La Suisse et ses voisins européens, une perspective historique de longue durée

Discours du 1er août 2025 pour la commune de Tannay

Madame la syndique,

Mesdames et Messieurs les représentants des autorités,

Mesdames et Messieurs,

Chères Confédérées et chers Confédérés,

C’est un plaisir et un honneur pour moi d’avoir été conviée à partager cette fête nationale avec vous toutes et tous.

Il m’a été demandé d’évoquer la Suisse et ses voisins européens. Je vais le faire dans une perspective historique, puisque ce soir ce sont notre démocratie, nos libertés et nos valeurs que nous célébrons, mais aussi notre histoire.

Notre pays se situe au cœur de l’Europe, géographiquement. Mais souvent, il est décrit ou présenté comme échappant à l’histoire du continent, un peu à part entre ses somptueuses montagnes. Modestement, je souhaite vous apporter un autre point de vue.

Commençons d’abord par le début : en 1291 nos contrées romandes, et la plupart des territoires actuels de la Suisse, ne sont pas compris dans l’embryon de Confédération qui se forme au Grütli sur les rives du lac des Quatre-Cantons.

Le point commun entre tous nos territoires, c’est l’appartenance au Saint-Empire romain germanique, qui est composé des liens assez hétérogènes que les différents suzerains de l’époque entretiennent avec l’Empereur. Cet empire très informel traverse l’histoire du contient européen de sa création en 962 à sa dissolution en 1806. Les Confédérés s’en sont peu à peu détachés tout en tombant dans l’orbite française.

Le mythe de la naissance de la Confédération en août 1291 s’est construit peu à peu, et surtout au 19ième siècle : la Confédération veut elle aussi sa fête nationale, à l’instar des Français qui ont leur 14 juillet. On fête donc le 600ième anniversaire de la Confédération en 1891. Le succès est au rendez-vous : les festivités du 1er août deviennent une tradition.

Il faut dire que la symbolique des 3 Suisses est puissante – linguistiquement, culturellement notre pays agglomère 3 grandes cultures européennes, la française, l’allemande et l’italienne. Même si nous sommes bien d’accord qu’au début il ne s’agit pas de fonder un état indépendant, mais d’un simple pacte entre paysans de Suisse centrale qui souhaitent s’entraider, se montrer solidaires en cas de coups durs, et se donner des règles pour gérer leurs éventuelles divergences.

Au fil des siècles va se tisser un réseau d’alliances entre les régions rurales et les villes, entre cantons, une alliance de Confédérés, jusqu’à déboucher sur la naissance de l’Etat fédéral de 1848, dans les frontières que nous connaissons actuellement.

Si on consulte les livres d’histoire, on voit que très vite les historiens ne sont pas très à l’aise avec nos origines mythologiques, et apportent toutes sortes de nuances. Mais le mythe des 3 Suisses, de même que les exploits de Guillaume Tell, sont tellement populaires, que l’absence de sources fiables ou même les incohérences dans l’enchaînement des événements présumés ne comptent pas pour une majorité de l’opinion.

Pour faire tenir ensemble 4 langues nationales, 26 cantons et demi-cantons, des religions aussi antagonistes qu’ont pu l’être dans les siècles qui suivirent la Réforme les catholiques et les protestants, des villes, des campagnes et des régions de montagne, toutes nos minorités et nos majorités à géométrie très variable, admettons qu’il faut un récit un peu merveilleux.

Quoi qu’il en soit, en cette soirée du 1er août, j’aimerais sur la base de quelques exemples souligner à quel point notre histoire suisse est reliée à l’histoire du continent.

Parlons d’abord de notre prospérité. Avec ses cols dans les Alpes et le Jura, le territoire suisse est depuis toujours au centre des voies de communication entre le Sud et le Nord de l’Europe. Avant que les marchandises n’arrivent par train, camion ou avion, elles circulent le long des routes, développées à l’origine par les Romains, et par nos fleuves, rivières et lacs.

Le transbordement des marchandises est un vrai business, il nécessite que les attelages s’arrêtent à certaines étapes. Les péages rapportent ainsi beaucoup d’argent. Nos premières sources de richesse viennent de ce commerce. Ce n’est pas un hasard si les cantons qui se liguent au tournant du 13ième siècle sont à proximité du col du Gothard, qui permet aux commerçants italiens d’acheminer leur marchandise vers les principautés et les villes du Saint-Empire romain germanique.

Notre prospérité vient des échanges et du commerce, hier comme aujourd’hui. La Suisse n’a jamais vécu en autarcie.

Une autre source de richesse très spécifique à la Suisse va être le commerce de mercenaires. Par Machiavel, on sait que les soldats confédérés étaient réputés féroces et vaillants. Ils ne redoutaient pas de monter en première ligne.

Jusqu’à la défaite de Marignan en 1515, cette férocité est principalement mise en œuvre par les Confédérés qui souhaitent étendre leur territoire. La défaite calme leurs ardeurs. Les Confédérés sont battus par le roi de France François 1er, et le renfort de troupes vénitiennes.

Ce qui est moins connu, c’est que à peine une année plus tard, les Confédérés signent avec le même François 1er une « paix perpétuelle », en 1516 donc. Parmi les arrangements prévus, François 1er promet de protéger les Confédérés s’ils devaient être attaqués, mais la principale clause est la mise à disposition de troupes pour le Roi de France. C’est ainsi que des régiments de Suisses participeront aux nombreuses guerres européennes de l’Ancien Régime et de l’époque napoléonienne. Cette alliance est renouvelée à l’avènement de chaque nouveau monarque.

Le Roi de France n’a pas l’exclusivité du recrutement, d’autres royaumes, notamment protestants (comme les Provinces-Unies ou Pays-Bas), sollicitent des troupes des cantons suisses. Au point que la diète fédérale devra donner des consignes pour que sur les champs de bataille des Suisses engagés par des belligérants différents ne s’entre-tuent pas.   

On estime qu’un million de Suisses ont servi le Roi de France et que 2 millions de soldats provenant des différents cantons ont été enrôlés dans ce que l’on nommait le service étranger.  

Ce système a pris fin au 19 siècle seulement. C’est une histoire assez tragique – les Suisses se sont faits massacrer aux Tuileries à Paris en 1792 pour défendre la famille royale, le monument du lion de Lucerne a été érigé en leur souvenir – mais ce fut aussi une histoire très lucrative. Ce que les historiens appellent le « prix du sang ».  Les pensions servies aux régiments revenaient enrichir les cantons d’origine.

Savez-vous pourquoi « Boire en Suisse «  signifie boire tout seul dans son coin ? Les soldats suisses au service du Roi de France étaient mieux payés que les autres, ce qui créait des tensions. Alors pour éviter les bagarres, ils disposaient de leurs propres tavernes.

Vous connaissez certainement l’expression  « point d’argent, point de Suisse ». On la trouve dans Les plaideurs de Racine : elle signifie « sans les payer exactement, on ne peut s’assurer les services de mercenaires suisses », donc « on n’a rien pour rien ».

Les caisses royales peinaient parfois à honorer les contrats, et à payer les soldats suisses. Patientes, les familles patriciennes qui levaient des troupes renégociaient habilement et finissaient par se faire payer. Leçon à en tirer, quand les puissants n’honorent pas leur promesse, il faut savoir faire le gros dos !

Au 17 et 18 ième siècle, les Suisses émigraient aussi beaucoup pour trouver du travail. Le mot « suisse » a ainsi été utilisé pour désigner, par exemple, en France un portier d’hôtel particulier ou un employé chargé de la garde d’une église et en Allemagne un laitier, comme nous le rappelle le Dictionnaire historique suisse, consultable en ligne.

De fait, longtemps les immigrés, c’étaient nous, nos ancêtres. Qu’ils aient été mercenaires ou domestiques, les Suisses ont tissé des liens forts avec les pays voisins. Puis notre pays est devenu peu à peu une terre d’immigration. Les flux se croisent après la naissance de la Suisse moderne, de l’Etat fédéral, en 1848.

La Confédération crée son marché intérieur, elle abolit les péages et se dote d’infrastructures. Pour creuser ses tunnels et faire tourner ses usines, elle a besoin de main d’œuvre. Elle va naturellement la chercher dans les pays limitrophes.  Rappelons aussi que notre pays a souvent été une terre d’accueil pour les réfugiés et les persécutés.

Nos histoires familiales témoignent de ce melting-pot, de ce grand mélange au fil des siècles. Dans le canton de Vaud, nous sommes nombreux à avoir des origines huguenotes du nom des protestants chassés du Royaume de France par la Révocation de l’Edit de Nantes.

Nous sommes tout aussi nombreux à avoir des amis ou des conjoints italiens, français, allemands, espagnols, portugais, et des pays des Balkans. Quand ce ne sont pas les statistiques démographiques qui le disent, 27% de la population suisse est étrangère, 34 % en moyenne dans le canton de Vaud, une cérémonie de promotion scolaire et l’énumération des patronymes des élèves nous rappelle cette réalité, et notre incroyable faculté d’intégration.

Grâce à ce grand mélange, au 20ième siècle, la Suisse est devenue une puissance exportatrice, ce qui est une vraie prouesse pour un pays qui n’est pas doté de matières premières. Nous devons être fiers de cette réussite mais aussi conscients de nos interdépendances avec nos voisins et de la nécessité d’entretenir avec eux de bonnes relations, dans un climat de confiance et de respect.

Or il se trouve que nos voisins directs, et de longue date nos principaux partenaires commerciaux, l’Allemagne, la France et l’Italie, ont choisi de se regrouper au sein de l’Union européenne, et notamment de décider ensemble quels accords commerciaux ils passent avec les autres pays.

Dans l’appréciation que nous serons amenés à porter sur la mise à jour de accords bilatéraux que le Conseil fédéral a négocié avec Bruxelles, n’oublions pas notre histoire et les origines et conditions de notre prospérité : l’esprit d’ouverture aux autres, l’audace d’entreprendre et de dépasser les frontières, physiques ou mentales, et une bonne dose de pragmatisme lorsque les circonstances sont compliquées.

Nos aïeux ont eu ce courage et cette humilité. Ils ont su, comme le souhaitaient les premiers Confédérés de 1291, faire face à « la malice des temps ».

Au gré de leurs alliances, les Confédérés ont inventé une manière de vivre pacifiquement, de s’entraider, de négocier entre eux dans le respect des différences et des minorités plutôt que de recourir à la force.  Ils se sont dotés d’institutions basées sur le droit. Ce cheminement des Confédérés au fil des siècles ne diffère de la construction européenne que par le rythme.

Pour conclure, je vous remercie une fois encore pour l’invitation, et pour votre attention. J’espère vous avoir sensibilisé à la richesse de notre histoire, et aux valeurs qu’elle recèle pour nous inspirer et nous guider dans notre époque si chaotique.

Bonne fête nationale.

Vive la Suisse, et vive la démocratie suisse.

Traité avec la Chine: deux poids deux mesures

Je ne suis pas sûre de bien comprendre l’attitude du Conseil national qui refuse d’ouvrir la possibilité d’un referendum facultatif sur le traité de libre-échange avec la Chine. Ce sont pourtant  les mêmes députés, outrés, qui ont refusé la Lex USA l’été dernier.

Je mélange tout? Je ne crois pas.

Face aux prétentions des grandes puissances, la Suisse devrait avoir un comportement plus cohérent. En cette année 2013, l’indignation de nos élus est vraiment trop « à géométrie variable ». 

L’été dernier la Lex USA était dénoncée comme une ingérence insupportable dans notre secteur bancaire. Les conditions de travail des Chinois qui produisent des biens que nous allons consommer ne nous sont pas moins indifférentes, tout comme le respect de certaines normes environnementales ou d’hygiéne. Le soucis de défendre nos valeurs et nos intérêts devrait être plus constant.

On peut parfaitement soutenir l’accord de libre-échange avec la Chine pour des motifs de raisons économiques. Mais pourquoi fermer d’avance tout débat populaire. Redoute-t-on de ne pas savoir convaincre?

Les Suisses discutent à intervalles réguliers des règles du grand marché européen, pourquoi seraient-ils incompétents pour se prononcer sur l’accès au méga-marché chinois?

Un tel accord de libre-échange a évidemment une nature politique, comme notre arrimage aux 28 pays de l’Union européenne. Choisir avec qui et comment on commerce est éminement un choix politique. Au moment où la planète rend hommage à Nelson Mandela et où les Suisses s’interrogent sur le soutien de certains milieux économiques au régime de l’apartheid, est-il nécessaire de l’expliquer?

La neutralité économique n’existe pas.

La Suisse marginalisée

Les sondages sur les objets de votation du 24 novembre ont créé une telle sensation que peu d’attention a été portée sur une des premières enquêtes d’opinion portant sur le prochain épisode : le scrutin du 9 février sur l’initiative de l’UDC « contre l’immigration de masse ». Réalisée par l’institut isopublic, elle indique que 52% des votants seraient prêts à accepter ce texte. Ce score confirme d’autres sondages sur la question, pas toujours rendus public, et le sentiment général éprouvé par maints décideurs : le principe de la libre-circulation des personnes ne dispose plus du soutien d’une majorité de Suisses.

La tendance est inquiétante: l’acceptation de cette initiative ou de celle d’ECOPOP, que  le Conseil fédéral vient d’envoyer cette semaine au Parlement, signifierait la fin des accords bilatéraux avec l’Union européenne, au nom de la clause guillotine : si la Suisse récuse un accord, alors tous les autres tombent, y compris ceux qui garantissent l’accès aux marchés européens de nos marchandises.

On peut se gausser de cette exigence de l’UE, prétendre que le Conseil fédéral « n’aura qu’à négocier » une solution alternative, cette incompréhension de la population tombe au plus mauvais moment.

Les partis, les Chambres et le gouvernement ont laissé se creuser un gouffre entre les Suisses et les nouveaux standards des relations internationales. Sont considérés comme sots et irresponsables ceux qui ne vomissent pas l’Union européenne.

A ne pas voir le continent et le monde tels qu’ils fonctionnent, la Suisse prend le risque de se retrouver à l’écart. J’en veux pour preuve la lente inquiétude qui monte dans le Département de Johann Schneider-Ammann. Notre ministre de l’économie vient de rencontrer le commissaire européen en charge du commerce, Karel De Gucht. Là encore, la nouvelle n’a pas eu à un grand écho. Ce 17 octobre, les deux hommes ont évoqué l’accord de libre-échange transatlantique actuellement en cours de négociation entre l’UE et les Etats-Unis (TAFTA). Si ces deux blocs, qui représentent nos principaux marchés d’exportation, s’entendent sur l’abaissement de leurs droits de douanes, ce sera un handicap pour notre industrie et notre agriculture. Leur entente pourrait aussi pousser les multinationales américaines qui avaient choisi la Suisse pour échapper au droit européen à revoir leurs lieux d’implantation puisqu’elles jouiront de règles américano-euro-compatibles.

Autre preuve d’une  marginalisation en cours de la Suisse si on y prend garde, de récents propos du commissaire européen Barnier, en charge du marché intérieur. Interrogé par la Radio romande le 9 octobre dernier, il a douché les espoirs helvétiques de négocier l’échange automatique d’information dans le domaine fiscal contre l’accès au marché des services financiers. L’accès au marché ne s’octroie pas à la carte, seulement pour les banques. Il concerne toutes les activités de services. L’UE cherche une solution pour les pays tiers, surtout pour les Américains, mais il n’y aura pas de traitement privilégié pour la Suisse, ce serait contraire aux règles de l’OMC.

Les nuages s’accumulent, quand bien même les Suisses veulent se persuader que l’été indien va se prolonger.

*Chronique parue dans Il caffè, le 27 octobre:

http://www.caffe.ch/stories/il_punto/44922_corriamo_il_rischio_di_trovarci_ai_margini/

Chine: la Suisse change de parrain

Mauvais temps sur la Berne fédérale. D’abord le secrétaire d’Etat aux questions financières internationales Michael Ambühl a démissionné. Un genre de désertion du général juste avant la bataille. Puis, on a appris enfin le contenu de l’accord avec les Etats-Unis. Un accord qui n’en est pas un, qui n’est pas « global » c’est-à-dire soldant définitivement les contentieux du passé, mais une sorte de « programme de régularisation » offert aux établissements bancaires fautifs, a expliqué Eveline Widmer-Schlumpf.

Deux ans de négociation pour en arriver là… le résultat est aussi piteux que difficilement évaluable: impossible de savoir combien les banques vont devoir débourser.

S’il ne s’agissait que d’elles, on pourrait accepter ce deal : les banques ont fauté, qu’elles paient. Le problème, c’est que l’on demande au Parlement d’avaliser cette combine – officiellement de donner une base légale, comme s’il ne s’agissait que d’un petit détail juridique insignifiant.

Le Conseil fédéral exige en fait des Chambres qu’elles acceptent un arrangement dont elles ne peuvent évaluer les conséquences. C’est une grosse entaille à la souveraineté nationale, à côté de laquelle les agissements de l’Union européenne (avec laquelle nous partageons un marché) sont de très aimables exigences. Au moins avec l’UE sait-on ce que l’on risque et gagne.

Cette capitulation sans condition devant la puissance américaine contraste avec l’enthousiasme de Berne à la perspective de signer en juillet prochain un accord de libre-échange avec la Chine.

En ce maussade printemps 2013, la Suisse change de parrain.

Pendant toute la guerre froide, jusqu’en 1989, nous avons été de fidèles et dociles alliés des Etats-Unis, nous avons bénéficié de la bienveillance de l’Allemagne de l’Ouest, et de relations constructives avec la France et l’Italie. Désormais, les 27 membres de l’Union européenne nous mènent la vie dure car ils comprennent de moins en moins notre manque de solidarité continentale, nos réticences byzantines à travailler avec eux à la prospérité commune. Les Américains ont d’autres priorités et la mémoire courte sur les services rendus par la Suisse. Ils sont devenus impitoyables. Alors nous nous jetons dans les bras de la Chine, nous serons sa tête de pont opérationnelle en Europe. La Chine est bien sûr un grand marché, alléchant pour notre économie, mais ce n’est pas tout à fait une démocratie. Comment nous sommes nous retrouvés dans une situation pareille ? Comment nous sommes nous aliénés nos meilleurs partenaires historiques ? Quels politiciens seront-ils fiers d’assumer un tel bilan ?