dans les yeux au marchés financiers et incarnait la volonté inébranlable de défendre un cours soutenable du franc, a démissionné. Ce 9 janvier 2012, la Suisse s’est vu brutalement privée d’un des hommes les mieux connectés aux réseaux de la finance mondiale. Trois ans plus tard, presque jour pour jour, la BNS a renoncé au fameux taux plancher, et depuis, l’industrie et le tourisme suisses sont en mode survie.

Philipp Hildebrand, lui, va bien. Son salaire est estimé à 7 millions de francs. Il est devenu le vice-président du plus grand fond d’investissements de la planète, BlackRock qui gère des avoirs à hauteur de 4700 milliards de dollars. Il a divorcé et refait sa vie avec Margarita Louis-Dreyfus, héritère du groupe du même nom.

A l’informaticien qui a violé le secret bancaire et à l’avocat entremetteur, Philipp Hildebrand a demandé 24 000 francs d’ indemnités. Mais, quel que soit le verdict, ce sont les Suisses, privés d’un banquier central brillant, qui s’était mis humblement au service des intérêts supérieurs du pays, qui devraient exiger des dommages et intérêts.

* Texte paru en italien dans Il Caffè le 3 avril 2016

publié le 3 avril 2016 sur le site de L’Hebdo

Politique économique: un débat d’avant-garde

Faut-il débattre en urgence de la situation économique ? Dès l’ouverture de la session de printemps, Verts, PS et PDC ont fait part de leur préoccupation. Les données économiques sont inquiétantes. Depuis la fin du taux plancher pour le franc suisse en janvier 2014, ce sont 20 000 postes de travail qui ont été perdus, dont 7000 depuis le début de l’année. La tendance négative s’accélère. *

Le président d’économiesuisse, Heinz Karrer, s’attend à une vague de délocalisations vers l’Europe de l’Est, la Grande-Bretagne ou l’Inde.

Mais, le pire n’est jamais sûr. Le Secrétariat à l’économie a communiqué mercredi sur le taux de croissance. Au dernier trimestre, il est remonté et sur l’année, ce n’est pas la catastrophe annoncée : 0,9 % de croissance du PIB pour 2015, c’est appréciable, même si en 2014, on était à 1,9 %. Pour 2016, le SECO se montre optimiste en prévoyant 1,5 %.

Pourquoi un tableau si contrasté ? Il y a beaucoup d’incertitudes. Que nous le voulions ou non, nous dépendons du sort de l’euro. Si la monnaie unique va mieux, la pression sur le franc suisse se relâchera, ce qui sera tout bénéfice pour nos industries d’exportation et le tourisme. Si la zone euro enregistre de nouvelles turbulences, alors le franc, valeur refuge, s’envolera vers de nouveaux sommets.

Ce qui mine aussi la place économique suisse, c’est le manque de perspectives claires sur l’impact de la réforme de la fiscalité des entreprises, et sur la manière dont nous allons mettre en œuvre l’initiative contre l’immigration de masse, acceptée en février 2014. Pour les entreprises, il est crucial de savoir si elles continueront à bénéficier d’un accès sûr au marché européen (et à sa main d’oeuvre).

Certains experts soulignent toutefois que ce contexte difficile oblige les sociétés à se montrer innovantes et strictes sur leurs coûts, et que cela explique la résilience exceptionnelle de l’économie dans son ensemble. De l’adversité naît l’excellence.

Dans ces conditions à quoi pourrait servir un débat parlementaire ? En Suisse, on n’aime pas trop que le politique se mêle de la marche des affaires. On croit aux vertus du marché. De plus, le chef du Département de l’économie, Johann Schneider-Ammann est un libéral pur sucre que l’interventionnisme d’État révulse.

Cette semaine à Berne, il y a eu une manifestation des taxis déstabilisés par l’émergence d’Ueber. Si les parlementaires veulent tenir un débat utile, ils devraient se pencher sur les effets de la disruption numérique sur l’ensemble des secteurs économiques, et ses conséquences en matière de formation, de fiscalité, d’assurances sociales. Ce serait au moins un débat d’avant-garde.   

 

* Chronique parue en italien le 6 mars dans Il Caffè