Pourquoi Christoph Blocher est tombé

L’Hebdo
– 14. décembre 2007
Ausgaben-Nr. 50, Page: 6
Événement Conseil Fédéral
Conseil Fédéral
Pourquoi Christoph Blocher est tombé
Le grand récit des folles heures qui ont bouleversé la Suisse.
Dossier réalisé par Chantal Tauxe, Michel Guillaume, Julie Zaugg, Daniel Audétat, Titus Plattner, et Pierre-André Stauffer
Deux petits tours de scrutin et puis s’en va. Après quatre ans passés au gouvernement, l’UDC zurichois Christoph Blocher doit céder la place à l’UDC grisonne Eveline Widmer-Schlumpf, conseillère d’Etat et cheffe de la Conférence des directeurs cantonaux des Finances. La fille de l’ancien conseiller fédéral Leon Schlumpf avait demandé une demi-journée de réflexion avant de décider si elle acceptait cette élection. Jeudi à 8 h 05, la décision tombe. C’est oui. Chassé par une femme, Christoph Blocher est renvoyé dans sa forteresse zurichoise. En perdant son oracle, l’UDC suisse, qui ne se reconnaît ni en Samuel Schmid ni en Eveline Widmer-Schlumpf, a tout perdu. Même son unité. Les sections grisonnes et bernoises relèvent la tête, la sécession menace. Et, plus inattendu encore, la contestation gagne parfois le cercle des fidèles de Blocher, certains relevant, sous le sceau de l’anonymat, que le grand chef avait peut-être «confondu ses intérêts personnels avec ceux du parti».
Comment en est-on arrivé là? Comment le nom d’Eveline Widmer-Schlumpf a-t-il réussi à s’imposer, mercredi 12 décembre, à une majorité de l’Assemblée fédérale, 116 voix au premier tour, 125 au second? Tard dans la nuit du 11 décembre, la conseillère d’Etat grisonne n’était qu’une variante parmi d’autres, un scénario aléatoire, un espoir auquel personne n’arrivait à croire jusqu’au bout, pas même ceux qui avaient lancé son nom. Après le vote fatidique, mercredi matin vers 10 h 30, les conjurés restaient ébahis de leur propre victoire, étourdis, estourbis, comme si ce succès était trop beau pour être vrai. Christoph Blocher avait chuté, et c’était grâce à eux, à leur travail de persuasion, à leur savoir-faire, leur opiniâtreté, leurs réseaux. Un réveil de la gauche et un éveil du centre. Un sursaut civique. Une alliance socialiste et démocrate-chrétienne, flanquée des Verts libéraux et des Verts traditionnels, à laquelle s’est jointe une dizaine de radicaux-libéraux dissidents. Le tout conduit par des meneurs enthousiastes, dont un noyau dur formé des socialistes Christian Levrat et Alain Berset, les jumeaux comme on a appris à les appeler, des PDC Christophe Darbellay et Urs Schwaller. Avec un appoint décisif, côté radical, chez Dick Marty. Beaucoup de trentenaires parmi eux, surtout si l’on y ajoute deux autres activistes, le Vaudois Roger Nordmann et le Fribourgeois Jean-François Steiert. Une nouvelle génération de politiciens romands, désormais soudés par un coup aussi improbable que triomphal.
Premier parti du pays, l’UDC a droit au moins à deux conseillers fédéraux. Mais comment préserver cette concordance arithmétique, tout en se débarrassant de l’indésirable Christoph Blocher, considéré par ses adversaires comme l’homme qui a bouté le feu aux institutions suisses? Pas d’autre solution que de lui opposer un autre UDC, plus présentable. Mais qui? C’est le socialiste Roger Nordmann qui, le premier, sortira de sa manche le nom d’Eveline Widmer-Schlumpf. D’abord, il tente de persuader sa présidente de groupe Ursula Wyss de la justesse de son choix, puis le vice-président Alain Berset, qui lui-même remet le flambeau à Christian Levrat, futur président du parti national.
Le thème est abordé jeudi 29 novembre en marge d’une rencontre entre le Gouvernement fribourgeois et la députation aux Chambres fédérales. Des contacts se nouent entre les socialistes et Thérèse Meyer-Kaelin, conseillère nationale PDC. Les démocrates-chrétiens hésitent encore. Ils ne savent trop quelle stratégie adopter. A la limite, pourquoi n’iraient-ils pas eux-mêmes au combat, pourquoi ne choisiraient-ils pas Urs Schwaller, par exemple, pour contester le siège de Christoph Blocher?
L’AUDACE DU PDC Les événements se précipitent mardi 11 décembre. A l’issue de sa séance de groupe, le PDC, audacieux comme jamais, annonce officiellement qu’il ne votera pas pour Christoph Blocher. Côté socialiste, le Grison Andrea Haemmerle est chargé de prendre langue avec Eveline Widmer-Schlumpf. Trois contacts, dont un décisif en fin de soirée où elle articule un oui un peu hésitant à son collègue grison.
Dans la soirée, la présidente du groupe socialiste Ursula Wyss, Alain Berset et Christian Levrat mangent à la Kronenhalle, au centre de Berne. Ils ont ouvert une ligne directe avec le PDC Christophe Darbellay, installé devant une assiette valaisanne au bar branché Loetschberg, qui reste en contact avec Urs Schwaller, rentré à son domicile de Tavel. Les Verts renoncent à leurs premières ambitions. Non seulement, ils retirent leur propre candidat, le Vaudois Luc Recordon, mais faute d’avoir un candidat PDC officiel déclaré sous la main, ils sont prêts à accepter un UDC autre que Christoph Blocher. «Tout, sauf Blocher», résume le Vert bernois Alec von Graffenried.
On sent assez vite que la dynamique de la contre-candidature à Blocher prend de l’ampleur.
BAR DU BELLEVUE à MINUIT A minuit, mardi 11 décembre, le bar de l’Hôtel Bellevue, avec sa centaine de spiritueux, est plein à craquer. Christian Levrat et Alain Berset affichent un petit sourire à la fois confiant et conspirateur. Chez les UDC, le secrétaire général Gregor Rutz croit encore aux chances de Christoph Blocher. Le parti radical n’est-il pas là pour faire pencher la balance du bon côté. Erreur, le parti radical a gagné en indépendance, il s’est décomplexé. Blocher ne lui fait plus peur.
Dans l’après-midi du 11 décembre, le Tessinois Dick Marty s’est levé, en pleine séance de groupe, pour appeler ses collègues à voter contre Blocher. Et Dick Marty d’évoquer les événements de 2003, lorsque certains radicaux prétendaient qu’il fallait «envoyer Blocher dans la prison du gouvernement pour le neutraliser». Ils oubliaient simplement que «le prisonnier en détenait les clés».
Mercredi matin Beaucoup de journalistes pensent encore qu’ils n’ont assisté qu’à une nuit des couteaux en plastique, comme le dit le rédacteur en chef de 24 Heures Thierry Meyer. Mais socialistes et démocrates-chrétiens sont très confiants. A 6 h 45, Eveline Widmer-Schlumpf donne son accord définitif, démentant ainsi des déclarations du président de l’UDC Ueli Maurer, assurant qu’elle lui aurait dit non la veille. De son côté Dick Marty enjoint une dizaine de francs-tireurs radicaux-libéraux, dont très probablement les Romands Martine Brunschwig Graf, Sylvie Perrinjaquet, Claude Ruey et Hugues Hiltpold, d’aller jusqu’au bout de leurs convictions, donc de dire non à Blocher. En fait, il leur demande de contredire la direction du parti qui les suppliait de voter blanc. Dick Marty réussit son coup. Alors que chez les PDC, le nombre de problochériens a déjà chuté de quinze à une dizaine, le nombre de radicaux antiblochériens passe de cinq à une dizaine. La cause est entendue. Christoph Blocher sera renversé. Le Parlement, qui avait cru bon de s’agenouiller devant ses prétentions en 2003, a pris sa revanche. Ironie de l’histoire, le bouleversement des m?urs politiques dont le Zurichois a été l’inspirateur s’est retourné contre lui. Christoph Blocher a donné à ses adversaires les cordes pour le pendre. Même les radicaux qui ont voté pour lui se sont offert, juste après, le petit plaisir de refuser à l’UDC deux suspensions de séance. Une manière d’achever l’animal en le punissant de son arrogance. Caspar Baader, chef du groupe UDC, n’avait-il pas eu l’outrecuidance d’exiger des radicaux un soutien inconditionnel à Christoph Blocher? Avec comme justification le vote compact des UDC en faveur de Pascal Couchepin. Le PDC, qui disposait d’un plan B, la candidature Urs Schwaller, pour pallier un refus éventuel d’Eveline Widmer-Schlumpf, n’a pas eu besoin d’en faire usage. Le parti sort grandi de l’aventure. Il y a longtemps qu’on ne l’avait pas connu si combatif.
Revanche aussi pour le canton des Grisons, mal aimé des chefs UDC, qui avaient exclu la semaine dernière les deux conseillers nationaux Brigitta Gadient et Hansjörg Hassler de commissions importantes pour manque de piété partisane. Les Grisons, qui ont réussi dans la foulée à placer la démocrate-chrétienne Corina Casanova à la Chancellerie, sont comblés. Une victoire de la périphérie face à la toute-puissance zurichoise. Autre ironie de l’histoire, Christoph Blocher a bâti toute sa fortune aux Grisons autour d’EMS Chemie, un canton qui lui pique aujourd’hui son fauteuil au Conseil fédéral. Jusque-là, c’était l’UDC qui attaquait et les autres partis qui se défendaient. L’UDC a perdu l’initiative des opérations. Désarmée devant l’assaut de ses adversaires, elle ne sait pas encore comment réagir. Plutôt que de faire profil bas, d’encaisser le coup avec dignité, comme avait su le faire le PDC en 2003 après l’éviction de Ruth Metzler, elle ne sait que menacer (lire l’article en page 88).
LE PLAN SCHWALLER L’UDC va parler de «complot» et de viol de la démocratie. Ceux qui ont conçu l’incertain putsch contre Blocher, récusent la critique. Discuter, esquisser des stratégies politiques, prendre ses responsabilités, c’est exactement ce que l’on demande aux 246 parlementaires élus. Le plan Hannibal, que l’UDC avait élaboré en 2003 pour assurer l’avènement de Christoph Blocher, n’a été révélé que des mois après sa réussite. Celui qui a conduit à son éviction a été ouvertement esquissé par Urs Schwaller, le chef du groupe PDC aux Chambres, au lendemain du 21 octobre, dans les colonnes de L’Hebdo. Loyalement, le sénateur fribourgeois posait des conditions à la poursuite de la concordance. Plutôt que d’entrer en matière, d’avoir la victoire modeste et de donner des signes d’apaisement, l’UDC a préféré continuer son chantage plébiscitaire: LUI ou rien, LUI ou le chaos. Une attitude profondément anti-suisse, profondément irritante pour des parlementaires trop souvent moqués par Blocher comme d’inutiles figurants.
La liberté prise avec le résultat des élections fédérales par le Parlement ? l’UDC avec ses 29% de suffrages est le premier parti de Suisse ? s’explique aussi par un contexte particulier. Le récent blanchiment de Christoph Blocher par le Conseil fédéral dans la très controversée affaire Roschacher a indirectement poussé les Chambres fédérales à prendre leurs responsabilités. L’échec de certains caciques UDC lors des élections au Conseil des Etats a révélé l’existence d’un front républicain, dans la population, et de part et d’autre de la Sarine, dont une majorité du Parlement a pu s’inspirer. Au final, les parlementaires ont fait usage de leurs prérogatives. Décalque du peuple qui l’a élu, le Parlement a aussi pour mission de placer au gouvernement des gens dignes qui respectent les institutions, garantes d’un bon fonctionnement démocratique. Il n’a pas d’autre outil pour sanctionner un ministre que de ne pas le réélire.
La suite L’éviction de Christoph Blocher, réussie parce que personne n’y croyait vraiment, impose toutefois à ceux qui l’ont réalisée, deux devoirs: celui d’apporter des solutions politiques aux problèmes, soulevés à tort ou à raison, par celui qui domine la vie politique fédérale depuis quinze ans, du «dimanche noir» du 6 décembre à cet étrange «mercredi blanc»; et celui de reconquérir une opinion peu habituée à tant d’audace, de courage et de netteté dans la décision politique. |
L’Adieu «Je quitte le gouvernement, pas la politique. Mes opposants peuvent s’inquiéter», a prévenu Christoph Blocher.
L’élue Les adversaires de Christoph Blocher ont choisi pour le remplacer une femme de droite qui fait une politique de droite.
11 décembre, minuit Christian Levrat, Alain Berset et Ueli Leuenberger font et refont leurs calculs.
12 décembre, 10h10 Au premier tour concernant Christoph Blocher, Ueli Maurer et l’UDC sont encore sereins.
12 décembre, 10h40 Résultat du 2e tour. Le Fribourgeois Hugo Fasel exulte. Eveline Widmer-Schlumpf est élue.
le 12 au 13 décembre
Une nuit en attendant le «oui» de la nouvelle élue. La Grisonne est déjà à Berne.
Les protagonistes
Christian Levrat socialiste (FR), futur président du PS, déjà à la man?uvre.
Christophe Darbellay démocrate-chrétien (VS), s’impose comme un président du PDC audacieux et courageux.
Luc Recordon Vert (VD), a servi de bouclier pour protéger l’émergence d’une candidature PDC ou UDC.
Roger Nordmann socialiste (VD), a – le premier – soufflé le nom d’Eveline Widmer-Schlumpf.
Alain Berset socialiste (FR), a agi en tandem «jumeau» avec Christian Levrat. Urs Schwaller démocrate-chrétien (FR), a concilié respect de la concordance avec volonté politique.
Et encore Thérèse Meyer (PDC/FR), Jean-François Steiert (PS/FR), Andrea Haemmerle (PS/GR), Dick Marty (PRD/TI).
Une législature en 3 couvertures
De 2003 à cet automne, le destin politique du conseiller fédéral Blocher en trois «unes» de L’Hebdo. La faute, au lendemain de son élection du 10 décembre 2003; Les 33 infractions aux lois, le 5 septembre 2007; Le plan de rupture du PDC, le 25 octobre dernier.
Suite de notre dossier En raison de la parution différée de L’Hebdo, la structure de notre magazine a été modifiée. Notre dossier se poursuit en pages 20 et 22 ainsi qu’en fin de journal, dès la page 83 (portrait d’Eveline Widmer-Schlumpf et analyse des conséquences de l’éviction de Blocher).

EEE: quinze ans après

Le 6 décembre 1992, le rattachement de la Suisse à l’Espace économique européen (EEE) a été rejeté par 50,3%des votants. Une fois n’est pas coutume, ceux-ci s’étaient déplacés en masse: le taux de participation a frisé les 79%, témoin de l’extraordinaire embrasement émotionnel suscité par la question. Ce refus, tailladant la frontière linguistique avec une angoissante netteté, fut qualifié par le conseiller fédéral Jean-Pascal Delamuraz de «dimanche noir».

Quinze ans après, il est de bon ton, surtout chez les blochériens, de se gausser de ce pessimisme. L’économie suisse resplendit de santé. C’est la preuve que l’on pouvait se passer de cet EEE. Pas tout à fait. Avant de renouer avec la croissance, le pays a enduré une décennie de marasme. Le taux de chômage a culminé à 5,7% en 1997 avec plus de 188 000 chômeurs. Dans le même temps, le PIB a connu une évolution rachitique. Ce n’est qu’avec l’entrée en vigueur des accords bilatéraux (approuvés en 2000), et notamment l’afflux de main-d’oeuvre qualifiée rendue possible par l’Accord sur la libre-circulation des personnes, que l’économie suisse a commencé à aller franchement mieux.

De fait, les accords bilatéraux et l’adhésion à Schengen-Dublin constituent une sorte de super-EEE taillé sur mesure pour nous. La Suisse se retrouve ainsi dans l’UE, mais sans droit d’y décider ou d’y proposer quoi que ce soit, en faisant mine de préserver une souveraineté intégrale. Pour les blochériens, il n’y a pas d’hypocrisie à pratiquer ce double jeu puisque les apparences sont sauves, la Suisse décide souverainement, en toute autonomie, de se satelliser. Pour les pro-Européens (mais oui, il en reste), cette attitude est indigne et frustrante. Donner l’impression que l’on n’a pas choisi son camp, tout en s’alignant sur le plus fort, c’est déjà ce que la Suisse pratiquait pendant la guerre froide. Est-ce honorable?

Sur le front intérieur, quinze ans après le vote, la coexistence de deux Suisse antagonistes, ne partageant pas la même vision de l’avenir, demeure, même si la classe politique, conseillers fédéraux en tête, s’ingénie à la dissimuler et à faire croire qu’elle a été noyée par des torrents de pragmatisme.

Signe de cette fracture persistante, l’UDC continue à gagner des sièges au Conseil national, mais le camp de l’ouverture survit presque malgré lui, en dépit de l’ostracisme, de l’opportunisme bien-pensant et des moqueries. Ce lundi à Berne, trois nouveaux conseillers nationaux symboles d’horizons élargis et de la capacité d’intégration de la Suisse ont aussi prêté serment: les deuxex-requérants Antonio Hodgers (Verts/GE) et Ricardo Lumengo (PS/BE), et une fille d’immigrés italiens Ada Marra (PS/VD).

Le Conseil fédéral peut continuer à geler le débat sur l’adhésion, la Suisse n’y échappera pas: plus elle négociera des accords particuliers avec l’UE, plus il deviendra absurde de se priver d’en faire partie de plein droit. Les vainqueurs du 6 décembre 1992le savent bien: ils n’ont fait que reculer l’échéance sur la forme, mais n’ont rien évité sur le fond.

chronique parue dans L’Hebdo le  6 décembre 2007 

Conseil fédéral Le film du 12.12.07

L’Hebdo
– 06. décembre 2007
Ausgaben-Nr. 49, Page: 26
Suisse
Conseil fédéral Le film du 12.12.07
Une formalité ou un coup de théâtre? Comment se déroulera la réélection des sept membres du gouvernement? « L’Hebdo» présente le casting, les scénarios et même quelques bonus inédits.
C’est le dernier acte d’une trop longue campagne. Le 12 décembre prochain, l’Assemblée fédérale désignera les sept conseillers fédéraux pour la 48e législature depuis 1848. D’habitude, le rituel fastidieux qui voit se succéder les scrutins individuels à bulletins secrets occupe deux petites heures du deuxième mercredi de la première session des Chambres fédérales réunies, sans autre intérêt que de gloser sur le score mérité ou irrévérencieux dont on gratifie tel ou tel candidat. Mais, depuis le 10 décembre 2003, depuis l’éviction de Ruth Metzler et surtout l’avènement de Christoph Blocher, il n’y a plus d’habitudes qui tiennent en politique. L’ébranlement de la formule magique gouvernementale, qui avait tenu quarante-quatre ans, ne peut rester, considéré de manière systémique, sans réplique. Ou du moins sans tentatives de réplique.
Car, c’est le paradoxe. Depuis une année, tout ce que la Berne fédérale comprend d’acteurs, d’observateurs, d’initiés et de bavards divers s’accorde sur un point: il ne se passera rien. Impression renforcée par le résultat des élections fédérales: le rapport de force gauche-droite au Parlement ne s’est pas fondamentalement modifié. Il n’empêche, depuis des mois, la réélection de Christoph Blocher fait débat et suscite, dans un brouillard savamment entretenu, contre-propositions et scénarios alternatifs plus ou moins sérieux, et même, c’est nouveau et inquiétant, des théories du complot. Dans ce tourbillon, l’affaire Roschacher n’a pas constitué l’arme décisive pour faire tomber le tribun. Le choix d’élire ou de ne pas réélire un conseiller fédéral reste avant tout un acte politique, laissé à la libre appréciation des 246 grands électeurs. Ce n’est ni une obligation polie ni une fatalité, mais une responsabilité. Tout en élaborant de nombreux scénarios pour se faire peur, les parlementaires semblent remettre à plus tard l’heure d’un vrai choix. Le grand chambardement du Collège aura lieu lors de prochaines vacances, attendues en cours de législature, alors que rien n’oblige un conseiller fédéral à partir tant qu’il ne le décide pas lui-même. Quoi qu’il en soit, le script final ne sera révélé que le 12 décembre vers midi et, d’ici là, le suspense reste entier. | scénographie Dans le rôle du metteur en scène, l’Assemblée fédérale: 246 parlementaires qui ne se sont pas encore mis d’accord sur le scénario.
Un dossier réalisé par Michel Guillaume, Pierre-André Stauffer, Chantal Tauxe et Julie Zaugg
Moritz Leuenberger
Il promettait tant, et il n’a rien donné
61 ans
Elu au Conseil fédéral le 27 septembre 1995
Le socialiste zurichois était entré au Conseil fédéral sur un tapis de grâces, légèrement planant, radieux visage de l’urbanité en marche. Avec lui, on allait voir ce qu’on allait voir: le triomphe de la jeunesse, l’accent mis sur la défense des villes, l’adieu aux campagnards qui empêchent la Suisse de bouger. En réalité, personne n’a rien vu. Personne n’a rien entendu, ou alors des murmures, des pensées délicates susurrées par un intellectuel, qui répugne à fréquenter les bas-fonds de la politique quotidienne. Visage fermé comme un verrou sur une anxiété. Ses visions ne sont que brouillard coloré devant deux yeux à moitié fermés. Même son histoire de taxe CO2 ne convainc pas. Non qu’elle soit forcément condamnable. Mais comment voulez-vous croire à ce que Moritz Leuenberger cherche à défendre?
Et pourtant, c’est le ministre qui détient dans son département toutes les clés de l’avenir du pays: transports, énergie, communication, défense de l’environnement. Le plus faible de tous les ministres en charge des responsabilités les plus importantes. Il faut être Suisse pour s’y résigner. Il a bel et bien accompagné quelques réformes structurelles importantes, notamment La Poste, les télécommunications et les chemins de fer, mais justement il n’a rien fait de plus que de les chaperonner. Comme le montre sa manière de se cramponner au pouvoir, il se croit irremplaçable. Il serait temps que les Chambres lui prouvent le contraire. |
Pascal Couchepin
Le rempart
65 ans
Elu au Conseil fédéral le 11 mars 1998
L’un des premiers candidats au Conseil fédéral, sinon le seul, qui a osé, sans vaines précautions oratoires, étaler ses ambitions gouvernementales. En Valais, il a mûri dans l’opposition au PDC, l’ennemi héréditaire, mais depuis quelques années déjà, en véritable précurseur, il plaide pour un rassemblement au centre des forces de droite non conservatrices, mouvement qui devrait conduire à terme à une fusion entre radicaux et démocrates-chrétiens. Au Conseil fédéral, il marche sur la crête d’une autorité parfois insolente, avec la sûreté d’un vieil équilibriste. Une pensée lucide, d’une intelligente férocité. D’abord ministre de l’Economie, Pascal Couchepin a repris en 2003 le Département de l’intérieur après la démission de Ruth Dreifuss. Un bilan honorable dans les deux ministères, surtout dans le second où, malgré quelques échecs et une impopularité grandissante, il a imposé une politique de la santé et de la culture, où jouent aussi les forces du marché. Responsable de l’Education, il a réussi à conduire une réforme ambitieuse, quoique difficile, des hautes écoles.
Mérite sa réélection, ne serait-ce qu’à cause d’une personnalité hors du commun, rempart de la droite libérale contre les dérives de la droite conservatrice et ultranationaliste. |
Samuel Schmid
Préservons- nous des UDC trop accom- modants
60 ans
Elu au Conseil fédéral le 6 décembre 2000
Antiblochérien, consensuel, il tire sa légitimité d’avoir été choisi par tous ceux qui rêvent de roses sans épines, de politique sans confrontation et d’un tigre UDC à qui l’on aurait enlevé toutes ses griffes. Pas d’élan, aucune chaleur, la pochette blanche du notable. Elu il y a sept ans par défaut, parce que l’Assemblée fédérale a récusé les deux candidats officiels de l’UDC, soupçonnés de blochérisme avancé.
Prédécesseur de Samuel Schmid à la Défense, Adolf Ogi voulait réorienter l’armée sur l’étranger, en faire une initiatrice de sécurité à l’extérieur des frontières suisses, là où naissent et perdurent les conflits. Une véritable révolution culturelle que Samuel Schmid, pressé par son parti et les casques à boulons de l’armée, a cherché à ralentir. Avec toute la force d’inertie dont il est capable. Opération réussie, dans la mesure où personne ne sait plus vraiment, aujourd’hui, à quoi sert encore l’armée et ce qu’elle tente de faire. Samuel Schmid ressemble à un général qui aurait horreur de prendre des décisions sur le champ de bataille. Sous ses yeux, ses propres généraux, Keckeis et Fellay, se sont entre-égorgés avant qu’il ne comprenne ce qui se passait vraiment. Relique d’une époque révolue, curiosité archéologique d’une civilisation disparue, celle d’une UDC agrarienne, terrienne et modérée, il profite indûment du triomphe électoral de Christoph Blocher. Il serait temps qu’il s’en aille. |
Micheline Calmy-Rey
Et si elle se repliait sur les Affaires intérieures?
62 ans
Elue le 4 décembre 2002
Un ministre suisse des Affaires étrangères de modèle courant a la sagesse de ne rien dire qui soit suffisamment précis pour être critiquable. Toujours plus ou moins au garde-à-vous, avec l’air de retenir son souffle, comme s’il craignait de faire tomber un bibelot. Avec la socialiste genevoise, intronisée cheffe de la diplomatie helvétique après le retrait de Joseph Deiss, un grand vent a soufflé, et les fenêtres du département ont claqué. On a presque eu l’impression que la politique étrangère suisse commençait enfin à exister. Mais, contrairement à certaines attentes, elle ne s’et jamais montrée outrageusement proeuropéenne. Ce n’est assurément pas sous sa direction que l’adhésion reviendra au goût du jour. Dans le dossier sur la fiscalité des entreprises, elle a toujours été aussi étroitement patriotique que le ministre radical des Finances, Hans-Rudolf Merz. Le patriotisme est devenu d’ailleurs sa grande affaire, presque son leitmotiv, depuis l’épisode du Grütli, où elle l’a pratiquement réinventé en public, fermant du même coup le mausolée blochérien où il reposait depuis trop longtemps. Mais son influence sur les affaires intérieures du pays reste marginale.
Peut-être devrait-elle mettre son audace et sa ténacité au service d’autres combats, dans un autre département. Quitter le DFAE ne serait pas un désaveu, plutôt l’occasion de rebondir et d’agir pour le bien «des Suissesses et des Suisses», selon l’une de ses expressions favorites. |
Christoph Blocher
Vainqueur en sursis
67 ans
Elu au Conseil fédéral le 10 décembre 2003
Elu à la suite d’un ultimatum, «ce sera moi et, si vous ne voulez pas de moi, l’UDC entrera dans l’opposition», Christoph Blocher a très vite montré qu’il resterait toujours un chef de bande. Mieux: une figure idéologique si parfaitement identifiée à son parti que celui-ci fonctionne comme une caisse d’enregistrement où les conversations du chef avec lui-même se poursuivent sur une base plus large. La droite libérale, qui a contribué à l’élection de Christoph Blocher en 2003, pensait naïvement le neutraliser en l’intégrant. Toute la législature démontre le contraire. Christoph Blocher n’est pas neutralisable. Son accès au gouvernement ne l’a pas rendu plus sage, ni plus respectueux des institutions. Ses contacts avec l’étranger ne l’ont pas rendu plus réceptif à la complexité du monde, ni ont atténué sa méfiance à l’égard de la construction européenne. Parle de lui à la troisième personne, comme Alain Delon, ce qui n’est jamais bon signe. Il n’est peut-être pas xénophobe, mais il en a les accents. Disons plutôt qu’il sait quand il faut l’être un peu, ou un peu moins. Question de circonstances. A la tête du Département de justice et police, il n’a rien fait, ou alors très peu, sous prétexte de fédéralisme, pour renforcer la sécurité intérieure du pays.
Un homme du passé qui n’imagine le monde et son pays que palissadés de frontières nationales. Une écharde dans la chair de la politique suisse. Cet homme est dangereux, il faut s’en débarrasser. |
Hans-Rudolf Merz
Bonsaï émancipé
65 ans
Elu au Conseil fédéral le 10 décembre 2003
Elu par la droite le même jour que Christoph Blocher, ce comptable rigoureux et lettré sorti des profondeurs radicales appenzelloises n’est pas le «bonsaï», comme on l’a dit, de l’UDC zurichois. Au contraire, le chef du Département des finances s’en distancie volontiers. La preuve, les attaques dont il est périodiquement victime dans les colonnes de la Weltwoche, connue pour son dévouement à la cause blochérienne. Un jour, Hans-Rudolf Merz s’est estimé suffisamment fâché pour réagir en pleine séance du Conseil fédéral. Christoph Blocher s’est contenté de regarder ses chaussettes, en feignant de penser à autre chose.
Hans-Rudolf Merz a réussi ses deux programmes d’assainissement des finances fédérales, mais celui que l’on croyait être son directeur de conscience lui reproche sans cesse de laisser courir les dépenses et de faire traîner depuis deux ans la redéfinition des tâches de l’administration.
On n’est pas totalement convaincu de la pertinence de sa réélection. Mais il mérite qu’on n’identifie plus sa cause à celle d’un homme qu’il a appris à détester. |
Doris Leuthard
De quel bois se chauffe-t- elle?
44 ans
Elue au Conseil fédéral le 14 juin 2006
Les fruits n’ont pas vraiment suivi la promesse des fleurs. L’Argovienne était une star lorsqu’elle présidait le PDC, elle ne l’est plus qu’à moitié depuis qu’elle s’est mise à l’exercice ingrat des responsabilités gouvernementales, suite à la démission inopinée de Joseph Deiss. Bien sûr, elle a réalisé de l’excellent travail dans ses tentatives répétées de promouvoir les femmes dans l’économie, comme dans sa volonté de mieux concilier vie privée et professionnelle, mais très franchement c’est le moins que l’on pouvait attendre d’elle.
Accepter unilatéralement le principe du Cassis de Dijon était sans doute une erreur. L’objectif, sans doute, était louable – faire baisser les prix -, L’écologiste vaudois, qui vient de faire son entrée au Conseil des Etats, se présente contre Christoph Blocher «au nom de la défense des valeurs républicaines». Il a estimé – citant Kant – que chasser Blocher du gouvernement était «un impératif catégorique». Il s’agit aussi d’inciter un démocrate-chrétien à sortir du bois; dans ce cas, il a déjà annoncé qu’il s’effacerait.
Cet avocat, ingénieur EPFL, qui siège au Conseil d’administration de la Banque cantonale vaudoise, a un parcours politique original. Il a milité dans les rangs d’Alternative socialiste verte dès 1989. C’est sous cette étiquette qu’il a été élu au Grand Conseil vaudois et à la Municipalité de la très bourgeoise commune de Jouxtens-Mézery en 1990. Vert depuis la fusion de son mouvement avec le Groupement pour la protection de l’environnement en 1997. |
mais en même temps il équivalait à faciliter la vente des produits européens en Suisse, sans contre-partie reconnue pour les produits suisses vendus en Europe.
On ne sait pas de quel bois la cheffe du Département de l’économie se chauffe, on suppute qu’elle n’ose pas vraiment entrer en conflit avec ses collègues ministres, Blocher en particulier. Elle a moins de scrupules à heurter les Romands, comme on l’a vu dans les dossiers des HES et l’arrêté Bonny.
Il vaut la peine de lui laisser le temps de s’affirmer. Donc de la réélire. |
Luc Recordon
La brèche Verte
52 ans
Candidat officiel des Verts au Conseil fédéral
L’écologiste vaudois, qui vient de faire son entrée au Conseil des Etats, se présente contre Christoph Blocher «au nom de la défense des valeurs républicaines». Il a estimé – citant Kant – que chasser Blocher du gouvernement était «un impératif catégorique». Il s’agit aussi d’inciter un démocrate-chrétien à sortir du bois; dans ce cas, il a déjà annoncé qu’il s’effacerait.
Cet avocat, ingénieur EPFL, qui siège au Conseil d’administration de la Banque cantonale vaudoise, a un parcours politique original. Il a milité dans les rangs d’Alternative socialiste verte dès 1989. C’est sous cette étiquette qu’il a été élu au Grand Conseil vaudois et à la Municipalité de la très bourgeoise commune de Jouxtens-Mézery en 1990. Vert depuis la fusion de son mouvement avec le Groupement pour la protection de l’environnement en 1997. |
candidat surprise
Y aura-t-il à la dernière minute un candidat surprise pour attaquer le siège de Christoph Blocher? Outre une improbable candidature UDC dissidente et sollicitée, deux noms sont cités: celui du conseiller aux Etats fribourgeois Urs Schwaller (55 ans), chef du groupe, et celui du conseiller national valaisan Christophe Darbellay (36 ans), président du parti. En osant ce Blitzkrieg, Urs Schwaller aurait de bonnes chances d’être élu, et un risque non négligeable de casser son image de parfait parlementaire, en cas d’échec. Christophe Darbellay a un profil plus joueur, il est jeune, et aurait le temps de rebondir pour être candidat lors du départ de Pascal Couchepin, ou en 2011 ou en 2015? |
Les scénarios
En six titres de films, ce qui pourrait se passer le 12 décembre.
La réélection du Conseil fédéral est un rituel à nul autre pareil. On ne trouve pas une autre démocratie où les grands électeurs choisissent les ministres en fonction de leur ordre d’ancienneté et constituent l’équipe gouvernementale au cours de sept scrutins successifs à bulletins secrets, sans s’inquiéter de la compatibilité de leurs projets politiques.
Ce déroulement rend le système autobloquant. Il est difficile de sanctionner ou de démettre un ministre sans avoir soigneusement préparé la man?uvre. Il faut compter les voix, et donc informer et consulter plusieurs dizaines de conjurés en toute discrétion. Tout coup d’éclat menace même de se retourner contre ses auteurs. Dès le tour suivant, le groupe parlementaire dont le candidat aurait été éconduit peut se venger en attaquant un autre siège. En cas d’attaque contre Christoph Blocher, les deux suivants, Hans-Rudolf Merz et Doris Leuthard pourraient être menacés. A contrario, les premiers dans l’ordre protocolaire Moritz Leuenberger, Pascal Couchepin et Samuel Schmid, dont la non-réélection a parfois été évoquée, ne risquent pas grand chose.
En 1983, la droite avait réussi à refuser la candidate officielle des socialistes, Lilian Uchtenhagen, pour placer dès le premier tour Otto Stich. La preuve historique qu’une surprise reste toujours possible. Mais depuis cette lointaine époque, il n’est pas certain que l’extrême médiatisation autour de la réélection de Christoph Blocher autorise encore pareille audace.
Ce qui est sûr, c’est que pour avoir une chance de réussir, le tir contre le ministre agrarien devrait être affûté en secret, et dévoilé à la dernière minute. A Berne, nombre de parlementaires veulent conclure de ces considérations techniques qu’«il ne se passera rien». Tous les partis se tiennent. D’autres ne désespèrent pas d’écrire l’histoire. Inventaire des scénarios possibles.
Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil
Les sept membres sortants du collège sont réélus. Christoph Blocher fait un score médiocre, mais il est tout de même désigné à la vice-présidence du Conseil fédéral. Un vieux parlementaire radical justifie ce choix en évoquant le cas d’Elizabeth Kopp: la Zurichoise avait été élue à la vice-présidence, ce qui n’avait pas empêché sa démission quelques jours plus tard. Machiavélique, il ajoute que «Christoph Blocher a une année pour prouver qu’il est digne d’être président, donc il devra faire profil bas».
La Chancellerie échoit à la démocrate-chrétienne Corina Casanova. Le grand chambardement au sein du collège est remis à plus tard. Les spéculations commencent sur une triple vacance en cours de législature.
Cette journée ordinaire sous la Coupole a les faveurs de la cote.
Les pleins pouvoirs
Le triomphe de l’UDC est total. La candidature verte de Luc Recordon n’a même pas fait le plein des voix à gauche, Christoph Blocher a été réélu tout comme ses collègues. L’UDC place également Nathalie Falcone-Goumaz à la Chancellerie. Commentant son accession à la vice-présidence, Christoph Blocher ironise: contrairement à d’autres, il ne tient pas tant que cela à être président de la Confédération en 2009, car en Suisse c’est le peuple qui est souverain.
Le PDC a choisi son camp, personne ne pourra lui instruire un procès en gauchisme, comme le redoutaient certains de ses dirigeants s’ils avaient cédé aux appels de la gauche. Les radicaux craignent désormais de perdre un siège lorsque Pascal Couchepin décidera de s’en aller, mais il se murmure que le parti a obtenu des garanties de loyauté de l’UDC.
Ce scénario a un défaut pour de nombreux parlementaires, il fait la part trop belle à l’UDC. La chancellerie en chantilly s’est décidément beaucoup pour un parti qui n’a pas le triomphe modeste.
Faut pas prendre les enfants du bon dieu pour des canards sauvages
Les sept sont réélus, mais Christoph Blocher n’est pas désigné pour la vice-présidence. La Chancellerie a aussi échappé à l’UDC. Le parti agrarien encaisse sans trop faire d’histoires.
Ce scénario ménage une certaine conception du respect de la volonté populaire (l’UDC est en suffrages le premier parti de Suisse et a droit à deux conseillers fédéraux) et la volonté de nombre de parlementaires de ne pas passer pour des béni-oui-oui face à un ministre qui n’a pas ménagé ses critiques contre le Parlement, et a osé critiquer à Ankara une loi votée par le peuple suisse.
Ce scénario est d’autant plus prisé que l’élection à la vice-présidence est la dernière de la journée.
L’?uf du serpent
Les sept sont réélus, mais Blocher n’est pas désigné pour la vice-présidence. La Chancellerie a aussi échappé à l’UDC. Le chef du Département de justice et police ne parvient pas à cacher sa déception et réagit très mal à l’affront. L’UDC annonce qu’elle pratiquera une politique d’opposition dure. On se demande si Blocher va démissionner.
Certains ont esquissé ce scénario qui révélerait au grand jour le vrai visage de Christoph Blocher, revanchard. Mais, mardi dans les pas perdus du Palais fédéral, Yvan Perrin assurait: «La non-élection de Blocher à la vice-présidence du CF? Ce n’est pas une préoccupation majeure pour l’UDC. Blocher n’en fera pas une jaunisse.»
Pour qui sonne le glas
Les chambres fédérales ont osé mettre fin à la concordance mathématique au profit d’une concordance politique. Christoph Blocher n’a pas été réélu. C’est Christophe Darbellay qui a mené l’assaut victorieux, après le retrait du Vert Luc Recordon. Scellée dans le plus grand secret depuis des mois, l’alliance entre la gauche, le PDC et la majorité du groupe radical se révèle aussi programmatique. Le front républicain a trouvé des points d’accord minimaux sur la poursuite de la voie bilatérale, l’assainissement de l’AI, et l’âge de la retraite. La Chancellerie a aussi échappé à l’UDC.
L’UDC annonce son départ dans l’opposition. Samuel Schmid reste en place.
Ce scénario des anti-blochériens a peu de chances de devenir réalité. Il n’est pas certain que l’entier du groupe PDC se soude derrière un candidat surprise, et qu’assez de radicaux dissidents s’y rallient. Mais sur le papier, il est jouable, et c’est bien ce qui embarrasse le PDC qui ne pensait pas si tôt se retrouver maître du jeu.
Le jour le plus long
L’Assemblée fédérale a préféré un candidat surprise à Christoph Blocher. L’UDC demande une suspension de séance, qui lui est accordée. Une interruption peut en effet être demandée par n’importe quel membre des Chambres fédérales ou décidée par le président du Conseil. Le groupe UDC, auquel appartiennent tant le président du Conseil national que celui du Conseil des Etats, ne réintègre pas la salle. La confusion est totale. L’élection des trois derniers membres du collège n’a pas lieu.
Ce scénario chaotique est le plus invraisemblable de tous. Mais compte tenu du flou réglementaire, il ne peut être totalement exclu. | CT

«Face à Bruxelles, nous devrons bouger»

L’Hebdo
– 01. novembre 2007
Ausgaben-Nr. 44, Page: 32
Suisse
«Face à Bruxelles, nous devrons bouger»
Hans-Rudolf Merz Le chef du Département fédéral des finances défend son bilan et avoue pour la première fois que, dans le différend fiscal qui l’oppose à l’Union européenne, la Suisse devra concéder «un résultat politique». Propos recueillis par Chantal Tauxe et Michel Guillaume.
Alors que certains commentateurs se demandent pourquoi on n’entend plus les conseillers fédéraux au lendemain des élections fédérales, Hans-Rudolf Merz nous accueille dans son bureau du Bernerhof. Le radical aime cet endroit. Doté d’une belle terrasse, l’antre ministériel offre une vue éclatante sur les Alpes. Son ambiance fonctionnelle est personnalisée par deux peintures de Roswitha, la discrète et artiste épouse du chef du Département fédéral des finances.
Pas question pour lui de quitter un lieu aussi modelé à sa mesure. L’Appenzellois élu en 2003 aborde le 12 décembre prochain avec la sérénité d’un ministre sûr de son bilan. En l’écoutant, très structuré dans son propos, aimable et prudent dans ses digressions, on se dit que naguère, il aurait passé pour un excellent ministre de Schweiz AG, ce gouvernement suisse qui alignait les gestionnaires compétents et ne s’encombrait guère de visionnaires. Mais Schweiz AG subit désormais les prétentions du CEO Christoph Blocher à tout régenter, et Hans-Rudolf Merz apparaît trop honnête et poli pour y résister.
Avant le 12 décembre, le ministre doit affronter une autre échéance, l’ouverture des discussions avec l’Union européenne le 12 novembre sur le différend fiscal. Pour la première fois, le chef du DFF concède que la Suisse devra «bouger» dans ce dossier clé pour ses relations avec Bruxelles. Il explique à L’Hebdo comment.
Quel bilan tirez-vous de votre travail à la tête du Département fédéral des finances?
Je suis vraiment fier de ce que j’ai atteint. Pour la première fois, en une seule législature, nous avons pu à la fois alléger les impôts, diminuer les dettes (de 130 à 120 milliards environ) et abaisser les dépenses de la Confédération (de cinq milliards). Enfin, la RPT (réforme de la péréquation financière) entrera en vigueur en janvier 2008. Elle dynamisera le fédéralisme.
N’avez-vous pas été plus chanceux que vos prédécesseurs en bénéficiant d’une excellente conjoncture économique?
Bien sûr. Mais si nous n’avions pas fait les deux programmes d’allégement budgétaires, nous ne pourrions pas inscrire un bénéfice dans les comptes aujourd’hui. Les bons résultats actuels sont donc plus le fruit d’une claire volonté politique que de la bonne conjoncture.
Et l’homme conseiller fédéral, est-il aussi satisfait?
Attendez! N’oubliez pas que j’ai encore trouvé une solution pour la compagnie aérienne Swiss. Voici quelques années encore, cette entreprise était menacée de faillite. Nous avons vendu les actions de la Confédération à Lufthansa et avons intégré Swiss dans son giron. Aujourd’hui, Swiss est prospère, crée des emplois et agrandit sa flotte.
Etait-ce alors une si bonne idée de vendre Swiss aux Allemands plutôt que de l’aider à rester indépendante?
Oui, car nous n’avions pas le capital nécessaire. La Confédération avait déjà injecté plus de deux milliards de francs. Dans un marché aérien globalisé, je doute fort que Swiss seul aurait pu s’imposer.
D’aucuns vous reprochent de n’être jamais devenu un conseiller fédéral, mais d’être resté un conseiller d’entreprise.
Votre remarque me surprend…
Vous êtes parfois victime de l’obsession de présenter des variantes, et plus personne ne sait où vous voulez aller.
Dans quel dossier, par exemple?
Dans celui de l’imposition des familles. Vous avez présenté quatre variantes. Pour quelle solution êtes-vous?
Les quatre variantes que je présente ont été demandées au sein du Parlement. J’y ai répondu. Je suis personnellement favorable à l’imposition individuelle, je ne l’ai jamais caché. Le débat sera long. Après la consultation des partis, il apparaît que les radicaux, socialistes et les Verts sont pour l’imposition individuelle (un individu ? une déclaration, ndlr), tandis que l’UDC et le PDC militent plutôt en faveur du splitting (addition des deux revenus divisé par un quotient de 2 ou à définir, ndlr). Eventuellement on pourrait laisser le choix entre les 2 systèmes aux époux, comme c’est le cas en Allemagne.
L’imposition individuelle est le modèle qui correspond le plus à la vision d’une femme moderne qui travaille?
Tout à fait. C’est une réalité. Les femmes sont aujourd’hui les égales des hommes. Il n’y a aucune raison de les traiter fiscalement d’une autre manière. Déjà, la suppression de la pénalisation du ma-riage dès 2008 est une mesure en faveur des femmes. Il était totalement injuste de punir les femmes actives mariées. Je suis vraiment désolé que l’on doive encore discuter d’égalité des salaires.
Mais il reste plus de 20 % de différence en défaveur des femmes!
C’est scandaleux.
Quelle est la situation dans votre département?
Demandez-le aux femmes ici présentes (Tanja Kocher, cheffe de la communication et Delphine Jaccard, porte-parole, assistent à l’entretien, ndlr). Depuis que je suis en place, je n’ai quasiment nommé que des femmes aux postes de cadres supérieurs. Toutes se sont révélées de vraies professionnelles.
Quand Ueli Maurer, président de l’UDC, dit que la place des femmes est à la maison, vous êtes choqué?
Je ne partage bien sûr pas cette vision des choses. C’est la raison pour laquelle je défends l’imposition individuelle.
Parlons de la réforme des entreprises II, soumise au peuple en février 2008. Craignez-vous le référendum de la gauche?
Non. Je suis d’ailleurs content que le peuple puisse trancher. C’est une réforme axée sur les PME. Le Parti socialiste s’oppose de toute façon à toute réforme de la fiscalité des entreprises. C’est son dogme. Mais permettez-moi d’abord de dire que la première réforme des entreprises, entrée en vigueur en 2001, a été un succès. Elle nous a apporté plus de holdings, plus de places de travail et plus de recettes.
Le Parlement n’a-t-il pas trop chargé le bateau en diminuant l’imposition des dividendes de 40 %, et non de 20 % comme le souhaitait le Conseil fédéral?
Mais certains voulaient aller jusqu’à 50, voire 70 %. J’ai lutté pour arriver à 40 %. C’est une décision raisonnable en comparaison internationale. Au-delà d’un certain taux, les entreprises, et surtout les PME, auraient privilégié le versement des dividendes au détriment de celui des salaires. Dans ce cas de figure, c’eût été une perte en termes de primes AVS. Avec le taux de 40%, ce n’est pas le cas.
Cette réforme ne privilégie-t-elle pas les gros actionnaires?
Ce n’est pas vrai. Les gros actionnaires sont ceux qui ont 1 % du capital de Novartis. Or ceux-ci ne profiteront pas de cette réforme. Nous visons l’actionnaire gérant réellement engagé dans une PME. L’allégement s’applique à celui qui possède 10% au moins des actions.Ce sont donc les PME qui sont la cible de la réforme.
Quelle est votre définition de l’équité fiscale?
Notre système fiscal est très équilibré. Nous avons 25 impôts au niveau national, cantonal et communal, avec une bonne interdépendance. Cet équilibre doit être maintenu. Je travaille actuellement sur trois gros chantiers, que je compare à une autoroute à trois voies. Il y a d’abord la réforme de l’imposition du couple et de la famille. Puis la réforme de l’imposition des entreprises II. Enfin, la simplification de la TVA. Je travaille donc pour tout le monde.
Tout de même. Le Conseil national veut réduire l’impôt fédéral direct de 8,5 à 5 % pour les entreprises, ce qui représente un cadeau de 3,7 milliards pour les riches!
C’est vrai, mais cette décision est celle du Conseil national seulement. Je doute que le Conseil des Etats aille aussi loin.
Justement. Un tel cadeau fiscal n’est-il pas choquant alors que le Conseil des Etats a refusé de défiscaliser le minimum vital?
Il faut se poser une autre question: qu’est-ce qui constitue les bénéfices d’une entreprise? Beaucoup d’éléments. Il faut d’abord travailler sur ces éléments. Disons, pour simplifier, que le bénéfice d’une entreprise est le résultat après la déduction des charges. Si on travaille par exemple à redéfinir ces dernières, il n’est peut-être plus nécessaire d’abaisser l’imposition des bénéfices. Je crois qu’il faut commencer par là et non par la fin, comme le fait l’UDC dans sa proposition.
Votre parti, le Parti radical, veut supprimer l’impôt fédéral direct! Qu’en pensez-vous ?
Oui, je sais, mais je m’y oppose. Je défends ici les finances de la Confédération et non, en l’occurrence, les inté- rêts de mon parti. Il faut maintenir l’équilibre actuel entre les divers impôts. Le but final est d’assurer la compétitivité de la place économique suisse face à la concurrence internationale.
Venons-en à la TVA. Pourquoi ne pas augmenter son taux, de sorte que celui qui consomme plus paie plus?
Actuellement, la priorité est de réformer le système, car cette TVA est devenue une jungle où les entreprises ne s’y retrouvent plus. En plus, ce système présente beaucoup d’injustices avec ses trois taux de 2,4 à 7,6 % et ses 25 exceptions pour les divers secteurs.
Vous êtes toujours partisan d’une réforme totale de la TVA avec un taux unique de 6 %?
Mais bien sûr. C’est ma vision. Il faut introduire un nouveau système plus judicieux, plus efficace, plus transparent, plus proche des entreprises. Cela dit, je suis favorable à une légère augmentation ? provisoire durant sept ans ? de 0,5 % pour assainir les finances de l’assurance invalidité, à condition qu’on puisse séparer le fonds de l’AVS de celui de l’AI.
Mais d’importants lobbies, comme celui des loteries et des sportifs, s’opposent farouchement à un taux unifié.
C’est absurde. Personne ne croit que nous allons ruiner les petites associations sportives. En revanche, les grands clubs comme le FC Bâle sont de vraies entreprises et doivent être assujettis à la TVA. Pour les petits clubs, on pourrait par exemple fixer un seuil plus élevé d’exemption de la TVA. La plupart des clubs n’y seraient ainsi pas astreints et le problème serait résolu.
Actuellement, la santé est exemptée de la TVA. Une unification du taux ne serait-elle pas antisociale?
La hausse moyenne se chiffrerait à l’équivalent de deux cafés par mois et par ménage. Jugez vous-même!
Comment envisagez-vous la rencontre avec l’Union européenne du 12 novembre prochain pour régler le différend fiscal?
Sereinement. Nous avons fait un rapport sur le système des aides d’Etat dans les pays européens en comparaison avec le nôtre.
Et combien de pays de l’UE pèchent-ils comme la Suisse?
Dans l’Union, les aides d’Etat sont en principe défendues, mais la Commission peut permettre des exceptions. Je constate que ces exceptions atteignent un niveau de 70 milliards de francs par année. Ce n’est pas rien.
Mais en Suisse aussi, les cantons favorisent la distorsion de concurrence dans leur politique favorable aux holdings étrangères!
En Suisse, en matière de fiscalité, les exceptions sont spécifiées dans la Constitution ou par le Tribunal fédéral. Notre pays offre pour les holdings de très bonnes conditions cadres, qui sont les mêmes pour les sociétés suisses et étrangères. Si nous cédons aux pressions de la Commission, nous tombons dans son piège. Dès lors que nous ne sommes pas membres de l’UE, il n’y a aucune raison de le faire. Nous y perdrions notre souveraineté.
Vous parlez toujours de simple discussion avec Bruxelles. Mais à la fin, ne devrez-vous pas négocier?
Non, ce ne sera qu’un dialogue. D’abord, je ne sais même pas ce qu’attend exactement l’UE de nous. Dans un récent débat public à Saint-Gall avec l’ancien ministre des Finances allemand, je me suis aperçu que lui non plus ne le savait pas très bien!
Mais vous devrez obtenir un résultat politique!
Nous devrons peut-être bouger, vous avez raison. Je vois la solution dans une future réforme de l’imposition des entreprises en réponse à la compétitivité internationale, et non sous la pression de Bruxelles.
Pourquoi n’abaissez-vous pas les impôts des holdings suisses et n’augmentez-vous pas légèrement ceux des holdings étrangères?
Vous sous-entendez par là que les holdings suisses et étrangères sont imposées différemment. Ce n’est pas le cas. Toutes les sociétés holdings sont traitées de la même manière. Pour les sociétés administratives, il serait en principe facile d’harmoniser l’imposition entre entreprises suisses et étrangères. Mais il faut voir quelles seront les conséquences pour l’équilibre de notre système fiscal, pour les cantons notamment.
Le rapport de force n’est pas en faveur de la Suisse, qui a besoin des accords bilatéraux avec l’UE…
Les accords bilatéraux profitent aussi bien à l’UE qu’à la Suisse. Il n’est donc pas question de les remettre en cause. Par ailleurs, il n’est pas question d’abandonner un système fiscal qui a du succès. Si nous cédons, alors pourquoi ne pas reprendre le code de conduite de l’UE? A ce moment-là, nous devrions bouleverser tout notre système fiscal.
Si nous avons bien compris, vous allez maintenant vous adresser aux cantons pour leur dire d’harmoniser leur fiscalité?
Nous allons voir si nous pouvons discuter d’un projet de réforme de l’imposition des entreprises. Mais ce processus doit rester autonome.
Savez-vous que l’UE vient d’entreprendre une procédure contre l’Espagne?
Oui, je le sais.
Cela ne montre-t-il pas que l’UE a décidé de faire le ménage aussi parmi ses membres?
Mais il va rester encore beaucoup d’exceptions en dehors de l’Espagne. Vous le verrez dans notre rapport qui va sortir prochainement.
Parlons de l’image de la Suisse à la suite des élections fédérales. «Le Monde» vient de titrer sur «la droite xénophobe qui bouscule le modèle suisse».
Ce titre ne me fait pas plaisir, c’est clair. N’oubliez pas que nous avons un des plus forts taux d’étrangers en Europe, soit plus de 20 %, qui sont plus ou moins bien intégrés.
Redoutez-vous des dégâts d’image pour la place économique et financière de la Suisse?
Je n’ai pas trop peur, car la place économique dépend d’abord de la stabilité du pays qui reste très forte. Mais il faut rester vigilant. Cela ne peut pas continuer. Notre réputation a toujours été positive à l’étranger et c’est grâce à cela que nous avons pu développer nos affaires. Si la presse étrangère continuait à titrer ainsi, je craindrais des dégâts d’image pour notre pays.
La campagne électorale n’a-t-elle pas dérapé?
Bien sûr qu’il y a eu des exagérations, un trop-plein d’émotions. Vous savez que je ne partage pas cette politique de l’UDC. Mais il faut admettre que nous avons clairement sous-estimé la peur de notre population face aux problèmes que posent l’immigration, l’asile, la violence des jeunes.
La Suisse n’a pas réussi sa politique d’intégration des étrangers?
En Suisse alémanique, beaucoup d’affaires ont éclaté où l’école n’a pas réussi à intégrer les jeunes, qui ont continué à parler leur langue et à créer des problèmes. C’est la raison pour laquelle je suis ? comme mon parti d’ailleurs ? en faveur d’une loi pour renforcer cette intégration. Nous avons vraiment raté cela.
La Suisse est-elle xénophobe?
Non!
Alors tous les journalistes étrangers se trompent en prétendant qu’il y a une montée inquiétante de la xénophobie en Suisse?
C’est une interprétation du résultat de l’élection. Nous devons maintenant aller de l’avant et faire cette loi. Il y a beaucoup de mesures à prendre dans les familles, à l’école, dans les entreprises.
Avec une vraie politique d’intégration, on éviterait selon vous les gros titres de la presse étrangère, et donc l’UDC à 29%?
Oui, on enlèverait à l’UDC un de ses arguments clés.
Comment commentez-vous le résultat du Parti radical?
Nous devons nous livrer à une analyse approfondie. Depuis 1979, notre parti décline. Je suis un ardent partisan du libéralisme, sans lequel je ne pourrais pas vivre. Nous devons mieux définir le libéralisme que nous voulons défendre dans un monde globalisé. Nous avons beaucoup de travail à faire.
Comment envisagez-vous votre réélection le 12 décembre prochain?
Je suis tout à fait à l’aise. Personnellement, j’ai conduit mon département avec succès et j’espère pouvoir continuer aux Finances. Je ne crois pas à des changements au Conseil fédéral. |
Serein – Devant un tableau de sa femme Roswitha, sans titre, le chef du DFF explique qu’il ne craint rien pour sa réélection au Conseil fédéral le 12 décembre.
Face à Chantal Tauxe et à Michel Guillaume Le ministre défend son bilan avec «fierté».
L’UE s’en prend à l’Espagne
Bruxelles ouvre une enquête sur la loi fiscale espagnole qui, comme celle des cantons suisses, favorise la distorsion de concurrence.
Dans le collimateur de Bruxelles, pour ce qui concerne les aides d’Etat, il n’y a pas que la Suisse. Le 10 octobre dernier, la Commission européenne a ouvert une enquête contre l’Espagne. En vertu des règles communautaires relatives aux aides d’Etat, elle pointe du doigt une disposition de la loi espagnole sur l’impôt des sociétés. Celle-ci permet aux entreprises du lieu de bénéficier de déductions fiscales en cas de prise de participation dans des sociétés étrangères. Déductions qui ne sont pas possibles si les mêmes entreprises veulent entrer dans le capital d’une firme espagnole.
A Bruxelles, on souligne que cette distorsion de la concurrence par la «sélectivité» est semblable au différend qui oppose la Commission à la Suisse. Message implicite avant la rencontre du 12 novembre à Berne: «Vous voyez, la Commission ne s’en prend pas qu’à la Suisse, mais tape aussi sur les doigts de ses pays membres. A vous de bouger à votre tour!» Que la Confédération entreprenne une troisième réforme de la fiscalité sur les entreprises pour mettre fin à ces «aides d’Etat» satisferait tout à fait Bruxelles, qui cite toujours l’exemple irlandais. Là, les autorités ont harmonisé la fiscalité des holdings pour se mettre en règle avec le droit européen. Elles ont abaissé le taux d’imposition des holdings irlandaises de 20 à 12,5% et augmenté celui des holdings étrangères de 10 à 12,5%. Et aucune de ces dernières n’a quitté l’Irlande.
Reste que la commission ne se laissera pas dicter n’importe quel calendrier par Berne. Lorsqu’elle rend un jugement, la Cour européenne donne un délai de trois à quatre ans au pays pour modifier sa législation. Telle sera la feuille de route à respecter. | MG

Pascal Couchepin: «Je suis partisan du droit du sol»

L’Hebdo
– 26. juillet 2007
Ausgaben-Nr. 30, Page: 24
événement
«Je suis partisan du droit du sol»
Pascal Couchepin – Face à l’UDC qui veut imposer des naturalisations par le peuple, le conseiller fédéral radical prend clairement position pour une acquisition automatique de la nationalité suisse dès la naissance pour les enfants d’immigrés établis.
A la veille du 1er Août, de retour d’un voyage en Extrême-Orient (Japon et Mongolie) qui nourrit ses réflexions, Pascal Couchepin reçoit L’Hebdo et s’exprime sans détour sur le patriotisme, l’intégration des étrangers, son collègue Christoph Blocher et les élections fédérales. Celui qui a décidé de briguer un nouveau mandat en décembre prochain affiche la détermination sereine de l’homme d’Etat qui ne craint pas de déranger.
1. Le patriotisme
Où serez-vous le 1er Août?
Je ne ferai pas de discours. Je mangerai dans une ferme à midi, puis je monterai sur l’alpe pour assister de haut au feu d’artifice de ma ville natale de Martigny.
Avez-vous déjà célébré la fête nationale au Grütli?
Non, et je n’ai nullement l’intention de le faire à l’avenir.
Vous n’irez pas au Grütli l’an prochain si vous êtes président?
Non.
Mais y êtes-vous déjà allé?
Une seule fois, en 1991. J’y avais emmené le groupe radical des Chambres fédérales que je présidais. Et une partie de la presse nous avait qualifiés de «vieux jeu»!
Que représente cette prairie pour vous?
C’est un lieu mythique, probablement artificiel, créé par l’esprit romantique d’alors. Si tant est que le serment des trois Suisses a vraiment eu lieu, il n’a certainement pas eu lieu à cet endroit-là.
Le Grütli ne tient-il donc aucune place dans votre histoire?
Non. Ma famille est arrivée en Suisse vers 1760. Venus de France, les Couchepin se sont établis à Saint-Maurice, puis à Martigny. Ils ont participé au grand mouvement libéral des années 1820-1850, lié à la naissance de la Suisse moderne. Il n’y a presque aucun Suisse pour lequel le Grütli représente son histoire, même en Suisse allemande.
Mais le Grütli a tout de même une grande portée symbolique!
Pour une bonne partie des gens de la génération qui m’a précédé, le Grütli a été le lieu où on se réfugie lorsque les choses vont mal. Ce sentiment est lié au rapport du général Guisan en 1940, qui a bien fait de choisir cette prairie isolée. Mais le Grütli ne signifie rien d’autre.
Encore un mythe qui a la vie dure!
On sait qu’une grande partie des mythes ont été créés entre 1848 et 1850 lorsque les radicaux ont façonné une Suisse plus centralisée. Ils ont bâti le mythe du Grütli, ont récréé une émotion autour du drapeau suisse, ont nationalisé les chemins de fer, établi une monnaie nationale. A une époque marquée par la montée des nationalismes, cette Suisse moderne s’est donné des mythes identitaires pour déclarer sa différence.
Quand vous êtes-vous senti patriote pour la dernière fois?
Je me sens patriote tous les jours. Je n’ai pas de poussée libidineuse patriotique particulière.
Mais quand vous êtes-vous récemment senti particulièrement fier d’être Suisse?
C’était en Mongolie il y a quelques jours. J’y ai rencontré un compatriote, Markus Dubach, qui est notre représentant consulaire là-bas, responsable de la Direction du développement et de la coopération (DDC). Cela m’a fait plaisir de constater que partout où nous allions avec lui, nous étions bien accueillis.
Vous avez toujours exprimé une certaine distance envers le nationalisme. Qu’est-ce précisément pour vous que le patriotisme?
C’est l’expression d’une réalité toute simple. L’être humain ne peut pas vivre seul. Il a besoin de s’épanouir au sein d’une communauté locale et nationale. En Mongolie, les nomades ont toujours eu un grand problème: ils vivent tous de la même manière et n’ont pratiquement pas d’échanges entre eux. Ils ne dépendent pas les uns des autres. La force d’un Gengis Khan a été de coaliser les nomades en leur disant: nous allons conquérir le monde. Est-ce une forme de patriotisme? Peut-être, même si ce n’est pas le patriotisme que j’aime.
Dans un continent européen qui s’unifie de plus en plus, ce sentiment patriotique d’appartenance restera-t-il tout aussi important?
Je ne crois pas que les communautés nationales disparaîtront. Jusqu’à présent, l’Union européenne (UE) n’a pas supprimé les nations. Elle a favorisé deux choses. Les régions d’une part: sans l’UE par exemple, jamais l’Espagne n’aurait pu accorder autant d’autonomie à ses régions sans mettre en péril son unité. Et d’autre part le sentiment d’appartenance à une communauté de destin européenne. Mais l’Espagne est restée l’Espagne.
Comment voyez-vous l’identité suisse évoluer?
La Suisse n’est pas une nation avec une langue, une religion, une histoire communes. Ce qui fait la force du patriotisme suisse, c’est notre faculté de dépasser ce qui fait ailleurs les nations pour faire un pays. Je suis inquiet pour le pays lorsqu’on décide de ne plus apprendre la langue de l’autre. Qu’est-ce qu’il nous restera alors en commun?
Vous craignez que la Suisse disparaisse un jour?
Imaginons que l’UE éclate dans cinquante ou cent ans. La France restera toujours la France avec sa grande histoire, son territoire bien défini, etc. Si un jour la Suisse entrait dans l’UE et que celle-ci implose, refera-t-on la Suisse? Je n’en suis pas si sûr.
Romands et Alémaniques utilisent de plus en plus l’anglais pour communiquer entre eux. Cela vous inquiète-t-il?
Pas vraiment. Il faut garder le goût de vivre ensemble. Cela passe par la volonté de respecter et de s’intéresser à la langue de l’autre. Mais il ne faut pas en faire un drame si on se parle anglais dans un monde globalisé. La Suisse sera en danger lorsque les Romands se désintéresseront totalement des Alémaniques – ou inversement – et que nous serons devenus indifférents les uns aux autres.
Votre femme est Française. Etes-vous double national?
Non, pas moi. Mes enfants le sont. Je leur ai enseigné un patriotisme qui n’est pas un nationalisme exclusif.
Les doubles nationaux sont-ils de moins bons Suisses que les autres?
Voyons! On peut bien sûr être double national sans être un moins bon patriote. On ne pourra jamais distinguer les Suisses qui le sont depuis la nuit des temps et ceux qui le sont depuis moins longtemps. D’ailleurs, même les plus stupides des nationalistessuisses n’ont jamais osé toucher à ce tabou. Cela montre que l’identité suisse est quelque chose à laquelle on adhère, ne dit-on pas que la Suisse est une Willensnation, une nation de volonté, et pas quelque chose qui coule dans le sang.
2. L’intégration des étrangers
La Suisse a mal à sa politique d’intégration. Ne faudrait-il pas généraliser le droit de vote des étrangers sur le plan communal?
Je ne veux pas m’ériger en directeur de conscience des communes suisses. Les étrangers travaillent et paient des impôts. Je trouve donc légitime qu’on accorde ce droit de vote à l’échelon communal.
Mais pas au niveau cantonal, pourquoi?
Parce qu’au niveau cantonal, on vote déjà sur un plan constitutionnel, qui touche les institutions. Là, si on veut influencer la vie de la famille, de la communauté, il faut en être membre. C’est logique.
La Suisse connaît le droit du sang. Faudrait-il passer au droit du sol?
Oui, j’en suis partisan. Celui qui naît en Suisse d’une famille étrangère établie chez nous de manière stable – disposant donc du permis C – doit pouvoir obtenir la nationalité helvétique.
Ce serait une révolution!
J’ai toujours été pour la solution la plus libérale en matière d’acquisition de la citoyenneté. Mais je reconnais que le peuple n’est pas mûr pour cela, plusieurs référendums l’ont bien montré. Il faut donc aller peu à peu dans cette direction, sans provocation inutile. Un enfant de la troisième génération doit pouvoir obtenir la nationalité suisse. Allons, allons, où est le problème? Puis on se posera la même question pour les enfants de la deuxième génération.
Que pensez-vous de l’idée d’expulser les jeunes délinquants multirécidivistes avec leurs familles?
Jamais avec leur famille. Je suis contre les punitions collectives. Par contre, dans des cas bien précis de jeunes étrangers irréductibles, j’approuve ce que réclame le préfet de la Gruyère Maurice Ropraz et ce qu’a déjà fait la conseillère d’Etat Karin Keller-Suter (SG). Dans des cas exceptionnels, l’expulsion peut donner un signal fort avec des conséquences positives.
Et la prison pour des jeunes au-dessous de 15 ans?
Je n’aime pas ça. Renoncer à chercher la bonne solution pour de jeunes délinquants et céder à la répression pure n’est pas acceptable. Emprisonner quelqu’un à 14 ou 15 ans, c’est pratiquement le condamner pour toute sa vie. On ne peut pas priver ces jeunes de tout avenir.
3. L’écologie
Parlons d’un thème très tendance, l’écologie. Prend-il trop de place dans la campagne électorale?
Quelle comédie! C’est comme après Luther. Les chapelles environnementalistes se multiplient. Il y a les anabaptistes de l’écologie (les Verts), les réformés modérés (Verts libéraux), une nouvelle sensibilité (Ecologie libérale), les réalistes (les radicaux environnementalistes) et enfin ceux qui nient la réalité du réchauffement climatique.
Et vous, dans quelle chapelle vous situez-vous?
Dans la chapelle réaliste qui a commencé à prendre conscience du problème dans les années 80, puis à agir dans le concret. Cette nuit, je me demandais justement qui, de Lausanne ou Martigny, avait le plus travaillé en faveur de l’environnement.
Une comparaison difficile…
Peut-être, mais tentons-la. Certes, Lausanne vend du courant vert et achèvera bientôt son métro M2. A Martigny, voici vingt ou trente ans déjà, nous avons installé le chauffage à distance pour réduire la pollution, réalisé une station d’épuration où le compost est récupéré pour produire de l’électricité, organisé des journées de l’énergie. Finalement, notre bilan s’avère assez brillant.
Tout de même, dans le livre d’entretiens que vous avez accordés à Jean Romain en 2002, vous ne consacrez pas une ligne au réchauffement climatique.
Parce que, à l’époque, ce n’était pas un débat. Mais je constate qu’à Martigny, nous avons travaillé pour l’écologie sans se prévaloir d’un ton moralisateur ou catastrophiste.
N’est-ce pas parce que les radicaux et même les socialistes ont sous-estimé l’ampleur du problème que les Verts ont autant de succès aujourd’hui?
C’est vrai aussi, je le reconnais. Mais une anecdote m’a frappé. Récemment, quelqu’un m’a confié qu’il resterait à Zurich durant ses vacances tout simplement pour le bonheur de se baigner dans le lac, ce qui était impossible voici vingt ou trente ans. Eh bien, ce ne sont pas les Verts qui ont construit les stations d’épuration dans les années 70. A l’époque, ils n’existaient pas.
Que leur reprochez-vous?
Les Verts me font parfois penser à ceux qui donnent volontiers 100 francs pour soulager les victimes d’un tsunami lointain, mais qui détestent tous leurs voisins. Je suis personnellement convaincu qu’on ne pourra pas se passer d’une nouvelle centrale nucléaire. Or, les Verts ne veulent pas résoudre le problème de la pénurie d’électricité qui menace: ils préfèrent imposer leurs dogmes antinucléaires. Ils consacrent plus d’énergie à témoigner de leur grandeur qu’à proposer des solutions concrètes.
4. Les élections fédérales
En octobre 2004, vous avez déclaré que la vision de la souveraineté populaire de Christoph Blocher était un danger pour la démocratie. Qu’en pensez-vous trois ans plus tard?
Je constate que sur ce point comme sur d’autres, Christoph Blocher a changé de discours. Il a désormais surtout envie de pouvoir présenter un bilan, comme nous tous d’ailleurs. Et pour avoir un bilan, il ne peut se permettre de rester isolé. Il a fait des efforts pour s’intégrer au système de consensus. Au début de son mandat, Christoph Blocher voulait voter sur tout. Avec le temps, il s’est aperçu qu’il valait mieux tenter de chercher des compromis.
Quand un conseiller fédéral critique à l’étranger une loi votée par le peuple, s’en prend au Tribunal fédéral…
Il y a des choses qu’on ne doit pas faire, mais je ne suis pas parfait non plus. Certaines remarques que Christoph Blocher a faites sur le Tribunal fédéral sont imprudentes. Mais c’est une infraction ponctuelle. On ne retire pas définitivement le permis de conduire pour une infraction occasionnelle.
Finalement, les institutions ont eu raison de Christoph Blocher?
Il a compris lui aussi que les institutions dépassent les individus. Elles ont fini par encadrer l’action de mon collègue Blocher, qui a également contribué au succès de cette législature.
Ce n’est donc plus le grand méchant loup dans la bergerie?
Ce qui me fâche dans votre expression n’est pas que vous le qualifiiez de loup, mais que vous traitiez les autres de moutons!
Pourtant, on dit volontiers que vous et Moritz Leuenberger restez au Conseil fédéral pour faire rempart à Christoph Blocher!
Je pense qu’il faut des gens forts, non pas pour faire rempart à quelqu’un, mais pour exprimer des valeurs. C’était le cas dans ce débat sur la démocratie. Christoph Blocher pensait que la souveraineté populaire était absolue. De mon côté, je prétendais qu’il y a des valeurs qui dépassent le vote populaire. La démocratie, c’est le vote populaire, mais aussi l’équilibre des pouvoirs, la tolérance, la valeur de la personne humaine qui est intangible. Et cela, même si le peuple décidait de le supprimer, ce sera faux!
Ce débat sur la souveraineté du peuple n’a pas quitté le haut de l’affiche…
Non. Là, je dois rendre hommage à Christoph Blocher. Il n’a jamais plus répété ce qu’il avait dit à l’époque.
Lui peut-être, mais pas son parti, l’UDC!
Christoph Blocher est tout de même l’autorité morale de son parti. C’est un sacré progrès.
Le Tribunal fédéral a déclaré anticonstitutionnels les impôts dégressifs d’Obwald. Seule l’UDC ne reconnaît pas ce jugement…
Christoph Blocher n’a rien dit là-dessus. Et le débat est légitime sur la question de savoir si le TF est compétent pour aller aussi loin. Que l’UDC veuille changer les règles du jeu, c’est légitime, même si j’y suis opposé. Lorsque les socialistes contestent le jugement du tribunal dans le procès Swissair, ils voudraient aussi modifier les règles du jeu. Ces deux partis pensent fondamentalement que les institutions doivent servir un objectif politique précis. Nous, les libéraux, faisons confiance aux institutions, qui doivent trancher de manière indépendante.
Quel bilan tirer de la législature 2003-07, que l’on annonçait bloquée?
C’est une des meilleures législatures de ces vingt, trente dernières années. Nous avons abouti sur les négociations bilatérales II, fait des progrès sur l’assurance maladie, révisé l’assurance invalidité, introduit un congé maternité, développé les transports publics, rétabli l’équilibre des finances, accepté la révision de l’asile. Les résultats du gouvernement sont bons, indéniablement. Mais l’atmosphère politique s’est dégradée.
Que voulez-vous dire?
Notre système de démocratie directe est basé sur une certaine cohérence politique. Or, les partis et mouvements qui se multiplient empêchent de suivre une ligne claire. Le système va s’épuiser si on ne se montre pas plus conséquent. Les réformes deviennent de véritables parcours du combattant et sont désormais si pénibles à faire passer qu’il faudra peut-être choisir des conseillers fédéraux uniquement en fonction de leur capacité à supporter l’impopularité.
Que faudrait-il changer pour aller plus vite?
Il faudrait que l’opinion publique suisse reprenne conscience que la politique n’est pas l’écume des vagues, mais la vague et même la masse d’eau qui la porte. Pour qu’elle ne fasse pas triompher les partis qui font des coups médiatiques, mais ceux qui travaillent pour faire aboutir les réformes.
Ne faudrait-il pas que les partis se mettent d’accord sur un programme de législature qui rende les votes du Parlement moins improbables?
Oui, ce serait idéal. Fulvio Pelli, l’excellent président du Parti radical, a fait des propositions dans ce sens. Je souhaite qu’il réussisse.
Des politiciens se plaignent de recevoir des menaces de mort…
Je fais de la politique depuis quarante ans. J’ai moi aussi plusieurs fois reçu des menaces de mort, mais je ne suis jamais allé pleurnicher dans la presse pour me faire passer pour une victime. Je fais partie de la vieille école qui pense que lorsqu’on est un notable, on n’est pas une victime. Aujourd’hui, hélas, la société n’a trop souvent de respect que pour les gens qui jouent les victimes.
Le climat politique ne risque-t-il pas de se dégrader encore avec cette initiative qui vise l’interdiction de la construction de minarets?
Elle n’a pas encore abouti. De toute façon, elle n’a aucune chance devant le Parlement, puis devant le peuple. Peut-être que le musulman construit le minaret, mais le minaret ne fait pas le musulman. Ayons un petit peu de bon sens. |

Propos recueillis par Chantal Tauxe et Michel Guillaume

Grütli S’il devient président de la Confédération l’an prochain, il jure de ne pas aller sur la prairie le 1er Août.
L’identité suisse vue par un bondyblogueur
En stage à la rédaction, Idir Hocini, en provenance de la banlieue parisienne, essaie de comprendre qui sont les Suisses.

Idir Hocini

«Vous êtes Français? Faites attention à vos bagages, ici. Gardez tout sur vous, bien caché. Il y a des Bulgares et des Tsiganes, des Suisses aussi, remarquez, mais ce sont des drogués.»
Conseil donné par une dame âgée, à qui je demande mon chemin, perdu quelque part entre la gare de Lausanne et la rédaction de L’Hebdo. En une recommandation, la passante envoie valdinguer deux clichés: primo, elle n’a pas l’accent traînant qu’ont les Suisses dans les publicités françaises; deuxio, elle se sent en insécurité. Incroyable! L’image d’un havre de paix confédéré, chanté par le Guide du Routard, en prend un sérieux coup. La gentille vieille dame aux idées arrêtées on la trouve également à Bondy. Sauf qu’elle aurait dit «Arabes ou Noirs» au lieu de «Bulgares». Pour les Tsiganes, pas besoin d’adaptateur de prise, c’est une norme internationale du poncif. Le matin suivant mon arrivée, plusieurs journaux relatent le fait suivant: une passante de Genève reçoit une claque de la part d’un individu malveillant. La Suisse rachète dès lors son harmonieux pedigree: une claque? Trop banal, pas assez violent. La plus petite feuille de chou de l’Hexagone n’aurait jamais relevé l’information. De l’autre côté du Jura, seul le sang fait couler l’encre.
La Suisse à l’étranger, ce sont surtout les montres et la précision. Le prestige est amplement mérité: la ponctualité des CFF confine à la téléportation? Et quelle patience citoyenne devant les bandes jaunes des passages pour piétons ! En observant les Lausannois traverser la chaussée, je sais désormais à quoi servent les petits bonhommes clignotants à côté des feux. La vraie découverte reste politique. A Bondy, pour aller aux urnes, on met ses souliers neufs et ses nouveaux habits soldés, excité comme un gamin le jour de la rentrée. Voter en France, est une pratique rare, tous les cinq ans quand ça compte vraiment, aux présidentielles. Communales, cantonales, fédérales? Les Suisses votent tout le temps. Ça compte et c’est presque à volonté. Vous en avez gros? Vous n’êtes pas contents? Initiative populaire, puis votation. Génial! Ici tout est exotique pour le ressortissant d’un état centralisateur. En Romandie, on est surtout Vaudois ou Genevois, chez nous c’est La France! Mauvais perdant du duel l’ayant opposée à la perfide Albion, le plateau des 360 fromages ne fait se gausser que le Gaulois nouveau. Le Suisse est plus polyglotte, son profil international, beaucoup mieux affirmé. Vous devez être bien à l’étranger.
Une démocratie et des montres à la mécanique mieux huilée qu’au pays, je n’apprendrai rien à mes frères bondynois en rentrant. Reste un grand mystère: comment une nation sans accès à la mer, peut-elle gagner la Coupe de l’America deux fois de suite? |

Guerre suisse

L’Hebdo
– 28. juin 2007
Ausgaben-Nr. 26, Page: 48
Suisse
grâce et disgrâce
Guerre suisse
La Suisse s’est longtemps étripée pour des questions religieuses. Jusqu’ici, elle ne l’a jamais fait pour des raisons linguistiques. Ce miracle menace de ne pas durer. Une majorité du Conseil national entend obliger les cantons à enseigner prioritairement une autre langue nationale plutôt que l’anglais.
Il est révoltant que l’on en soit arrivé là: obliger les Suisses à s’aimer, à se respecter, à se parler. L’envie de communiquer dans la langue de la majorité alémanique, respectivement des minorités latines, devrait nous être à tous naturelle, consubstantielle. Un plaisir et une fierté. Hélas, c’est devenu une corvée. Même plus un mal nécessaire. Pauvre Suisse!
Le Conseil national se réveille trop tard, et le Conseil des Etats, dûment renseigné par la présidente de la Conférence des chefs de département de l’instruction publique, Isabelle Chassot, ne suivra pas. Ou alors, un référendum sera appelé à trancher cette sale guerre entre Suisses. Ce ne sera pas beau à voir. On se jettera l’héritage à la figure: marre de faire des efforts pour les Romands, marre de subir la suprématie des Alémaniques.
L’erreur dans la question linguistique a été de mettre toute la faute – et les obligations – sur l’école. Ce n’est pas d’hier que nous sortons de l’école sans savoir tenir une conversation avec un Confédéré. Mais qu’avons-nous fait, individuellement, pour y remédier? Rien.
Plutôt que de légiférer à la place des cantons, le Parlement serait mieux inspiré de mettre à disposition des fonds encourageant l’immersion linguistique, volontaire et facultative, à tout âge. Un programme de formation continue au plurilinguisme national. Si l’école ne donne pas le goût de parler aux autres Suisses, pourquoi ne pas accorder des séances de rattrapage pendant l’apprentissage, les études, la vie professionnelle?
L’ancien conseiller fédéral Jean-Pascal Delamuraz racontait qu’il obligeait chaque année ses enfants à découvrir une ville alémanique. Un exemple à imiter. |

L’armée au Grütli, c’était en 1940

Faudra-t-il envoyer l’armée au Grütli pour que l’on puisse y fêter le 1er Août en paix? Telle est la scandaleuse absurdité que trois présidents de parti ont fini par formuler la semaine dernière, devant le ping-pong indigne qui s’est installé entre les cantons concernés et la Confédération, résumé de toutes les petites impuissances helvétiques.

L’armée au Grütli, faut-il le rappeler, c’était en 1940, le 25 juillet, une manière magistrale et solennelle pour le général Guisan de mobiliser ses troupes et la population, de fortifier l’indépendance du pays, alors que la Suisse faisait tache sur la carte des conquêtes fulgurantes du IIIe Reich. L’armée était là pour se préparer à faire face aux nazis. Et on voudrait, 67 ans plus tard, l’envoyer dissuader des nazillons incultes de s’y pavaner! Faut-il que les Suisses connaissent mal leur histoire pour tolérer une pareille déchéance. Car, cela fait des années que les commémorations du Grütli sont perturbées par des nazillons. Et cela fait des années que le problème n’est pas empoigné sérieusement, que l’on s’en accommode comme d’un mal nécessaire, une sorte de concession à une drôle de conception de la liberté d’expression, comme si celle-ci sortait grandie par l’étalage de la bêtise de quelques ignares allumés.

La Confédération estime qu’elle n’a pas à intervenir pour assurer la sécurité de la prairie, le 1er Août. C’est l’affaire des communes, a encore répondu en mars dernier la chancelière Annemarie Huber-Hotz à l’interpellation d’un député du cru. Les cantons concernés ne veulent pas payer. Oui au tourisme patriotique, mais non aux obligations qui en découlent. Quelle belle leçon de responsabilité confédérale.

Depuis trop longtemps en Suisse, on minimise les dérives d’extrême droite. L’an dernier la sécurisation du périmètre, déserté par le président Moritz Leuenberger, a coûté deux millions de francs. L’argent aurait pu être plus intelligemment utilisé à élaborer une vraie stratégie d’éradication de ces groupuscules. Pour le 1er Août prochain, un filtrage préventif dans les ports qui donnent accès au Grütli devrait suffire et ne semble pas hors de portée des moyens policiers locaux. Ainsi les présidentes de la Confédération et du Conseil national, Micheline Calmy-Rey et Christine Egerszegi pourront fêter le 1er Août en paix, et donner de la prairie une nouvelle image, celle d’un mythe important enfin investi, symboliquement, par les femmes.

publié sur le site de L’Hebdo le 16 mai 2007

Traité de Rome: Pourquoi la Suisse n’a pas adhéré


Eclairage historique alors que l’UE fête les 60 ans du Traité de Rome:
Pourquoi la Suisse n’a pas adhéré *

Par Chantal Tauxe

DIPLOMATIE Dès leurs prémisses, les projets d’union européenne laissent la Suisse désemparée. La signature du Traité de Rome la montre obsédée par la défense de ses intérêts économiques et s’interdisant tout débat public d’envergure sur les enjeux politiques.

Le paradoxe continue d’interpeller quiconque se penche sur la genèse de l’Europe communautaire: qu’il s’agisse des lieux de réunion ou des références des pères fondateurs, la Suisse apparaît d’emblée au c?ur du projet européen. C’est à Genève, devant la Société des Nations, qu’Aristide Briand esquisse dans les années 1930 le projet d’union européenne. C’est à Zurich, en 1946, à l’Université, que Winston Churchill livre son célèbre discours sur les Etats-Unis d’Europe, souhaitant que d’ici « quelques années l’Europe, ou pour le moins la majeure partie du continent, vive aussi libre et heureuse que les Suisses le sont aujourd’hui ». Mais cette proximité suscite plus d’embarras que d’enthousiasme. Si Max Petitpierre, chef du Département politique, comme on appelle alors le Département fédéral des affaires étrangères, assiste au discours du vieux lion britannique, il a dû au préalable convaincre ses collègues de renoncer à l’exigence d’obtenir à l’avance le discours de Churchill. Une anecdote qui témoigne, selon l’historien Antoine Fleury, de « l’extrême prudence du gouvernement suisse à l’égard de tout ce qui touche à la position internationale du pays ».

S’abstenir et rester connecté

Cinquante ans après la signature du Traité de Rome, force est de constater que la Suisse n’a pas vraiment songé à se rallier à l’aventure de la communauté européenne. Si elle y a vu au mieux un espoir de pacification du continent et au pire un engrenage vers une alliance militaire, elle n’a jamais considéré ce processus comme une chance pour elle. Elle l’a souvent appréhendé comme une sorte d’embarras. Elle a redouté de dissoudre son indépendance dans un grand tout, dont elle ne percevait pas toutes les finalités.

On trouve maints exemples de cette distance inquiète dans les documents de l’époque. Dans un rapport qu’il rédige à la veille de la conférence de Messine, Alfred Zehnder, secrétaire général du Département politique, note: « La Suisse ne peut guère jouer un rôle déterminant dans la politique européenne, car l’intégration découlera de l’entente entre les grandes puissances du continent. Ni notre adhésion ni notre abstention n’en hâteront ni n’en retarderont l’évolution. »

Répondant en 1955 à une interpellation parlementaire sur la participation de la Suisse au Conseil de l’Europe (créé en 1949 et auquel la Suisse finira quand même par adhérer en 1963), Max Petitpierre explique: « Nous avions pu faire savoir officieusement que le Conseil fédéral préférerait qu’une invitation ne lui fût pas adressée, parce qu’il serait vraisemblablement obligé de la décliner. Ce v?u a été respecté et nous sommes reconnaissants aux hommes d’Etat qui ont compris notre situation. »

Pour comprendre ce manque d’enthousiasme, il faut se souvenir de ce qu’est la Suisse au sortir de la Seconde Guerre mondiale: un pays qui n’a pas subi de destruction, un pays économiquement et financièrement en état de marche, effrayé par ce qui s’est passé autour de lui, stupéfait, pour longtemps, d’avoir échappé à la barbarie.

En 1957, alors que les Six négocient leur union, la Suisse apparaît plus préoccupée par les conséquences de la crise hongroise. Une vague d’anticommunisme sévit, le peuple fait preuve de solidarité avec les réfugiés hongrois. Les informations qui commencent à filtrer sur l’usage de la torture en Algérie achèvent de déconsidérer aux yeux des Suisses l’aventure coloniale française. A la suite de l’autre crise de l’année 1956, les événements de Suez, le pays redoute des problèmes d’approvisionnement en pétrole – le canal de Suez est inutilisable. En novembre et décembre sont expérimentés quelques dimanches «sans voiture».

La formule magique gouvernementale, qui régira le Conseil fédéral jusqu’en 2003, n’est pas encore née. Depuis la démission du socialiste Max Weber en 1953, le collège gouvernemental compte trois radicaux, trois démocrates-chrétiens et un UDC. Les femmes n’ont pas le droit de vote, mais la question fait débat (elle ne sera réglée au plan national qu’en 1971).

Les discussions sur le réseau des routes nationales font rage, mais le premier tronçon d’autoroute, Lausanne-Genève, ne sera construit que pour l’Expo 64.

Les Suisses travaillent 48 heures par semaine, mais un accord entre six organisations patronales et syndicales, signé en mars 1957, prévoit une réduction à 46 heures avec un gel des augmentations de salaire jusqu’en 1959. Sur le plan économique, la Suisse est prospère. Elle se situe au 15e rang mondial des pays exportateurs et au 12e concernant les importations. Elle est membre de l’OECE, l’organisation européenne de coopération économique mise en place par le Plan Marshall en 1948 et qui deviendra en 1962 l’OCDE. Elle vient d’adhérer au GATT (Accord général sur commerce et les tarifs douaniers) en octobre 1956, dix ans après sa création. Un autre indice que, dans la nouvelle donne internationale de l’après-guerre, la Suisse attend de voir à quoi ressemblent les institutions proposées avant de prendre sa place

Il faut dire un mot du Département politique, dont la dénomination témoigne du peu de sensibilité helvétique pour les affaires internationales (il ne deviendra qu’en 1979 le Département fédéral des affaires étrangères DFAE). Son organisation est désuète. Son réseau diplomatique repose sur des ministres, un titre diplomatique bien moins en vue que celui d’ambassadeur. C’est justement en 1957 que le Conseil fédéral se résout à faire comme les autres nations. Il nomme, pour la première fois, un ambassadeur de Suisse en France.

Max Petitpierre s’offre une autre première. Il effectue en février un voyage de consultation en Suède. Ce déplacement inhabituel (les conseillers fédéraux ne voyageaient pas à l’étranger sauf pour participer à des réunions) fait grincer des dents en Suisse alémanique. Le rédacteur du Journal de Genève, qui s’en fait l’écho, se moque des critiques alémaniques qui peinent «à comprendre qu’entre 1848 et 1948 une sensible évolution s’est dessinée dans les relations internationales».

Absence de débat public

Pendant le premier trimestre de 1957, alors que les Six négocient les détails de leur alliance, la presse rend compte des tractations et de leurs enjeux. Dans la Neue Zürcher Zeitung (NZZ), le débat est vif. Le grand journal des milieux d’affaires défend les principes du libre-échange, menacés par le projet d’union douanière des Européens (lire l’article d’Yves Steiner en page 38-39).

Le Journal de Genève se demande: « A quand un grand débat sur l’organisation du Marché commun? Il serait grand temps que l’opinion publique soit informée », signe qu’elle ne l’était pas. La Gazette de Lausanne du 14 janvier souligne que «L’intégration européenne exigera de la Suisse de graves décisions». Le commentateur regrette que le thème de l’intégration européenne n’ait presque pas été évoqué lors de la dernière session des Chambres fédérales. En réponse à une interpellation, le conseiller fédéral démocrate-chrétien Thomas Holenstein, a fait l’historique des Six, puis a souligné les dangers d’une telle évolution. Il craint une politique de discrimination très nuisible aux intérêts de la Suisse. Le journaliste le déplore: la plupart des parlementaires et un grand nombre d’associations économiques n’ont jamais pris très au sérieux les efforts d’intégration européenne.

Il poursuit avec une citation que les éditorialistes d’aujourd’hui pourraient reprendre tel quel: « C’est bien parce que nous sommes conscients de la volonté d’unification de nos voisins que nous sommes prêts à taxer l’indifférence et le scepticisme de la Suisse d’anachroniques et de dangereux. Blotti dans l’oreiller douillet d’une haute conjoncture qui semble s’éterniser, promenant un air content et un tantinet méprisant du haut de la tour d’ivoire de sa démocratie parfaite sur une Europe paraissant moins bien agencée, et entièrement confiant dans les vertus de la neutralité et d’une souveraineté intégrales, le Suisse moyen se sent bien chez lui et croit ne pas avoir besoin des autres nations. Nous ne pourrons plus longtemps nous payer ce luxe. Il y aura des réveils difficiles. »

Pas de réflexion politique

En février 1957, la Suisse participe à la Conférence de l’OECE au Château de la Muette, près de Paris. Elle compte sur cette organisation pour que la création de l’Europe des Six ne réduise pas à néant les bons résultats obtenus depuis 1948 dans le recul des mesures protectionnistes. Sauf chez quelques rares commentateurs, ce qui frappe dans les articles ou les déclarations faites à l’époque, c’est l’hypertrophie des arguments économiques, comme si la réflexion politique n’avait pas lieu d’être.

Ce que redoutent par-dessus tout les Suisses, c’est l’émergence autour d’eux d’un bastion tarifaire. Il est vital pour ce petit pays exportateur et sans matières premières que les marchandises puissent circuler sans être trop lourdement taxées (lire le verbatim en page 37). Il se veut le défenseur du libre-échange intégral, calé sur les positions intransigeantes des Britanniques. Il se méfie des projets d’union européenne, forcément enclins, sous l’influence de la France, à la centralisation et à la planification, deux mots qui révulsent les milieux économiques.

La Suisse tient aussi à l’universalité de ses liens économiques, même si ses relations avec ses voisins sont déjà les plus importantes. « Cette génération qui avait vécu la guerre avait l’obsession de garder un accès le plus libre possible aux ressources », explique l’ambassadeur Luzius Wasescha, qui sera dès le 1er avril prochain le nouveau chef de la Mission permanente de la Suisse près l’OMC et l’AELE à Genève. Elle avait également peur de perdre son autonomie de négociation commerciale, qui aurait pu être entravée en cas de ralliement à un organe supranational. Un argument de la diplomatie économique resté très vivace jusqu’à nos jours. Enfin, naturellement, dans toutes ses prises de position, elle formule des réserves sur l’agriculture.

Neutralité mythifiée

Le seul raisonnement de portée politique avancé par le Conseil fédéral est celui de la neutralité, qui semble interdire toute forme d’intégration politique. On se figure mal, un demi-siècle plus tard, à quel point la neutralité était mythifiée. « Elle nous avait sauvé de l’horreur des combats. La situation était très différente par rapport au premier après-guerre, où la Suisse avait adhéré à la SDN (Société des Nations) », relève Gilles Petitpierre, ancien parlementaire genevois. Max Petitpierre, raconte aujourd’hui son fils, ne partageait pas cette croyance populaire, mais il mesurait que la population n’était pas mûre pour une remise en question. Il souhaitait sincèrement que l’union européenne réussisse. Les milieux économiques étaient beaucoup plus réticents: certains, tel le très influent professeur genevois William Rappard, pronostiquaient même un ratage.

Très prisée à l’intérieur du pays, la neutralité a été très contestée au sortir du conflit mondial. L’URSS, LA superpuissance européenne de l’époque ne décolère pas contre l’attitude suisse. Mais l’émergence de la guerre froide a très vite changé la donne. Entre les deux blocs qui se constituent, la neutralité suisse – et les bons offices – retrouve une utilité. Les Soviétiques la citent en exemple pour l’imposer en 1955 à l’Autriche, rappelle Antoine Fleury. Même les pères fondateurs de l’Europe lui trouvent de la vertu. Le ministre français des Affaires étrangères, Robert Schumann, le fait explicitement comprendre à Max Petitpierre dès 1949: « le maintien de petits Etats neutres servira à démontrer à l’URSS qu’il n’est pas question de constituer un groupe compact d’états sous l’égide des Etats-Unis. » Si la Suisse a raté le premier train européen, c’est aussi parce qu’elle n’a pas été invitée à y monter.

Ne souhaitant ni être dans la communauté européenne, ni en être marginalisée, la Suisse peaufine ainsi sa doctrine de neutralité universelle, mélange de bons offices et d’habile défense de ses intérêts commerciaux.

Manoeuvres financières

Dans les mois qui suivent la signature du Traité de Rome, la Suisse s’implique dans les pourparlers qui déboucheront sur la création de l’AELE (Alliance européenne de libre-échange) en 1960. Pour faire pression, elle n’hésite pas à utiliser sa place financière – en l’occurrence à refuser des emprunts de groupes européens. Une pratique inaugurée dès l’immédiat après-guerre pour s’ouvrir des marchés, rendue possible par son insolente puissance financière. C’est ce qu’a établi, entre autres, l’historien alémanique Roland Maurhofer (dans sa thèse sur La politique européenne de la Suisse du Plan Marshall à la création de l’AELE). Rétrospectivement, la man?uvre peut choquer. Il faut se souvenir que la Suisse est à l’époque une puissance financière unique en son genre: elle peut payer cash, sa monnaie est convertible, presque aussi prisée que le dollar. Elle est donc très sollicitée par le marché des emprunts internationaux. D’où sa tentation d’utiliser cette arme, lorsque la situation se tend. Mais sans que cela impressionne beaucoup si l’on en croit Raymond Aron: « L’interdiction du marché suisse aux Six a provoqué plus de sourires que d’inquiétudes. »

Max Petitpierre dira plus tard en référence à cette période délicate: « On s’est montré, tant à la Division du commerce qu’au Vorort (l’association faîtière patronale, ndlr), non seulement sceptique, mais inutilement agressif à l’égard du Marché commun. » De fait, l’analyse n’est pas la même au sein des deux départements concernés (Politique et Economie publique). Max Petitpierre souhaite sincèrement que le processus d’union européenne réussisse, alors que la division du commerce, très influencée par les milieux économiques, n’y voit que risques et contrariétés.

Les historiens jugent de manière controversée le rôle de Max Petitpierre. Un fait intime est peu évoqué. Le conseiller fédéral était le beau-frère de Denis de Rougemont, fondateur du Centre européen pour la culture. Son credo a-t-il donc été sans influence sur le conseiller fédéral? Le radical neuchâtelois veille à ne pas apparaître sous la coupe de son beau-frère. Il se garde de participer à l’inauguration du centre en 1950. En fait, l’analyse des deux hommes sur la question européenne ne divergeait pas vraiment: « Simplement, explique Gilles Petitpierre, ils n’avaient pas le même rôle, mon père était conseiller fédéral, il devait tenir compte de l’opinion de ses collègues et des sentiments de la population, alors que mon parrain était un intellectuel engagé qui n’avait pas de comptes à rendre. »

Une tentative oubliée

L’Europe des Six va son chemin, mais l’ambition de faire coexister la petite Europe (des Six) et celle qui passe à cette époque pour la grande (l’AELE) demeure. En 1962, à la suite de l’Angleterre, la Suisse se risque à envisager un traité d’association (un statut prévu par l’article 238 du Traité de Rome). Elle entreprend une démarche surprenante, largement oubliée par la mémoire collective: le 24 septembre 1962, le conseiller fédéral Friedrich Traugott Wahlen, père de l’autarcie alimentaire nationale pendant la Seconde Guerre mondiale, se rend à Bruxelles pour déposer une demande. Au Conseil des ministres de la communauté européenne, il déclare notamment: « En fait la vie économique de notre pays a toujours débordé les limites de nos frontières politiques. La proportion du commerce avec l’Europe est de quelque 80% pour les importations et de 60% pour les exportations ». La neutralité perpétuelle, « qui remonte au XVIe siècle », est mentionnée, mais pas comme un obstacle au rapprochement. Dans la Gazette de Lausanne du 29 septembre, Pierre Béguin note: «Le Conseil fédéral est plus disposé qu’on le croyait communément à souscrire à des engagements d’ordre institutionnel.»

L’essai ne se révélera pas concluant. En janvier 1963 le général de Gaulle met son veto au rapprochement avec la Grande-Bretagne. Les autres postulants voient leur demande ajournée. Les pro-européens d’aujourd’hui le constatent, la Suisse est restée prisonnière des arguments formulés il y a cinquante ans: neutralité, indépendance commerciale, multilatéralisme. Comme le dit un de nos plus éminents diplomates s’exprimant à titre citoyen: « Notre politique européenne est celle des occasions manquées. »

CT

Verbatim

La position suisse

« Si la Suisse a donné son appui à l’idée d’une zone de libre-échange, c’est principalement, sinon surtout, en raison du fait que la suppression des obstacles intérieurs aux échanges n’impliquerait pas l’institution d’une barrière commerciale nouvelle et plus élevée à l’égard de l’extérieur. La structure actuelle de l’économie suisse repose en effet sur la possibilité de compenser le manque de matières premières et les désavantages de la situation géographique en rachetant les matières de base là où les prix sont plus favorables et en percevant des droits de douane aussi bas que possible sur les matières premières. L’acceptation d’un haut tarif extérieur, tel que celui de la Communauté économique européenne, aurait limité la capacité de concurrence de l’économie suisse et réduit dans une forte mesure, sinon supprimé, les avantages propres à un grand marché libre de toutes entraves. »

Message du Conseil fédéral sur la participation de la Suisse à l’AELE du 5 février 1960. Cité par Henri Rieben in « Un sentier suisse Le chemin européen ». Fondation Jean Monnet pour l’Europe, 1992.

La peur de disparaître

« Si vraiment la Suisse repose sur une volonté commune d’un peuple qui veut être suisse, il n’y a pas de raison qu’elle se disloque en participant à une union européenne. Et si malgré tout elle devait se désintégrer, c’est que sa cohésion interne était factice. Mais nous nous refusons à admettre cette hypothèse. Nous sommes convaincus que la Suisse résistera également à l’épreuve d’une union européenne: elle y sera encore plus jalouse de son autonomie que ne l’est, par exemple, le canton de Vaud en Suisse! »

« Neutralité suisse et solidarité européenne ». De Henri Stranner. Editions Vie, Lausanne 1959. Cité par Henri Rieben, op cit.

Pour en savoir plus:

www.dodis.ch La base de données des « Documents diplomatiques suisses ». Le XXIe volume, qui couvre la période 1958 à 1961, va sortir de presse le 26 mars prochain. Le professeur Antoine Fleury, coordinateur de la publication des documents diplomatiques suisses depuis 1975, est l’auteur de nombreux articles auxquels nous nous sommes référés.

Claude Altermatt, La politique étrangère de la Suisse, Collection Le Savoir suisse, 2003.

Roland Maurhofer, Die schweizerische Europapolitik vom Marshallplan zur EFTA 1947 bis 1960, Haupt, 2001

Henri Rieben, Un sentier suisse Le chemin européen, Fondation Jean Monnet pour l’Europe, 1992.

MAX PETITPIERRE Pour faire valoir la position de la Suisse dans l’Europe en pleine construction, le conseiller fédéral voyage plus que ne le veut la coutume très restrictive du Conseil fédéral. Ici en 1959, à Kloten.

FRIEDRICH TRAUGOTT WAHLEN Elu en 1959, il succède en 1961 à Max Petitpierre à la tête du Département politique. En 1962, il dépose à Bruxelles une demande de traité d’association à la communauté européenne, totalement oubliée aujourd’hui.

WINSTON CHURCHILL Au lendemain de son discours sur la nécessité de constituer «les Etats-Unis d’Europe», l’ancien premier ministre britannique rencontre les conseillers fédéraux Max Petitpierre et Walther Stampfli.

FEMMES SUISSES En 1957, le débat sur le droit de vote des femmes sur le plan fédéral s’enflamme. Après un essai avorté en 1959, elles ne l’obtiendront qu’en 1971.

POLICE Le parc auto croît, les autoroutes ne sont encore que des projets, mais la police met déjà un zèle certain à contrôler la conformité des véhicules.

TRANS-EUROP-EXPRESS Les premiers TEE relient la Suisse aux grandes capitales européennes. Ici, via le Gothard.

COMPTOIR SUISSE La foire lausannoise est une vitrine du dynamisme économique de la Suisse. En 1957, elle accueille le roi saoudien Ibn Abd al-Aziz.

MODERNITÉ Alors que les Suisses se dotent de réfrigérateurs, en Appenzell, des ouvriers livrent encore à l’ancienne des blocs de glace à la laiterie.

 * © L’Hebdo; 15.03.2007; Ausgaben-Nr. 11; Seite 32
50 ans d’Europe

50 ans d’Europe : Pourquoi la Suisse n’a pas adhéré

L’Hebdo
– 15. mars 2007
Ausgaben-Nr. 11, Page: 32
50 ans d’Europe
Pourquoi la Suisse n’a pas adhéré
DIPLOMATIE Dès leurs prémisses, les projets d’union européenne laissent la Suisse désemparée. La signature du Traité de Rome la montre obsédée par la défense de ses intérêts économiques et s’interdisant tout débat public d’envergure sur les enjeux politiques.
Le paradoxe continue d’interpeller quiconque se penche sur la genèse de l’Europe communautaire: qu’il s’agisse des lieux de réunion ou des références des pères fondateurs, la Suisse apparaît d’emblée au c?ur du projet européen. C’est à Genève, devant la Société des Nations, qu’Aristide Briand esquisse dans les années 1930 le projet d’union européenne. C’est à Zurich, en 1946, à l’Université, que Winston Churchill livre son célèbre discours sur les Etats-Unis d’Europe, souhaitant que d’ici « quelques années l’Europe, ou pour le moins la majeure partie du continent, vive aussi libre et heureuse que les Suisses le sont aujourd’hui ». Mais cette proximité suscite plus d’embarras que d’enthousiasme. Si Max Petitpierre, chef du Département politique, comme on appelle alors le Département fédéral des affaires étrangères, assiste au discours du vieux lion britannique, il a dû au préalable convaincre ses collègues de renoncer à l’exigence d’obtenir à l’avance le discours de Churchill. Une anecdote qui témoigne, selon l’historien Antoine Fleury, de « l’extrême prudence du gouvernement suisse à l’égard de tout ce qui touche à la position internationale du pays ».
S’abstenir et rester connecté Cinquante ans après la signature du Traité de Rome, force est de constater que la Suisse n’a pas vraiment songé à se rallier à l’aventure de la communauté européenne. Si elle y a vu au mieux un espoir de pacification du continent et au pire un engrenage vers une alliance militaire, elle n’a jamais considéré ce processus comme une chance pour elle. Elle l’a souvent appréhendé comme une sorte d’embarras. Elle a redouté de dissoudre son indépendance dans un grand tout, dont elle ne percevait pas toutes les finalités.
On trouve maints exemples de cette distance inquiète dans les documents de l’époque. Dans un rapport qu’il rédige à la veille de la conférence de Messine, Alfred Zehnder, secrétaire général du Département politique, note: « La Suisse ne peut guère jouer un rôle déterminant dans la politique européenne, car l’intégration découlera de l’entente entre les grandes puissances du continent. Ni notre adhésion ni notre abstention n’en hâteront ni n’en retarderont l’évolution. »
Répondant en 1955 à une interpellation parlementaire sur la participation de la Suisse au Conseil de l’Europe (créé en 1949 et auquel la Suisse finira quand même par adhérer en 1963), Max Petitpierre explique: « Nous avions pu faire savoir officieusement que le Conseil fédéral préférerait qu’une invitation ne lui fût pas adressée, parce qu’il serait vraisemblablement obligé de la décliner. Ce v?u a été respecté et nous sommes reconnaissants aux hommes d’Etat qui ont compris notre situation. »
Pour comprendre ce manque d’enthousiasme, il faut se souvenir de ce qu’est la Suisse au sortir de la Seconde Guerre mondiale: un pays qui n’a pas subi de destruction, un pays économiquement et financièrement en état de marche, effrayé par ce qui s’est passé autour de lui, stupéfait, pour longtemps, d’avoir échappé à la barbarie.
En 1957, alors que les Six négocient leur union, la Suisse apparaît plus préoccupée par les conséquences de la crise hongroise. Une vague d’anticommunisme sévit, le peuple fait preuve de solidarité avec les réfugiés hongrois. Les informations qui commencent à filtrer sur l’usage de la torture en Algérie achèvent de déconsidérer aux yeux des Suisses l’aventure coloniale française. A la suite de l’autre crise de l’année 1956, les événements de Suez, le pays redoute des problèmes d’approvisionnement en pétrole – le canal de Suez est inutilisable. En novembre et décembre sont expérimentés quelques dimanches «sans voiture».
La formule magique gouvernementale, qui régira le Conseil fédéral jusqu’en 2003, n’est pas encore née. Depuis la démission du socialiste Max Weber en 1953, le collège gouvernemental compte trois radicaux, trois démocrates-chrétiens et un UDC. Les femmes n’ont pas le droit de vote, mais la question fait débat (elle ne sera réglée au plan national qu’en 1971).
Les discussions sur le réseau des routes nationales font rage, mais le premier tronçon d’autoroute, Lausanne-Genève, ne sera construit que pour l’Expo 64.
Les Suisses travaillent 48 heures par semaine, mais un accord entre six organisations patronales et syndicales, signé en mars 1957, prévoit une réduction à 46 heures avec un gel des augmentations de salaire jusqu’en 1959. Sur le plan économique, la Suisse est prospère. Elle se situe au 15e rang mondial des pays exportateurs et au 12e concernant les importations. Elle est membre de l’OECE, l’organisation européenne de coopération économique mise en place par le Plan Marshall en 1948 et qui deviendra en 1962 l’OCDE. Elle vient d’adhérer au GATT (Accord général sur commerce et les tarifs douaniers) en octobre 1956, dix ans après sa création. Un autre indice que, dans la nouvelle donne internationale de l’après-guerre, la Suisse attend de voir à quoi ressemblent les institutions proposées avant de prendre sa place
Il faut dire un mot du Département politique, dont la dénomination témoigne du peu de sensibilité helvétique pour les affaires internationales (il ne deviendra qu’en 1979 le Département fédéral des affaires étrangères DFAE). Son organisation est désuète. Son réseau diplomatique repose sur des ministres, un titre diplomatique bien moins en vue que celui d’ambassadeur. C’est justement en 1957 que le Conseil fédéral se résout à faire comme les autres nations. Il nomme, pour la première fois, un ambassadeur de Suisse en France.
Max Petitpierre s’offre une autre première. Il effectue en février un voyage de consultation en Suède. Ce déplacement inhabituel (les conseillers fédéraux ne voyageaient pas à l’étranger sauf pour participer à des réunions) fait grincer des dents en Suisse alémanique. Le rédacteur du Journal de Genève, qui s’en fait l’écho, se moque des critiques alémaniques qui peinent «à comprendre qu’entre 1848 et 1948 une sensible évolution s’est dessinée dans les relations internationales».
Absence de débat public Pendant le premier trimestre de 1957, alors que les Six négocient les détails de leur alliance, la presse rend compte des tractations et de leurs enjeux. Dans la Neue Zürcher Zeitung (NZZ), le débat est vif. Le grand journal des milieux d’affaires défend les principes du libre-échange, menacés par le projet d’union douanière des Européens (lire l’article d’Yves Steiner en page 38-39).
Le Journal de Genève se demande: « A quand un grand débat sur l’organisation du Marché commun? Il serait grand temps que l’opinion publique soit informée », signe qu’elle ne l’était pas. La Gazette de Lausanne du 14 janvier souligne que «L’intégration européenne exigera de la Suisse de graves décisions». Le commentateur regrette que le thème de l’intégration européenne n’ait presque pas été évoqué lors de la dernière session des Chambres fédérales. En réponse à une interpellation, le conseiller fédéral démocrate-chrétien Thomas Holenstein, a fait l’historique des Six, puis a souligné les dangers d’une telle évolution. Il craint une politique de discrimination très nuisible aux intérêts de la Suisse. Le journaliste le déplore: la plupart des parlementaires et un grand nombre d’associations économiques n’ont jamais pris très au sérieux les efforts d’intégration européenne.
Il poursuit avec une citation que les éditorialistes d’aujourd’hui pourraient reprendre tel quel: « C’est bien parce que nous sommes conscients de la volonté d’unification de nos voisins que nous sommes prêts à taxer l’indifférence et le scepticisme de la Suisse d’anachroniques et de dangereux. Blotti dans l’oreiller douillet d’une haute conjoncture qui semble s’éterniser, promenant un air content et un tantinet méprisant du haut de la tour d’ivoire de sa démocratie parfaite sur une Europe paraissant moins bien agencée, et entièrement confiant dans les vertus de la neutralité et d’une souveraineté intégrales, le Suisse moyen se sent bien chez lui et croit ne pas avoir besoin des autres nations. Nous ne pourrons plus longtemps nous payer ce luxe. Il y aura des réveils difficiles. »
Pas de réflexion politique En février 1957, la Suisse participe à la Conférence de l’OECE au Château de la Muette, près de Paris. Elle compte sur cette organisation pour que la création de l’Europe des Six ne réduise pas à néant les bons résultats obtenus depuis 1948 dans le recul des mesures protectionnistes. Sauf chez quelques rares commentateurs, ce qui frappe dans les articles ou les déclarations faites à l’époque, c’est l’hypertrophie des arguments économiques, comme si la réflexion politique n’avait pas lieu d’être.
Ce que redoutent par-dessus tout les Suisses, c’est l’émergence autour d’eux d’un bastion tarifaire. Il est vital pour ce petit pays exportateur et sans matières premières que les marchandises puissent circuler sans être trop lourdement taxées (lire le verbatim en page 37). Il se veut le défenseur du libre-échange intégral, calé sur les positions intransigeantes des Britanniques. Il se méfie des projets d’union européenne, forcément enclins, sous l’influence de la France, à la centralisation et à la planification, deux mots qui révulsent les milieux économiques.
La Suisse tient aussi à l’universalité de ses liens économiques, même si ses relations avec ses voisins sont déjà les plus importantes. « Cette génération qui avait vécu la guerre avait l’obsession de garder un accès le plus libre possible aux ressources », explique l’ambassadeur Luzius Wasescha, qui sera dès le 1er avril prochain le nouveau chef de la Mission permanente de la Suisse près l’OMC et l’AELE à Genève. Elle avait également peur de perdre son autonomie de négociation commerciale, qui aurait pu être entravée en cas de ralliement à un organe supranational. Un argument de la diplomatie économique resté très vivace jusqu’à nos jours. Enfin, naturellement, dans toutes ses prises de position, elle formule des réserves sur l’agriculture.
Neutralité mythifiée Le seul raisonnement de portée politique avancé par le Conseil fédéral est celui de la neutralité, qui semble interdire toute forme d’intégration politique. On se figure mal, un demi-siècle plus tard, à quel point la neutralité était mythifiée. « Elle nous avait sauvé de l’horreur des combats. La situation était très différente par rapport au premier après-guerre, où la Suisse avait adhéré à la SDN (Société des Nations) », relève Gilles Petitpierre, ancien parlementaire genevois. Max Petitpierre, raconte aujourd’hui son fils, ne partageait pas cette croyance populaire, mais il mesurait que la population n’était pas mûre pour une remise en question. Il souhaitait sincèrement que l’union européenne réussisse. Les milieux économiques étaient beaucoup plus réticents: certains, tel le très influent professeur genevois William Rappard, pronostiquaient même un ratage.
Très prisée à l’intérieur du pays, la neutralité a été très contestée au sortir du conflit mondial. L’URSS, LA superpuissance européenne de l’époque ne décolère pas contre l’attitude suisse. Mais l’émergence de la guerre froide a très vite changé la donne. Entre les deux blocs qui se constituent, la neutralité suisse – et les bons offices – retrouve une utilité. Les Soviétiques la citent en exemple pour l’imposer en 1955 à l’Autriche, rappelle Antoine Fleury. Même les pères fondateurs de l’Europe lui trouvent de la vertu. Le ministre français des Affaires étrangères, Robert Schumann, le fait explicitement comprendre à Max Petitpierre dès 1949: « le maintien de petits Etats neutres servira à démontrer à l’URSS qu’il n’est pas question de constituer un groupe compact d’états sous l’égide des Etats-Unis. » Si la Suisse a raté le premier train européen, c’est aussi parce qu’elle n’a pas été invitée à y monter.
Ne souhaitant ni être dans la communauté européenne, ni en être marginalisée, la Suisse peaufine ainsi sa doctrine de neutralité universelle, mélange de bons offices et d’habile défense de ses intérêts commerciaux.
Man?uvres financières Dans les mois qui suivent la signature du Traité de Rome, la Suisse s’implique dans les pourparlers qui déboucheront sur la création de l’AELE (Alliance européenne de libre-échange) en 1960. Pour faire pression, elle n’hésite pas à utiliser sa place financière – en l’occurrence à refuser des emprunts de groupes européens. Une pratique inaugurée dès l’immédiat après-guerre pour s’ouvrir des marchés, rendue possible par son insolente puissance financière. C’est ce qu’a établi, entre autres, l’historien alémanique Roland Maurhofer (dans sa thèse sur La politique européenne de la Suisse du Plan Marshall à la création de l’AELE). Rétrospectivement, la man?uvre peut choquer. Il faut se souvenir que la Suisse est à l’époque une puissance financière unique en son genre: elle peut payer cash, sa monnaie est convertible, presque aussi prisée que le dollar. Elle est donc très sollicitée par le marché des emprunts internationaux. D’où sa tentation d’utiliser cette arme, lorsque la situation se tend. Mais sans que cela impressionne beaucoup si l’on en croit Raymond Aron: « L’interdiction du marché suisse aux Six a provoqué plus de sourires que d’inquiétudes. »
Max Petitpierre dira plus tard en référence à cette période délicate: « On s’est montré, tant à la Division du commerce qu’au Vorort (l’association faîtière patronale, ndlr), non seulement sceptique, mais inutilement agressif à l’égard du Marché commun. » De fait, l’analyse n’est pas la même au sein des deux départements concernés (Politique et Economie publique). Max Petitpierre souhaite sincèrement que le processus d’union européenne réussisse, alors que la division du commerce, très influencée par les milieux économiques, n’y voit que risques et contrariétés.
Les historiens jugent de manière controversée le rôle de Max Petitpierre. Un fait intime est peu évoqué. Le conseiller fédéral était le beau-frère de Denis de Rougemont, fondateur du Centre européen pour la culture. Son credo a-t-il donc été sans influence sur le conseiller fédéral? Le radical neuchâtelois veille à ne pas apparaître sous la coupe de son beau-frère. Il se garde de participer à l’inauguration du centre en 1950. En fait, l’analyse des deux hommes sur la question européenne ne divergeait pas vraiment: « Simplement, explique Gilles Petitpierre, ils n’avaient pas le même rôle, mon père était conseiller fédéral, il devait tenir compte de l’opinion de ses collègues et des sentiments de la population, alors que mon parrain était un intellectuel engagé qui n’avait pas de comptes à rendre. »
Une tentative oubliée L’Europe des Six va son chemin, mais l’ambition de faire coexister la petite Europe (des Six) et celle qui passe à cette époque pour la grande (l’AELE) demeure. En 1962, à la suite de l’Angleterre, la Suisse se risque à envisager un traité d’association (un statut prévu par l’article 238 du Traité de Rome). Elle entreprend une démarche surprenante, largement oubliée par la mémoire collective: le 24 septembre 1962, le conseiller fédéral Friedrich Traugott Wahlen, père de l’autarcie alimentaire nationale pendant la Seconde Guerre mondiale, se rend à Bruxelles pour déposer une demande. Au Conseil des ministres de la communauté européenne, il déclare notamment: « En fait la vie économique de notre pays a toujours débordé les limites de nos frontières politiques. La proportion du commerce avec l’Europe est de quelque 80% pour les importations et de 60% pour les exportations ». La neutralité perpétuelle, « qui remonte au XVIe siècle », est mentionnée, mais pas comme un obstacle au rapprochement. Dans la Gazette de Lausanne du 29 septembre, Pierre Béguin note: «Le Conseil fédéral est plus disposé qu’on le croyait communément à souscrire à des engagements d’ordre institutionnel.»
L’essai ne se révélera pas concluant. En janvier 1963 le général de Gaulle met son veto au rapprochement avec la Grande-Bretagne. Les autres postulants voient leur demande ajournée. Les pro-européens d’aujourd’hui le constatent, la Suisse est restée prisonnière des arguments formulés il y a cinquante ans: neutralité, indépendance commerciale, multilatéralisme. Comme le dit un de nos plus éminents diplomates s’exprimant à titre citoyen: « Notre politique européenne est celle des occasions manquées. »
CT
Pour en savoir plus:
www.dodis.ch La base de données des « Documents diplomatiques suisses ». Le XXIe volume, qui couvre la période 1958 à 1961, va sortir de presse le 26 mars prochain. Le professeur Antoine Fleury, coordinateur de la publication des documents diplomatiques suisses depuis 1975, est l’auteur de nombreux articles auxquels nous nous sommes référés.
Claude Altermatt, La politique étrangère de la Suisse, Collection Le Savoir suisse, 2003.
Roland Maurhofer, Die schweizerische Europapolitik vom Marshallplan zur EFTA 1947 bis 1960, Haupt, 2001
Henri Rieben, Un sentier suisse Le chemin européen, Fondation Jean Monnet pour l’Europe, 1992.
Verbatim
La position suisse
« Si la Suisse a donné son appui à l’idée d’une zone de libre-échange, c’est principalement, sinon surtout, en raison du fait que la suppression des obstacles intérieurs aux échanges n’impliquerait pas l’institution d’une barrière commerciale nouvelle et plus élevée à l’égard de l’extérieur. La structure actuelle de l’économie suisse repose en effet sur la possibilité de compenser le manque de matières premières et les désavantages de la situation géographique en rachetant les matières de base là où les prix sont plus favorables et en percevant des droits de douane aussi bas que possible sur les matières premières. L’acceptation d’un haut tarif extérieur, tel que celui de la Communauté économique européenne, aurait limité la capacité de concurrence de l’économie suisse et réduit dans une forte mesure, sinon supprimé, les avantages propres à un grand marché libre de toutes entraves. »
Message du Conseil fédéral sur la participation de la Suisse à l’AELE du 5 février 1960. Cité par Henri Rieben in « Un sentier suisse Le chemin européen ». Fondation Jean Monnet pour l’Europe, 1992.
La peur de disparaître
« Si vraiment la Suisse repose sur une volonté commune d’un peuple qui veut être suisse, il n’y a pas de raison qu’elle se disloque en participant à une union européenne. Et si malgré tout elle devait se désintégrer, c’est que sa cohésion interne était factice. Mais nous nous refusons à admettre cette hypothèse. Nous sommes convaincus que la Suisse résistera également à l’épreuve d’une union européenne: elle y sera encore plus jalouse de son autonomie que ne l’est, par exemple, le canton de Vaud en Suisse! »
« Neutralité suisse et solidarité européenne ». De Henri Stranner. Editions Vie, Lausanne 1959. Cité par Henri Rieben, op cit.
MAX PETITPIERRE Pour faire valoir la position de la Suisse dans l’Europe en pleine construction, le conseiller fédéral voyage plus que ne le veut la coutume très restrictive du Conseil fédéral. Ici en 1959, à Kloten.
FRIEDRICH TRAUGOTT WAHLEN Elu en 1959, il succède en 1961 à Max Petitpierre à la tête du Département politique. En 1962, il dépose à Bruxelles une demande de traité d’association à la communauté européenne, totalement oubliée aujourd’hui.
WINSTON CHURCHILL Au lendemain de son discours sur la nécessité de constituer «les Etats-Unis d’Europe», l’ancien premier ministre britannique rencontre les conseillers fédéraux Max Petitpierre et Walther Stampfli.
FEMMES SUISSES En 1957, le débat sur le droit de vote des femmes sur le plan fédéral s’enflamme. Après un essai avorté en 1959, elles ne l’obtiendront qu’en 1971.
POLICE Le parc auto croît, les autoroutes ne sont encore que des projets, mais la police met déjà un zèle certain à contrôler la conformité des véhicules.
TRANS-EUROP-EXPRESS Les premiers TEE relient la Suisse aux grandes capitales européennes. Ici, via le Gothard.
COMPTOIR SUISSE La foire lausannoise est une vitrine du dynamisme économique de la Suisse. En 1957, elle accueille le roi saoudien Ibn Abd al-Aziz.
MODERNITÉ Alors que les Suisses se dotent de réfrigérateurs, en Appenzell, des ouvriers livrent encore à l’ancienne des blocs de glace à la laiterie.

Musulmans: Que faut-il leur concéder?

L’Hebdo
– 16. février 2006
Ausgaben-Nr. 7, Page: 16
Evénement
Musulmans
Que faut-il leur concéder?
Manifestation Enquête sur les organisateurs du premier grand rassemblement public de musulmans en Suisse. Et leurs exigences.
Islamophobie Doit-on l’assimiler à du racisme et la poursuivre devant les tribunaux? La réponse des parlementaires fédéraux.
Débat Jusqu’où peut-on entrer en matière sur les revendications des musulmans de Suisse? Deux journalistes de «L’Hebdo» s’affrontent.

Dossier préparé par Alain Rebetez, Michel Audétat, Sonia Arnal et Chantal Tauxe

Cette place a tout vu: les facéties des séparatistes jurassiens comme la colère des paysans suisses; les Tibétains juchés sur les toits ou les motards sur leurs engins; les altermondialistes, les syndicalistes, les antifascistes, les antisida, les femmes, le personnel Swissair… Mais il y a une chose que la place du Palais fédéral n’avait encore jamais abritée. A 15 h 15, samedi 11 février, les mille manifestants musulmans qui protestaient contre les caricatures de Mahomet ont interrompu leurs discours et slogans. C’était l’heure de la troisième prière de la journée. Se tournant vers l’aile est du Palais fédéral, plusieurs centaines d’entre eux se sont prosternés pour adresser leur prière à Allah. Pour la première fois dans ce pays, l’islam défilait publiquement sous sa propre bannière. Une image qui fera date.
Noyau organisateur «Quand je me suis agenouillé, je n’ai pas pu m’empêcher de glisser à mon voisin, d’un ton plus craintif que de fierté: « Tu verras, demain dans les journaux, on lira que le Palais fédéral s’est transformé en Mecque! »» confesse Larbi Guesmi, l’un des orateurs de la manifestation. Cet informaticien tunisien, membre du parti islamiste Nahda, opposant au régime et réfugié politique en Suisse depuis quatorze ans, est l’un des imams du centre de prière neuchâtelois Errahmah (la miséricorde), connu sous le nom d’Association culturelle des musulmans, à la rue du Tunnel. Il avait appris quelques jours auparavant l’organisation de cette manifestation et demandé à pouvoir s’y exprimer.
Mais le vrai noyau organisateur est à Bienne, autour de la mosquée d’Errahman (le miséricordieux), qui abrite l’Association des unions des musulmans, chemin du Seeland. Nicolas Blancho en est un fidèle assidu. A 22 ans, converti depuis six ans à l’islam, il est plus connu sous le nom d’Abd Allah. C’est lui qui s’est chargé des autorisations auprès de la police bernoise, à la demande de l’un des trois imams de sa mosquée (un Algérien, un Tunisien et un Lybien). «Nous voulions nous exprimer sur la place publique, devant les médias et la population suisse, explique Nicolas Blancho. Pour dire que cette manière de traiter les signes religieux n’est pas juste.»
Lors des premiers contacts avec la police, la manifestation était prévue sous la forme d’une marche entre l’Helvetiaplatz et l’ambassade du Danemark. «C’était avant les émeutes en Syrie et au Liban, précise le jeune converti. Mais quand nous avons vu ces violences, nous avons préféré un rassemblement sur la place du Palais fédéral, plus facile à contrôler et moins susceptible de tenter des provocateurs.» Pour lui, la manifestation est un plein succès: «Nous avons donné le signe qu’en Suisse, à Berne, les musulmans pouvaient donner leur avis dans le calme.» Larbi Guesmi abonde: «Nous avons constamment rappelé aux gens de maîtriser leur colère. Moi-même, je suis très fâché par ces caricatures, indigné, frustré, je veux combattre cet acte, mais je le fais uniquement par la parole et pacifiquement.»
Mesure de l’insulte Il faut pourtant se méfier de l’image unanimiste suggérée par les hommes en prière, sagement alignés. Dans les communautés musulmanes, plusieurs responsables se sont prononcés contre l’organisation d’une telle manifestation, à commencer par le président de la Coordination des organisations islamiques de Suisse(KIOS), le professeur de sociologie bernois Farhad Afshar: «Chacun est libre de manifester, mais je crains que ce ne soit une réaction excessive. Le conflit n’est pas entre les Suisses et les musulmans, ou les musulmans et le Danemark. Il est entre les gens qui veulent vivre en paix et ceux qui mettent en scène un conflit (affrontement). Je pense qu’une manifestation aurait été nécessaire et utile si elle avait associé les chrétiens, les juifs et les démocrates.»
Entre les organisateurs eux-mêmes, des distinctions sensibles apparaissent. Dans son appartement d’un quartier populaire des hauts de Neuchâtel, Larbi Guesmi met l’accent sur la nécessité du dialogue. Sa femme apporte le thé, voilée, elle assiste à l’entretien. Pour donner la mesure de l’insulte, Larbi Guesmi avance une image: «Moi, j’aime mon Prophète plus que ma femme – je le dis devant elle. Et elle l’aime plus que moi, ce dont je suis heureux.» Madame acquiesce. Pour éviter le retour de tels problèmes, il espère une loi qui «organise la liberté d’expression» et le «respect des dieux, des prophètes, des lieux saints». Que devrait dire cette loi? «Je ne suis ni historien, ni sociologue, ni légiste, je ne sais pas. C’est aux parlementaires de discuter. Mais j’ai une logique: il y a un problème, nous devons le résoudre.» Quand on évoque l’éditorial d’un journaliste jordanien – «Qu’est-ce qui insulte le plus l’islam, une caricature du Prophète ou des attentats perpétrés au nom du Coran?» – il répond sans détour: «Celui qui caricature le Prophète met l’islam et le musulman dans la position de la victime. Le terroriste en revanche, les met dans la position de l’agresseur. Je ne veux ni l’un ni l’autre, mais si je devais absolument choisir, j’accepterais par amertume une caricature de Mahomet plutôt que de voir des morts dans un métro.»
Nicolas Blancho habite un petit village de la région biennoise. A peine avez-vous pris place dans le salon, disposé à la marocaine, avec des canapés le long des murs, qu’il apporte lui aussi un plateau, avec du café cette fois-ci. Nicolas/Abd Allah a tous les attributs: la longue barbe, la calotte sur la tête, la djellaba serrée dans un pantalon pakistanais. Par goût, mais aussi pour ressembler au Prophète. Changer la loi? Il ne croit pas que ce soit nécessaire. Changer la Suisse? Il en est convaincu. «La réalité, c’est que la Suisse va changer! C’est inévitable avec la mondialisation.» Mais quel changement? «J’espère rester dans un dialogue, dans le calme – pas comme en France où ils prennent un mauvais chemin – et nous ouvrir peut-être jusqu’à reconnaître l’islam comme une religion d’Etat.»
Trop de questions C’est dit tranquillement, posément. Quand on lui pose la question du journaliste jordanien, Nicolas Blancho hésite: «Cette question est difficile… Le niveau de connaissance est trop bas pour juger de quelque chose à quoi je n’ai pas mêlé mes mains. C’est pourquoi j’ai de la peine à y mêler ma langue.
– Vous n’arrivez pas à condamner le terrorisme?
– Je ne vois pas la différence entre un président qui appuie sur un bouton pour déclencher une guerre ou des gens qui envoient un avion contre une tour.
– N’est-ce pas une indignation sélective? Quand vous êtes atteint dans vos valeurs, vous vous indignez; quand les autres sont atteints dans les leurs, vous relativisez…
– (Long silence.) L’attentat de Londres, je ne pourrais pas le soutenir. Mais le 11 Septembre, j’ai beaucoup trop de questions, ce n’est pas clair pour moi. Cela devait se passer. En tout cas, ça a une raison d’être et cela a donné un résultat…»
En sortant de chez Nicolas Blancho, on se dit que l’image de la manifestation était décidément trompeuse. L’uniformité des musulmans en prière devant le Palais fédéral ne laisse pas deviner leur diversité. Différences de langues, d’histoires ou de traditions. Différences de sensibilités sur les questions épineuses que mettent en jeu les droits de l’homme et de la femme. Différences, enfin, dans le contenu donné à leur désir d’intégration. Le piège serait d’en croire ses yeux et d’imaginer une communauté homogène, soudée, campée sur ses certitudes coraniques et destinée à demeurer comme un corps étranger dans nos sociétés: il serait préférable d’évoquer, comme nous y invite le spécialiste Patrick Haenni, «l’islam pluriel des musulmans de Suisse».
Dangereux symbole Pour voir cet islam tel qu’il est, il faut que les Suisses en finissent avec la tentation du déni de réalité. Oui, il s’agit d’une communauté en expansion rapide et durablement installée. Oui, l’islam est devenu la troisième religion nationale. Oui, c’est un événement sans précédent: l’arrivée et la reconnaissance d’une foi nouvelle sur le sol helvétique constituent un immense défi auquel la politique ordinaire de l’UDC ne nous prépare guère.
A Wangen, dans le canton de Soleure, un représentant local du parti n’a pas ménagé son énergie pour faire capoter un projet de mosquée dans une zone industrielle. Qu’est-ce qui froissait ce membre de l’UDC? Un modeste minaret de 6 mètres, pas plus, dépourvu de haut-parleurs, dans lequel il voyait pourtant un dangereux symbole de l’«Expansion islamique». On ne favorisera pas l’intégration des musulmans de Suisseen espérant les rendre invisibles. Une communauté religieuse de cette importance ne peut éternellement se satisfaire de lieux de culte indigents.
Mais on aurait également tort de sous-estimer les frictions que provoque l’arrivée de l’islam dans le domaine de la vie quotidienne. On sait les débats provoqués par le port du voile, la mixité dans les piscines, les sépultures séparées, les rapports entre hommes et femmes ou encore le contenu des manuels scolaires. La vie de chacun est concernée par ces conflits. Ils réclament une politique qui, pour l’instant, se construit à tâtons, capable de concilier l’esprit de tolérance avec une fermeté absolue sur les valeurs auxquelles nous tenons.
Négocier des arrangements En décembre 2004, L’Hebdo et le quotidien Blick avaient commandé le seul sondage réalisé à ce jour auprès des musulmans de Suisse. Les chiffres ont montré que deux tiers d’entre eux, loin de succomber aux sirènes de l’islamisme radical, affichaient au contraire une forte volonté d’intégration: ils étaient même 84% à se sentir bien acceptés dans le pays. Mais le sondage révélait aussi que 41% d’entre eux, soit une très forte proportion, ne se sentaient pas représentés par ceux qui prennent la parole en leur nom.
Sur les 400000 musulmans que compte la Suisse, la très grande majorité provient de Turquie, d’Albanie et d’ex-Yougoslavie, là où l’islam est habitué à négocier des arrangements entre le temporel et le spirituel. Comment se fait-il qu’on les entende si peu? Pourquoi trouve-t-on tant de musulmans originaires du monde arabophone parmi ceux qui occupent le devant de la scène?
S’il existe une majorité de musulmans qui n’est pas d’accord avec Tariq Ramadan pour jouer avec les limites de la laïcité, il serait bon qu’ils le disent. De même avec Nadia Karmous, présidente de l’Association culturelle des femmes musulmanes de Suisse, qui vient de donner libre cours à ses rêves en imaginant un proche avenir où les sexes seraient séparés dans les piscines, où les écoles seraient peuplées de jeunes filles et d’enseignantes voilées (Le Matin dimanche du 12 février)… Si les musulmans deSuisse ne partagent pas ce rêve, on aimerait qu’ils lui opposent leurs propres projets d’avenir. Maintenant que les musulmans ont commencé à s’exprimer sur la place publique, il serait regrettable que leur contribution se limite à la critique des caricatures danoises. |
AR et MA
PLACE FéDéRALE Près de mille musulmans se mettent à prier, le samedi 11 février.
L’avis des musulmans de suisse Sondage L’Hebdo du 9.12.04
L’avis des suisses Sondage SonntagsBlick du 12.2.06
Le vrai noyau organisateur est à Bienne, autour de la mosquée d’Errahman (l’homme miséricordieux) qui abrite l’Association des unions des musulmans.
berne Samedi 11 février, des musulmans manifestent contre les caricatures danoises sur la place fédérale: un événement inédit en Suisse.
nicolas blancho «Le 11 Septembre devait se passer. En tout cas, cela a donné des résultats.»
Larbi guesmi «Je veux combattre les caricatures, mais uniquement par la parole.»
Ce que les musulmans revendiquent
Prescriptions religieuses Sporadiquement, des pratiquants demandent que la législation helvétique soit modifiée pour être compatible avec les exigences de l’islam.
Tour d’horizon des principales requêtes.
1 le droit de porter le voile partout
En Suisse, une femme ou une jeune fille peuvent porter le voile. Chez elles bien sûr, mais aussi dans de nombreux espaces publics (la rue, les restaurants, les écoles pour ce qui est des élèves). Restent quelques rares exceptions, que certains musulmans voudraient voir disparaître: les fonctionnaires, par exemple, ne peuvent afficher de signes d’appartenance religieuse aussi ostentatoires dans l’exercice de leur fonction, puisqu’ils représentent l’Etat laïc.
On se souvient du cas le plus médiatisé, celui de cette enseignante genevoise déboutée par le Canton puis la Confédération, qui est allée jusqu’à Strasbourg pour obtenir le droit de garder son voile en classe. Elle a perdu, mais périodiquement la question revient, sous des formes diverses: pourquoi, même dans les entreprises privées, n’engage-t-on presque jamais de femmes voilées? A quand des infirmières ou des factrices voilées?, demandent bien des musulmanes, qui s’estiment discriminées.
2 des cimetières séparés
Il fut un temps où catholiques et protestants refusaient de gésir côte à côte pour l’éternité: se mélanger à ces hérétiques, vous n’y pensez pas! A chacun son pré carré. Depuis la Constitution de 1874, il a été décidé une fois pour toutes de remettre les cimetières aux mains des autorités civiles: les morts sont enterrés à la ligne, sans distinction de religion ou d’origine. La communauté musulmane souhaiterait revenir à la situation antérieure et disposer de carrés réservés. Les raisons invoquées sont d’ordre religieux: les cimetières communaux ne sont pas orientés vers La Mecque et les concessions sont à durée limitée. Ces deux particularités seraient contraires aux exigences de l’islam. La dernière raison est moins souvent évoquée, du moins explicitement, car peu compatible avec l’esprit de tolérance de bon aloi sous nos latitudes, mais avoir pour voisin dans l’éternité un mécréant serait également interdit aux musulmans.
Qui ne peuvent donc toujours pas, en Suisse, enterrer leurs morts selon leurs principes. Différentes autorités ont reçu des demandes officielles pour modifier la législation et autoriser de tels cimetières. Pour l’heure, les villes de Genève, Berne, Zurich et Bâle ont octroyé des carrés séparés, réservés aux personnes domiciliées sur leur commune. L’immense majorité des autres pratiquants fait rapatrier les corps.
3 En finir avec la mixité
«A la piscine, par exemple, la Suisse comprendra bien assez vite qu’il faut séparer les garçons et les filles. Je suis sûre que d’ici à dix ou quinze ans, ce sera le cas.»
Cette remarque pleine d’optimisme vient de Nadia Karmous, présidente de Femmes musulmanes de Suisse. Comme elle, certains musulmans estiment que la mixité dans certains lieux publics, comme les piscines, est contraire à la pudeur, et qu’il faudrait donc aménager des bassins ou des horaires différents selon les sexes.
Des établissements, comme le Collège Saint-Michel à Fribourg, louent leur piscine à des privés, sans contrôler l’usage qui en est fait. C’est par ce biais qu’une association de musulmans a pu en faire à sa guise dans cette ville: une partie des heures louées par l’association est réservée aux femmes. La séparation des sexes existe donc déjà; des musulmans voudraient l’étendre.
4 De la viande halal
Autre prescription religieuse, la viande d’un animal n’est halal (licite, permise) que si la bête est saignée encore consciente. Or la loi sur la protection des animaux oblige en Suisse les abattoirs à étourdir la bête avant de la mettre à mort, afin de lui éviter des souffrances inutiles. Autant dire que ces exigences sont contradictoires.
Sensible aux desiderata des musulmans de Suisse, la Confédération a lancé en 2001 une vaste consultation afin de modifier, éventuellement, ses dispositions légales, et d’autoriser l’abattage rituel.
Mais les résultats ont été très clairs: sur ce point, les Helvètes ne sont pas prêts à transiger. Les musulmans s’approvisionnent donc dans des boucheries spécialisées qui vendent de la viande halal importée. | SA
Faut-il que la loi protège l’islam?
Répression L’idée se répand que l’islamophobie serait le nouveau visage du racisme, et relèverait donc des tribunaux. Sur quelle pente nous entraîne cette manière de voir?
«Pas de liberté pour les ennemis de la liberté», disait naguère l’extrême gauche. «Pas de liberté pour les ennemis du Prophète», semblent dire aujourd’hui certains musulmans en colère. Chez nos voisins, le Conseil français du culte musulman (CFCM) a décidé de poursuivre en justice les journaux qui ont publié les caricatures de Mahomet. Et, en Suisse, Nadia Karmous partage un même souci. «Il serait bien qu’une loi interdise ce genre de choses, vient de déclarer la présidente de l’Association culturelle des femmes musulmanes de Suisse au Matin dimanche (édition du 12 février). Que l’on ne puisse toucher ni à Dieu ni au Prophète.»
On en conviendra volontiers, les caricatures danoises sont à la fois nulles et douteuses dans leurs intentions. Comme on admettra aussi qu’il n’est pas tous les jours facile d’être un musulman d’Occident depuis le 11 Septembre. Reste cependant la question posée par cette tentation d’aller porter les offenses faites aux croyants devant les tribunaux. Est-il raisonnable d’en appeler à la loi pour protéger la sacralité de l’islam, voire de toute autre religion?
D’un point de vue légal, ce serait possible en Suisse: l’article 261 du Code pénal prévoit l’amende ou l’emprisonnement pour «celui qui, publiquement et de façon vile, aura bafoué les convictions d’autrui en matière de croyance, en particulier de croyance en Dieu.» Mais les moeurs des sociétés laïques en décident autrement. Les querelles autour des outrages religieux se vident d’ordinaire sur la place publique, sans que les offensés s’en aillent saisir les tribunaux. C’est la règle des démocraties: la fameuse liberté d’expression n’implique pas seulement un droit, comme on l’a trop dit, mais aussi l’obligation faite à chacun de supporter des choses qui le heurtent.
En justice? C’est cette règle que certains activistes musulmans voudraient voir remise en cause. Dans ce but, ils ont popularisé un néologisme qui se retrouve désormais dans toutes les bouches: l’islamophobie.
En réalité, l’histoire de ce mot est déjà ancienne. Comme l’expliquent Caroline Fourest et Fiammetta Venner dans Tirs croisés (Calmann-Lévy, 2003), cette notion apparue à la fin des années 70 dans des milieux musulmans intégristes a gagné progressivement des cercles plus larges, en particulier au sein de la gauche antiraciste. S’en prendre à l’islam relèverait donc du racisme? C’est ce que soutient Tariq Ramadan. Une de ses cassettes diffusée par les Editions Tawhid s’intitule précisément: L’islamophobie, le nouveau visage du racisme.
Poursuivre le racisme en justice, quoi de plus légitime? Mais doit-on pour cela rendre l’islam intouchable? «Je ne pense pas qu’il faille faire de l’islamophobie un délit, estime le conseiller national Didier Burkhalter (rad./NE). Comme tous les esprits libéraux, je me méfie d’une idée susceptible de limiter une liberté d’expression qu’il s’agit au contraire de réaffirmer.» A gauche, on retrouve un souci analogue chez son collègue Roger Nordmann (soc./VD): «Il existe un droit de critiquer les religions sans limite. A fortiori lorsqu’elles sont fortement instrumentalisées par la politique, comme c’est le cas aujourd’hui. Je reste donc un grand partisan de la séparation de la religion et de l’Etat qui garantit à la fois la liberté religieuse et la liberté de ne pas croire.»
Logique victimaire Du côté de l’UDC, l’idée d’islamophobie inspire aussi la méfiance, mais pour d’autres raisons: «Lors d’un débat au Centre culturel islamique de Neuchâtel, j’ai été frappé de n’y trouver personne pour dénoncer clairement les attentats commis au nom de l’islam, déplore le conseiller national Yvan Perrin (UDC/VD). Si les musulmans veulent qu’on leur témoigne de la solidarité, il faut d’abord qu’ils condamnent les extrémistes de leur camp.» Dans notre paysage politique, ce sont surtout les Verts qui conçoivent l’islamophobie comme une variété du racisme.
«Dans nos cultures, nous comprenons mal les frustrations et la rage des musulmans, soutient la conseillère nationale Anne-Catherine Menétrey (Verts/VD). Je ne veux pas séparer les attaques contre l’islam de leur sens politique. Il y a là derrière des rapports d’oppresseur à opprimé. Et il me semble donc normal que ceux qui sont offensés puissent en appeler à un tribunal pour réclamer justice.»
A s’enfermer ainsi dans une logique victimaire, on s’expose cependant à ne pas servir ceux que l’on prétend défendre. Il ne serait pas sain qu’un régime d’exception soustraie l’islam à l’épreuve critique subie par les autres religions: l’intégration des musulmans vivant sur le sol européen passe au contraire par le droit de traiter leur religion comme n’importe quelle autre. | MA
Nadia Karmous La présidente de l’Association culturelle des femmes musulmanes de Suisse voudrait que la loi empêche de toucher au Prophète.
Tariq Ramadan L’intellectuel musulman a beaucoup fait pour identifier l’islamophobie à une nouvelle forme de racisme.
Que faut-il concéder aux musulmans de Suisse?
Rien

Chantal Tauxe

cheffe de la rubrique politique
La Suisse devrait s’islamiser et dire merci. C’est ce que demandent les musulmans de Suisse, en tout cas ceux qui prétendent parler en leur nom.
Face à l’ire déclenchée par les caricatures de Mahomet, les deux conseillers fédéraux Micheline Calmy-Rey et Moritz Leuenberger ont parlé de responsabilités, de respect et de tolérance, prêchant l’apaisement. Ils n’ont pas dit grand-chose aux Suisses que l’incessante contestation de notre Etat de droit par certains musulmans heurte.
Lors du débat d’Infrarouge il y a dix jours, Tariq Ramadan a dénié à Marc Bonnant le droit de parler au nom des Suisses (attachés à la liberté d’expression) sous prétexte que certains Suisses étant musulmans, l’emploi du «nous» serait discriminatoire à leur égard.
Il suffit.
La liberté d’expression n’est pas une coquetterie, un accident, un détail de notre histoire intellectuelle, elle est un de nos principes les plus fondamentaux. C’est en son nom que la Suisse accorde l’asile politique. Il est choquant de voir Tariq Ramadan, fils d’exilé égyptien, exiger la limitation d’une liberté qui a justifié l’accueil de son père, et qui l’a fait Suisse. Comment prétendre à la protection d’un Etat dont on récuse les valeurs?
En matière de religion, la Suisse dont se réclame M. Ramadan n’est pas n’importe quel petit espace, vide d’histoire et d’identité. Depuis la Réforme et jusqu’au milieu du XIXe siècle, on s’y est battu entre catholiques et protestants, avant d’apprendre à vivre ensemble, à se tolérer, à se respecter. Des communautés juives existent depuis le Moyen-Age, alors que la présence musulmane, avant la fin du XXe siècle, y est statistiquement anecdotique.
A l’échelle de l’histoire, la manifestation des musulmans sur la Place fédérale est donc une première dont les organisateurs ont sous-estimé la charge symbolique négative. Le parvis du Palais fédéral est un lieu de revendication et de combat politique (de toutes sortes). Mais depuis que l’Etat fédéral, qu’incarne le Palais, est parvenu à imposer la paix confessionnelle, la religion n’est justement plus un enjeu politique. Si les manifestants avaient eu cure de ce subtil acquis historique, ils seraient allés protester ailleurs.
Que faut-il alors concéder aux musulmans de Suisse, pour qu’ils se sentent respectés? Rien. Rien de plus ou de moins que ce que la Constitution fédérale accorde déjà aux autres religions. Nos lois garantissent la liberté de croire, ou de ne pas croire, de défendre un point de vue, fût-il très minoritaire, et condamnent si nécessaire les excès. Le fédéralisme offre aussi des niches de solutions sur mesure à qui veut bien négocier et accepter un compromis.
Nous sommes une démocratie assez généreuse en dignités pour accueillir qui le souhaite sans avoir à nous renier, ou nous amender. Nous n’obligeons personne à rester s’il pense que la charia assure une vie meilleure. |
le droit de nous changer
Il y a huit ans, à l’issue d’une enquête sur les communautés musulmanes de Suisse et convaincu que leur nombre était beaucoup plus élevé que les 100 000 ou 150 000 personnes invoquées à l’époque, j’avais défendu en conférence de rédaction l’idée de mettre le sujet en couverture de L’Hebdo. «Ton dossier est excellent, coco, m’avait gentiment répondu la rédactrice en chef d’alors, mais ça ne tient pas en couverture. D’ailleurs tu n’as pas de titre.» J’avais tenté de me défendre: «Si! On pourrait titrer, La Suisse, terre d’islam.» Il y avait eu un gros éclat de rire, et on était passés à autre chose.
La Suisse, terre d’islam.
J’ai l’impression qu’aujourd’hui, la formule déclenche moins de rires et qu’elle barre même les fronts d’une ride soucieuse. Car c’est bien la question qui nous est posée désormais: les musulmans, dont personne ne conteste le droit de vivre ici, doivent-ils se contenter d’être tolérés ou peuvent-ils revendiquer une place nouvelle?
Chez mes amis, mes interlocuteurs, j’entends beaucoup de craintes formulées. J’entends parler de nos valeurs menacées, j’entends invoquer la tradition chrétienne de l’Europe, et puis surtout, chez de nombreuses femmes, j’entends s’exprimer la crainte de perdre une liberté fragile et durement conquise. A chaque fois, l’islam est au coeur de la menace, comme si cette religion importée ne pouvait que s’imposer au détriment de ce que nous sommes. Comme si, avant qu’elle ne déboule sur l’Europe, nous vivions apaisés et unanimes quant à l’expression de nos fameuses valeurs. Comme si l’intégrisme, enfin, était une spécificité exclusivement musulmane.
Je trouve cette angoisse pesante. Paralysante. Il y a sans doute aujourd’hui entre 350 000 et 400 000 musulmans en Suisse, certains disent plus. En Europe ils sont des millions. Ce ne sont pas des ennemis. Leur présence pose des questions, parfois difficiles, notamment dans la définition d’un islam compatible avec la démocratie, mais notre responsabilité à tous est de ne pas sombrer dans une méfiance partagée.
J’ai pour ma part la conviction qu’une femme voilée, un barbu ou un intégriste ne sont pas forcément une menace pour notre société. Ils sont même susceptibles d’en être un élément dynamique à la condition que l’on puisse débattre à quel moment le voile, quand il est imposé, la barbe, quand elle appelle à la haine anti-occidentale, ou l’intégrisme, quand il prétend se substituer aux lois civiles, peuvent menacer nos valeurs ou notre démocratie.
Dans ce dialogue exigeant, j’attends des musulmans qu’ils soient prêts à changer, évoluer. Mais la condition c’est que moi aussi, je sois prêt à changer et à évoluer. Sinon, aucun mouvement n’est possible. L’islam nous changera, tant mieux. Et nous n’y perdrons rien. |

Alain Rebetez Journaliste politique