Benedict de Tscharner : «Notre suivisme européen est antidémocratique»

L’Hebdo
– 04. décembre 2003
Ausgaben-Nr. 49, Page: 46
Suisse
«Notre suivisme européen est antidémocratique»
Benedict de Tscharner C’est lui qui avait déposé au nom de la Suisse la demande d’adhésion à l’UE. L’ancien ambassadeur explique à Chantal Tauxe pourquoi il s’engage à nouveau.
Benedict de Tscharner C’est lui qui avait déposé au nom de la Suisse la demande d’adhésion à l’UE. L’ancien ambassadeur explique à Chantal Tauxe pourquoi il s’engage à nouveau.
Anciens conseillers fédéraux et diplomates en retraite s’imposent généralement un devoir de réserve: surtout ne rien dire qui puisse entraver l’action du Conseil fédéral. A l’aube de la nouvelle législature, huit d’entre eux ont toutefois rompu le silence et joint leur signature au Manifeste européen (lire L’Hebdo du 27 novembre). Ancien ambassadeur de Suisse à Paris, Benedict de Tscharner n’a pas donné son paraphe simplement parce que le 26 mai 1992 c’est lui qui, alors en poste à Bruxelles, fut chargé de remettre au nom du Conseil fédéral la demande d’ouverture de négociations sur l’adhésion de la Suisse à l’Union européenne. Ce descendant d’une vieille famille patricienne bernoise a tout sauf envie de passer pour un euroturbo fanatique. C’est au nom d’une certaine idée de la souveraineté nationale qu’il défend l’adhésion à l’UE. Surtout, l’ancien diplomate, qui a oeuvré sur la scène internationale, veut offrir à ses concitoyens une sorte d’«éducation civique ès internationalisation».
Pourquoi avez-vous signé ce manifeste?
Je n’ai pas du tout l’impression d’aller à l’encontre de la politique du Conseil fédéral. C’est bien le Conseil fédéral qui a fixé en 1992 l’objectif stratégique de l’adhésion, et c’est bien le Conseil fédéral qui a déclaré que la question de l’adhésion devrait être reprise au cours de la législature qui s’ouvre cette semaine. Avec d’autres personnalités, je m’adresse donc aux parlementaires pour leur rappeler que cet objectif ne doit pas disparaître sous la table.
Avez-vous hésité?
La version allemande du manifeste parle de reprise des négociations en 2004 déjà. Comme diplomate, je ne peux ignorer que le processus sera plus complexe et que l’ouverture de négociations avec l’UE en 2004 est irréaliste. Je suis d’avis que les bilatérales II doivent être menées à terme. Mais cette nuance ne remet pas en cause le but de cet appel: inviter le Parlement et les partis politiques à ne pas négliger le débat européen, qui concerne la nature même de la Suisse et son avenir.
Pourquoi la voie bilatérale vous paraît-elle condamnée à terme?
Il faut se rappeler comment cette idée est née. En février 1993, j’ai été chargé comme délégué suisse au Comité mixte Suisse-UE d’établir la liste de douze ou treize domaines qui se prêtaient à une reprise de la négociation après l’échec de l’EEE (Espace économique européen). Ce qui a conduit ultérieurement au choix des sept domaines traités dans le cadre des bilatérales I. Tous ces domaines nous permettaient de nous associer aux politiques de libéralisation et de parachèvement du marché unique. Aujourd’hui, l’UE est bien autre chose qu’un marché unique, elle mène des politiques communes en matières monétaire et économique. La recherche est un bon exemple, c’est un domaine où nous payons beaucoup pour participer aux programmes de recherche européens, mais nous ne pouvons pas décider de leur orientation. Finalement, le bilatéralisme n’est qu’une technique pour suivre les autres. Nous ne participons ni aux décisions ni à l’élaboration des conceptions ou des règles de base. C’est pourquoi, à mes yeux, ce suivisme, dans lequel nous sommes en train de nous enfermer, est antidémocratique.
Faut-il comprendre que des bilatérales III seraient impossibles?
Il doit encore y avoir des choses à négocier, par exemple dans le domaine des services. Mais, pour orienter les politiques qui intéresseraient la Suisse, notamment parce qu’elles déterminent la croissance (la politique monétaire, la politique économique ou la politique fiscale), il faut être autour de la table et faire valoir ses intérêts.
Si le bilatéralisme n’a guère d’avenir, quelles alternatives s’offrent à la Suisse?
Il y a, à mon avis, trois scénarios. Le premier est celui que je préfère, c’est celui de la coresponsabilité et de la participation qui doit conduire à l’adhésion. A l’opposé, on voit pointer dans certaines déclarations un scénario de «niche» ou d’offshore, c’est-à-dire une réduction de la dépendance au marché unique européen et une concentration sur les activités économiques qui n’ont pas besoin de l’intégration européenne. Mais des études ont déjà montré que si ce scénario est profitable pour certains acteurs de la place financière, il ne l’est pas pour l’ensemble de la Suisse et son économie de sept millions d’habitants. D’ailleurs l’offshore est toujours une réaction à l’onshore, donc très instable.
Et quel est votre troisième scénario?
C’est celui qui me fait de la peine. On y tient compte de l’internationalisation de l’économie, par des arrangements de libéralisation ponctuels, mais on en accepte les objectifs et les règles fixés par d’autres. C’est la voie de la satellisation, celle-là même que le Conseil fédéral a voulu éviter en déposant une demande d’adhésion. Je ne comprends pas ceux qui acceptent ce divorce entre la vie politique du pays et l’économie qui s’internationalise à grands pas.
Mais en quoi ce divorce est-il gênant?
Il y a là une erreur sur la nature même de nos Etats, où l’économie et le cadre politique forment un tout. Au XXIe siècle, l’Etat apparaît menacé par les forces transnationales, les sociétés et les médias transnationaux, les mouvements religieux ou idéologiques, certaines formes de migration et la criminalité organisée. Autant de forces qui mettent en cause la souveraineté de l’Etat. Historiquement, l’UE m’apparaît comme une tentative de garder à l’Etat un rôle en réunissant partiellement les souverainetés des pays membres. L’Etat doit offrir à la politique économique un cadre où se développent la politique sociale, la politique de l’environnement, la protection des droits, etc. Je redoute d’ailleurs que la disparition de l’Etat marque la disparition d’une protection efficace des droits individuels. L’UE constitue donc une tentative de répondre à ces menaces, par une alliance confédérale qui sauve la cohérence des activités étatiques. Il ne peut y avoir un Parlement pour les affaires économiques et un autre pour les affaires sociales…
Les adversaires de l’adhésion la récusent au nom de la démocratie directe…
Il est vrai qu’une fois que l’on a délégué une compétence, il est difficile de revenir en arrière. En Suisse, beaucoup partagent cette vision d’une démocratie où l’on peut faire un pas en avant, un pas en arrière. Je respecte cela, mais je suis obligé de constater que tous les retours en arrière ne sont pas possibles: on ne va jamais abolir l’AVS ou défaire l’Etat fédéral de 1848. Certaines choses sont irréversibles. La démocratie est précieuse, mais la réalité ne permet pas de rester maître de tout. On ne peut pas voter sur le cours de l’euro ou celui du dollar, et pourtant ils influencent considérablement notre prospérité. Peut-être parce qu’elle est neutre, la Suisse a pris du retard dans sa perception de la vraie nature de l’internationalisation, et de ce que cela implique dans la défense de ses intérêts. En tant qu’ancien diplomate qui a travaillé pendant des décennies sur la scène internationale, je me propose donc de contribuer à une sorte d’éducation civique ès internationalisation. |
Benedict de Tscharner «Pour orienter les politiques qui intéresseraient la Suisse, notamment en matière de croissance, il faut être autour de la table.»
«Il ne peut y avoir un Parlement pour les affaires économiques et un autre pour les affaires sociales…»

Le G8 booste la diplomatie suisse

Le Conseil fédéral a essayé de tirer le parti maximal de la présence du G8. Entre nécessité et mondanités.

«Des mois d’économisés», souffle un diplomate. En jouant les hôteliers mondains et souriants au Beau-Rivage Palace le week-end dernier, le Conseil fédéral a donné un prodigieux coup d’accélérateur à sa diplomatie. Non que Micheline Calmy-Rey ou Pascal Couchepin soient en mesure de nous annoncer une quelconque percée décisive. Les retombées sont plus subtiles, presque insaisissables, sauf si l’on veut bien considérer que le monde diplomatique est une machinerie lente et complexe, les dossiers y cheminent par la laborieuse voie hiérarchique… à cette aune-là, un contact direct entre deux présidents ou deux ministres économise des semaines de travail aux intermédiaires. En quelques heures au bord du Léman, les six conseillers fédéraux présents ont multiplié les contacts, ils ont vu deux fois plus de ministres et de chefs d’Etat qu’en une année normale. Des coups d’accélérateur d’autant plus nécessaires que, sur l’échiquier diplomatique mondial, la Suisse ne loge pas aux premières places. Elle n’est qu’un petit pays sans poids politique, non-membre de l’Union européenne, grande pourvoyeuse de rendez-vous entre ministres.

Des exemples? Hun Jintao, le nouveau président chinois, est l’homme que tous les chefs d’Etat de la planète désirent rencontrer. Pascal Couchepin a pu l’approcher et du coup, la perspective de décrocher une visite présidentielle à Pékin dans le mois à venir n’est plus une utopie. Même temps gagné avec le premier ministre indien Atal Behari Vajpayee, salué par Pascal Couchepin: il pourrait venir en Suisse cet été. Sans le G8, le rendez-vous, souhaité de longue date, aurait moins de chances d’aboutir. Dans un autre registre, Joseph Deiss, nouveau ministre de l’Economie, s’est entretenu avec les responsables de l’OMC. Quoi de mieux qu’un tête-à-tête pour exposer nos positions sur deux dossiers controversés, l’agriculture et les médicaments. Moritz Leuenberger s’est employé pour sa part à vendre son «Sommet de l’information». Micheline Calmy-Rey a donné à son homologue sud-africain une invitation pour que Nelson Mandela participe à la Conférence de la Croix-Rouge.

Autant d’opportunités qu’offrent Davos et l’agenda diplomatique courant, souligneront les esprits chagrins. Voire. Outre la démultiplication des poignées de main, le G8 a permis à nos ministres d’assister à de belles «leçons de choses» en direct. Pascal Couchepin a pris part aux débats des grands de ce monde, nos conseillers fédéraux ont devisé à table avec Luis Inacio Lula da Silva, le président brésilien, porteur de tant d’espoirs de renouveau. Des expériences exceptionnelles, humainement enrichissantes.

Suisse avide En marge du Sommet d’Evian, le Conseil fédéral, hôte aimable et flatté, a donc semé aux quatre vents. L’abondance de la récolte n’est pas le plus important. La Suisse ne disposant pas toujours des plates-formes adéquates pour faire valoir ses positions, elle est, face aux puissants, condamnée à saisir toutes les occasions pour ne pas sombrer dans l’insignifiance. Même Micheline Calmy-Rey, qui a pu montrer quelque réserve sur l’utilité concrète de ces brèves rencontres (lire L’Hebdo du 28 mai), en convient.

La Suisse est avide de se raccrocher aux réseaux. Mais se donne-t-elle tous les moyens de les faire fructifier au mieux? Qu’adviendra-t-il du précieux carnet d’adresses que Pascal Couchepin vient de se constituer lorsqu’il ne sera plus que ministre de l’Intérieur? Le système de présidence tournante nous prive de certains retours sur investissement. Lorsqu’un problème bilatéral se pose avec un pays tiers, c’est trop souvent le Chef de département concerné qui le traite, même si un ex-président avait établi en son temps un rapport de complicité avec le chef de gouvernement en cause. Cette déperdition d’énergie est dommageable. Pascal Couchepin anticipe sur les regrets. Au Cercle de la presse, la semaine dernière à Lausanne, il a caressé l’idée d’une présidence de quatre ans assumée par le chef du Département politique, l’ancien nom du Département des Affaires étrangères. |

* article paru dans L’Hebdo du 5 juin 2003

Europe: le clivage émotionnel se réinstalle

Le Matin
– 14. février 2001
SUISSE
ÉDITO
Europe: le clivage émotionnel se réinstalle
Malgré les belles promesses post-EEE, la campagne sur l’initiative «Oui à l’Europe!» polarise les opinions. Dommage, adversaires et partisans de l’adhésion avaient tant de choses passionnantes à se dire. Par exemple sur l’avenir du secret bancaire
Atrois semaines de la votation sur l’initiative «Oui à l’Europe!», les Romands hésitent entre l’envie irrésistible d’y croire et la peur de se ramasser une nouvelle claque… Le 6 décembre 1992 est resté dans toutes les mémoires et il fut si traumatisant. Malgré tout ce que l’on s’était confédéralement promis dans les années post-EEE, malgré la position médiane du Conseil fédéral, la campagne peine à entrer dans les nuances et polarise les opinions. D’un côté, de doux dingues rêveraient inconditionnellement d’Europe; de l’autre, des réalistes seraient les seuls vrais défenseurs des intérêts suisses.
Les Romands comme Pascal Couchepin qui ne se rallient pas au bleu panache sont considérés comme de vilains traîtres. Le jugement est sommaire: observons que Joseph Deiss et le conseiller fédéral valaisan se sont réparti les rôles du gentil et du méchant, histoire de pouvoir jouer sur les deux tableaux en fonction du résultat. Ce n’est peut-être pas glorieux – on aurait préféré que le radical mette son énergie au service de la noble cause – mais cela permettra dans tous les cas au gouvernement de faire bonne figure au lendemain du 4 mars.
Si l’on accorde aux eurosceptiques et autres euroescargots le bénéfice de la sincérité, alors il faut faire de même avec les proeuropéens et cesser de croire, comme un condescendant journaliste de la NZZ, qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent. Les partisans de «Oui à l’Europe!» n’ignorent pas les conséquences et les coûts d’une adhésion à l’Union européenne. Ils les jugent simplement négociables et supportables, surtout si la Suisse prend la peine d’adapter sa législation à la nouvelle donne. Un exemple, l’ajustement de notre TVA au taux de 15% en vigueur dans l’UE est une bombe à retardement. Mais nous aurons tout loisir d’en atténuer les effets en adaptant notre système fiscal. Regardez la France, pays fondateur de l’UE, le débat sur les impôts n’y a pas cessé.
Le clivage émotionnel qui s’est réinstallé nuit au débat voulu par les initiants. Il masque, par exemple, un des gros enjeux de cette campagne, l’avenir du secret bancaire. Face aux tractations annoncées avec l’UE, le secret bancaire ne sera pas défendu de la même manière selon que nous aurons dit massivement ou petitement «Oui à l’Europe!». Un gros contingent de oui affaiblirait la position de nos diplomates face aux Européens. Soucieux d’adhérer à terme, les Suisses seraient malvenus d’exiger un traitement très différent de celui réservé aux pays membres. Au contraire, un non clair des Suisses le 4 mars serait utilisé pour obtenir d’importantes dérogations au projet européen d’harmonisation fiscale. La place financière suisse obtiendrait une sorte de long sursis.
Compte tenu du poids de la place financière suisse, tant économiquement que symboliquement, cet argument aurait dû être plus largement discuté. Occulté, il prouve toutefois la justesse de la démarche des initiants: se donner les moyens de savoir secteur par secteur ce que nous coûtera tant matériellement qu’immatériellement une adhésion. Et c’est justement la raison pour laquelle, contrairement à ce qu’essaie de faire croire le Conseil fédéral, les négociations d’adhésion ne se régleront pas en quelques mois mais s’annoncent complexes et passionnantes. Il faudra prendre la mesure des ajustements nécessaires et réfléchir à la façon de nous y adapter. En disant oui le 4 mars, nous nous offrirons la possibilité de débattre, par exemple, d’une chose aussi abstraite que fondamentale comme la souveraineté: notre indépendance est-elle mieux défendue dans ou hors l’Union européenne? A quoi nous servent nos droits populaires: à cultiver l’illusion que nous avons le pouvoir ou à nous permettre d’influencer le processus de décision?
Ce sera beaucoup plus grisant que de s’invectiver.
Chantal Tauxe cheffe de la rubrique suisse

Comment Christoph B. ancra la Suisse à l’Europe

24 Heures
– 31. juillet 1999
SUISSE
1ER AOÜT-FICTION
Comment Christoph B. ancra la Suisse à l’Europe
CHANTAL TAUXE
Editorialiste
Mais d’où avait surgi cette idée? Le 15 décembre 1999, jour de réélection du Conseil fédéral, tout avait bien commencé. Le doyen du collège, Adolf Ogi, obtint un score excellent. «La prime aux non-JO Sion 2006», lâcha un commentateur. Les choses se gâtèrent à l’énoncé du résultat de Ruth Dreifuss: 124 voix! Une de moins et la première présidente de la Confédération n’aurait pas été réélue. La droite, qui s’était renforcée aux élections fédérales d’octobre, avait décidé de lui faire payer la récente hausse de 5% des primes d’assurance maladie.
C’est alors que la folle rumeur enfla dans les pas perdus, lancée par Peter Bodenmann de retour au Palais après son triomphal rapt d’un siège PDC au Conseil des Etats: la socialiste avait décidé de démissionner séance tenante. L’échec de l’assurance maternité en juin avait déjà été dur à digérer, mais le camouflet du Parlement était de trop. Hanspeter Seiler, le démocrate du centre bernois qui venait de reprendre les rênes du Parlement, demanda une suspension de séance, et convoqua la ministre. Heurtée par la manoeuvre, Ruth Dreifuss, qui avait décidé dans un premier temps de faire face à cette humiliation avec sa sérénité coutumière, craqua et confirma: oui, elle démissionnait, oui, avec effet immédiat.
L’épisode était inédit dans les annales: fallait-il procéder tout de suite à l’élection d’un nouveau conseiller fédéral ou attendre la session de mars? Hanspeter Seiler trancha: on allait expédier l’affaire l’après-midi même. Le groupe socialiste désigna la conseillère d’Etat neuchâteloise Monika Dusong. «Elisons Blocher, qu’on en finisse», lança alors on ne sait plus qui.
La boutade fut prise au sérieux. A 15 h, Ueli Maurer monta à la tribune pour annoncer la candidature de son mentor. A 16 h, après le refus de maintes motions d’ordre émanant de la gauche, Christoph Blocher était élu au troisième tour avec 125 voix. Le Zurichois était perplexe: peut-on refuser de représenter le peuple au plus haut niveau quand on vient de réaliser la meilleure élection au Conseil national de tout le pays? Il promit de servir la patrie.
Dans les jours qui suivirent, le pays en état de choc s’interrogea: comment une chose aussi inattendue avait pu se passer en moins de douze heures, alors que la réélection du Conseil fédéral avait toujours été un rituel bon enfant?
Joseph Deiss était particulièrement dépité. Le référendum contre les accords bilatéraux était sur le point d’aboutir, et le loup siégeait désormais dans la bergerie. Il eut alors un trait de génie, c’est du moins ainsi que l’historiographie officielle présente les choses. D’entente avec les cinq autres ministres, il demanda un changement de Département. Dernier arrivé, Christoph Blocher se retrouva au printemps 2000 à la tête du Département des affaires étrangères, chargé de manager le vote sur les accords bilatéraux. Le verbe soudain fade, il fit comme Ruth Metzler à son arrivée au gouvernement: il lut les textes que ses services avaient préparés. Les accords bilatéraux passèrent la rampe du référendum avec 60% de oui. Oskar Freysinger, le Valaisan chef de file des blochériens romands, hurla à la trahison.
Quelques mois plus tard, pour tenter le diable, le Parlement décida à une courte majorité (PDC-PS, libéraux et quelques radicaux) de soutenir l’initiative demandant l’ouverture immédiate de négociations d’adhésion avec l’Union européenne. La gauche tint à cette occasion un discours audacieux: qui mieux que Blocher pourrait négocier les conditions d’adhésion les plus avantageuses pour la Suisse? Arena consacra trois émissions au dilemme des nationalistes. Le résultat de la votation populaire fut serré mais positif.
L’ancien conseiller national Peter Tschopp sortit alors de sa retraite genevoise pour demander qu’on retrouve l’auteur de la boutade «Elisons Blocher qu’on en finisse», et qu’on lui élève une statue lors des fêtes du 1er janvier 2005, marquant l’entrée de la Suisse dans l’UE.
«Joseph Deiss était particulièrement dépité. Il eut alors un trait de génie»

Christiane Langenberger: qui êtes-vous? Qu’allez-vous faire dans cette élection?

En janvier, la radicale vaudoise avait jeté l’éponge. Fin février, elle a décidé de revenir dans la course à la succession de Delamuraz. Pour qu’une femme soit candidate, mais aussi pour mettre son expérience de politicienne atypique au service du pays. *
– Vous êtes relativement peu connue sur la scène politique romande. Qui êtes-vous?
– J’ai 57 ans. J’ai élevé deux enfants et je suis maintenant jeune grand-maman. Attirée par le théâtre, je n’ai pas poursuivi mes études, mais je l’ai regretté. C’est pourquoi j’ai voulu reprendre des études dès que mes enfants ont dépassé l’âge de cinq ans, mais je n’y suis pas parvenue, mon mari (militaire de carrière à la retraite, réd.) étant trop absent. C’est cette expérience qui m’a conduit à m’intéresser à la question de la réinsertion des femmes dans la vie active. Après une formation à Paris, où j’ai passé deux ans avec ma famille, je me suis occupée, dès mon retour en Suisse, d’un bureau d’information à la Maison de la femme. Par la suite, je suis entrée à l’Association suisse des droits de la femme que j’ai présidée de 1981 à 1989. Je suis également devenue membre de la Commission fédérale pour les questions féminines, dont j’ai par la suite assumé la vice-présidence. Parallèlement, j’ai créé, en Suisse romande, un mouvement pour la promotion des femmes dans l’entreprise appelé «Des paroles aux actes». Je me suis donc faite moi-même, sur le tard.
– Et votre carrière politique?
– En 1986, j’ai été élue municipale. Par la suite, il m’a fallu du temps pour entrer au Grand Conseil, mon ambition étant freinée par le syndic du lieu, également député… radical. En 1995, enfin, j’ai été élue au Conseil national.
– Etes-vous entrée en politique pour faire passer vos idées féministes?
– Il y avait de cela, mais c’est surtout mon intérêt pour les questions économiques et de sécurité qui m’a motivée.
– Pourquoi le Parti radical?
– J’y avais de nombreuses connaissances. J’avais, en outre, de l’admiration pour Delamuraz, pour les Chevallaz. Je voulais oeuvrer là où c’était le plus difficile, où je sentais une résistance; je me suis d’ailleurs heurtée à des réactions contre mon féminisme. D’autre part, tout mon engagement est centré sur l’individu. Or, le Parti radical allait à sa perte: il négligeait les jeunes et les femmes. Il avait également perdu tout intérêt pour la politique nationale et internationale. Il fallait reconstruire ce parti.
– Y êtes-vous parvenue?
– Le Parti radical vaudois a beaucoup évolué. Je retiendrais cette image forte, lors de la conférence de presse annonçant ma candidature: sur le podium siégeaient quatre femmes et un homme. Cela montre bien le chemin parcouru.
– Comment avez-vous vécu votre arrivée à Berne?
– Il a fallu tout construire, faire sa place au milieu des Suisses alémaniques comme minoritaire, c’est-à-dire comme femme et comme Vaudoise. J’ai ressenti du mépris à l’égard des Romands, alors que je parle couramment le suisse allemand et que je comprends leur tempérament.
– On vous reproche une expérience politique limitée. Estimez-vous que vos activités dans la société civile comblent ce manque?
– Le fait d’avoir vécu une expérience différente est intéressante, car elle s’est nourrie au contact des réalités et non pas uniquement de la politique partisane. C’est cette expérience-là que j’apporte et pour laquelle on m’apprécie. Parce que je suis femme, j’ai un autre vécu que les politiciens traditionnels. Cela se traduit, notamment dans ce contexte économique difficile, par une écoute attentive des gens. Pour avoir beaucoup travaillé dans le secteur des ressources humaines, je suis convaincue que, dans les entreprises notamment, le problème est de bien les gérer, de sorte que l’on travaille dans un climat d’espoir et d’équilibre positif.
– Pourquoi avoir renoncé en janvier lorsque votre candidature a été évoquée?
– Je ne savais pas si je pouvais compter sur des soutiens. En face de moi se trouvait un Pascal Couchepin archiprêt. Toute la presse regorgeait d’interviews affirmant que les dés étaient déjà jetés.
– Est-ce à dire que cette élection est arrivée trop tôt?
– Oui. Mais il est temps d’ouvrir une nouvelle brèche. Ma candidature représente pour les femmes de droite un symbole. Advienne que pourra le 11 mars; le Parlement décidera.
– Comment réagissez-vous à la candidature de Gilles Petitpierre?
– Très positivement. C’est un grand bonhomme. On s’y attendait un peu. Le problème est juridique. Beaucoup de candidats ont renoncé à cause de la règle cantonale comme Dick Marti, Françoise Saudan, Fulvio Pelli. Je ne suis pas sûre que le Parlement autorisera cette entorse.
C’est un homme de réflexion, mais est-ce un homme de décision? Je ne sais pas, mais comme on me l’a aussi reproché, je ne vais pas donner des leçons.
– Que faire pour financer les assurances sociales?
– Il faut davantage de clarté dans les assurance sociales. Nous avons un méli-mélange où l’on reporte les charges du chômage sur l’assurance invalidité. Il faut plus de contrôle, car il me semble qu’il y a exagération. Ensuite, il faudra fixer des priorités. On devra créer un peu plus de solidarité. Je donne un exemple (qu’il conviendrait d’étudier dans le détail): peut-être que les riches n’ont pas besoin de toucher l’intégralité de leurs rentes AVS, et que l’on pourrait en retrancher un peu. Dans le domaine du chômage, il est impensable de faire de grandes coupes, on l’a vu en septembre dernier. Les élus de droite des cantons riches pensent que tout le monde a un salaire de 4000 francs. Selon moi, il faut trouver des solutions flexibles qui tiennent compte de la situation économique des cantons. Ce qui est valable à Zoug ne l’est pas forcément dans le Jura. En flexibilisant les coupes, en expliquant la gravité de la situation financière, en présentant l’intégralité du plan, en précisant qu’on allait aussi s’attaquer au budget militaire, à la protection civile, la mesure aurait pu passer.
– Mais peut-on toucher à l’assurance chômage?
– Il ne faut surtout pas la toucher pour les petits revenus. L’idée de Villiger de diminuer le nombre de jours pour que les gens reprennent plus vite un emploi est bonne en théorie. S’il n’y a pas d’emplois, cela devient difficile. On dit qu’il y a des emplois, mais il y a surtout inadéquation entre l’offre et la demande. Il va donc falloir que les Suisses se prennent un peu plus en mains, acceptent d’être plus mobiles, ou de voir diminuer momentanément leurs salaires. Aller travailler à Genève ou à Berne lorsque l’on est un chômeur vaudois ne devrait pas être un problème. Il y a peut-être des sacrifices à consentir momentanément, et ensuite on se refait sa place. Il faut aussi revoir les ORP (offices régionaux de placement), mieux cibler et renforcer les programmes de formation. Au départ, on a fait un peu de tout, c’était léger. C’est aussi bien une tâche de l’ex-OFIAMT que des cantons.
– 15% de TVA pour être eurocompatible et financer nos assurances sociales, cela vous paraît souhaitable?
– Il faudra s’en rapprocher mais en faisant attention à l’impôt fédéral direct, qui est très social (et qui n’est pas perçu dans l’Union européenne). Je me suis toujours battue contre l’abrogation de l’IFD à moins de mettre en place une TVA qui ne toucherait pas les petits et moyens revenus (comme la TVA perçue sur les produits de luxe). Dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, il faut introduire plus de flexibilité.
– Défendez-vous le projet d’assurance maternité de Ruth Dreifuss?
– Il est indispensable d’améliorer la situation des jeunes couples. Mais dire que rien n’a été fait depuis cinquante ans, c’est faux. On a tout de même eu des améliorations avec la protection contre le licenciement et la loi sur l’assurance maladie. Cette fois-ci, on repart avec une mouture qui, grâce à l’influence des femmes PDC, prend en compte les mères au foyer. Apporter un petit quelque chose au moment de la maternité, ce n’est pas pousser à mettre au monde des enfants, surtout si l’on considère le montant de cette aide, modeste, en regard du coût réel. Mais c’est une certaine reconnaissance et un encouragement. Quant au financement, une proposition du Conseil des Etats veut utiliser le contenu des APG (assurance pertes de gain). C’est une bonne piste.
– On a beaucoup parlé de réforme du gouvernement ces dernières semaines. Votre avis?
– Je ne suis pas favorable à l’élection du Conseil fédéral par le peuple. Il ne faut pas dessaisir le Parlement de cette compétence. Mais, premièrement, il faut élargir le champ pour choisir des candidats, faire sauter la clause «pas plus d’un conseiller fédéral par canton» comme l’ont proposé Francine Jeanprêtre et mon parti. Deuxièmement, la maladie de plusieurs conseillers fédéraux nous l’a montré, la charge est inhumaine. Il faut un président, quelqu’un qui dirige, le collège, et, en-dessous, des ministres qui gèrent les départements. Il faut que le Conseil fédéral s’occupe de politique. Ce n’est plus possible de se laisser surprendre comme c’est le cas actuellement. Il faut une cellule de crise. L’affaire de fonds en déshérence, mal gérée, nous l’a montré.
– Vous êtes très critique…
– On ne peut plus continuer comme ça. C’est valable pour les conseillers fédéraux comme pour les parlementaires d’ailleurs. Si on n’a pas un secrétariat derrière soi, on ne peut pas faire un travail sérieux. Oui, je crois que la politique n’a plus vraiment les moyens d’exister. Je crois aussi que notre démocratie directe doit être remise en question pour éviter tous les freinages, blocages.
– L’élévation du nombre de signatures vous paraît-elle une mesure adéquate?
– Oui, mais c’est en train de louper. Je crois que certains sujets, trop complexes ou trop minimes, ne devraient pas aller devant le peuple. Etait-ce vraiment justifié de voter sur les FA/18, ne faut-il pas plutôt définir une stratégie et délivrer ensuite un budget global?
– N’est-ce pas paradoxal de vouloir supprimer la discussion au moment où le rapport de la Commission Brunner ouvre un grand débat?
– Je suis à 100% derrière Brunner. Active dans la protection civile (N.d.l.r.: elle a présidé un groupe d’études sur l’introduction d’un service général), cela fait des années que je dis qu’il faut réfléchir au-delà d’armée 1995. J’ai été malheureuse avec les crédits militaires et soulagée lorsque Jean-François Leuba, que l’on ne peut pas soupçonner d’antimilitarisme, a dit que l’on ne pouvait plus continuer à voter des crédits sans savoir dans quel concept de défense ils s’inscrivaient.
L’Europe
– Le Conseil fédéral doit prendre position sur l’initiative «Oui, à l’Europe». Que préconisez-vous?
– Je ne suis pas experte en relations internationales, mais je ne comprends pas les lenteurs des bilatérales, et pourquoi on n’a pas fait de concessions plus tôt. Quoi qu’il en soit, il faut finir ces négociations et affronter le référendum. Blocher pèse de tout son poids. Il ne faut pas refaire l’erreur de 1992 en parlant trop tôt d’adhésion. Le Conseil fédéral doit préparer un contre-projet qui gomme l’expression «sans délai», qui précipiterait les choses.
– Au Conseil fédéral, vous vous engageriez , après les bilatérales, pour une adhésion au plus vite?
– Oui.
– Ce sera une travail de titan..
– Je m’engagerai comme conseillère fédérale… ou comme conseillère nationale
– Vous vous donnez combien de chances le 11 mars prochain?
– Je ne sais pas. J’y vais maintenant. Je me bats pour les femmes.
* Texte paru dans 24 Heures et la Tribune de Genève le 2 mars 1998

Ruth Dreifuss: pour réussir son avenir, la Suisse doit exorciser son passé

La conseillère fédérale donne son avis sur la question des fonds en déshérence, la création du fonds destiné aux victimes de l’Holocauste, le rôle de la Suisse au lendemain de la dernière guerre et sur l’antisémitisme.*
– De nombreux Suisses ont le sentiment d’ être maltraités par la Communauté juive internationale. Comprenez-vous ce sentiment?
– Maltraités est un terme inadéquat. Que certains Suisses se sentent mal compris, confrontés à des questions désagréables, voire jugés à d’autres aunes que certains peuples, je peux le comprendre. L’expression «maltraités» me paraît inappropriée en regard du problème dont il s’agit, la grande catastrophe qu’a représenté le nazisme.
– Les Suisses réagissent comme si on les rendait responsables…
– Personne n’accuse la Suisse d’ être responsable du génocide. Mais que la situation particulière de la Suisse l’ait amenée dans un mélange de résistance et d’adaptation à soutenir économiquement le IIIe Reich est une réalité, qu’il convient aujourd’hui d’ éclairer.
– Les faits révélés par le sénateur d’Amato n’ étaient-ils pas déjà connus?
– Ce qui me frappe et qui montre la nécessité de cette réflexion, c’est que pour beaucoup de gens, ce que dit M. D’Amato apparaît comme des révélations. J’attends plus du rapport Eisenstadt que des trucs de prestidigitateur auxquels s’adonne M. D’Amato en sortant de son chapeau des éléments isolés. Ce dont on a besoin, c’est d’une analyse globale. La volonté du Conseil fédéral est d’aller éclairer autant que faire se peut tous les recoins de la mémoire et des archives. La Suisse avait fait un effort pour connaître son attitude face aux réfugiés (rapport Ludwig), ou pour cerner l’application du principe de la neutralité pendant la guerre (rapport Bonjour); mais elle n’a jamais analysé de façon systématique et exhaustive les implications économiques envers le IIIe Reich.
– Les Suisses ont-ils refoulé leur passé?
– Oui. Refouler, ce n’est pas ignorer, mais ne pas vouloir savoir ou tirer les conséquences. D’Amato et le Congrès juif mondial ne font pas des révélations, ils tendent une sorte de miroir grossissant, comme ceux que les femmes utilisent pour voir les points noirs sur leur visage. Bien sûr que le point noir n’est pas toute la réalité du visage.
– Mais on ne peut pas vivre avec son passé devant soi…
– Loin de moi l’intention de prêcher une fixation sur le passé. Mais c’est le passé le moins bien compris qui pèse le plus lourd sur l’avenir. Les mythes ne nous ont jamais aidés à formuler une politique d’avenir.
– Quels sont ces mythes?
– D’abord l’idée du Sonderfall Schweiz, la Suisse coupée du destin des autres peuples, propulsée par son seul génie et son courage, et non pas partie d’un destin collectif douloureux avec ses compromissions et ses fragilités; cette image a contribué à notre isolement, à notre incompréhension de ce qui se passait autour de nous. Cet isolement un peu arrogant nous a fait passer à côté de tentatives communes de régler des problèmes.
– Vous pensez à notre rapprochement avec l’Union européenne?
– Davantage. A cause de ces mythes, nous n’avons pas participé réellement à la construction de la paix en Europe, et fait longtemps l’ économie du débat sur ce qu’est la Suisse au coeur de l’Europe.
– Quelles autres politiques ont été faussées par le refoulement du passé?
– Dans un premier temps, à la suite du rapport Ludwig, notre politique envers les réfugiés des années soixante a été ouverte. Puis peu à peu, le mythe a repris ses droits: on portait de moins en moins l’attention sur les conditions inhumaines régnant dans leurs patries, notamment les dictatures sanglantes souvent soutenues par des grandes puissances et des intérêts économiques occidentaux. Certains aimaient à croire que les réfugiés étaient simplement attirés par notre richesse.
Notre politique d’asile s’est ensuite durcie parce que les questions qui se sont posées pendant la guerre n’ont pas été suffisamment approfondies: quel asile accorder à des personnes discriminées, menacées dans leur intégrité physique, dans leur dignité, en fonction de leur religion, de leur appartenance ethnique, voire de leur sexe. Ces questions sont toujours d’actualité avec ce qui se passe en Turquie, en Algérie, ce qui s’est passé en ex-Yougoslavie.
– Quelle autre mythe doit-il être réévalué?
– La relation de la Suisse avec sa place financière est un des domaines où la confrontation au passé est nécessaire. Ce processus a d’ailleurs déjà commencé. J’aimerais rappeler que si l’on se croit aujourd’hui soumis à une situation de crise exceptionnelle, la législation suisse sur les délits d’initiés a aussi été réglée à la suite de pressions extérieures. Les Etats-Unis avaient fini par considérer que la place financière suisse jouait un rôle détestable. De même, le crime organisé ne peut plus bénéficier du secret bancaire.
– Le Conseil fédéral n’a-t-il rien vu venir?
– Le miroir, nous l’avons sorti nous-mêmes de l’armoire en 1995, mais nous l’avons très vite rangé après les cérémonies qui ont marqué la chute du nazisme. La déclaration Villiger n’ tait pas une réaction à des pressions extérieures. On a ensuite cru pouvoir faire l’ conomie d’un approfondissement.
– Pourquoi le débat ne s’est-il pas prolongé?
– Justement à cause de cette mythification de l’histoire, à cause des polarisations dans ce pays qui font peur, entre ceux qui tiennent à conserver ce mythe et à l’embellir encore – je pense à M. Blocher – et ceux qui, de l’autre côté, souhaitent ce débat.
– Pensez-vous que le débat actuel soit une chance pour la Suisse?
– C’est le moment idéal dans la mesure où les derniers témoins sont encore vivants, et les archives enfin accessibles. Mais la réflexion sur le passé est rendue difficile parce que la Suisse est en crise économique. De nombreux Suisses ont le sentiment que leurs vrais problèmes sont autres et ils craignent que le Conseil fédéral et les partis politiques en soient distraits. Le Conseil fédéral a donc aussi lancé la discussion sur la relance économique ou la consolidation de la sécurité sociale. La fondation marque aussi la volonté de résoudre les problèmes d’aujourd’hui et de demain. Il s’agit d’utiliser la référence au passé pour y trouver l’inspiration et des réponses plus adéquates aux problèmes de la pauvreté, des violations des droits de la personne humaine.
– Avec le fonds et la fondation, la Suisse répare-t-elle?
– Il ne faut pas tout mélanger. Y a-t-il dans les banques suisses des fonds qui leur ont été confiés par des victimes de l’Holocauste? Et les banques ont-elles fait tout ce qu’elles devaient pour rendre cet argent aux ayants droit? Au début, j’ai pensé que les banques pouvaient régler ce problème seules. Cela paraissait évident, mais ça n’a pas été sans grincements. Le problème a fait tache d’huile, il s’est étendu à d’autres secteurs, les assurances, les oeuvres d’art, le rachat d’entreprises suisses, le rôle de la BNS, bref toutes nos relations économiques avec le IIIe Reich. Le fonds n’est pas là pour décharger les banques de leurs obligations. Il s’agit d’un effort en faveur des victimes de l’Holocauste. Le Conseil fédéral souhaite que 100 millions de francs y soient versés par la Banque nationale. Pourquoi ce chiffre? A l’ poque, la BNS a touché 20 millions de francs de commissions sur les transactions d’or avec le régime nazi. Si on actualise cette somme, on arrive aux 100 millions. Il ne s’agit pas de réparer ou de rendre, mais de ne pas garder les bénéfices de ces opérations.
– Certains élus de votre parti trouvent l’idée de la fondation invendable…
– Ces déclarations ont été faites sous le coup de la surprise. J’aime l’idée que le Conseil fédéral puisse surprendre. Ceux qui ne veulent pas de la fondation sont ceux qui considèrent que la Suisse est une perfection de la science politique et de la morale. Pour reprendre l’image du miroir, ils me font penser à la marâtre de Blanche-Neige qui se croit toujours la plus belle.
Propos recueillis par
Denis Barrelet
et Chantal Tauxe
« La génération de la Mob n’est pas coupable »
– La génération de la Mob a-t-elle commis des fautes, est-elle coupable?
– Non. Il est ridicule de parler de culpabilité d’un pays ou d’une génération. Ce n’est pas un procès auquel nous sommes invités. Il ne peut y avoir de fautes commises par une génération. Des entreprises ont commis des erreurs, certaines décisions du Conseil fédéral étaient peut-être des fautes, mais il n’y a pas de tribunal; il s’agit de faire un effort de lucidité. La génération de la Mob est composée de centaines de milliers de personnes qui ont fait leur devoir, certaines ont fait même plus que leur devoir; et d’autres ont voulu infléchir les événements soit pour en tirer un profit personnel, soit pour aller plus loin dans l’adaptation au nouvel ordre, comme on disait à l’ poque.
– La Suisse de cette époque était-elle antisémite?
– Il y avait des éléments d’antisémitisme dans la politique d’asile, comme le fait de ne pas reconnaître la persécution des Juifs. Voilà tout un peuple dont l’extermination était inscrite au programme du parti au pouvoir en Allemagne, et une Suisse qui disait à ceux qui parvenaient à la frontière: «Excusez-nous, vous n’ êtes pas des réfugiés politiques.» Comment appeler ça autrement que de l’antisémitisme? La lutte contre le nazisme était majoritairement en Suisse une lutte pour la démocratie, contre la dictature; elle était moins une lutte contre la perversion raciste du IIIe Reich.
– Assiste-t-on actuellement, en Suisse, à une résurgence de l’antisémitisme?
– Je crains davantage les manifestations de xénophobie à l’ égard d’autres groupes (musulmans, par exemple). Pour ce qui concerne l’antisémitisme, j’observe que cinquante ans après, on a oublié ce qu’a été la volonté de destruction du régime nazi, alors on se permet à nouveau de dire des horreurs. Le lien entre proférer des horreurs et le souvenir de ce que ces horreurs peuvent devenir lorsqu’elles se transforment en actes s’est cassé.
– Certains socialistes parlent de flambée d’antisémitisme…
– Non, je ne crois pas que cela va au-delà de ce que je viens de dire; les mécanismes de pudeur face à l’antisémitisme sont tombés, l’ignorance est toujours là. J’ai dit à mes camarades de parti que ce que j’avais vécu en cinquante ans constitue plutôt des progrès. J’en citerai un: grâce au pape Jean XXIII, l’antisémitisme catholique a disparu. C’est devenu un péché que d’ être antisémite, ce n’ tait pas aussi clair avant.
– Certains disent qu’ainsi les organisations juives vont remplir leurs caisses, mais aussi qu’on ne peut pas réparer avec de l’argent?
– Les premiers à dire que l’on ne peut pas réparer avec de l’argent ce qui est irréparable, ce sont les organisations juives. Veulent-elles remplir leurs caisses? Rien ne me permet de le soupçonner. Ce qui est sûr, c’est que l’argent du fonds est voué intégralement à des aides individuelles pour les victimes du nazisme, juives et non juives.
– Le fait que les Juifs aient été victimes du nazisme ne devrait-il pas induire un comportement exemplaire d’Israël à l’ égard des Palestiniens?
– A ceux qui n’ont pas de lien avec la Shoah, je récuse la légitimité de poser aux victimes des exigences morales plus élevées. Je ne pense pas que qui que ce soit puisse demander à des victimes d’ être meilleures que les autres, sinon les victimes. A moins de croire à une pédagogie de la violence.
C. T. / D. B.
D’ISRAËL À ZIEGLER
A propos d’Israël: «Mon attitude est la même qu’envers les autres Etats. Sauf que je suis plus exigeante, comme envers la Suisse d’ailleurs. Mes attentes sont plus élevées, donc les déceptions plus hautes aussi. Si j’ tais Israélienne, je militerais pour les mêmes causes qu’en Suisse: l’ouverture, la solidarité, l’ égalité, la laïcité et surtout la paix et les droits de la personne humaine.»
A propos du Congrès Juif Mondial: Le CJM a souvent manqué de sensibilité face au processus nationaux de réflexion et de prise de décision, c’est au Conseil fédéral et au peuple suisse de poser les conditions du débat en Suisse.
A propos de Jean Ziegler: «On a besoin de tout, sauf de slogan et d’esbroufe.»
* Paru dans 24 Heures et la Tribune de Genève