Réfugiés, laissons les arriver en avion !

On ne les compte plus ces photos spectaculaires de rafiots ou canots pneumatiques débordant de migrants. On ne les compte plus ces reportages narrant le transbordement de ces improbables embarcations vers de solides bateaux de sauvetage.

Depuis l’effroyable naufrage au large de Lampedusa, qui fit 368 morts, il y a eu la saison 1 en 2014, la 2 en 2015, la 3 en 2016. Nous en sommes à la 4ième saison, bien que le scénario ne varie guère même si en 2014, c’est la mer Egée plutôt que le détroit de Sicile qui a servi de décor : de pauvres gens tentent de traverser un bout de Méditerranée pour se bâtir un avenir meilleur en Europe.

Cela vous choque que l’on parle de drames humains comme d’une série américaine ? Tant mieux, si cela vous choque encore. Ces images sur écran sont devenues tellement habituelles qu’on peut raisonnablement douter qu’elles aient encore de l’effet.

Rentrez vos mouchoirs. Il y a un moyen très simple pour éviter ce spectacle désolant : Laissons venir les migrants par avion. Ainsi, ils arriveront dans le pays de leur choix et le regroupement familial sera favorisé. Surtout, on cassera le business des passeurs dans le Sahara et en Méditerranée. Et l’on s’épargnera les millions d’euros dépensés dans des sauvetages périlleux, ou plutôt, on les utilisera plus intelligemment dans l’accueil des migrants à proximité des aéroports, puis dans leur orientation et leur intégration.

Ne me jetez pas à la figure que « nous n’avons pas vocation à accueillir toute la misère du monde ».  D’abord, cette citation de feu Michel Rocard est tronquée. L’ancien premier ministre ajoutait en 1989 que « La France devait en prendre sa part » . Ensuite, tous ceux que la volonté de Donald Trump de construire un mur à la frontière mexicaine indigne devraient se montrer conséquents. En matière de défense contre ceux que l’on considère comme des « envahisseurs », il y a deux solutions : les murs ou l’eau. Le Detroit de Sicile est une sorte de grande douve, un profond gouffre dans lequel, depuis le début de cette année, 1828 personnes au moins ce sont noyées (L’OIM, l’organisation internationale pour les migrations tient un décompte mis à jour quotidiennement  https://www.iom.int/fr ). Regardons la réalité en face, et tâchons de faire mieux.

Réfugiés syriens ou migrants de la misère, les requérants d’asile quels qu’ils soient, n’ont pas le droit de monter dans un avion sans document les autorisant à séjourner dans le pays de destination. Une directive européenne de 2001 rend responsables des coûts de rapatriement les compagnies qui se risqueraient à accepter à bord des passagers sans visa. La bureaucratie a bien fait les choses, les ambassades européennes – Suisse comprise – ont cessé de délivrer de tels papiers. Pour entrer en Europe quand on y vient pas pour affaire ou en touriste mais y chercher avenir et protection, il faut donc se présenter physiquement à l’une de ses frontières.

Ré-autoriser l’arrivée par avion, une mesure simple, sauverait des milliers de vie. Les prix des billets sont bien inférieurs à ceux pratiqués par les passeurs.

Plus sûr, le débarquement par avion mettrait fin à une autre absurdité bureaucratique. On sait que les Européens peinent à se répartir équitablement les migrants. Certains s’accrochent au « régime Dublin », donnant la responsabilité aux pays de premier accueil de statuer sur les demandes. Ainsi, l’Italie et la Grèce, de part leur position géographique, auraient plus vocation que d’autres nations à faire face, seules, à ces vagues humaines. C’est d’une lâcheté que l’on ne pensait plus revoir sur un continent qui s’est doté d’une charte pour éviter de tels regards détournés.

En avion, les migrants arriveraient là où ils le souhaitent, c’est-à-dire dans les pays où ils ont déjà des proches ou dont ils maîtrisent la langue. Cela ne supprimerait pas les calculs d’apothicaires pour savoir si le fardeau de l’asile est bien réparti, mais cela simplifierait un peu la prise en charge : il faudrait bien sûr continuer à enregistrer les migrants, puis leur délivrer des papiers, les orienter dans la recherche d’un emploi selon leurs capacités et selon les besoins, les former, et bien évidemment renvoyer certains d’entre eux pour des raisons sécuritaires évidentes.

Et après ? Arrivés légalement par voie aérienne,  les migrants pourront repartir de la même façon à leur guise ou au bout de trois ans, d’autant plus qu’on leur aura contraint à alimenter un fond d’épargne-retour. Leurs documents de séjour ne devraient leur être renouvelés que sous condition (avoir appris la langue, ne plus dépendre de l’aide sociale, pas de casier judiciaire,… ).

Grosso modo, notre droit d’asile date de la guerre froide. Il magnifie le dissident politique, il n’a pas vraiment été adapté pour gérer les flux des milliers de réfugiés fuyant la guerre et encore moins ceux des migrants fuyant la misère. Il est temps d’entreprendre une grande révision qui tienne compte des impératifs démographiques, de faire preuve de bon sens.  Cessons le mauvais feuilleton des morts en Méditerranée. Laissons les monter dans des avions !

 

 

Réfugiés: J’ai fait un rêve européen

Comme dans les films catastrophe américains, il y avait des hélicoptères qui tournoyaient dans un ciel d’après orage au dessus d’un camp de réfugiés.

Il y avait des présidents et des premiers ministres qui donnaient des ordres, mais remerciaient aussi les gens qui s’activaient pour secourir ceux qui en avaient besoin.

Après des années, des mois, des semaines d’indifférence, il y avait eu un sursaut.

Les réfugiés, on avait trop pris l’habitude de les voir dans le poste de télévision, hagards, désorientés, fuyant la Syrie et tant d’autres cercles de l’enfer …. Comme dans un film de science fiction, ils étaient soudain sortis du poste et avaient déboulé dans nos salons, à nos frontières, dans nos gares, dans nos villes.

Angela Merkel avait dit qu’il fallait les accueillir, et l’on s’était organisé pour le faire, comme si une météorite était tombée au cœur de l’Europe, comme si un accident chimique ou nucléaire avait chassé des millions de gens de leurs maisons.

On s’était aperçu que, de fait, il y avait dans nos territoires européens plein d’édifices abandonnés, écoles, hôpitaux, casernes, et on les avait peu à peu retapés pour y loger les migrants.

La Croix Rouge, qui avait un siècle plus tôt développé ses structures pour faire face à la catastrophe de la première guerre mondiale en Europe,  avait été appelée par Jean-Claude Juncker pour aider les Européens à concevoir et mettre en œuvre le plus grand plan d’accueil de migrants de l’histoire.

On réquisitionna d’abord les forces armées. Puis, un matin avaient débarqué ce que l’on nomma très vite les  « nouvelles brigades internationales de volontaires ». L’élan était venu d’un jeune architecte italien au chômage, il avait appelé une copine espagnole, connue lors d’un Erasmus. Chacun était venu avec une dizaine de potes.  Suivis bientôt par des centaines d’autres, venus offrir leurs compétences autant que leur compassion active.

C’était cela l’autre miracle de cette prise de conscience :  les jeunes Européens au chômage s’étaient mis à disposition pour aider les ONG à aménager l’accueil des réfugiés, jouer avec les enfants, soigner les malades, servir à manger, enseigner une langue, organiser l’administration, …

C’était comme au temps des cathédrales, une ferveur venue des foules, le sens d’un destin commun, le besoin d’apporter sa pierre et de contribuer ensemble à une lumineuse évidence de fraternité.

Tout cela avait coûté, mais on avait tant actionné la planche à billets pour sauver des banques, que l’on fut soudain heureux, soulagés, de pouvoir la faire fonctionner pour sauver du monde et l’âme de l’Europe.

2015 avait commencé avec l’effroi des attentats contre CharlieHebdo, une mobilisation citoyenne sans précédent dont les cyniques dirent qu’elle ne durerait pas, l’année  s’achevait dans la conviction et l’affirmation morale que les terroristes, quel que soit leur degré de barbarie, ne gagneraient pas. Car leur mode de vie ne faisait envie à personne, alors que la solidarité européenne était redevenue une valeur universelle.

L’identité suisse est xénophile

Je lis tardivement un compte-rendu de l’analyse VOX, détaillant les motivations des votants le 9 février dernier. On y apprend que c’est la peur de l’immigration qui a influencé les citoyens.

Je cite: « Les communes où le oui à l’initiative « Contre l’immigration de masse » a été le plus fort sont celles où la tendance isolationniste en matière de politique extérieure et la méfiance à l’égard des étrangers sont grandes et où le poids de la tradition et de l’identité nationale est le plus fort« . C’est sur ce dernier point que je tique: je refuse que l’on définisse « une identité nationale forte » comme hostile aux étrangers. Je pense au contraire que toute l’histoire suisse est irriguée par les échanges avec l’étranger. C’est vrai économiquement, démographiquement, militairement, humainement. L’identité suisse est profondément xénophile.

Les anciens Confédérés d’avant 1798 se méfiaient si peu des étrangers qu’ils allaient travailler chez eux, comme mercenaires ou employés de maison. Ils se méfiaient si peu des étrangers qu’ils commerçaient aux quatre coins de l’Europe, puis du monde, avec eux. Ils se méfiaient si peu des étrangers, et des réfugiés en particulier, qu’ils en accueillirent tout plein, à la Révocation de l’Edit de Nantes comme au moment de la Révolution.  Ils se méfiaient si peu des étrangers que les plus riches d’entre eux envoyaient leurs fils étudier dans des universités d’autres pays, puisque le nôtre n’en comptait guère de haut rang.

Au XIXème siècle, les Suisses se méfiaient si peu des étrangers, que notre pays constitua un refuge pour tous les Républicains qui après 1848 étaient poursuivis par des régimes réactionnaires. L’essor économique de la Confédération doit beaucoup à des entrepreneurs étrangers (Brown Boveri, Nestlé,…). Et le Gothard n’aurait pas été creusé sans forces travail venues d’ailleurs.

Tout ça pour dire que je crois que cette méfiance des étrangers, qui tétanise certains au point de voter contre un des facteurs majeurs qui a contribué à nos récents succès économiques (la libre-circulation des travailleurs et des cerveaux) est une invention récente, et pas une tendance fondamentale de l’identité suisse. Je crois que c’est un poison instillé par James Scharzenbach et quelques autres, auquel nous n’avons pas trouvé assez d’antidotes, notamment parce que nous méconnaissons notre histoire, et plus particulièrement la genèse de notre actuelle prospérité.

J’aimerais aussi observer que la soi-disant surpopulation étrangère, la fameuse « Überfremdung », doit beaucoup à notre pingrerie en matière de naturalisation. Si nous donnions le passeport rouge à croix-blanche aux enfants nés sur notre sol, où à ceux qui résident chez nous depuis 20 ans, on ne friserait pas les 25% d’étrangers, mais on flirterait vers 10%, peut-être même moins, ce qui ne ferait plus tellement peur.

Pour 2015, je formule donc le voeu suivant: qu’une escouade de parlementaires ose proposer une action de naturalisations de masse à destination de celles et ceux qui remplissent les critères depuis belle lurette. L’initative peut venir de Berne, mais elle est déclinable dans les cantons.

Sous le sapin ou le soir de la Saint-Sylvestre, faites un test. Remontez dans l’ascendance de chacun et considérez sa descendance, comptez ensuite ceux qui sont Suisses depuis 3 générations, sans conjoint ou meilleurs amis d’origine étrangère. Vous verrez, nous sommes très peu…. l’immigration n’est pas une menace pour la Suisse, elle constitue ses racines. 

50 millions de déplacés: que fait la Suisse?

La Suisse avait promis en septembre dernier d’accueillir un contingent de 500 réfugiés syriens. En deux arrivages, 54 personnes ont été accueillies.

Malaise.

Nausée même, quand on prend connaissance des chiffres publiés ce 14 mai par le Haut Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR) à Genève et le Conseil norvégien pour les réfugiés:

Le nombre de déplacés dans le monde a atteint un record l’an dernier. Plus de 33 millions de personnes sont déplacées dans leur pays, soit 4,5 millions de plus que l’année précédente.

Cinq pays, la Syrie, la Colombie, le Nigeria, la République démocratique du Congo et le Soudan concentrent le 63% des 33,3 millions de personnes déplacées.

– Un nombre « choquant » de plus de 40% des nouveaux déplacés l’ont été en Syrie, ont précisé le Haut Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR) et le CNR.

–  En Syrie, 9500 personnes ont été déplacées en moyenne chaque jour par le conflit l’an dernier. Une famille quitte son foyer à cause des violences toutes les 60 secondes.

– Le nombre de réfugiés (déplacés dans des pays tiers) a également augmenté, soit 16 millions de réfugiés enregistrés l’an dernier, et au total un record de 49,3 millions de personnes déplacées par les conflits à l’intérieur et à l’extérieur de leur pays, contre 45,2 millions l’an dernier.

– L’an dernier, 8,2 millions de personnes supplémentaires ont été déplacées. Outre en Syrie, qui compte 6,5 millions de déplacés internes, la situation s’est aggravée récemment en République centrafricaine (près d’un million) et au Soudan du Sud (un million également).

–  En moyenne, les déplacés vivent dans des conditions précaires pendant 17 ans, selon le rapport portant sur 58 pays.

Je ne sais pas ce qu’attend le Conseil fédéral, et Simonetta Sommaruga en particulier, pour honorer sa promesse et la décupler. 

Ruth Dreifuss: pour réussir son avenir, la Suisse doit exorciser son passé

La conseillère fédérale donne son avis sur la question des fonds en déshérence, la création du fonds destiné aux victimes de l’Holocauste, le rôle de la Suisse au lendemain de la dernière guerre et sur l’antisémitisme.*
– De nombreux Suisses ont le sentiment d’ être maltraités par la Communauté juive internationale. Comprenez-vous ce sentiment?
– Maltraités est un terme inadéquat. Que certains Suisses se sentent mal compris, confrontés à des questions désagréables, voire jugés à d’autres aunes que certains peuples, je peux le comprendre. L’expression «maltraités» me paraît inappropriée en regard du problème dont il s’agit, la grande catastrophe qu’a représenté le nazisme.
– Les Suisses réagissent comme si on les rendait responsables…
– Personne n’accuse la Suisse d’ être responsable du génocide. Mais que la situation particulière de la Suisse l’ait amenée dans un mélange de résistance et d’adaptation à soutenir économiquement le IIIe Reich est une réalité, qu’il convient aujourd’hui d’ éclairer.
– Les faits révélés par le sénateur d’Amato n’ étaient-ils pas déjà connus?
– Ce qui me frappe et qui montre la nécessité de cette réflexion, c’est que pour beaucoup de gens, ce que dit M. D’Amato apparaît comme des révélations. J’attends plus du rapport Eisenstadt que des trucs de prestidigitateur auxquels s’adonne M. D’Amato en sortant de son chapeau des éléments isolés. Ce dont on a besoin, c’est d’une analyse globale. La volonté du Conseil fédéral est d’aller éclairer autant que faire se peut tous les recoins de la mémoire et des archives. La Suisse avait fait un effort pour connaître son attitude face aux réfugiés (rapport Ludwig), ou pour cerner l’application du principe de la neutralité pendant la guerre (rapport Bonjour); mais elle n’a jamais analysé de façon systématique et exhaustive les implications économiques envers le IIIe Reich.
– Les Suisses ont-ils refoulé leur passé?
– Oui. Refouler, ce n’est pas ignorer, mais ne pas vouloir savoir ou tirer les conséquences. D’Amato et le Congrès juif mondial ne font pas des révélations, ils tendent une sorte de miroir grossissant, comme ceux que les femmes utilisent pour voir les points noirs sur leur visage. Bien sûr que le point noir n’est pas toute la réalité du visage.
– Mais on ne peut pas vivre avec son passé devant soi…
– Loin de moi l’intention de prêcher une fixation sur le passé. Mais c’est le passé le moins bien compris qui pèse le plus lourd sur l’avenir. Les mythes ne nous ont jamais aidés à formuler une politique d’avenir.
– Quels sont ces mythes?
– D’abord l’idée du Sonderfall Schweiz, la Suisse coupée du destin des autres peuples, propulsée par son seul génie et son courage, et non pas partie d’un destin collectif douloureux avec ses compromissions et ses fragilités; cette image a contribué à notre isolement, à notre incompréhension de ce qui se passait autour de nous. Cet isolement un peu arrogant nous a fait passer à côté de tentatives communes de régler des problèmes.
– Vous pensez à notre rapprochement avec l’Union européenne?
– Davantage. A cause de ces mythes, nous n’avons pas participé réellement à la construction de la paix en Europe, et fait longtemps l’ économie du débat sur ce qu’est la Suisse au coeur de l’Europe.
– Quelles autres politiques ont été faussées par le refoulement du passé?
– Dans un premier temps, à la suite du rapport Ludwig, notre politique envers les réfugiés des années soixante a été ouverte. Puis peu à peu, le mythe a repris ses droits: on portait de moins en moins l’attention sur les conditions inhumaines régnant dans leurs patries, notamment les dictatures sanglantes souvent soutenues par des grandes puissances et des intérêts économiques occidentaux. Certains aimaient à croire que les réfugiés étaient simplement attirés par notre richesse.
Notre politique d’asile s’est ensuite durcie parce que les questions qui se sont posées pendant la guerre n’ont pas été suffisamment approfondies: quel asile accorder à des personnes discriminées, menacées dans leur intégrité physique, dans leur dignité, en fonction de leur religion, de leur appartenance ethnique, voire de leur sexe. Ces questions sont toujours d’actualité avec ce qui se passe en Turquie, en Algérie, ce qui s’est passé en ex-Yougoslavie.
– Quelle autre mythe doit-il être réévalué?
– La relation de la Suisse avec sa place financière est un des domaines où la confrontation au passé est nécessaire. Ce processus a d’ailleurs déjà commencé. J’aimerais rappeler que si l’on se croit aujourd’hui soumis à une situation de crise exceptionnelle, la législation suisse sur les délits d’initiés a aussi été réglée à la suite de pressions extérieures. Les Etats-Unis avaient fini par considérer que la place financière suisse jouait un rôle détestable. De même, le crime organisé ne peut plus bénéficier du secret bancaire.
– Le Conseil fédéral n’a-t-il rien vu venir?
– Le miroir, nous l’avons sorti nous-mêmes de l’armoire en 1995, mais nous l’avons très vite rangé après les cérémonies qui ont marqué la chute du nazisme. La déclaration Villiger n’ tait pas une réaction à des pressions extérieures. On a ensuite cru pouvoir faire l’ conomie d’un approfondissement.
– Pourquoi le débat ne s’est-il pas prolongé?
– Justement à cause de cette mythification de l’histoire, à cause des polarisations dans ce pays qui font peur, entre ceux qui tiennent à conserver ce mythe et à l’embellir encore – je pense à M. Blocher – et ceux qui, de l’autre côté, souhaitent ce débat.
– Pensez-vous que le débat actuel soit une chance pour la Suisse?
– C’est le moment idéal dans la mesure où les derniers témoins sont encore vivants, et les archives enfin accessibles. Mais la réflexion sur le passé est rendue difficile parce que la Suisse est en crise économique. De nombreux Suisses ont le sentiment que leurs vrais problèmes sont autres et ils craignent que le Conseil fédéral et les partis politiques en soient distraits. Le Conseil fédéral a donc aussi lancé la discussion sur la relance économique ou la consolidation de la sécurité sociale. La fondation marque aussi la volonté de résoudre les problèmes d’aujourd’hui et de demain. Il s’agit d’utiliser la référence au passé pour y trouver l’inspiration et des réponses plus adéquates aux problèmes de la pauvreté, des violations des droits de la personne humaine.
– Avec le fonds et la fondation, la Suisse répare-t-elle?
– Il ne faut pas tout mélanger. Y a-t-il dans les banques suisses des fonds qui leur ont été confiés par des victimes de l’Holocauste? Et les banques ont-elles fait tout ce qu’elles devaient pour rendre cet argent aux ayants droit? Au début, j’ai pensé que les banques pouvaient régler ce problème seules. Cela paraissait évident, mais ça n’a pas été sans grincements. Le problème a fait tache d’huile, il s’est étendu à d’autres secteurs, les assurances, les oeuvres d’art, le rachat d’entreprises suisses, le rôle de la BNS, bref toutes nos relations économiques avec le IIIe Reich. Le fonds n’est pas là pour décharger les banques de leurs obligations. Il s’agit d’un effort en faveur des victimes de l’Holocauste. Le Conseil fédéral souhaite que 100 millions de francs y soient versés par la Banque nationale. Pourquoi ce chiffre? A l’ poque, la BNS a touché 20 millions de francs de commissions sur les transactions d’or avec le régime nazi. Si on actualise cette somme, on arrive aux 100 millions. Il ne s’agit pas de réparer ou de rendre, mais de ne pas garder les bénéfices de ces opérations.
– Certains élus de votre parti trouvent l’idée de la fondation invendable…
– Ces déclarations ont été faites sous le coup de la surprise. J’aime l’idée que le Conseil fédéral puisse surprendre. Ceux qui ne veulent pas de la fondation sont ceux qui considèrent que la Suisse est une perfection de la science politique et de la morale. Pour reprendre l’image du miroir, ils me font penser à la marâtre de Blanche-Neige qui se croit toujours la plus belle.
Propos recueillis par
Denis Barrelet
et Chantal Tauxe
« La génération de la Mob n’est pas coupable »
– La génération de la Mob a-t-elle commis des fautes, est-elle coupable?
– Non. Il est ridicule de parler de culpabilité d’un pays ou d’une génération. Ce n’est pas un procès auquel nous sommes invités. Il ne peut y avoir de fautes commises par une génération. Des entreprises ont commis des erreurs, certaines décisions du Conseil fédéral étaient peut-être des fautes, mais il n’y a pas de tribunal; il s’agit de faire un effort de lucidité. La génération de la Mob est composée de centaines de milliers de personnes qui ont fait leur devoir, certaines ont fait même plus que leur devoir; et d’autres ont voulu infléchir les événements soit pour en tirer un profit personnel, soit pour aller plus loin dans l’adaptation au nouvel ordre, comme on disait à l’ poque.
– La Suisse de cette époque était-elle antisémite?
– Il y avait des éléments d’antisémitisme dans la politique d’asile, comme le fait de ne pas reconnaître la persécution des Juifs. Voilà tout un peuple dont l’extermination était inscrite au programme du parti au pouvoir en Allemagne, et une Suisse qui disait à ceux qui parvenaient à la frontière: «Excusez-nous, vous n’ êtes pas des réfugiés politiques.» Comment appeler ça autrement que de l’antisémitisme? La lutte contre le nazisme était majoritairement en Suisse une lutte pour la démocratie, contre la dictature; elle était moins une lutte contre la perversion raciste du IIIe Reich.
– Assiste-t-on actuellement, en Suisse, à une résurgence de l’antisémitisme?
– Je crains davantage les manifestations de xénophobie à l’ égard d’autres groupes (musulmans, par exemple). Pour ce qui concerne l’antisémitisme, j’observe que cinquante ans après, on a oublié ce qu’a été la volonté de destruction du régime nazi, alors on se permet à nouveau de dire des horreurs. Le lien entre proférer des horreurs et le souvenir de ce que ces horreurs peuvent devenir lorsqu’elles se transforment en actes s’est cassé.
– Certains socialistes parlent de flambée d’antisémitisme…
– Non, je ne crois pas que cela va au-delà de ce que je viens de dire; les mécanismes de pudeur face à l’antisémitisme sont tombés, l’ignorance est toujours là. J’ai dit à mes camarades de parti que ce que j’avais vécu en cinquante ans constitue plutôt des progrès. J’en citerai un: grâce au pape Jean XXIII, l’antisémitisme catholique a disparu. C’est devenu un péché que d’ être antisémite, ce n’ tait pas aussi clair avant.
– Certains disent qu’ainsi les organisations juives vont remplir leurs caisses, mais aussi qu’on ne peut pas réparer avec de l’argent?
– Les premiers à dire que l’on ne peut pas réparer avec de l’argent ce qui est irréparable, ce sont les organisations juives. Veulent-elles remplir leurs caisses? Rien ne me permet de le soupçonner. Ce qui est sûr, c’est que l’argent du fonds est voué intégralement à des aides individuelles pour les victimes du nazisme, juives et non juives.
– Le fait que les Juifs aient été victimes du nazisme ne devrait-il pas induire un comportement exemplaire d’Israël à l’ égard des Palestiniens?
– A ceux qui n’ont pas de lien avec la Shoah, je récuse la légitimité de poser aux victimes des exigences morales plus élevées. Je ne pense pas que qui que ce soit puisse demander à des victimes d’ être meilleures que les autres, sinon les victimes. A moins de croire à une pédagogie de la violence.
C. T. / D. B.
D’ISRAËL À ZIEGLER
A propos d’Israël: «Mon attitude est la même qu’envers les autres Etats. Sauf que je suis plus exigeante, comme envers la Suisse d’ailleurs. Mes attentes sont plus élevées, donc les déceptions plus hautes aussi. Si j’ tais Israélienne, je militerais pour les mêmes causes qu’en Suisse: l’ouverture, la solidarité, l’ égalité, la laïcité et surtout la paix et les droits de la personne humaine.»
A propos du Congrès Juif Mondial: Le CJM a souvent manqué de sensibilité face au processus nationaux de réflexion et de prise de décision, c’est au Conseil fédéral et au peuple suisse de poser les conditions du débat en Suisse.
A propos de Jean Ziegler: «On a besoin de tout, sauf de slogan et d’esbroufe.»
* Paru dans 24 Heures et la Tribune de Genève