La conseillère fédérale donne son avis sur la question des fonds en déshérence, la création du fonds destiné aux victimes de l’Holocauste, le rôle de la Suisse au lendemain de la dernière guerre et sur l’antisémitisme.*
– De nombreux Suisses ont le sentiment d’ être maltraités par la Communauté juive internationale. Comprenez-vous ce sentiment?
– Maltraités est un terme inadéquat. Que certains Suisses se sentent mal compris, confrontés à des questions désagréables, voire jugés à d’autres aunes que certains peuples, je peux le comprendre. L’expression «maltraités» me paraît inappropriée en regard du problème dont il s’agit, la grande catastrophe qu’a représenté le nazisme.
– Les Suisses réagissent comme si on les rendait responsables…
– Personne n’accuse la Suisse d’ être responsable du génocide. Mais que la situation particulière de la Suisse l’ait amenée dans un mélange de résistance et d’adaptation à soutenir économiquement le IIIe Reich est une réalité, qu’il convient aujourd’hui d’ éclairer.
– Les faits révélés par le sénateur d’Amato n’ étaient-ils pas déjà connus?
– Ce qui me frappe et qui montre la nécessité de cette réflexion, c’est que pour beaucoup de gens, ce que dit M. D’Amato apparaît comme des révélations. J’attends plus du rapport Eisenstadt que des trucs de prestidigitateur auxquels s’adonne M. D’Amato en sortant de son chapeau des éléments isolés. Ce dont on a besoin, c’est d’une analyse globale. La volonté du Conseil fédéral est d’aller éclairer autant que faire se peut tous les recoins de la mémoire et des archives. La Suisse avait fait un effort pour connaître son attitude face aux réfugiés (rapport Ludwig), ou pour cerner l’application du principe de la neutralité pendant la guerre (rapport Bonjour); mais elle n’a jamais analysé de façon systématique et exhaustive les implications économiques envers le IIIe Reich.
– Les Suisses ont-ils refoulé leur passé?
– Oui. Refouler, ce n’est pas ignorer, mais ne pas vouloir savoir ou tirer les conséquences. D’Amato et le Congrès juif mondial ne font pas des révélations, ils tendent une sorte de miroir grossissant, comme ceux que les femmes utilisent pour voir les points noirs sur leur visage. Bien sûr que le point noir n’est pas toute la réalité du visage.
– Mais on ne peut pas vivre avec son passé devant soi…
– Loin de moi l’intention de prêcher une fixation sur le passé. Mais c’est le passé le moins bien compris qui pèse le plus lourd sur l’avenir. Les mythes ne nous ont jamais aidés à formuler une politique d’avenir.
– Quels sont ces mythes?
– D’abord l’idée du Sonderfall Schweiz, la Suisse coupée du destin des autres peuples, propulsée par son seul génie et son courage, et non pas partie d’un destin collectif douloureux avec ses compromissions et ses fragilités; cette image a contribué à notre isolement, à notre incompréhension de ce qui se passait autour de nous. Cet isolement un peu arrogant nous a fait passer à côté de tentatives communes de régler des problèmes.
– Vous pensez à notre rapprochement avec l’Union européenne?
– Davantage. A cause de ces mythes, nous n’avons pas participé réellement à la construction de la paix en Europe, et fait longtemps l’ économie du débat sur ce qu’est la Suisse au coeur de l’Europe.
– Quelles autres politiques ont été faussées par le refoulement du passé?
– Dans un premier temps, à la suite du rapport Ludwig, notre politique envers les réfugiés des années soixante a été ouverte. Puis peu à peu, le mythe a repris ses droits: on portait de moins en moins l’attention sur les conditions inhumaines régnant dans leurs patries, notamment les dictatures sanglantes souvent soutenues par des grandes puissances et des intérêts économiques occidentaux. Certains aimaient à croire que les réfugiés étaient simplement attirés par notre richesse.
Notre politique d’asile s’est ensuite durcie parce que les questions qui se sont posées pendant la guerre n’ont pas été suffisamment approfondies: quel asile accorder à des personnes discriminées, menacées dans leur intégrité physique, dans leur dignité, en fonction de leur religion, de leur appartenance ethnique, voire de leur sexe. Ces questions sont toujours d’actualité avec ce qui se passe en Turquie, en Algérie, ce qui s’est passé en ex-Yougoslavie.
– Quelle autre mythe doit-il être réévalué?
– La relation de la Suisse avec sa place financière est un des domaines où la confrontation au passé est nécessaire. Ce processus a d’ailleurs déjà commencé. J’aimerais rappeler que si l’on se croit aujourd’hui soumis à une situation de crise exceptionnelle, la législation suisse sur les délits d’initiés a aussi été réglée à la suite de pressions extérieures. Les Etats-Unis avaient fini par considérer que la place financière suisse jouait un rôle détestable. De même, le crime organisé ne peut plus bénéficier du secret bancaire.
– Le Conseil fédéral n’a-t-il rien vu venir?
– Le miroir, nous l’avons sorti nous-mêmes de l’armoire en 1995, mais nous l’avons très vite rangé après les cérémonies qui ont marqué la chute du nazisme. La déclaration Villiger n’ tait pas une réaction à des pressions extérieures. On a ensuite cru pouvoir faire l’ conomie d’un approfondissement.
– Pourquoi le débat ne s’est-il pas prolongé?
– Justement à cause de cette mythification de l’histoire, à cause des polarisations dans ce pays qui font peur, entre ceux qui tiennent à conserver ce mythe et à l’embellir encore – je pense à M. Blocher – et ceux qui, de l’autre côté, souhaitent ce débat.
– Pensez-vous que le débat actuel soit une chance pour la Suisse?
– C’est le moment idéal dans la mesure où les derniers témoins sont encore vivants, et les archives enfin accessibles. Mais la réflexion sur le passé est rendue difficile parce que la Suisse est en crise économique. De nombreux Suisses ont le sentiment que leurs vrais problèmes sont autres et ils craignent que le Conseil fédéral et les partis politiques en soient distraits. Le Conseil fédéral a donc aussi lancé la discussion sur la relance économique ou la consolidation de la sécurité sociale. La fondation marque aussi la volonté de résoudre les problèmes d’aujourd’hui et de demain. Il s’agit d’utiliser la référence au passé pour y trouver l’inspiration et des réponses plus adéquates aux problèmes de la pauvreté, des violations des droits de la personne humaine.
– Avec le fonds et la fondation, la Suisse répare-t-elle?
– Il ne faut pas tout mélanger. Y a-t-il dans les banques suisses des fonds qui leur ont été confiés par des victimes de l’Holocauste? Et les banques ont-elles fait tout ce qu’elles devaient pour rendre cet argent aux ayants droit? Au début, j’ai pensé que les banques pouvaient régler ce problème seules. Cela paraissait évident, mais ça n’a pas été sans grincements. Le problème a fait tache d’huile, il s’est étendu à d’autres secteurs, les assurances, les oeuvres d’art, le rachat d’entreprises suisses, le rôle de la BNS, bref toutes nos relations économiques avec le IIIe Reich. Le fonds n’est pas là pour décharger les banques de leurs obligations. Il s’agit d’un effort en faveur des victimes de l’Holocauste. Le Conseil fédéral souhaite que 100 millions de francs y soient versés par la Banque nationale. Pourquoi ce chiffre? A l’ poque, la BNS a touché 20 millions de francs de commissions sur les transactions d’or avec le régime nazi. Si on actualise cette somme, on arrive aux 100 millions. Il ne s’agit pas de réparer ou de rendre, mais de ne pas garder les bénéfices de ces opérations.
– Certains élus de votre parti trouvent l’idée de la fondation invendable…
– Ces déclarations ont été faites sous le coup de la surprise. J’aime l’idée que le Conseil fédéral puisse surprendre. Ceux qui ne veulent pas de la fondation sont ceux qui considèrent que la Suisse est une perfection de la science politique et de la morale. Pour reprendre l’image du miroir, ils me font penser à la marâtre de Blanche-Neige qui se croit toujours la plus belle.
Propos recueillis par
Denis Barrelet
et Chantal Tauxe
« La génération de la Mob n’est pas coupable »
– La génération de la Mob a-t-elle commis des fautes, est-elle coupable?
– Non. Il est ridicule de parler de culpabilité d’un pays ou d’une génération. Ce n’est pas un procès auquel nous sommes invités. Il ne peut y avoir de fautes commises par une génération. Des entreprises ont commis des erreurs, certaines décisions du Conseil fédéral étaient peut-être des fautes, mais il n’y a pas de tribunal; il s’agit de faire un effort de lucidité. La génération de la Mob est composée de centaines de milliers de personnes qui ont fait leur devoir, certaines ont fait même plus que leur devoir; et d’autres ont voulu infléchir les événements soit pour en tirer un profit personnel, soit pour aller plus loin dans l’adaptation au nouvel ordre, comme on disait à l’ poque.
– La Suisse de cette époque était-elle antisémite?
– Il y avait des éléments d’antisémitisme dans la politique d’asile, comme le fait de ne pas reconnaître la persécution des Juifs. Voilà tout un peuple dont l’extermination était inscrite au programme du parti au pouvoir en Allemagne, et une Suisse qui disait à ceux qui parvenaient à la frontière: «Excusez-nous, vous n’ êtes pas des réfugiés politiques.» Comment appeler ça autrement que de l’antisémitisme? La lutte contre le nazisme était majoritairement en Suisse une lutte pour la démocratie, contre la dictature; elle était moins une lutte contre la perversion raciste du IIIe Reich.
– Assiste-t-on actuellement, en Suisse, à une résurgence de l’antisémitisme?
– Je crains davantage les manifestations de xénophobie à l’ égard d’autres groupes (musulmans, par exemple). Pour ce qui concerne l’antisémitisme, j’observe que cinquante ans après, on a oublié ce qu’a été la volonté de destruction du régime nazi, alors on se permet à nouveau de dire des horreurs. Le lien entre proférer des horreurs et le souvenir de ce que ces horreurs peuvent devenir lorsqu’elles se transforment en actes s’est cassé.
– Certains socialistes parlent de flambée d’antisémitisme…
– Non, je ne crois pas que cela va au-delà de ce que je viens de dire; les mécanismes de pudeur face à l’antisémitisme sont tombés, l’ignorance est toujours là. J’ai dit à mes camarades de parti que ce que j’avais vécu en cinquante ans constitue plutôt des progrès. J’en citerai un: grâce au pape Jean XXIII, l’antisémitisme catholique a disparu. C’est devenu un péché que d’ être antisémite, ce n’ tait pas aussi clair avant.
– Certains disent qu’ainsi les organisations juives vont remplir leurs caisses, mais aussi qu’on ne peut pas réparer avec de l’argent?
– Les premiers à dire que l’on ne peut pas réparer avec de l’argent ce qui est irréparable, ce sont les organisations juives. Veulent-elles remplir leurs caisses? Rien ne me permet de le soupçonner. Ce qui est sûr, c’est que l’argent du fonds est voué intégralement à des aides individuelles pour les victimes du nazisme, juives et non juives.
– Le fait que les Juifs aient été victimes du nazisme ne devrait-il pas induire un comportement exemplaire d’Israël à l’ égard des Palestiniens?
– A ceux qui n’ont pas de lien avec la Shoah, je récuse la légitimité de poser aux victimes des exigences morales plus élevées. Je ne pense pas que qui que ce soit puisse demander à des victimes d’ être meilleures que les autres, sinon les victimes. A moins de croire à une pédagogie de la violence.
C. T. / D. B.
D’ISRAËL À ZIEGLER
A propos d’Israël: «Mon attitude est la même qu’envers les autres Etats. Sauf que je suis plus exigeante, comme envers la Suisse d’ailleurs. Mes attentes sont plus élevées, donc les déceptions plus hautes aussi. Si j’ tais Israélienne, je militerais pour les mêmes causes qu’en Suisse: l’ouverture, la solidarité, l’ égalité, la laïcité et surtout la paix et les droits de la personne humaine.»
A propos du Congrès Juif Mondial: Le CJM a souvent manqué de sensibilité face au processus nationaux de réflexion et de prise de décision, c’est au Conseil fédéral et au peuple suisse de poser les conditions du débat en Suisse.
A propos de Jean Ziegler: «On a besoin de tout, sauf de slogan et d’esbroufe.»
* Paru dans 24 Heures et la Tribune de Genève