L’Italie des illusions perdues

C’est un slogan trumpiste détourné qui témoigne du profond désarroi qui saisit les Italiens au moment de voter: « make Italia antifascista again ». Il figurait sur des pancartes de manifestants l’autre jour à Rome, effarés du climat raciste qui a marqué la campagne. Encore quelques jours et l’on connaîtra le verdict, on saura si l’Italie replonge dans une crise d' »ingouvernabilité » dont elle détient assurément le record au sein des démocraties européennes.

Vu de l’extérieur, l’issue des élections du 4 mars déconcerte d’avance. Les sondages annoncent pêle-mêle un haut taux d’abstention, le retour de l’honni Silvio Berlusconi aux affaires, un triomphe du Mouvement 5 étoiles,  une amère défaite pour le parti démocrate (qui vient pourtant de diriger le pays à la tête d’une coalition improbable pendant 5 ans avec un bilan somme toute respectable), et aucun parti assez fort pour pouvoir rafler la majorité et gouverner sans s’entendre avec quelques autres.

Comment appréhender cette chronique d’une confusion annoncée? Une analyse in anteprima ( en avant-première). 

Premier point: dans l’histoire, l’Italie a souvent été à l’avant-garde des évolutions politiques majeures, pour le meilleur ou pour le pire. Elle a subi le fascisme comme la télécratie et le dévoiement people de la politique ou le populisme antieuropéen avant d’autres. En matière d' »ingouvernabilité », on se gardera de juger trop péremptoirement de possibles difficultés à constituer un gouvernement détenant la majorité dans les deux chambres au vu de ce qui vient de se passer en Allemagne.

Deuxième point: le retour de Berlusconi et de Forza Italia signale que l’effondrement idéologique n’est pas seulement l’apanage des partis de gauche, mais que la droite libérale et républicaine est elle aussi laminée par le populisme. Contraint de quitter le gouvernement sous les huées,  condamné et inéligible, Berlusconi a réussi à revenir sous les projecteurs faute de mieux. Si Forza Italia gagne, ce sera par défaut.

Troisième point: l’Italie est en dépression démographique. C’est un pays de vieux, qui n’offre aux jeunes générations que trois possibilités, le chômage, la précarité ou l’exil. Allez bâtir un nouveau miracle italien sur de tels fondements!

Quatrième point: les partenaires européens seraient bien inspirés de ne pas trop critiquer les affres de la vie politique italienne, car ils se sont totalement désolidarisés de la gestion de la crise migratoire dont elle a hérité en première ligne du fait de sa géographie. Membres fondateurs de la communauté européenne, les Italiens ont longtemps comptés parmi ses plus fervents soutiens. L’introduction de l’euro et ses effets sur leur pouvoir d’achat avait commencé à doucher leur enthousiasme. Le poids de la crise migratoire a achevé de les faire douter.

Cinquième point: face aux rodomontades populistes  du mouvement 5 étoiles, une petite femme énergique s’est dressée et fait campagne sur les valeurs européennes avec la détermination de ceux qui n’ont jamais renié leurs convictions. Il s’agit d’Emma Bonino sur la liste « più Europa » (plus d’Europe).  Des sondages ont placé cette septuagénaire dans le trio de tête des personnalités les plus crédibles. Infatigable militante des droits de l’homme et de la femme, membre des Radicaux, députée à la Chambre, au Sénat, au parlement européen, elle a aussi été ministre des affaires étrangères et commissaire européenne. Dans ces élections si incertaines, elle est une figure morale de référence.  L’Italie attend toujours un homme providentiel qui la guérisse en quelques coups de baguette magique de ses maux. Il serait temps que ce pays veuille bien considérer que les femmes, comme Emma Bonino ou Laura Boldrini (présidente sortante de la Chambre) pourraient être « providentielles ». Peut-être pas magiciennes, mais plus intègres et déterminées  que ceux qui, comme Silvio Berlusconi ou Matteo Renzi, ont fait du pouvoir une affaire trop personnelle.

Sixième point:  à moins d’un miracle et de magistrales erreurs des instituts de sondage, les résultats des élections italiennes seront le fruit du profond désenchantement qui étreint un pays que l’on voudrait voir comme celui de la  dolce vita éternelle, tant il a nourri l’imaginaire européen depuis plus de deux millénaires. Pour capter les racines de cette lente descente aux enfers, je recommande deux lectures de romanciers chroniqueurs des illusions perdues. D’abord l’énigmatique Elena Ferrante dont la saga « L’amie prodigieuse » retrace les espoirs et les difficultés d’après-guerre, l’effervescence près et post-soixantehuitarde, la tentation de la violence terroriste, l’emprise mafieuse persistante, la dilution consumériste, en suivant les vies contrastées de Lenù et Lila.  Ensuite, moins connu, le roman de Francesco Pecoraro « La vie en temps de paix », paru en traduction française l’an dernier*. Un premier chapitre époustouflant pour nous introduire au près de l’ingénieur Ivo Brandani, des pages extraordinaires de férocité sur ce que les politiques attendent des ingénieurs, une chronique de l’universelle prétention des intellectuels à la distanciation « je ne suis pas comme eux ». Au total, une plongée dans l’Italie de la fin de la guerre à nos jours, un éclairage un rien désespéré sur les racines de sa décadence actuelle, les occasions manquées et les illusions perdues.

 

  • Editions JC Lattès

Le citoyen, le grand perdant de No Billag

Merci à la Société suisse des auteurs (SSA) de m’avoir demandé d’écrire cet article *. Mon point? Le consommateur est un citoyen comme les autres, alors que l’initiative No Billag tente d’opposer leurs intérêts. Démonstration. 

Chaque voix compte. Chaque franc aussi. Tout citoyen réfléchit à l’effet de son vote sur son portemonnaie. Ceux qui ont lancé l’initiative populaire «No Billag: Oui à la suppression des redevances radio et télévision» prétendent agir au nom de notre pouvoir d’achat: ne payez que ce que vous consommez, foin de ce service public coûteux et ringardisé par la digitalisation. Sous son emballage mielleusement comptable, leur texte ne torpille pourtant pas que la taxe perçue jusqu’à fin 2018 par l’entreprise Billag, mais l’ensemble du service public audiovisuel.

 

Un démantèlement de la SSR? Vraiment? En cas de oui le 4 mars prochain seraient gravés dans la Constitution les principes suivants: aucune redevance de réception ne pourra plus être prélevée par la Confédération ou par un tiers; la Confédération ne pourra pas accorder de subvention à des chaînes de radio ou de télévision; elle pourra se payer la diffusion de communiqués officiels urgents; il n’y aurait qu’en temps de guerre qu’elle pourrait exploiter ses propres chaînes; elle mettra régulièrement aux enchères des concessions.

 

Le moment est opportun pour se demander à quoi sert ce service public, la SSR, et la RTS en particulier. Dans un paysage médiatique suisse chamboulé par la digitalisation et  la baisse spectaculaire des recettes publicitaires qui finançaient la presse écrite (elles ont fondu de moitié en dix ans passant de 2,4 milliards de francs à 1,2), le service public audiovisuel garantit qu’une information de qualité restera accessible à toutes les catégories de la population, dans toutes les régions, à un prix abordable. Ce n’est pas un point de détail dans une démocratie aussi exigeante que la nôtre qui convoque ses citoyens aux urnes au moins quatre fois par an.

 

Etablir les faits et faire circuler l’information dans tout le pays, organiser le débat public d’une manière indépendante et équilibrée afin que tous les votants puissent se forger une opinion, telle est la mission principale. La SSR y consacre le plus gros poste de son budget  (39% – 626 millions de francs). Mais, la SSR a aussi vocation à divertir, créer des liens, renforcer les identités, raconter nos territoires dans leur diversité. Que serait l’identité romande si la radio puis la télévision n’avait pas fait partager aux populations francophones des émissions et des émotions communes ? Que saurait-on des retombées des activités scientifiques de nos hautes écoles si elles n’étaient pas expliquées par des magazines en prime time ? (lire mon article sur  la RTS vecteur d’identité romande   https://chantaltauxe.ch/la-rts-un-vecteur-didentite-depuis-sa-naissance/ ) A l’heure de la globalisation, un pays, très sourcilleux sur son indépendance, peut-il vraiment continuer à en être un s’il délègue aux seules forces du marché et à des producteurs installés à l’extérieur de ses frontières la couverture de l’actualité, la narration quotidienne de ses spécificités ?

 

Trente chaînes étrangères diffusent déjà des fenêtres publicitaires ciblées sur les téléspectateurs suisses. Elles n’ont  financé pratiquement aucune émission centrée sur les réalités du pays qui leur offre la jolie manne de 328 millions de francs (en 2016). Nous voilà prévenus. Produire en Suisse coûte cher et la SSR ne peut pas délocaliser ses activités. Elle ne pourrait pas non plus fournir la gamme de ses prestations dans toutes les langues nationales sans l’apport de la redevance. Les recettes publicitaires ne couvrent que 44% des coûts de diffusion des séries ou des films, 22% des émissions d’actualité, et 13% seulement du sport.

Le consommateur pas gagnant

En cas de démantèlement, on peut craindre pour la diversité des programmes. La priorité des télés privées est de faire de l’argent pas de renseigner les citoyens. Ceux-ci disposent d’autres sources d’information pour se forger une opinion, objecte le comité d’initiative. Bien sûr, sauf qu’il est chimérique de croire que l’offre de presse écrite va s’étoffer. Au gré des restructurations, les pages et les effectifs ne font que diminuer.

 

Seule institution nationale linguistiquement décentralisée, la SSR a été créée en 1931 au terme d’une décennie d’expérimentations diverses, de loi de la jungle et de faillites. Au fil de son histoire, le média de service public s’est installé au cœur d’un écosystème irriguant la culture et maintes manifestations populaires, y compris sportives. Les partisans de No Billag ne proposent rien pour se substituer à ces féconds partenariats.

 

Pire, ils rechignent à évoquer les conséquences de leur diktat. Le marché règlera tout, arguent-ils, comme si la démocratie directe et le fédéralisme pouvaient être guidés par la main invisible. La démocratie directe et le fédéralisme n’existent pas seulement pour bousculer ou limiter le pouvoir exécutif ou législatif. Ils donnent des droits à des minorités de se faire respecter, de ne pas subir la loi de la majorité, d’élaborer une gestion de proximité en phase avec leurs besoins. Une SSR moribonde laissera le champ libre aux plus forts, aux plus puissants, aux plus bruyants. A ceux qui ont les moyens de payer pour diffuser leurs idées. Une telle perspective ne peut séduire que des populistes avides de manipuler l’opinion sans entrave.

 

Chaque voix compte. En juin 2015, l’acceptation de la nouvelle loi sur la radio et la télévision (instituant la redevance pour chaque ménage) s’est jouée à 3649 bulletins. Par une participation supérieure, les Romands peuvent faire la différence. Il faut qu’ils déposent un gros non dans les urnes. Les minorités latines, favorisées par la clé de répartition de la redevance, ont beaucoup plus à perdre dans cette votation : des moyens financiers que le marché ne leur fournira pas et un peu de leur âme et de leur identité.

L’exemple italien 

Chaque franc compte aussi. Payer à la demande sera-t-il moins cher? Rien n’est moins sûr. Visionner un film ou un match coûte aujourd’hui entre 3 et 7 francs en « pay per view ». Avec deux de ces programmes par semaine, le coût annuel dépasse les 500 francs sans accès «en cadeau bonus» au téléjournal, à d’autres émissions d’information ou de divertissement, ni aux radio, ni aux sites internet de la SSR. Actuellement fixée à 451 francs, la redevance a été abaissée par le Conseil fédéral à 365 francs dès le 1er janvier 2019, donnant un argument de poids aux opposants à No Billag: une offre audio-visuelle et digitale en 3 langues pour 1 franc par jour, qui serait en mesure de proposer mieux sur l’ensemble du territoire, et pas seulement autour de Zurich?

 

A qui profitera le démantèlement du service public? Au vu de ses récents investissements dans la presse écrite, certains redoutent que Christoph Blocher développe l’offre de programmes de sa Teleblocher.  D’autres évoquent un risque de berlusconisation du paysage audiovisuel helvétique. Laboratoire de la toute puissance des télévisions privées et d’un service public anémié, l’Italie permet de mesurer les effets à long terme d’un tel choix sur la vie démocratique. Le règne des télés privées est celui de la révérence obséquieuse aux besoins des annonceurs : les émissions de téléachat scandent la journée, les coupures publicitaires rallongent la durée des feuilletons et des films. Le traitement de l’information lors du téléjournal se fait sur le mode sensationnel et polémique. Les enjeux démocratiques ne sont jamais clairement exposés, la confusion semble entretenue à dessein pour accréditer l’idée d’une Italie ingouvernable. La couverture de l’actualité locale est négligée. On ne parle jamais de ce qui se passe dans les petites villes et les périphéries, de leur vie politique, économique, sociale ou culturelle sauf si elles sont le théâtre d’un fait divers sordide ou sanglant.

 

La qualité des médias est liée à la qualité de la vie démocratique. La médiocrité ou l’affaiblissement des uns ne peuvent que rejaillir sur l’autre. Consommateur et citoyen, nous voici prévenus. Chaque voix compte.

 

  • Article paru dans l’édition spéciale de janvier 2018 du bulletin d’information de la Société suisse des auteurs. SSA