A la fin, c’est l’Europe qui gagne

Malgré les Cassandres, les 27 ont réussi en un temps record à se mettre d’accord sur un plan de relance d’une portée historique. Le spectacle des divisions européennes relève du passage obligé, à destination des opinions publiques. Derrière le compromis, de grands changements se profilent.*

L’Europe se fait dans les crises. L’adage de Jean Monnet se vérifie. Le sommet européen du 17 au 21 juillet a pris des allures de crise de nerfs, en quasi direct. Négocier à 27 n’est pas facile, la règle de l’unanimité donne un droit de veto extravagant aux états membres qui les entraîne logiquement à monter les enchères, et alimenter le marchandage.  C’est que chacun a des comptes à rendre devant son opinion publique et aussi, bientôt, devant son parlement. Il fallait donc bien ce spectacle pour que chacun puisse rentrer la tête haute. Ce fut plus long qu’un tweet du président américain, et plus transparent qu’une séance du comité central du parti communiste chinois. La démocratie est un jeu complexe, mais qui produit au terme d’un processus souvent laborieux et confus une légitimité à nulle autre pareille.

Une performance impressionnante 

Tous ceux qui mettent en avant la désunion européenne, les lignes de fractures nord-sud ou est-ouest, devraient revoir leur lexique. A la fin, laborieusement mais sûrement, l’union a triomphé. Quatre ans après le Brexit qui devait faire éclater l’UE, quatre mois après le début de l’éprouvante crise sanitaire du COVID-19, deux mois après que la Commission a reçu mandat de proposer un plan de relance, le Conseil européen s’est mis d’accord sur un paquet financier global (budget et plan de relance) de 1800 milliards d’euros, soit 10% du PIB des états-membres. Il se trouvera toujours des Cassandres pour pointer tel ou tel détail et affirmer que l’on aurait pu aboutir à mieux, doser différemment les outils, mais reconnaissons que la performance est impressionnante.  

Dans un monde où les négociations multilatérales sont complètement bloquées, le fait que 27 pays se mettent d’accord pour gérer les conséquences économiques de la pandémie devrait être salué avec enthousiasme, à l’instar du  Dalaï-Lama qui a trouvé le résultat des leaders européens «encourageant». 

Une fois encore les souverainistes sont perdants, même si leur pouvoir de nuisance reste entier. Leur posture de primauté nationale échoue face aux solidarités européennes existantes. Dans une Union à 27, plus personne ne peut prétendre se sortir seul d’une crise, quelle qu’elle soit. Le marché unique reste le meilleur des ciments. C’est autant par idéalisme que pour préserver ses exportations que l’Allemagne d’Angela Merkel s’est rangée du côté de la France pour imposer une mutualisation des dettes longtemps refusée. On notera que parmi les pays qui bénéficient le plus du marché unique figurent, après l’Allemagne, les Pays-Bas.

Personne ne se sauve tout seul 

La zone euro rajoute une autre couche de ciment: si un de ses membres coule, les autres couleront aussi ou connaîtront de grosses turbulences, même si la gestion de leurs finances publiques passe pour vertueuse. Mardi, peu après l’annonce du compromis, les taux d’intérêt sur les emprunts italiens refluaient, signe que les marchés ont capté qu’il est désormais vain d’espérer que la digue cède.

Il y a un réalisme cru dans la conscience que les partenaires ont de leur interdépendance. Ressassé jusqu’à la nausée, le cliché des cigales du Sud et des fourmis du Nord biaise la réalité des transferts au sein de l’UE: l’Italie reste une contributrice nette, qui donne plus d’argent à ses partenaires qu’elle n’en reçoit. À l’Est, les nombreux bénéficiaires s’en sont souvenus. Ne pas aider la péninsule à se relever de la crise sanitaire qui l’a particulièrement touchée aurait confiné à l’indécence, et créé encore plus de difficultés et de contrariétés à moyen terme.  L’Italie bénéficiera de 209 milliards d’euros (82 milliards de subventions et 127 milliards de prêts).

Interpellé sur la fluctuation de ses états d’âme pendant les presque 100 heures de négociation, Charles Michel, le président du conseil européen, a livré une des clés du résultat: par-delà les agacements et les frustrations, le sentiment que l’on ne peut pas renoncer, face à un tel enjeu, a prévalu parmi les 27 chefs d’état et de gouvernement.

Après une mise sur orbite difficile, la commission von der Leyen, entrée en fonction le 1er décembre dernier, a donc réussi son baptême du feu. La voici dotée d’un cadre financier extraordinaire pour déployer son programme et surmonter la crise du COVID-19.

Fin de l’euro-désillusion?

L’UE n’est pour autant pas au bout de ses peines. La récession économique s’annonçant féroce, les attentes sur l’impact des outils de relance sont décuplées. L’effet des milliards d’euros de prêts et de subventions devra être perçus par les citoyens. L’effort de solidarité, acté ces derniers jours à Bruxelles, donne l’opportunité aux institutions européennes de montrer à quoi elles servent. Et de mettre fin ainsi à une longue période d’euro-désillusion.

Les 27 devront également gérer les conséquences du saut fédéraliste qu’ils viennent d’accomplir, plus ou moins à l’insu de leur plein gré. De nombreuses voix appellent à une réforme du mode de gouvernance. A la règle de l’unanimité, si bloquante, pourrait se substituer celle des majorités qualifiées. La primauté du conseil européen, et de la méthode intergouvernementale qui en découle, empêche toute agilité de l’Union, puisque tout dépend des réunions des chefs d’état et de gouvernement. Si la Commission dispose de plus de moyens, elle devrait logiquement pouvoir agir sans multiplier les consultations et les validations. Pour les pays dits «frugaux», emmenés par les Pays-Bas, il y a un risque d’effet boomerang: leur stratégie de surenchère durant cette crise exceptionnelle pourrait entraîner à moyen terme leur neutralisation et leur marginalisation. Car l’UE, si elle peine souvent à aller de l’avant, ne revient jamais en arrière. L’avancée fédéraliste de l’été 2020 est un tournant dans la saga continentale. 

Rôle des frontières

Des changements sont également à prévoir dans la fiscalité. La Commission va plancher sur de nouvelles taxes pour se re-financer dans les deux domaines notamment dont elle a fait sa priorité: l’écologie et le numérique. A cet égard, les Suisses devraient porter une grande attention aux conclusions du conseil: les Européens y témoignent noir sur blanc d’une conscience plus aigüe de la notion de frontières extérieures et d’équilibres dans les bénéfices et les contributions des états tiers. Il faudra s’assurer que nous sommes toujours considérés comme un partenaire privilégié du marché unique, et du bon côté de la frontière.

Un trio de femmes influentes

Un dernier point sur cette avancée historique de l’UE: elle s’incarne dans le trio féminin constitué par Angela Merkel, Ursula von der Leyen et Christine Lagarde. Leur style n’est guère flamboyant, mais elles ont une manière de défendre les principes et les finalités de l’Union avec une redoutable efficacité. Jusqu’ici les grandes figures européennes, tels Jean Monnet ou Jacques Delors, étaient des hommes. Dans la grande joute qui s’est déroulée du 17 au 21 juillet à Bruxelles, la chancelière allemande, la présidente de la commission et la présidente de la Banque centrale ont démontré que les femmes, qui en ont longtemps été écartées, ne sont pas moins influentes dans la construction européenne.

*Article paru le 23 juillet 2020 sur le site Bon pour la tête

Des petites phrases de Merkel et von der Leyen que les Suisses devraient entendre….

Le chancelière allemande comme la présidente de la Commission européenne balisent l’après-COVID-19, et donnent de nouvelles ambitions au marché unique dont nous sommes partie prenante. Les Suisses feraient bien d’y prêter attention, eux qui ne voient les accords bilatéraux avec l’UE que sous leur univoque focale.*

Dans le brouhaha du déconfinement, dans l’inquiétude d’une deuxième vague, la politique, celle qui ne découle pas de la gestion immédiate de la crise, peine à se faire entendre. Ainsi les Suisses n’ont guère prêté attention à deux petites phrases prononcées par Angela Merkel et Ursula von der Leyen, ces derniers jours. Décryptons.

Devant le Bundestag, le 13 mai, la chancelière allemande a lâché qu’il était temps de repenser au projet d’union politique, corollaire de l’union monétaire. Au sein des 27, une plus forte intégration politique a la figure de l’Arlésienne. La déclaration d’Angela Merkel fait suite au pataquès créé par les juges de la cour constitutionnelle allemande qui s’en sont pris à la politique de rachat des obligations publiques de la Banque centrale européenne (BCE). La cour, logée à Karlsruhe dans le Bade-Wurtemberg depuis 1951, jouit d’un très grand crédit auprès des Allemands: elle est la garante des droits fondamentaux et des principes de l’Etat de droit dans un pays où ceux-ci ont été anéantis par les nazis. Ses jugements passent pour parole d’Evangile.  

Flou juridique

L’arrêt rendu le 5 mai met du vinaigre sur un point mal tranché dans l’ordre juridique de l’Union: la supériorité du droit européen sur les décisions des cours constitutionnelles nationales. Les traités sont restés dans le flou sur ce sujet ô combien délicat afin de ménager les susceptibilités. On vous passe les interprétations technico-juridiques. La position très souverainiste de la Cour reflète l’inquiétude des épargnants allemands. La politique de la BCE d’injections de liquidités et de taux bas, menée à la suite de la crise financière de 2008, menace leurs avoirs. Les juges ont trouvé que tout cela n’est pas très proportionné et ils demandent des explications. Potentiellement, cet arrêt pourrait gravement entraver les efforts actuels de la BCE pour sauver les économies de la zone euro, en interdisant à la banque centrale allemande de participer aux programmes de rachat d’obligations publiques.  

La première riposte est venue de la présidente de la Commission, le 10 mai. Ursula von der Leyen a gentiment rappelé aux juges de son pays d’origine que, in finec’est la cour de justice de l’Union européenne, sise à Luxembourg, qui a le dernier mot sur l’interprétation du droit européen. Elle a également menacé l’Allemagne d’une procédure d’infraction si la dispute devait s’envenimer.

La référence à Jacques Delors 

La chancelière Angela Merkel a ensuite habilement donné à cette embrouille juridico-financière une dimension politique. Devant le Bundestag, elle a évoqué l’idée de passer à une union politique plus approfondie et fait référence à Jacques Delors, ancien président de la Commission et un des concepteurs de l’euro: «une union monétaire ne suffira pas, il faut une union politique».  

Les 27 ont en effet un peu perdu de vue que l’union économique et monétaire, lancée à la fin du siècle dernier, devait faire converger les économies des états-membres, réduire les disparités entre régions. Les fonds de cohésion – auxquels la Suisse participe – n’ont pas suffi. Après la crise de la zone euro et des dettes souveraines, celle du COVID-19 risque d’aggraver les inégalités de développement.

Dit autrement, il y a une grande logique à ce que la réalisation du marché unique soit suivie d’une monnaie unique qui elle-même entraîne une gouvernance commune. Or cette gouvernance ne peut exister sans un vrai budget et une vraie volonté politique des chefs d’Etat de donner à la Commission un pouvoir d’impulsion et de réalisation.

Une ambition pour la présidence allemande

Dès le 1er juillet, Angela Merkel disposera d’une belle opportunité de monter plus concrètement ce que sa petite phrase signifiait. L’Allemagne prend la présidence de l’Union européenne. La chancelière, en fin de mandat, devrait avoir à cœur de proposer des réformes et d’attacher son nom à une avancée de l’histoire européenne. Elle contenterait ainsi enfin son sparring partner préféré, le président français Emmanuel Macron. On pourrait dire alors de l’union politique: Paris en a rêvé, Berlin l’a faite.

Une manière d’endiguer la politique de la BCE, qui donne des boutons aux juges de Karlsruhe, serait justement de permettre à la Commission d’agir à sa place pour voler au secours des pays les plus éprouvés économiquement par le COVID-19. Donc de doter celle-ci d’un budget plus conséquent lui permettant de mener une politique d’aide, de subventions plutôt que d’agir sur la dette. Le fonds de relance, en cours d’élaboration au sein des instances européennes, serait l’outil idéal pour ce changement de méthode et d’ambition. Annoncé à hauteur de 1000 milliards d’euros, il pourrait être encore augmenté.

Green New Deal, et nous et nous…  

C’est ici qu’il convient de s’intéresser à une autre petite phrase, prononcée par la présidente de la Commission. L’ancienne ministre d’Angela Merkel, Ursula von der Leyen, a précisé ses intentions post COVID-19: « Tôt ou tard, nous trouverons un vaccin contre le coronavirus. Mais il n’existe pas de vaccin contre le changement climatique. C’est pourquoi l’Europe doit dès maintenant investir dans un avenir propre.» Bruxelles s’active ainsi à la fois à lancer son fonds de relance pour aider les pays à faire face aux conséquences de la crise sanitaire sans perdre de vue l’objectif initial de la Commission annoncé lors de son entrée en fonction en décembre dernier, un Green New Deal, réorientant les soutiens européens vers la transition énergétique et le développement durable.  

Rattachés que nous sommes, nous autres Suisses, au marché unique, nous ne devrions pas perdre de vue qu’il risque de passablement évoluer. Une plus grande attention aux problèmes environnementaux sera raccord avec nos propres préoccupations. Mais de nouveaux standards, auxquels il faudra se conformer, pourraient émerger. Surtout, nous ne devrions pas zapper la dimension politique de la situation, comme nous en avons pris la fâcheuse habitude: une plus grande intégration politique au sein de l’UE, mobilisant plus de moyens financiers, aura un impact sur les relations bilatérales et le contenu de futurs accords. Pour continuer à profiter du marché des 27, et de quelques autres programmes de recherche ou de formation, il nous faudra payer plus, à l’image des membres du club, appelés à augmenter leurs contributions. Y-aura-t-il un conseiller fédéral pour prendre publiquement la mesure des récentes déclarations d’Angela Merkel et de Ursula von der Leyen, et les commenter positivement à l’intention de l’opinion publique helvétique?

Le risque de s’automarginaliser 

Dans l’approche de la relation avec l’UE, la Suisse est focalisée sur son propre calendrier interne: voter sur l’initiative de résiliation, lancée par l’UDC, en septembre, puis si l’écueil est surmonté, reprendre le dossier de l’accord-cadre, le signer, le faire adopter par le Parlement et convaincre le peuple et les cantons. On en a au minimum pour un an. Pendant ce temps, l’UE risque d’accomplir de nouveaux pas. Gare aux conséquences de notre sur-place: dans un mode post COVID, où les chaînes de production et les relations commerciales vont se redéfinir, nous devrions veiller à ne pas nous marginaliser nous-mêmes.  

*Article paru le 17 mai 2020 sur le site Bon pour la tête

L’Union et les mille milliards d’euros

Comme dans chaque période difficile, l’Union européenne est critiquée pour son impuissance. Pourtant, les 27 viennent de se mettre d’accord en un temps record sur un fonds de reconstruction d’une ampleur inédite. Ils sont soudés plus qu’il n’y paraît par leur marché intérieur. Et dans la géopolitique tourmentée qui nous attend, leurs divergences étalées au grand jour valent mieux que les mensonges chinois.*

Chaque nouvelle crise est l’occasion pour les détracteurs de l’Union européenne de clamer que celle-ci lui sera fatale. Le coronavirus ne fait pas exception bien que l’UE aurait déjà dû succomber à la crise financière, à la crise des migrants, à la montée du populisme et au Brexit.

Cette référence quasi constante à la crise fatale tient à plusieurs facteurs. Les plus chauds partisans de l’intégration du Vieux Continent dramatisent toujours les tensions afin d’encourager la Commission européenne et le Conseil européen à se montrer audacieux dans la résolution du problème. Ils sont certainement inspirés par la fameuse citation de Jean Monnet, l’un des pères de l’Europe, invoquée à chaque émergence d’un nœud gordien: «J’ai toujours pensé que l’Europe se ferait dans les crises, et qu’elle serait la somme des solutions qu’on apporterait à ces crises.»

Les pourfendeurs de l’UE voient évidemment les catastrophes comme le révélateur des dysfonctionnements de la machine communautaire. Pour eux l’UE, c’est-à-dire la coopération entre Etats, ne constitue jamais le bon instrument de gestion, puisqu’ils croient dur comme fer que toute difficulté se résout mieux tout seul dans son coin, à l’abri des frontières nationales, dans une affirmation tautologique du principe de souveraineté.

Dans ce procès en impuissance, l’UE souffre de la comparaison avec ses principaux concurrents géopolitiques: les Etats-Unis et la Chine. Elle n’est pas une seule nation, puisque composée de 27 Etats, mais on lui reproche de ne pas être aussi puissante que les deux autres.

Surprise comme tout le monde par le coronavirus, l’UE n’a pas eu d’emblée l’attitude parfaite que l’on attend toujours d’elle. Elle a d’abord étalé ses hésitations et ses différences d’appréciation de la situation, avant de serrer les rangs.

De quatre ans à quatre semaines

Pourtant, comme l’observe sur Twitter Enrico Letta, ancien président du Conseil italien, il y a un gros progrès depuis la crise de 2008. Avant que Mario Draghi n’indique en 2012 que la Banque centrale européenne ferait tout ce qui est nécessaire pour sauver l’euro, l’Union avait déjà enduré quatre ans de tortures sur les marchés financiers. Cette fois-ci, il n’a fallu que quatre semaines pour qu’elle se mette en ordre de marche, et lance un fonds de reconstruction doté de 1000 milliards d’euros. Une jolie performance, même si tous les détails ne sont pas arrêtés (les précisions de la Commission sont attendues pour le 6 mai).  Il y aura encore quelques batailles sémantiques, notamment sur l’usage du mot coronabonds, dérivé des eurobonds synonymes d’une mutualisation des dettes qui fait frémir les pays du Nord. Mais cahin-caha, à coups de subventions, de prêts et d’augmentation de leur budget commun, les Européens vont arriver à agir de manière coordonnée pour relever un défi qui n’est désormais plus seulement sanitaire, mais social et économique.

Sur ce point, la commission von der Leyen vient d’accomplir un grand pas avec la création du dispositif SURE de financement du chômage partiel dans les Etats-membres, doté de 100 milliards d’euros. Jusqu’ici toute avancée de l’Europe sociale avait été bloquée par les Britanniques. La commission a aussi autorisé les pays à accorder toutes sortes d’aides d’Etat à des secteurs en difficultés, alors que ce type de soutien direct est en général prohibé au nom de la concurrence.

Le ciment du marché intérieur

Vu de Suisse, où l’on devrait voter cet automne sur la poursuite de nos liens privilégiés avec l’UE, scellés par les accords bilatéraux, il n’est pas inutile de se demander pourquoi, malgré les réticences des Néerlandais et dans une bien moindre mesure des Allemands, la raison solidaire s’est imposée aux 27.

Si l’on anticipe une récession mondiale à la suite de la pandémie, alors chaque Etat doit se soucier de la solidité de ses relations commerciales. La Chine était l’usine du monde, mais la confiance aveugle dont jouissaient ses produits bon marché est perdue. La pandémie a montré que le régime n’est pas fiable, dans la gestion des risques comme dans la communication de données.

Les relations économiques vont se tendre avec la Chine. Elles n’étaient pas au beau fixe avec l’Amérique de Trump. Les Européens vont donc beaucoup compter sur la dynamique de leur propre marché intérieur pour conjurer l’apocalyptique récession qui s’annonce. Et leur marché unique ne pourra plus être la poule aux œufs d’or si trop de pays s’enfoncent dans la crise. Une image résume ce destin commun: les Néerlandais ont besoin de consommateurs au Sud pour écouler leurs tulipes.

Mais le marché intérieur, petite mondialisation à l’échelle continentale, a développé un autre effet: la chaîne de création de valeur y joue à saute-frontières, chaque pays ayant développé ses compétences dans un certain type de produits. Ainsi une fière voiture allemande comme Mercedes n’existerait pas sans les pièces usinées en Italie. Dans ce jeu de vases-communicants qu’est le marché intérieur, aider le voisin, c’est s’aider soi-même. Par idéalisme ou par réalisme, les Européens sont condamnés à se montrer solidaires.  

Priorités légitimées 

La pandémie est survenue à un moment où l’UE cherchait à réorienter ses priorités sur la sauvegarde de l’environnement et le développement du numérique. La crise du coronavirus légitime a posteriori ces axes de développement: après la catastrophe, il n’y a plus guère de doutes sur le fait qu’il faut relocaliser un certain nombre de productions stratégiques (y compris agricole), qu’il faut encourager les circuits plus courts de distribution, et qu’il faut promouvoir des technologies numériques compatibles avec la préservation des libertés individuelles. 

L’avantage d’une gouvernance multiple

Les comparaisons économiques et démographiques des analystes géopolitiques donnent souvent l’Europe perdue d’avance, pas assez innovatrice, trop vieille. Le Covid-19 met désormais en concurrence la manière dont les puissances gèrent la crise. Par rapport à la Chine et aux Etats-Unis, la comparaison systémique avantage l’UE, malgré tous les défauts que l’on prête à sa gouvernance multiple: personne ne se demande si elle ment, les statistiques sur le nombre de morts ou de personnes contaminées sont fiables (même si pas harmonisées), les erreurs d’évaluation y sont débattues ouvertement, la doxa officielle de tel ou tel responsable politique y est d’autant plus critiquée que les citoyens ont le loisir de comparer avec ce qui se passe chez les autres pays membres.  

Dans un mélange de stratégies coordonnées et de libertés laissées aux pouvoirs de proximité (les Etats-membres mais aussi les régions), l’UE démontre en même temps son caractère profondément démocratique, et la nécessité de partager les souverainetés pour gagner en efficacité. Contre les fléaux quels qu’ils soient, les démocraties, parce qu’elles n’ont pas peur de confronter les opinions et les solutions, sont toujours mieux armées que les pouvoirs centralisés et dictatoriaux.

*Article paru sur le site Bon pour la tête le 28 avril 2020