Suisse-UE: fausse convivialité

Sur ce cliché où Jean-Claude Juncker mange sa joue avec un gros bec, elle a l’air gêné, Simonetta Sommaruga *. La Présidente de la Confédération ne s’attendait pas visiblement à une pareille effusion de la part du Président de la Commission européenne.

Mais c’est ainsi désormais, dans la grande famille des dirigeants politiques, on s’embrasse, on s’étreint, on se touche le bras, on se tappe sur l’épaule, comme des cousins qui ont plaisir à se retrouver.

C’est une sorte de convivialité 2.0, favorisée par le fait que ministres et chefs d’État échangent aussi de plus en plus souvent entre eux par sms, sans passer par le protocole, les conseillers, les traducteurs.

Les observateurs attentifs auront noté que dans les jours qui ont suivi l’accolade europeo-suisse, le nouveau premier ministre grec Tsipras a eu droit à un accueil tout aussi chaleureux de la part de Juncker que notre Présidente. Mais, comme elle, il n’a rien obtenu. Ou alors, comme elle, seulement de bonnes paroles : «  on reste en contact », comme on dit à l’issue de retrouvailles familiales ou amicales. Sur le fond, l’UE n’est pas disposée à entrer en matière sur les demandes des Grecs et des Suisses. C’est à eux qu’il appartient de résoudre les problèmes qu’ils ont soulevé. Un comportement fiscal et économique trop dispendieux pour les uns, une phobie des étrangers pour les autres.

Concentrons nous sur le cas suisse. D’où vient que Bruxelles se montre si intransigeant avec nous, alors que le 9 février 2014 est une décision démocratique qui devrait être respectée ? D’abord avant le vote, les 28 avaient largement prévenu sur tous les tons que la libre-circulation des personnes n’était pas un principe négociable. Des commissaires européens l’ont dit clairement, l’ambassadeur de l’UE à Berne l’a répété, mais une majorité de Suisses s’est fiée à l’avis de l’UDC, qui a des institutions bruxelloises une connaissance et une fréquentation pour le moins lacunaire et approximative.

Bien entendu, le Conseil fédéral avait relevé cette obstacle, tout en concédant qu’en cas de oui à l’initiative « contre l’immigration de masse », il irait négocier. Il paie désormais chèrement cette rhétorique de soumission.

Mais si les 28 se montrent inflexibles, c’est également parce qu’ils sont déçus. Après avoir accepté les accords bilatéraux, nos partenaires européens ont fini par être impressionnés par tous les votes de confirmation que nous leur avons donné (élargissement aux nouveaux membres, contribution de solidarité, Schengen-Dublin,…). Certes, ces sacrés Suisses ne voulaient rien faire exactement comme eux, mais ils se montraient loyaux, et scellaient d’un sceau démocratique leurs prudents choix européens. La bonne volonté dont avaient fait preuve les pays de l’Union était récompensée.

Patatras, le 9 février a cassé cette belle dynamique.

Pour reprendre la main, le Conseil fédéral a misé sur les soutiens des capitales contre Bruxelles. Mais là aussi, la fausse convivialité règne. L’amitié s’efface devant les intérêts et le souci de cohésion des 28. La Suisse saura-t-elle en tirer quelques leçons ?

* Chronique parue en italien dans Il Caffè de ce 8 février 2015

Europe: pourquoi pas nous?

On commémore ce dimanche les 25 ans de la Chute du Mur de Berlin. Une génération plus tard, il n’est pas certain que nous percevions encore toutes les implications de cet événement que personne n’avait vu venir : l’implosion du glacis soviétique.

L’histoire n’est pas finie, malgré ce que le philosophe Francis Fukuyama crut alors utile de décréter, son sens pourrait être radicalement remis en question par l’ambition poutinienne de laver l’humiliation subie par l’empire russe, mais on connaît déjà quelques unes des conséquences.

La réunification de l’Allemagne, mais aussi dans la foulée l’entrée dans l’Union européenne de tous les pays de l’Est, qui ne comptait en 1989 quand les premières brèches sont ouvertes dans le Rideau de fer que 12 membres.

Il est peut-être opportun que nous nous demandions, nous les Suisses, pourquoi depuis ce 9 novembre, tous les autres autres pays du continent, sauf les excentrées Norvège et Islande et le petit Liechtenstein, ont décidé de rallier la construction européenne et pas nous ?

Les premiers à sauter le pas en 1995 sont nos anciens partenaires de l’AELE, l’Association européenne de libre-échange qui regroupa longtemps l’autre Europe : l’Autriche, la Finlande et la Suède. C’est à leurs côtés que nous avions âprement négocié l’Espace économique européen, sorte de sas de décantation avant d’accèder au grand marché.

Après le Nord, l’Est. Les anciens vassaux de l’URSS font des efforts collossaux pour mettre leur économie à niveau pendant une décennie, et obtiennent leur ticket d’entrée en 2004, aux côtés de Chypre et de Malte, deux îles qui ne veulent pas rester perdues en Méditerranée, et s’arriment au continent avec lequel elles partagent une si longue histoire. L’UE passe ainsi à 25 membres. L’intérêt des nouveaux venus n’est pas qu’économique mais aussi sécuritaire. Avec l’UE vient aussi le parapluie OTAN. La Bulgarie et la Roumanie suivent en 2005, la Croatie en 2012.

Dans le même temps, la Suisse s’est époumonée à raccrocher son wagonnet à la locomotive européenne. Elle a maintenu une souveraineté de façade.

Se sont-ils tous fourvoyés ? Pourquoi n’ont-ils pas fait le choix de rester « indépendants » comme nous ? Ce pourrait-il que ce soit nous qui nous soyons trompés d’époque, de siècle, en ne captant pas la nouvelle dynamique à l’oeuvre sur tout le Vieux-Continent, la région encore et toujours la plus prospère du monde  et qui assurent à ses populations la meilleure qualité de vie?

Ce 9 novembre est un bon jour pour se poser cette question, d’autant que l’homme et le parti (Christoph Blocher et l’UDC) qui ont inspiré ce choix douteux de faire bande à part, tout en nous mettant dans une position de vassal clandestin, prétendent encore et toujours nous éloigner de la maison Europe.

* Chronique parue en italien dans Il Caffè

Ecopop: rebelote?

Le 9 février dernier, 1’463’854 Suisses ont accepté l’initiative « Contre l’immigration de masse ». Que feront-ils le 30 novembre prochain ? La question donne des sueurs froides au Conseil fédéral, aux partis, à économiesuisse.

Le sentiment que la croissance n’est pas maîtrisée s’est déjà exprimé lors des votations sur les résidences secondaires en 2012 et sur l’aménagement du territoire en 2013. La loi défendue par Doris Leuthard était d’ailleurs un contre-projet indirect à l’initiative qui voulait geler les surfaces à bâtir pour 20 ans.

La conviction que la « surpopulation étrangère » alimente cette croissance non maîtrisée est légèrement majoritaire dans la population (50,3 %), comme on l’a vu en février.

Dès lors ceux qui ont voté oui en début d’année ont-ils des raisons de rejeter Ecopop, qui souhaite limiter le solde migratoire à 17 000 personnes afin de préserver les ressources naturelles ? Qu’est ce qui a été entrepris pour rassurer ces Suisses qui se sentent oppressés par le spectaculaire développement économique de ces dernières années ?

Rien. Pire que cela, on ne sait toujours pas précisément comment sera appliqué le nouvel article constitutionnel 121a. Le Conseil fédéral consulte, essaie de voir si un mécanisme d’application est possible sans dénoncer l’accord bilatéral sur la libre-circulation des personnes avec l’Union européenne. Mais il ne peut pas prendre l’engagement que le solde migratoire baissera à un niveau (lequel d’ailleurs?) jugé acceptable.

Il le peut d’autant moins que dans l’incertitude sur leurs possibilités d’engager à terme, les entreprises ne se sont pas privées de recruter abondamment sur le marché du travail européen depuis février dernier. Face à la demande de qualification que requière une économie de pointe comme la nôtre, la préférence nationale peine à s’imposer comme un impératif dans les services de « ressources humaines ».

Lors de la votation de février, un solde migratoire annuel de 80 000 était considéré comme inacceptable. Il va flirter avec les 100 000 d’ici la fin de l’année.

On peut bien sûr observer que l’UDC a menti au peuple en prétendant que son initiative contre l’immigration n’aurait pas d’impact sur les accords bilatéraux, garantissant un accès harmonieux des Suisses aux marchés européens. On peut aussi dire que Ecopop est un texte néocolonial raciste. Tout cela est vrai.

Mais il y a fort à parier que ces arguments rationnels ne convainquent pas. Ecopop pourrait ravir la double majorité du peuple et des cantons. Ce sera « rebelote », et ce sera économiquement, diplomatiquement, mais aussi pour les valeurs humanistes de la Suisse, une catastrophe. A force de jouer la montre, de ne pas traiter les problèmes, et de ne pas s’entendre, les milieux politiques et économiques ont pris le risque de voir les bombes tomber à répétition.

* Texte peru en italien dans Il Caffè du 26 octobre

Jean-Claude Juncker, une bonne nouvelle pour la Suisse

Ils deviennent rares les dirigeants européens qui connaissent bien la Suisse, son système politique et ses fonctionnements démocratiques compliqués, aussi est-ce une bonne nouvelle que Jean-Claude Juncker ait été désigné président de la Commission. José Manuel Barroso avait certes fait ses études à Genève, mais ses souvenirs de jeunesse et sa connaissance des institutions suisses n’ont pas nourri une immense mansuètude de sa part à notre égard.

Pour l’ancien premier ministre luxembourgeois, la Suisse a longtemps été une alliée utile, nos conseillers fédéraux des partenaires naturels de discussion depuis 1995. Pour retarder l’aggiornamento des pratiques bancaires et fiscales, dans l’intérêt du Grand-Duché, Juncker pouvait invoquer la situation helvétique. Pas question de reprendre un quelconque standard international, tant que l’UE n’avait pas obtenu que la Confédération fasse de même.

Quand cette digue n’a plus tenu, le Luxembourg a su toutefois s’adapter aux exigences de l’OCDE avec moins de dramatisation que chez nous. Privilège d’un petit Etat membre de l’UE que de pouvoir influencer le tempo, privilège dont la Suisse ne jouit évidemment pas.

Jean-Claude Juncker aime la Suisse au point d’y passer des vacances. Mais on aurait tort de croire qu’il sera inconditionnellement et béatement de notre côté dans les difficiles négociations de rabibochage post 9 février.

Le président de la Commission défend avant tout les intérêts de l’UE. Mais Juncker est un Européen de coeur et de conviction, imprégné de l’histoire continentale, il ne voudra pas que l’on maltraite un des membres de la famille, fut-il excentrique et un rien capricieux. Il veillera à ce que la Suisse ne sorte pas de l’agenda institutionnel européen. Lui qui n’a pas hésité à venir à Zurich pour débattre avec Christoph Blocher sait que tous les Suisses ne sont pas alignés sur les positions outrancières du tribun populiste, et que notre pays a longtemps eu pour règle d’or le pragmatisme.

Depuis 1995, il a eu des contacts réguliers avec nos conseillers fédéraux, il connaît le dossier Suisse-UE comme sa poche…. et mieux que certains de nos ministres…

Un ami est toujours un allié potentiel. Mais un vrai ami ne redoute pas de dire la vérité. La désignation de Jean-Claude Juncker est une bonne nouvelle pour Berne. Il saura nous parler cash sans nous humilier. Il sait mieux que d’autres que les petits pays doivent être respectés, et que le poids d’un Etat n’est pas lié à sa taille. 

Chine: la Suisse change de parrain

Mauvais temps sur la Berne fédérale. D’abord le secrétaire d’Etat aux questions financières internationales Michael Ambühl a démissionné. Un genre de désertion du général juste avant la bataille. Puis, on a appris enfin le contenu de l’accord avec les Etats-Unis. Un accord qui n’en est pas un, qui n’est pas « global » c’est-à-dire soldant définitivement les contentieux du passé, mais une sorte de « programme de régularisation » offert aux établissements bancaires fautifs, a expliqué Eveline Widmer-Schlumpf.

Deux ans de négociation pour en arriver là… le résultat est aussi piteux que difficilement évaluable: impossible de savoir combien les banques vont devoir débourser.

S’il ne s’agissait que d’elles, on pourrait accepter ce deal : les banques ont fauté, qu’elles paient. Le problème, c’est que l’on demande au Parlement d’avaliser cette combine – officiellement de donner une base légale, comme s’il ne s’agissait que d’un petit détail juridique insignifiant.

Le Conseil fédéral exige en fait des Chambres qu’elles acceptent un arrangement dont elles ne peuvent évaluer les conséquences. C’est une grosse entaille à la souveraineté nationale, à côté de laquelle les agissements de l’Union européenne (avec laquelle nous partageons un marché) sont de très aimables exigences. Au moins avec l’UE sait-on ce que l’on risque et gagne.

Cette capitulation sans condition devant la puissance américaine contraste avec l’enthousiasme de Berne à la perspective de signer en juillet prochain un accord de libre-échange avec la Chine.

En ce maussade printemps 2013, la Suisse change de parrain.

Pendant toute la guerre froide, jusqu’en 1989, nous avons été de fidèles et dociles alliés des Etats-Unis, nous avons bénéficié de la bienveillance de l’Allemagne de l’Ouest, et de relations constructives avec la France et l’Italie. Désormais, les 27 membres de l’Union européenne nous mènent la vie dure car ils comprennent de moins en moins notre manque de solidarité continentale, nos réticences byzantines à travailler avec eux à la prospérité commune. Les Américains ont d’autres priorités et la mémoire courte sur les services rendus par la Suisse. Ils sont devenus impitoyables. Alors nous nous jetons dans les bras de la Chine, nous serons sa tête de pont opérationnelle en Europe. La Chine est bien sûr un grand marché, alléchant pour notre économie, mais ce n’est pas tout à fait une démocratie. Comment nous sommes nous retrouvés dans une situation pareille ? Comment nous sommes nous aliénés nos meilleurs partenaires historiques ? Quels politiciens seront-ils fiers d’assumer un tel bilan ?