Le suicide suisse

De plus en plus d’initiatives menacent les conditions cadres économiques à l’origine du modèle suisse de prospérité. Après l’acceptation de l’initiative «Contre l’immigration de masse» le 9 février, Ecopop ou le texte sur l’or de la BNS lui porteraient un coup fatal. Mais pourquoi notre envié système de démocratie semi-directe s’est-il transformé en torpille? Essai. 

La diatribe d’Eric Zemmour, Le suicide français, se vend très bien dans nos librairies. Si le French bashing est de longue date un sport national, on se gausse volontiers, de Romanshorn à Genève, de l’actuelle grande déprime de la Grande Nation, de cette spectaculaire impuissance des gouvernements, de gauche comme de droite, à mener les réformes nécessaires. Mais sommes-nous si sûrs d’être en meilleure posture?

Président de l’Association suisse des banquiers, Patrick Odier n’est pas un homme réputé pour ses outrances verbales. Il vient pourtant de lâcher dans une interview à la NZZ am Sonntag que l’acceptation d’Ecopop, le 30 novembre prochain, serait «un suicide».

Le texte voulant limiter la croissance démographique est incompatible avec les accords bilatéraux qui nous lient à l’Union européenne. Son acceptation anéantirait définitivement toute la stratégie du Conseil fédéral pour obtenir une mise en œuvre eurocompatible de l’initiative «Contre l’immigration de masse», acceptée de justesse en février dernier. Avec le texte sur l’or de la BNS ôtant toute marge de manœuvre pour mener une politique monétaire indépendante (lire en page 12), ce serait plus que la goutte d’eau qui fait déborder le vase, ou la balle dans le pied qui figure un méchant autogoal, ce serait un suicide suisse, le renoncement volontaire aux conditions-cadres qui ont nourri le modèle suisse et généré sa splendide prospérité.

Le danger est réel car tous ceux qui ont voté le texte de l’UDC en début d’année ont reçu peu de raisons de modifier leur vote au moment de se prononcer sur Ecopop. Seule une mobilisation plus importante de ceux qui ont enduré les effets négatifs du 9 février – les chercheurs, les étudiants et aussi pas mal de patrons qui commencent à délocaliser des postes au compte-goutte, sans que personne n’en sache rien – peut conjurer ce sort fatal.

Comment expliquer une telle dérive? La performance, relative, de l’économie suisse, par rapport à son environnement européen, a rendu nombre de Suisses arrogants et peu lucides. Notre endettement public est sous contrôle, mais l’endettement privé reste colossal. Nos succès sur les marchés extra-européens effacent chez beaucoup notre dépendance aux marchés européens. Pourtant, depuis que la croissance allemande marque le pas, notre baromètre conjoncturel pique mécaniquement du nez. Le 9 février a nimbé l’économie suisse d’un voile d’incertitudes ravageur pour le développement des affaires (lire ci-contre).

DOUCE INCITATION

A qui la faute? A nous tous. Notre système de démocratie semi-directe a changé de nature, sans que nous en prenions la mesure. Naguère, il était une incitation bonhomme au compromis. Utilisé à outrance par l’UDC comme engin de marketing électoral, il s’est mué en torpille d’un pays dont il avait vocation à servir la cohésion. Naguère, le droit d’initiative était un droit de proposition, une manière pour les minorités d’interpeller la classe politique sur un sujet négligé par elle: les initiants ne gagnaient pas, mais la machinerie législative se chargeait de leur donner un peu raison, via un contre-projet direct ou indirect. Défaits dans les urnes, les promoteurs d’initiatives pouvaient se targuer d’avoir envoyé un signal, donné un coup de semonce. Ce fut par exemple le cas du GSsA, le Groupe pour une Suisse sans armée, il y a vingt-cinq ans tout juste, dont le texte recueillit 35% de oui: l’armée ne fut pas abolie, mais ses budgets drastiquement amputés. Plus récemment, l’initiative pour un salaire minimum a échoué, mais son existence a dopé les négociations des partenaires sociaux: maints barèmes de conventions collectives ont été revus à la hausse.

Le droit d’initiative, c’était du soft power avant l’heure. Une manière douce d’influencer les processus de décision sans compter sur la brutalité du rapport de forces.

Mais le rapport de forces justement constitue l’outil privilégié par l’UDC pour imposer ses vues. Galvanisé par ses succès, le parti de Christoph Blocher n’est pas devenu le moteur du compromis, comme son rang de premier parti de Suisse lui en assignerait le rôle, il a multiplié les initiatives pour court-circuiter le travail du Parlement et du Conseil fédéral, où il s’estime sous-représenté.

MANQUE DE RÉACTIONS

Jusqu’au résultat du 9 février, mettant en porte-à-faux la volonté de contingenter la main-d’œuvre étrangère avec le soutien cinq fois réitéré aux accords bilatéraux, personne n’a vraiment agi contre cette évolution perverse.

Le Conseil fédéral a bien réfléchi à quelques ajustements sur les critères de validité des initiatives, mais n’a pas eu le courage de porter une réforme iconoclaste devant le peuple. La droite non UDC envie le joujou qui réussit si bien à son concurrent: PLR et PDC se sont ainsi mis à lancer leurs propres propositions «pour faire parler» d’eux. La gauche est embarrassée: elle aussi, au nom de son statut de minoritaire, a un peu abusé du droit d’initiative, malgré la présence du Parti socialiste au Conseil fédéral. La différence avec l’UDC, c’est que, si elle gagne quelques fois ses référendums (taux de conversion LPP en 2010), elle perd magistralement avec la plupart de ses initiatives (le vote de septembre contre la caisse publique est le dernier exemple).

Une manière de calmer le jeu aurait été d’introduire l’initiative législative, moins lourde que l’initiative populaire d’impact constitutionnel. Une loi épouse plus facilement les évolutions et les rectifications.

Le conseiller national Hugues Hiltpold (PLR/GE) le propose dans une initiative parlementaire qui devrait être examinée lors de la session de décembre. Il suggère également que les textes soient invalidés s’ils ne sont pas de rang constitutionnel. Une clarification aussi audacieuse que bienvenue car elle soulagerait notre charte fondamentale de toutes sortes de détails et de chiffres qui n’ont pas à y figurer. Cette solution affrontera toutefois le plénum sans le soutien d’une majorité de la Commission des institutions politiques. Il faut souhaiter qu’elle ne connaisse pas le même sort que l’initiative populaire générale introduite en 2003, sabordée en

2009 déjà, sans avoir jamais servi. N’exigeant qu’une majorité du peuple, l’initiative législative enrayerait la dérive des initiatives populaires d’application faisant suite à l’adoption de normes constitutionnelles inapplicables.

Horrifiée par la perspective d’une répétition du 9 février, l’économie s’aperçoit un peu tard qu’elle a eu tort de snober les enjeux non directement liés à la défense de ses intérêts, comme l’interdiction des minarets (approuvée en 2009) ou l’internement à vie des délinquants sexuels (approuvé en 2004). Autrefois, au bon vieux temps du Vorort et de la SDES (Société pour le développement de l’économie suisse), elle finançait, bonne fille, toutes les campagnes de votation et accordait aux partis quelques moyens pour s’engager de façon déterminée. Rebaptisée economiesuisse en 2000, découplée du terrain politique, elle a désinvesti au moment où Blocher injectait ses propres millions pour influencer les campagnes à son avantage. Disqualifiée aux yeux de l’opinion publique par ses très molles positions sur les hauts salaires et les bonus des managers, elle peine à convaincre.

QUEL FOSSÉ?

Paradoxe, les patrons, qui assurent les succès économiques du pays, ne sont pas entendus quand ils disent avoir besoin de la libre circulation des travailleurs pour recruter les meilleurs talents sur le marché de l’emploi européen. Les chercheurs et le monde académique, qui nourrissent l’innovation par l’excellence de leurs recherches, ne sont pas crus quand ils affirment la nécessité de rester connectés aux réseaux européens. L’existence d’un fossé entre les élites et le peuple, martelée par l’UDC, a suborné les esprits sans que la pertinence de ce cliché conspirationniste soit questionnée.

Si le couperet d’Ecopop ne tombe finalement pas, d’autres textes de la même poudre explosive sont annoncés, tel celui visant à instaurer la primauté du droit suisse sur le droit international.

La France voisine agonise par l’impéritie de ses gouvernants, et des voix s’élèvent pour demander que le peuple y soit mieux entendu. La Suisse, elle, s’inflige des blessures mortelles par excès de volonté populaire, mal orientée et mal cadrée. Ce suicide lent est la marque du déclin.

Essai paru dans L’Hebdo du  13 novembre 2014