Guerre suisse

L’Hebdo
– 28. juin 2007
Ausgaben-Nr. 26, Page: 48
Suisse
grâce et disgrâce
Guerre suisse
La Suisse s’est longtemps étripée pour des questions religieuses. Jusqu’ici, elle ne l’a jamais fait pour des raisons linguistiques. Ce miracle menace de ne pas durer. Une majorité du Conseil national entend obliger les cantons à enseigner prioritairement une autre langue nationale plutôt que l’anglais.
Il est révoltant que l’on en soit arrivé là: obliger les Suisses à s’aimer, à se respecter, à se parler. L’envie de communiquer dans la langue de la majorité alémanique, respectivement des minorités latines, devrait nous être à tous naturelle, consubstantielle. Un plaisir et une fierté. Hélas, c’est devenu une corvée. Même plus un mal nécessaire. Pauvre Suisse!
Le Conseil national se réveille trop tard, et le Conseil des Etats, dûment renseigné par la présidente de la Conférence des chefs de département de l’instruction publique, Isabelle Chassot, ne suivra pas. Ou alors, un référendum sera appelé à trancher cette sale guerre entre Suisses. Ce ne sera pas beau à voir. On se jettera l’héritage à la figure: marre de faire des efforts pour les Romands, marre de subir la suprématie des Alémaniques.
L’erreur dans la question linguistique a été de mettre toute la faute – et les obligations – sur l’école. Ce n’est pas d’hier que nous sortons de l’école sans savoir tenir une conversation avec un Confédéré. Mais qu’avons-nous fait, individuellement, pour y remédier? Rien.
Plutôt que de légiférer à la place des cantons, le Parlement serait mieux inspiré de mettre à disposition des fonds encourageant l’immersion linguistique, volontaire et facultative, à tout âge. Un programme de formation continue au plurilinguisme national. Si l’école ne donne pas le goût de parler aux autres Suisses, pourquoi ne pas accorder des séances de rattrapage pendant l’apprentissage, les études, la vie professionnelle?
L’ancien conseiller fédéral Jean-Pascal Delamuraz racontait qu’il obligeait chaque année ses enfants à découvrir une ville alémanique. Un exemple à imiter. |

L’armée au Grütli, c’était en 1940

Faudra-t-il envoyer l’armée au Grütli pour que l’on puisse y fêter le 1er Août en paix? Telle est la scandaleuse absurdité que trois présidents de parti ont fini par formuler la semaine dernière, devant le ping-pong indigne qui s’est installé entre les cantons concernés et la Confédération, résumé de toutes les petites impuissances helvétiques.

L’armée au Grütli, faut-il le rappeler, c’était en 1940, le 25 juillet, une manière magistrale et solennelle pour le général Guisan de mobiliser ses troupes et la population, de fortifier l’indépendance du pays, alors que la Suisse faisait tache sur la carte des conquêtes fulgurantes du IIIe Reich. L’armée était là pour se préparer à faire face aux nazis. Et on voudrait, 67 ans plus tard, l’envoyer dissuader des nazillons incultes de s’y pavaner! Faut-il que les Suisses connaissent mal leur histoire pour tolérer une pareille déchéance. Car, cela fait des années que les commémorations du Grütli sont perturbées par des nazillons. Et cela fait des années que le problème n’est pas empoigné sérieusement, que l’on s’en accommode comme d’un mal nécessaire, une sorte de concession à une drôle de conception de la liberté d’expression, comme si celle-ci sortait grandie par l’étalage de la bêtise de quelques ignares allumés.

La Confédération estime qu’elle n’a pas à intervenir pour assurer la sécurité de la prairie, le 1er Août. C’est l’affaire des communes, a encore répondu en mars dernier la chancelière Annemarie Huber-Hotz à l’interpellation d’un député du cru. Les cantons concernés ne veulent pas payer. Oui au tourisme patriotique, mais non aux obligations qui en découlent. Quelle belle leçon de responsabilité confédérale.

Depuis trop longtemps en Suisse, on minimise les dérives d’extrême droite. L’an dernier la sécurisation du périmètre, déserté par le président Moritz Leuenberger, a coûté deux millions de francs. L’argent aurait pu être plus intelligemment utilisé à élaborer une vraie stratégie d’éradication de ces groupuscules. Pour le 1er Août prochain, un filtrage préventif dans les ports qui donnent accès au Grütli devrait suffire et ne semble pas hors de portée des moyens policiers locaux. Ainsi les présidentes de la Confédération et du Conseil national, Micheline Calmy-Rey et Christine Egerszegi pourront fêter le 1er Août en paix, et donner de la prairie une nouvelle image, celle d’un mythe important enfin investi, symboliquement, par les femmes.

publié sur le site de L’Hebdo le 16 mai 2007

Traité de Rome: Pourquoi la Suisse n’a pas adhéré


Eclairage historique alors que l’UE fête les 60 ans du Traité de Rome:
Pourquoi la Suisse n’a pas adhéré *

Par Chantal Tauxe

DIPLOMATIE Dès leurs prémisses, les projets d’union européenne laissent la Suisse désemparée. La signature du Traité de Rome la montre obsédée par la défense de ses intérêts économiques et s’interdisant tout débat public d’envergure sur les enjeux politiques.

Le paradoxe continue d’interpeller quiconque se penche sur la genèse de l’Europe communautaire: qu’il s’agisse des lieux de réunion ou des références des pères fondateurs, la Suisse apparaît d’emblée au c?ur du projet européen. C’est à Genève, devant la Société des Nations, qu’Aristide Briand esquisse dans les années 1930 le projet d’union européenne. C’est à Zurich, en 1946, à l’Université, que Winston Churchill livre son célèbre discours sur les Etats-Unis d’Europe, souhaitant que d’ici « quelques années l’Europe, ou pour le moins la majeure partie du continent, vive aussi libre et heureuse que les Suisses le sont aujourd’hui ». Mais cette proximité suscite plus d’embarras que d’enthousiasme. Si Max Petitpierre, chef du Département politique, comme on appelle alors le Département fédéral des affaires étrangères, assiste au discours du vieux lion britannique, il a dû au préalable convaincre ses collègues de renoncer à l’exigence d’obtenir à l’avance le discours de Churchill. Une anecdote qui témoigne, selon l’historien Antoine Fleury, de « l’extrême prudence du gouvernement suisse à l’égard de tout ce qui touche à la position internationale du pays ».

S’abstenir et rester connecté

Cinquante ans après la signature du Traité de Rome, force est de constater que la Suisse n’a pas vraiment songé à se rallier à l’aventure de la communauté européenne. Si elle y a vu au mieux un espoir de pacification du continent et au pire un engrenage vers une alliance militaire, elle n’a jamais considéré ce processus comme une chance pour elle. Elle l’a souvent appréhendé comme une sorte d’embarras. Elle a redouté de dissoudre son indépendance dans un grand tout, dont elle ne percevait pas toutes les finalités.

On trouve maints exemples de cette distance inquiète dans les documents de l’époque. Dans un rapport qu’il rédige à la veille de la conférence de Messine, Alfred Zehnder, secrétaire général du Département politique, note: « La Suisse ne peut guère jouer un rôle déterminant dans la politique européenne, car l’intégration découlera de l’entente entre les grandes puissances du continent. Ni notre adhésion ni notre abstention n’en hâteront ni n’en retarderont l’évolution. »

Répondant en 1955 à une interpellation parlementaire sur la participation de la Suisse au Conseil de l’Europe (créé en 1949 et auquel la Suisse finira quand même par adhérer en 1963), Max Petitpierre explique: « Nous avions pu faire savoir officieusement que le Conseil fédéral préférerait qu’une invitation ne lui fût pas adressée, parce qu’il serait vraisemblablement obligé de la décliner. Ce v?u a été respecté et nous sommes reconnaissants aux hommes d’Etat qui ont compris notre situation. »

Pour comprendre ce manque d’enthousiasme, il faut se souvenir de ce qu’est la Suisse au sortir de la Seconde Guerre mondiale: un pays qui n’a pas subi de destruction, un pays économiquement et financièrement en état de marche, effrayé par ce qui s’est passé autour de lui, stupéfait, pour longtemps, d’avoir échappé à la barbarie.

En 1957, alors que les Six négocient leur union, la Suisse apparaît plus préoccupée par les conséquences de la crise hongroise. Une vague d’anticommunisme sévit, le peuple fait preuve de solidarité avec les réfugiés hongrois. Les informations qui commencent à filtrer sur l’usage de la torture en Algérie achèvent de déconsidérer aux yeux des Suisses l’aventure coloniale française. A la suite de l’autre crise de l’année 1956, les événements de Suez, le pays redoute des problèmes d’approvisionnement en pétrole – le canal de Suez est inutilisable. En novembre et décembre sont expérimentés quelques dimanches «sans voiture».

La formule magique gouvernementale, qui régira le Conseil fédéral jusqu’en 2003, n’est pas encore née. Depuis la démission du socialiste Max Weber en 1953, le collège gouvernemental compte trois radicaux, trois démocrates-chrétiens et un UDC. Les femmes n’ont pas le droit de vote, mais la question fait débat (elle ne sera réglée au plan national qu’en 1971).

Les discussions sur le réseau des routes nationales font rage, mais le premier tronçon d’autoroute, Lausanne-Genève, ne sera construit que pour l’Expo 64.

Les Suisses travaillent 48 heures par semaine, mais un accord entre six organisations patronales et syndicales, signé en mars 1957, prévoit une réduction à 46 heures avec un gel des augmentations de salaire jusqu’en 1959. Sur le plan économique, la Suisse est prospère. Elle se situe au 15e rang mondial des pays exportateurs et au 12e concernant les importations. Elle est membre de l’OECE, l’organisation européenne de coopération économique mise en place par le Plan Marshall en 1948 et qui deviendra en 1962 l’OCDE. Elle vient d’adhérer au GATT (Accord général sur commerce et les tarifs douaniers) en octobre 1956, dix ans après sa création. Un autre indice que, dans la nouvelle donne internationale de l’après-guerre, la Suisse attend de voir à quoi ressemblent les institutions proposées avant de prendre sa place

Il faut dire un mot du Département politique, dont la dénomination témoigne du peu de sensibilité helvétique pour les affaires internationales (il ne deviendra qu’en 1979 le Département fédéral des affaires étrangères DFAE). Son organisation est désuète. Son réseau diplomatique repose sur des ministres, un titre diplomatique bien moins en vue que celui d’ambassadeur. C’est justement en 1957 que le Conseil fédéral se résout à faire comme les autres nations. Il nomme, pour la première fois, un ambassadeur de Suisse en France.

Max Petitpierre s’offre une autre première. Il effectue en février un voyage de consultation en Suède. Ce déplacement inhabituel (les conseillers fédéraux ne voyageaient pas à l’étranger sauf pour participer à des réunions) fait grincer des dents en Suisse alémanique. Le rédacteur du Journal de Genève, qui s’en fait l’écho, se moque des critiques alémaniques qui peinent «à comprendre qu’entre 1848 et 1948 une sensible évolution s’est dessinée dans les relations internationales».

Absence de débat public

Pendant le premier trimestre de 1957, alors que les Six négocient les détails de leur alliance, la presse rend compte des tractations et de leurs enjeux. Dans la Neue Zürcher Zeitung (NZZ), le débat est vif. Le grand journal des milieux d’affaires défend les principes du libre-échange, menacés par le projet d’union douanière des Européens (lire l’article d’Yves Steiner en page 38-39).

Le Journal de Genève se demande: « A quand un grand débat sur l’organisation du Marché commun? Il serait grand temps que l’opinion publique soit informée », signe qu’elle ne l’était pas. La Gazette de Lausanne du 14 janvier souligne que «L’intégration européenne exigera de la Suisse de graves décisions». Le commentateur regrette que le thème de l’intégration européenne n’ait presque pas été évoqué lors de la dernière session des Chambres fédérales. En réponse à une interpellation, le conseiller fédéral démocrate-chrétien Thomas Holenstein, a fait l’historique des Six, puis a souligné les dangers d’une telle évolution. Il craint une politique de discrimination très nuisible aux intérêts de la Suisse. Le journaliste le déplore: la plupart des parlementaires et un grand nombre d’associations économiques n’ont jamais pris très au sérieux les efforts d’intégration européenne.

Il poursuit avec une citation que les éditorialistes d’aujourd’hui pourraient reprendre tel quel: « C’est bien parce que nous sommes conscients de la volonté d’unification de nos voisins que nous sommes prêts à taxer l’indifférence et le scepticisme de la Suisse d’anachroniques et de dangereux. Blotti dans l’oreiller douillet d’une haute conjoncture qui semble s’éterniser, promenant un air content et un tantinet méprisant du haut de la tour d’ivoire de sa démocratie parfaite sur une Europe paraissant moins bien agencée, et entièrement confiant dans les vertus de la neutralité et d’une souveraineté intégrales, le Suisse moyen se sent bien chez lui et croit ne pas avoir besoin des autres nations. Nous ne pourrons plus longtemps nous payer ce luxe. Il y aura des réveils difficiles. »

Pas de réflexion politique

En février 1957, la Suisse participe à la Conférence de l’OECE au Château de la Muette, près de Paris. Elle compte sur cette organisation pour que la création de l’Europe des Six ne réduise pas à néant les bons résultats obtenus depuis 1948 dans le recul des mesures protectionnistes. Sauf chez quelques rares commentateurs, ce qui frappe dans les articles ou les déclarations faites à l’époque, c’est l’hypertrophie des arguments économiques, comme si la réflexion politique n’avait pas lieu d’être.

Ce que redoutent par-dessus tout les Suisses, c’est l’émergence autour d’eux d’un bastion tarifaire. Il est vital pour ce petit pays exportateur et sans matières premières que les marchandises puissent circuler sans être trop lourdement taxées (lire le verbatim en page 37). Il se veut le défenseur du libre-échange intégral, calé sur les positions intransigeantes des Britanniques. Il se méfie des projets d’union européenne, forcément enclins, sous l’influence de la France, à la centralisation et à la planification, deux mots qui révulsent les milieux économiques.

La Suisse tient aussi à l’universalité de ses liens économiques, même si ses relations avec ses voisins sont déjà les plus importantes. « Cette génération qui avait vécu la guerre avait l’obsession de garder un accès le plus libre possible aux ressources », explique l’ambassadeur Luzius Wasescha, qui sera dès le 1er avril prochain le nouveau chef de la Mission permanente de la Suisse près l’OMC et l’AELE à Genève. Elle avait également peur de perdre son autonomie de négociation commerciale, qui aurait pu être entravée en cas de ralliement à un organe supranational. Un argument de la diplomatie économique resté très vivace jusqu’à nos jours. Enfin, naturellement, dans toutes ses prises de position, elle formule des réserves sur l’agriculture.

Neutralité mythifiée

Le seul raisonnement de portée politique avancé par le Conseil fédéral est celui de la neutralité, qui semble interdire toute forme d’intégration politique. On se figure mal, un demi-siècle plus tard, à quel point la neutralité était mythifiée. « Elle nous avait sauvé de l’horreur des combats. La situation était très différente par rapport au premier après-guerre, où la Suisse avait adhéré à la SDN (Société des Nations) », relève Gilles Petitpierre, ancien parlementaire genevois. Max Petitpierre, raconte aujourd’hui son fils, ne partageait pas cette croyance populaire, mais il mesurait que la population n’était pas mûre pour une remise en question. Il souhaitait sincèrement que l’union européenne réussisse. Les milieux économiques étaient beaucoup plus réticents: certains, tel le très influent professeur genevois William Rappard, pronostiquaient même un ratage.

Très prisée à l’intérieur du pays, la neutralité a été très contestée au sortir du conflit mondial. L’URSS, LA superpuissance européenne de l’époque ne décolère pas contre l’attitude suisse. Mais l’émergence de la guerre froide a très vite changé la donne. Entre les deux blocs qui se constituent, la neutralité suisse – et les bons offices – retrouve une utilité. Les Soviétiques la citent en exemple pour l’imposer en 1955 à l’Autriche, rappelle Antoine Fleury. Même les pères fondateurs de l’Europe lui trouvent de la vertu. Le ministre français des Affaires étrangères, Robert Schumann, le fait explicitement comprendre à Max Petitpierre dès 1949: « le maintien de petits Etats neutres servira à démontrer à l’URSS qu’il n’est pas question de constituer un groupe compact d’états sous l’égide des Etats-Unis. » Si la Suisse a raté le premier train européen, c’est aussi parce qu’elle n’a pas été invitée à y monter.

Ne souhaitant ni être dans la communauté européenne, ni en être marginalisée, la Suisse peaufine ainsi sa doctrine de neutralité universelle, mélange de bons offices et d’habile défense de ses intérêts commerciaux.

Manoeuvres financières

Dans les mois qui suivent la signature du Traité de Rome, la Suisse s’implique dans les pourparlers qui déboucheront sur la création de l’AELE (Alliance européenne de libre-échange) en 1960. Pour faire pression, elle n’hésite pas à utiliser sa place financière – en l’occurrence à refuser des emprunts de groupes européens. Une pratique inaugurée dès l’immédiat après-guerre pour s’ouvrir des marchés, rendue possible par son insolente puissance financière. C’est ce qu’a établi, entre autres, l’historien alémanique Roland Maurhofer (dans sa thèse sur La politique européenne de la Suisse du Plan Marshall à la création de l’AELE). Rétrospectivement, la man?uvre peut choquer. Il faut se souvenir que la Suisse est à l’époque une puissance financière unique en son genre: elle peut payer cash, sa monnaie est convertible, presque aussi prisée que le dollar. Elle est donc très sollicitée par le marché des emprunts internationaux. D’où sa tentation d’utiliser cette arme, lorsque la situation se tend. Mais sans que cela impressionne beaucoup si l’on en croit Raymond Aron: « L’interdiction du marché suisse aux Six a provoqué plus de sourires que d’inquiétudes. »

Max Petitpierre dira plus tard en référence à cette période délicate: « On s’est montré, tant à la Division du commerce qu’au Vorort (l’association faîtière patronale, ndlr), non seulement sceptique, mais inutilement agressif à l’égard du Marché commun. » De fait, l’analyse n’est pas la même au sein des deux départements concernés (Politique et Economie publique). Max Petitpierre souhaite sincèrement que le processus d’union européenne réussisse, alors que la division du commerce, très influencée par les milieux économiques, n’y voit que risques et contrariétés.

Les historiens jugent de manière controversée le rôle de Max Petitpierre. Un fait intime est peu évoqué. Le conseiller fédéral était le beau-frère de Denis de Rougemont, fondateur du Centre européen pour la culture. Son credo a-t-il donc été sans influence sur le conseiller fédéral? Le radical neuchâtelois veille à ne pas apparaître sous la coupe de son beau-frère. Il se garde de participer à l’inauguration du centre en 1950. En fait, l’analyse des deux hommes sur la question européenne ne divergeait pas vraiment: « Simplement, explique Gilles Petitpierre, ils n’avaient pas le même rôle, mon père était conseiller fédéral, il devait tenir compte de l’opinion de ses collègues et des sentiments de la population, alors que mon parrain était un intellectuel engagé qui n’avait pas de comptes à rendre. »

Une tentative oubliée

L’Europe des Six va son chemin, mais l’ambition de faire coexister la petite Europe (des Six) et celle qui passe à cette époque pour la grande (l’AELE) demeure. En 1962, à la suite de l’Angleterre, la Suisse se risque à envisager un traité d’association (un statut prévu par l’article 238 du Traité de Rome). Elle entreprend une démarche surprenante, largement oubliée par la mémoire collective: le 24 septembre 1962, le conseiller fédéral Friedrich Traugott Wahlen, père de l’autarcie alimentaire nationale pendant la Seconde Guerre mondiale, se rend à Bruxelles pour déposer une demande. Au Conseil des ministres de la communauté européenne, il déclare notamment: « En fait la vie économique de notre pays a toujours débordé les limites de nos frontières politiques. La proportion du commerce avec l’Europe est de quelque 80% pour les importations et de 60% pour les exportations ». La neutralité perpétuelle, « qui remonte au XVIe siècle », est mentionnée, mais pas comme un obstacle au rapprochement. Dans la Gazette de Lausanne du 29 septembre, Pierre Béguin note: «Le Conseil fédéral est plus disposé qu’on le croyait communément à souscrire à des engagements d’ordre institutionnel.»

L’essai ne se révélera pas concluant. En janvier 1963 le général de Gaulle met son veto au rapprochement avec la Grande-Bretagne. Les autres postulants voient leur demande ajournée. Les pro-européens d’aujourd’hui le constatent, la Suisse est restée prisonnière des arguments formulés il y a cinquante ans: neutralité, indépendance commerciale, multilatéralisme. Comme le dit un de nos plus éminents diplomates s’exprimant à titre citoyen: « Notre politique européenne est celle des occasions manquées. »

CT

Verbatim

La position suisse

« Si la Suisse a donné son appui à l’idée d’une zone de libre-échange, c’est principalement, sinon surtout, en raison du fait que la suppression des obstacles intérieurs aux échanges n’impliquerait pas l’institution d’une barrière commerciale nouvelle et plus élevée à l’égard de l’extérieur. La structure actuelle de l’économie suisse repose en effet sur la possibilité de compenser le manque de matières premières et les désavantages de la situation géographique en rachetant les matières de base là où les prix sont plus favorables et en percevant des droits de douane aussi bas que possible sur les matières premières. L’acceptation d’un haut tarif extérieur, tel que celui de la Communauté économique européenne, aurait limité la capacité de concurrence de l’économie suisse et réduit dans une forte mesure, sinon supprimé, les avantages propres à un grand marché libre de toutes entraves. »

Message du Conseil fédéral sur la participation de la Suisse à l’AELE du 5 février 1960. Cité par Henri Rieben in « Un sentier suisse Le chemin européen ». Fondation Jean Monnet pour l’Europe, 1992.

La peur de disparaître

« Si vraiment la Suisse repose sur une volonté commune d’un peuple qui veut être suisse, il n’y a pas de raison qu’elle se disloque en participant à une union européenne. Et si malgré tout elle devait se désintégrer, c’est que sa cohésion interne était factice. Mais nous nous refusons à admettre cette hypothèse. Nous sommes convaincus que la Suisse résistera également à l’épreuve d’une union européenne: elle y sera encore plus jalouse de son autonomie que ne l’est, par exemple, le canton de Vaud en Suisse! »

« Neutralité suisse et solidarité européenne ». De Henri Stranner. Editions Vie, Lausanne 1959. Cité par Henri Rieben, op cit.

Pour en savoir plus:

www.dodis.ch La base de données des « Documents diplomatiques suisses ». Le XXIe volume, qui couvre la période 1958 à 1961, va sortir de presse le 26 mars prochain. Le professeur Antoine Fleury, coordinateur de la publication des documents diplomatiques suisses depuis 1975, est l’auteur de nombreux articles auxquels nous nous sommes référés.

Claude Altermatt, La politique étrangère de la Suisse, Collection Le Savoir suisse, 2003.

Roland Maurhofer, Die schweizerische Europapolitik vom Marshallplan zur EFTA 1947 bis 1960, Haupt, 2001

Henri Rieben, Un sentier suisse Le chemin européen, Fondation Jean Monnet pour l’Europe, 1992.

MAX PETITPIERRE Pour faire valoir la position de la Suisse dans l’Europe en pleine construction, le conseiller fédéral voyage plus que ne le veut la coutume très restrictive du Conseil fédéral. Ici en 1959, à Kloten.

FRIEDRICH TRAUGOTT WAHLEN Elu en 1959, il succède en 1961 à Max Petitpierre à la tête du Département politique. En 1962, il dépose à Bruxelles une demande de traité d’association à la communauté européenne, totalement oubliée aujourd’hui.

WINSTON CHURCHILL Au lendemain de son discours sur la nécessité de constituer «les Etats-Unis d’Europe», l’ancien premier ministre britannique rencontre les conseillers fédéraux Max Petitpierre et Walther Stampfli.

FEMMES SUISSES En 1957, le débat sur le droit de vote des femmes sur le plan fédéral s’enflamme. Après un essai avorté en 1959, elles ne l’obtiendront qu’en 1971.

POLICE Le parc auto croît, les autoroutes ne sont encore que des projets, mais la police met déjà un zèle certain à contrôler la conformité des véhicules.

TRANS-EUROP-EXPRESS Les premiers TEE relient la Suisse aux grandes capitales européennes. Ici, via le Gothard.

COMPTOIR SUISSE La foire lausannoise est une vitrine du dynamisme économique de la Suisse. En 1957, elle accueille le roi saoudien Ibn Abd al-Aziz.

MODERNITÉ Alors que les Suisses se dotent de réfrigérateurs, en Appenzell, des ouvriers livrent encore à l’ancienne des blocs de glace à la laiterie.

 * © L’Hebdo; 15.03.2007; Ausgaben-Nr. 11; Seite 32
50 ans d’Europe

50 ans d’Europe : Pourquoi la Suisse n’a pas adhéré

L’Hebdo
– 15. mars 2007
Ausgaben-Nr. 11, Page: 32
50 ans d’Europe
Pourquoi la Suisse n’a pas adhéré
DIPLOMATIE Dès leurs prémisses, les projets d’union européenne laissent la Suisse désemparée. La signature du Traité de Rome la montre obsédée par la défense de ses intérêts économiques et s’interdisant tout débat public d’envergure sur les enjeux politiques.
Le paradoxe continue d’interpeller quiconque se penche sur la genèse de l’Europe communautaire: qu’il s’agisse des lieux de réunion ou des références des pères fondateurs, la Suisse apparaît d’emblée au c?ur du projet européen. C’est à Genève, devant la Société des Nations, qu’Aristide Briand esquisse dans les années 1930 le projet d’union européenne. C’est à Zurich, en 1946, à l’Université, que Winston Churchill livre son célèbre discours sur les Etats-Unis d’Europe, souhaitant que d’ici « quelques années l’Europe, ou pour le moins la majeure partie du continent, vive aussi libre et heureuse que les Suisses le sont aujourd’hui ». Mais cette proximité suscite plus d’embarras que d’enthousiasme. Si Max Petitpierre, chef du Département politique, comme on appelle alors le Département fédéral des affaires étrangères, assiste au discours du vieux lion britannique, il a dû au préalable convaincre ses collègues de renoncer à l’exigence d’obtenir à l’avance le discours de Churchill. Une anecdote qui témoigne, selon l’historien Antoine Fleury, de « l’extrême prudence du gouvernement suisse à l’égard de tout ce qui touche à la position internationale du pays ».
S’abstenir et rester connecté Cinquante ans après la signature du Traité de Rome, force est de constater que la Suisse n’a pas vraiment songé à se rallier à l’aventure de la communauté européenne. Si elle y a vu au mieux un espoir de pacification du continent et au pire un engrenage vers une alliance militaire, elle n’a jamais considéré ce processus comme une chance pour elle. Elle l’a souvent appréhendé comme une sorte d’embarras. Elle a redouté de dissoudre son indépendance dans un grand tout, dont elle ne percevait pas toutes les finalités.
On trouve maints exemples de cette distance inquiète dans les documents de l’époque. Dans un rapport qu’il rédige à la veille de la conférence de Messine, Alfred Zehnder, secrétaire général du Département politique, note: « La Suisse ne peut guère jouer un rôle déterminant dans la politique européenne, car l’intégration découlera de l’entente entre les grandes puissances du continent. Ni notre adhésion ni notre abstention n’en hâteront ni n’en retarderont l’évolution. »
Répondant en 1955 à une interpellation parlementaire sur la participation de la Suisse au Conseil de l’Europe (créé en 1949 et auquel la Suisse finira quand même par adhérer en 1963), Max Petitpierre explique: « Nous avions pu faire savoir officieusement que le Conseil fédéral préférerait qu’une invitation ne lui fût pas adressée, parce qu’il serait vraisemblablement obligé de la décliner. Ce v?u a été respecté et nous sommes reconnaissants aux hommes d’Etat qui ont compris notre situation. »
Pour comprendre ce manque d’enthousiasme, il faut se souvenir de ce qu’est la Suisse au sortir de la Seconde Guerre mondiale: un pays qui n’a pas subi de destruction, un pays économiquement et financièrement en état de marche, effrayé par ce qui s’est passé autour de lui, stupéfait, pour longtemps, d’avoir échappé à la barbarie.
En 1957, alors que les Six négocient leur union, la Suisse apparaît plus préoccupée par les conséquences de la crise hongroise. Une vague d’anticommunisme sévit, le peuple fait preuve de solidarité avec les réfugiés hongrois. Les informations qui commencent à filtrer sur l’usage de la torture en Algérie achèvent de déconsidérer aux yeux des Suisses l’aventure coloniale française. A la suite de l’autre crise de l’année 1956, les événements de Suez, le pays redoute des problèmes d’approvisionnement en pétrole – le canal de Suez est inutilisable. En novembre et décembre sont expérimentés quelques dimanches «sans voiture».
La formule magique gouvernementale, qui régira le Conseil fédéral jusqu’en 2003, n’est pas encore née. Depuis la démission du socialiste Max Weber en 1953, le collège gouvernemental compte trois radicaux, trois démocrates-chrétiens et un UDC. Les femmes n’ont pas le droit de vote, mais la question fait débat (elle ne sera réglée au plan national qu’en 1971).
Les discussions sur le réseau des routes nationales font rage, mais le premier tronçon d’autoroute, Lausanne-Genève, ne sera construit que pour l’Expo 64.
Les Suisses travaillent 48 heures par semaine, mais un accord entre six organisations patronales et syndicales, signé en mars 1957, prévoit une réduction à 46 heures avec un gel des augmentations de salaire jusqu’en 1959. Sur le plan économique, la Suisse est prospère. Elle se situe au 15e rang mondial des pays exportateurs et au 12e concernant les importations. Elle est membre de l’OECE, l’organisation européenne de coopération économique mise en place par le Plan Marshall en 1948 et qui deviendra en 1962 l’OCDE. Elle vient d’adhérer au GATT (Accord général sur commerce et les tarifs douaniers) en octobre 1956, dix ans après sa création. Un autre indice que, dans la nouvelle donne internationale de l’après-guerre, la Suisse attend de voir à quoi ressemblent les institutions proposées avant de prendre sa place
Il faut dire un mot du Département politique, dont la dénomination témoigne du peu de sensibilité helvétique pour les affaires internationales (il ne deviendra qu’en 1979 le Département fédéral des affaires étrangères DFAE). Son organisation est désuète. Son réseau diplomatique repose sur des ministres, un titre diplomatique bien moins en vue que celui d’ambassadeur. C’est justement en 1957 que le Conseil fédéral se résout à faire comme les autres nations. Il nomme, pour la première fois, un ambassadeur de Suisse en France.
Max Petitpierre s’offre une autre première. Il effectue en février un voyage de consultation en Suède. Ce déplacement inhabituel (les conseillers fédéraux ne voyageaient pas à l’étranger sauf pour participer à des réunions) fait grincer des dents en Suisse alémanique. Le rédacteur du Journal de Genève, qui s’en fait l’écho, se moque des critiques alémaniques qui peinent «à comprendre qu’entre 1848 et 1948 une sensible évolution s’est dessinée dans les relations internationales».
Absence de débat public Pendant le premier trimestre de 1957, alors que les Six négocient les détails de leur alliance, la presse rend compte des tractations et de leurs enjeux. Dans la Neue Zürcher Zeitung (NZZ), le débat est vif. Le grand journal des milieux d’affaires défend les principes du libre-échange, menacés par le projet d’union douanière des Européens (lire l’article d’Yves Steiner en page 38-39).
Le Journal de Genève se demande: « A quand un grand débat sur l’organisation du Marché commun? Il serait grand temps que l’opinion publique soit informée », signe qu’elle ne l’était pas. La Gazette de Lausanne du 14 janvier souligne que «L’intégration européenne exigera de la Suisse de graves décisions». Le commentateur regrette que le thème de l’intégration européenne n’ait presque pas été évoqué lors de la dernière session des Chambres fédérales. En réponse à une interpellation, le conseiller fédéral démocrate-chrétien Thomas Holenstein, a fait l’historique des Six, puis a souligné les dangers d’une telle évolution. Il craint une politique de discrimination très nuisible aux intérêts de la Suisse. Le journaliste le déplore: la plupart des parlementaires et un grand nombre d’associations économiques n’ont jamais pris très au sérieux les efforts d’intégration européenne.
Il poursuit avec une citation que les éditorialistes d’aujourd’hui pourraient reprendre tel quel: « C’est bien parce que nous sommes conscients de la volonté d’unification de nos voisins que nous sommes prêts à taxer l’indifférence et le scepticisme de la Suisse d’anachroniques et de dangereux. Blotti dans l’oreiller douillet d’une haute conjoncture qui semble s’éterniser, promenant un air content et un tantinet méprisant du haut de la tour d’ivoire de sa démocratie parfaite sur une Europe paraissant moins bien agencée, et entièrement confiant dans les vertus de la neutralité et d’une souveraineté intégrales, le Suisse moyen se sent bien chez lui et croit ne pas avoir besoin des autres nations. Nous ne pourrons plus longtemps nous payer ce luxe. Il y aura des réveils difficiles. »
Pas de réflexion politique En février 1957, la Suisse participe à la Conférence de l’OECE au Château de la Muette, près de Paris. Elle compte sur cette organisation pour que la création de l’Europe des Six ne réduise pas à néant les bons résultats obtenus depuis 1948 dans le recul des mesures protectionnistes. Sauf chez quelques rares commentateurs, ce qui frappe dans les articles ou les déclarations faites à l’époque, c’est l’hypertrophie des arguments économiques, comme si la réflexion politique n’avait pas lieu d’être.
Ce que redoutent par-dessus tout les Suisses, c’est l’émergence autour d’eux d’un bastion tarifaire. Il est vital pour ce petit pays exportateur et sans matières premières que les marchandises puissent circuler sans être trop lourdement taxées (lire le verbatim en page 37). Il se veut le défenseur du libre-échange intégral, calé sur les positions intransigeantes des Britanniques. Il se méfie des projets d’union européenne, forcément enclins, sous l’influence de la France, à la centralisation et à la planification, deux mots qui révulsent les milieux économiques.
La Suisse tient aussi à l’universalité de ses liens économiques, même si ses relations avec ses voisins sont déjà les plus importantes. « Cette génération qui avait vécu la guerre avait l’obsession de garder un accès le plus libre possible aux ressources », explique l’ambassadeur Luzius Wasescha, qui sera dès le 1er avril prochain le nouveau chef de la Mission permanente de la Suisse près l’OMC et l’AELE à Genève. Elle avait également peur de perdre son autonomie de négociation commerciale, qui aurait pu être entravée en cas de ralliement à un organe supranational. Un argument de la diplomatie économique resté très vivace jusqu’à nos jours. Enfin, naturellement, dans toutes ses prises de position, elle formule des réserves sur l’agriculture.
Neutralité mythifiée Le seul raisonnement de portée politique avancé par le Conseil fédéral est celui de la neutralité, qui semble interdire toute forme d’intégration politique. On se figure mal, un demi-siècle plus tard, à quel point la neutralité était mythifiée. « Elle nous avait sauvé de l’horreur des combats. La situation était très différente par rapport au premier après-guerre, où la Suisse avait adhéré à la SDN (Société des Nations) », relève Gilles Petitpierre, ancien parlementaire genevois. Max Petitpierre, raconte aujourd’hui son fils, ne partageait pas cette croyance populaire, mais il mesurait que la population n’était pas mûre pour une remise en question. Il souhaitait sincèrement que l’union européenne réussisse. Les milieux économiques étaient beaucoup plus réticents: certains, tel le très influent professeur genevois William Rappard, pronostiquaient même un ratage.
Très prisée à l’intérieur du pays, la neutralité a été très contestée au sortir du conflit mondial. L’URSS, LA superpuissance européenne de l’époque ne décolère pas contre l’attitude suisse. Mais l’émergence de la guerre froide a très vite changé la donne. Entre les deux blocs qui se constituent, la neutralité suisse – et les bons offices – retrouve une utilité. Les Soviétiques la citent en exemple pour l’imposer en 1955 à l’Autriche, rappelle Antoine Fleury. Même les pères fondateurs de l’Europe lui trouvent de la vertu. Le ministre français des Affaires étrangères, Robert Schumann, le fait explicitement comprendre à Max Petitpierre dès 1949: « le maintien de petits Etats neutres servira à démontrer à l’URSS qu’il n’est pas question de constituer un groupe compact d’états sous l’égide des Etats-Unis. » Si la Suisse a raté le premier train européen, c’est aussi parce qu’elle n’a pas été invitée à y monter.
Ne souhaitant ni être dans la communauté européenne, ni en être marginalisée, la Suisse peaufine ainsi sa doctrine de neutralité universelle, mélange de bons offices et d’habile défense de ses intérêts commerciaux.
Man?uvres financières Dans les mois qui suivent la signature du Traité de Rome, la Suisse s’implique dans les pourparlers qui déboucheront sur la création de l’AELE (Alliance européenne de libre-échange) en 1960. Pour faire pression, elle n’hésite pas à utiliser sa place financière – en l’occurrence à refuser des emprunts de groupes européens. Une pratique inaugurée dès l’immédiat après-guerre pour s’ouvrir des marchés, rendue possible par son insolente puissance financière. C’est ce qu’a établi, entre autres, l’historien alémanique Roland Maurhofer (dans sa thèse sur La politique européenne de la Suisse du Plan Marshall à la création de l’AELE). Rétrospectivement, la man?uvre peut choquer. Il faut se souvenir que la Suisse est à l’époque une puissance financière unique en son genre: elle peut payer cash, sa monnaie est convertible, presque aussi prisée que le dollar. Elle est donc très sollicitée par le marché des emprunts internationaux. D’où sa tentation d’utiliser cette arme, lorsque la situation se tend. Mais sans que cela impressionne beaucoup si l’on en croit Raymond Aron: « L’interdiction du marché suisse aux Six a provoqué plus de sourires que d’inquiétudes. »
Max Petitpierre dira plus tard en référence à cette période délicate: « On s’est montré, tant à la Division du commerce qu’au Vorort (l’association faîtière patronale, ndlr), non seulement sceptique, mais inutilement agressif à l’égard du Marché commun. » De fait, l’analyse n’est pas la même au sein des deux départements concernés (Politique et Economie publique). Max Petitpierre souhaite sincèrement que le processus d’union européenne réussisse, alors que la division du commerce, très influencée par les milieux économiques, n’y voit que risques et contrariétés.
Les historiens jugent de manière controversée le rôle de Max Petitpierre. Un fait intime est peu évoqué. Le conseiller fédéral était le beau-frère de Denis de Rougemont, fondateur du Centre européen pour la culture. Son credo a-t-il donc été sans influence sur le conseiller fédéral? Le radical neuchâtelois veille à ne pas apparaître sous la coupe de son beau-frère. Il se garde de participer à l’inauguration du centre en 1950. En fait, l’analyse des deux hommes sur la question européenne ne divergeait pas vraiment: « Simplement, explique Gilles Petitpierre, ils n’avaient pas le même rôle, mon père était conseiller fédéral, il devait tenir compte de l’opinion de ses collègues et des sentiments de la population, alors que mon parrain était un intellectuel engagé qui n’avait pas de comptes à rendre. »
Une tentative oubliée L’Europe des Six va son chemin, mais l’ambition de faire coexister la petite Europe (des Six) et celle qui passe à cette époque pour la grande (l’AELE) demeure. En 1962, à la suite de l’Angleterre, la Suisse se risque à envisager un traité d’association (un statut prévu par l’article 238 du Traité de Rome). Elle entreprend une démarche surprenante, largement oubliée par la mémoire collective: le 24 septembre 1962, le conseiller fédéral Friedrich Traugott Wahlen, père de l’autarcie alimentaire nationale pendant la Seconde Guerre mondiale, se rend à Bruxelles pour déposer une demande. Au Conseil des ministres de la communauté européenne, il déclare notamment: « En fait la vie économique de notre pays a toujours débordé les limites de nos frontières politiques. La proportion du commerce avec l’Europe est de quelque 80% pour les importations et de 60% pour les exportations ». La neutralité perpétuelle, « qui remonte au XVIe siècle », est mentionnée, mais pas comme un obstacle au rapprochement. Dans la Gazette de Lausanne du 29 septembre, Pierre Béguin note: «Le Conseil fédéral est plus disposé qu’on le croyait communément à souscrire à des engagements d’ordre institutionnel.»
L’essai ne se révélera pas concluant. En janvier 1963 le général de Gaulle met son veto au rapprochement avec la Grande-Bretagne. Les autres postulants voient leur demande ajournée. Les pro-européens d’aujourd’hui le constatent, la Suisse est restée prisonnière des arguments formulés il y a cinquante ans: neutralité, indépendance commerciale, multilatéralisme. Comme le dit un de nos plus éminents diplomates s’exprimant à titre citoyen: « Notre politique européenne est celle des occasions manquées. »
CT
Pour en savoir plus:
www.dodis.ch La base de données des « Documents diplomatiques suisses ». Le XXIe volume, qui couvre la période 1958 à 1961, va sortir de presse le 26 mars prochain. Le professeur Antoine Fleury, coordinateur de la publication des documents diplomatiques suisses depuis 1975, est l’auteur de nombreux articles auxquels nous nous sommes référés.
Claude Altermatt, La politique étrangère de la Suisse, Collection Le Savoir suisse, 2003.
Roland Maurhofer, Die schweizerische Europapolitik vom Marshallplan zur EFTA 1947 bis 1960, Haupt, 2001
Henri Rieben, Un sentier suisse Le chemin européen, Fondation Jean Monnet pour l’Europe, 1992.
Verbatim
La position suisse
« Si la Suisse a donné son appui à l’idée d’une zone de libre-échange, c’est principalement, sinon surtout, en raison du fait que la suppression des obstacles intérieurs aux échanges n’impliquerait pas l’institution d’une barrière commerciale nouvelle et plus élevée à l’égard de l’extérieur. La structure actuelle de l’économie suisse repose en effet sur la possibilité de compenser le manque de matières premières et les désavantages de la situation géographique en rachetant les matières de base là où les prix sont plus favorables et en percevant des droits de douane aussi bas que possible sur les matières premières. L’acceptation d’un haut tarif extérieur, tel que celui de la Communauté économique européenne, aurait limité la capacité de concurrence de l’économie suisse et réduit dans une forte mesure, sinon supprimé, les avantages propres à un grand marché libre de toutes entraves. »
Message du Conseil fédéral sur la participation de la Suisse à l’AELE du 5 février 1960. Cité par Henri Rieben in « Un sentier suisse Le chemin européen ». Fondation Jean Monnet pour l’Europe, 1992.
La peur de disparaître
« Si vraiment la Suisse repose sur une volonté commune d’un peuple qui veut être suisse, il n’y a pas de raison qu’elle se disloque en participant à une union européenne. Et si malgré tout elle devait se désintégrer, c’est que sa cohésion interne était factice. Mais nous nous refusons à admettre cette hypothèse. Nous sommes convaincus que la Suisse résistera également à l’épreuve d’une union européenne: elle y sera encore plus jalouse de son autonomie que ne l’est, par exemple, le canton de Vaud en Suisse! »
« Neutralité suisse et solidarité européenne ». De Henri Stranner. Editions Vie, Lausanne 1959. Cité par Henri Rieben, op cit.
MAX PETITPIERRE Pour faire valoir la position de la Suisse dans l’Europe en pleine construction, le conseiller fédéral voyage plus que ne le veut la coutume très restrictive du Conseil fédéral. Ici en 1959, à Kloten.
FRIEDRICH TRAUGOTT WAHLEN Elu en 1959, il succède en 1961 à Max Petitpierre à la tête du Département politique. En 1962, il dépose à Bruxelles une demande de traité d’association à la communauté européenne, totalement oubliée aujourd’hui.
WINSTON CHURCHILL Au lendemain de son discours sur la nécessité de constituer «les Etats-Unis d’Europe», l’ancien premier ministre britannique rencontre les conseillers fédéraux Max Petitpierre et Walther Stampfli.
FEMMES SUISSES En 1957, le débat sur le droit de vote des femmes sur le plan fédéral s’enflamme. Après un essai avorté en 1959, elles ne l’obtiendront qu’en 1971.
POLICE Le parc auto croît, les autoroutes ne sont encore que des projets, mais la police met déjà un zèle certain à contrôler la conformité des véhicules.
TRANS-EUROP-EXPRESS Les premiers TEE relient la Suisse aux grandes capitales européennes. Ici, via le Gothard.
COMPTOIR SUISSE La foire lausannoise est une vitrine du dynamisme économique de la Suisse. En 1957, elle accueille le roi saoudien Ibn Abd al-Aziz.
MODERNITÉ Alors que les Suisses se dotent de réfrigérateurs, en Appenzell, des ouvriers livrent encore à l’ancienne des blocs de glace à la laiterie.

Musulmans: Que faut-il leur concéder?

L’Hebdo
– 16. février 2006
Ausgaben-Nr. 7, Page: 16
Evénement
Musulmans
Que faut-il leur concéder?
Manifestation Enquête sur les organisateurs du premier grand rassemblement public de musulmans en Suisse. Et leurs exigences.
Islamophobie Doit-on l’assimiler à du racisme et la poursuivre devant les tribunaux? La réponse des parlementaires fédéraux.
Débat Jusqu’où peut-on entrer en matière sur les revendications des musulmans de Suisse? Deux journalistes de «L’Hebdo» s’affrontent.

Dossier préparé par Alain Rebetez, Michel Audétat, Sonia Arnal et Chantal Tauxe

Cette place a tout vu: les facéties des séparatistes jurassiens comme la colère des paysans suisses; les Tibétains juchés sur les toits ou les motards sur leurs engins; les altermondialistes, les syndicalistes, les antifascistes, les antisida, les femmes, le personnel Swissair… Mais il y a une chose que la place du Palais fédéral n’avait encore jamais abritée. A 15 h 15, samedi 11 février, les mille manifestants musulmans qui protestaient contre les caricatures de Mahomet ont interrompu leurs discours et slogans. C’était l’heure de la troisième prière de la journée. Se tournant vers l’aile est du Palais fédéral, plusieurs centaines d’entre eux se sont prosternés pour adresser leur prière à Allah. Pour la première fois dans ce pays, l’islam défilait publiquement sous sa propre bannière. Une image qui fera date.
Noyau organisateur «Quand je me suis agenouillé, je n’ai pas pu m’empêcher de glisser à mon voisin, d’un ton plus craintif que de fierté: « Tu verras, demain dans les journaux, on lira que le Palais fédéral s’est transformé en Mecque! »» confesse Larbi Guesmi, l’un des orateurs de la manifestation. Cet informaticien tunisien, membre du parti islamiste Nahda, opposant au régime et réfugié politique en Suisse depuis quatorze ans, est l’un des imams du centre de prière neuchâtelois Errahmah (la miséricorde), connu sous le nom d’Association culturelle des musulmans, à la rue du Tunnel. Il avait appris quelques jours auparavant l’organisation de cette manifestation et demandé à pouvoir s’y exprimer.
Mais le vrai noyau organisateur est à Bienne, autour de la mosquée d’Errahman (le miséricordieux), qui abrite l’Association des unions des musulmans, chemin du Seeland. Nicolas Blancho en est un fidèle assidu. A 22 ans, converti depuis six ans à l’islam, il est plus connu sous le nom d’Abd Allah. C’est lui qui s’est chargé des autorisations auprès de la police bernoise, à la demande de l’un des trois imams de sa mosquée (un Algérien, un Tunisien et un Lybien). «Nous voulions nous exprimer sur la place publique, devant les médias et la population suisse, explique Nicolas Blancho. Pour dire que cette manière de traiter les signes religieux n’est pas juste.»
Lors des premiers contacts avec la police, la manifestation était prévue sous la forme d’une marche entre l’Helvetiaplatz et l’ambassade du Danemark. «C’était avant les émeutes en Syrie et au Liban, précise le jeune converti. Mais quand nous avons vu ces violences, nous avons préféré un rassemblement sur la place du Palais fédéral, plus facile à contrôler et moins susceptible de tenter des provocateurs.» Pour lui, la manifestation est un plein succès: «Nous avons donné le signe qu’en Suisse, à Berne, les musulmans pouvaient donner leur avis dans le calme.» Larbi Guesmi abonde: «Nous avons constamment rappelé aux gens de maîtriser leur colère. Moi-même, je suis très fâché par ces caricatures, indigné, frustré, je veux combattre cet acte, mais je le fais uniquement par la parole et pacifiquement.»
Mesure de l’insulte Il faut pourtant se méfier de l’image unanimiste suggérée par les hommes en prière, sagement alignés. Dans les communautés musulmanes, plusieurs responsables se sont prononcés contre l’organisation d’une telle manifestation, à commencer par le président de la Coordination des organisations islamiques de Suisse(KIOS), le professeur de sociologie bernois Farhad Afshar: «Chacun est libre de manifester, mais je crains que ce ne soit une réaction excessive. Le conflit n’est pas entre les Suisses et les musulmans, ou les musulmans et le Danemark. Il est entre les gens qui veulent vivre en paix et ceux qui mettent en scène un conflit (affrontement). Je pense qu’une manifestation aurait été nécessaire et utile si elle avait associé les chrétiens, les juifs et les démocrates.»
Entre les organisateurs eux-mêmes, des distinctions sensibles apparaissent. Dans son appartement d’un quartier populaire des hauts de Neuchâtel, Larbi Guesmi met l’accent sur la nécessité du dialogue. Sa femme apporte le thé, voilée, elle assiste à l’entretien. Pour donner la mesure de l’insulte, Larbi Guesmi avance une image: «Moi, j’aime mon Prophète plus que ma femme – je le dis devant elle. Et elle l’aime plus que moi, ce dont je suis heureux.» Madame acquiesce. Pour éviter le retour de tels problèmes, il espère une loi qui «organise la liberté d’expression» et le «respect des dieux, des prophètes, des lieux saints». Que devrait dire cette loi? «Je ne suis ni historien, ni sociologue, ni légiste, je ne sais pas. C’est aux parlementaires de discuter. Mais j’ai une logique: il y a un problème, nous devons le résoudre.» Quand on évoque l’éditorial d’un journaliste jordanien – «Qu’est-ce qui insulte le plus l’islam, une caricature du Prophète ou des attentats perpétrés au nom du Coran?» – il répond sans détour: «Celui qui caricature le Prophète met l’islam et le musulman dans la position de la victime. Le terroriste en revanche, les met dans la position de l’agresseur. Je ne veux ni l’un ni l’autre, mais si je devais absolument choisir, j’accepterais par amertume une caricature de Mahomet plutôt que de voir des morts dans un métro.»
Nicolas Blancho habite un petit village de la région biennoise. A peine avez-vous pris place dans le salon, disposé à la marocaine, avec des canapés le long des murs, qu’il apporte lui aussi un plateau, avec du café cette fois-ci. Nicolas/Abd Allah a tous les attributs: la longue barbe, la calotte sur la tête, la djellaba serrée dans un pantalon pakistanais. Par goût, mais aussi pour ressembler au Prophète. Changer la loi? Il ne croit pas que ce soit nécessaire. Changer la Suisse? Il en est convaincu. «La réalité, c’est que la Suisse va changer! C’est inévitable avec la mondialisation.» Mais quel changement? «J’espère rester dans un dialogue, dans le calme – pas comme en France où ils prennent un mauvais chemin – et nous ouvrir peut-être jusqu’à reconnaître l’islam comme une religion d’Etat.»
Trop de questions C’est dit tranquillement, posément. Quand on lui pose la question du journaliste jordanien, Nicolas Blancho hésite: «Cette question est difficile… Le niveau de connaissance est trop bas pour juger de quelque chose à quoi je n’ai pas mêlé mes mains. C’est pourquoi j’ai de la peine à y mêler ma langue.
– Vous n’arrivez pas à condamner le terrorisme?
– Je ne vois pas la différence entre un président qui appuie sur un bouton pour déclencher une guerre ou des gens qui envoient un avion contre une tour.
– N’est-ce pas une indignation sélective? Quand vous êtes atteint dans vos valeurs, vous vous indignez; quand les autres sont atteints dans les leurs, vous relativisez…
– (Long silence.) L’attentat de Londres, je ne pourrais pas le soutenir. Mais le 11 Septembre, j’ai beaucoup trop de questions, ce n’est pas clair pour moi. Cela devait se passer. En tout cas, ça a une raison d’être et cela a donné un résultat…»
En sortant de chez Nicolas Blancho, on se dit que l’image de la manifestation était décidément trompeuse. L’uniformité des musulmans en prière devant le Palais fédéral ne laisse pas deviner leur diversité. Différences de langues, d’histoires ou de traditions. Différences de sensibilités sur les questions épineuses que mettent en jeu les droits de l’homme et de la femme. Différences, enfin, dans le contenu donné à leur désir d’intégration. Le piège serait d’en croire ses yeux et d’imaginer une communauté homogène, soudée, campée sur ses certitudes coraniques et destinée à demeurer comme un corps étranger dans nos sociétés: il serait préférable d’évoquer, comme nous y invite le spécialiste Patrick Haenni, «l’islam pluriel des musulmans de Suisse».
Dangereux symbole Pour voir cet islam tel qu’il est, il faut que les Suisses en finissent avec la tentation du déni de réalité. Oui, il s’agit d’une communauté en expansion rapide et durablement installée. Oui, l’islam est devenu la troisième religion nationale. Oui, c’est un événement sans précédent: l’arrivée et la reconnaissance d’une foi nouvelle sur le sol helvétique constituent un immense défi auquel la politique ordinaire de l’UDC ne nous prépare guère.
A Wangen, dans le canton de Soleure, un représentant local du parti n’a pas ménagé son énergie pour faire capoter un projet de mosquée dans une zone industrielle. Qu’est-ce qui froissait ce membre de l’UDC? Un modeste minaret de 6 mètres, pas plus, dépourvu de haut-parleurs, dans lequel il voyait pourtant un dangereux symbole de l’«Expansion islamique». On ne favorisera pas l’intégration des musulmans de Suisseen espérant les rendre invisibles. Une communauté religieuse de cette importance ne peut éternellement se satisfaire de lieux de culte indigents.
Mais on aurait également tort de sous-estimer les frictions que provoque l’arrivée de l’islam dans le domaine de la vie quotidienne. On sait les débats provoqués par le port du voile, la mixité dans les piscines, les sépultures séparées, les rapports entre hommes et femmes ou encore le contenu des manuels scolaires. La vie de chacun est concernée par ces conflits. Ils réclament une politique qui, pour l’instant, se construit à tâtons, capable de concilier l’esprit de tolérance avec une fermeté absolue sur les valeurs auxquelles nous tenons.
Négocier des arrangements En décembre 2004, L’Hebdo et le quotidien Blick avaient commandé le seul sondage réalisé à ce jour auprès des musulmans de Suisse. Les chiffres ont montré que deux tiers d’entre eux, loin de succomber aux sirènes de l’islamisme radical, affichaient au contraire une forte volonté d’intégration: ils étaient même 84% à se sentir bien acceptés dans le pays. Mais le sondage révélait aussi que 41% d’entre eux, soit une très forte proportion, ne se sentaient pas représentés par ceux qui prennent la parole en leur nom.
Sur les 400000 musulmans que compte la Suisse, la très grande majorité provient de Turquie, d’Albanie et d’ex-Yougoslavie, là où l’islam est habitué à négocier des arrangements entre le temporel et le spirituel. Comment se fait-il qu’on les entende si peu? Pourquoi trouve-t-on tant de musulmans originaires du monde arabophone parmi ceux qui occupent le devant de la scène?
S’il existe une majorité de musulmans qui n’est pas d’accord avec Tariq Ramadan pour jouer avec les limites de la laïcité, il serait bon qu’ils le disent. De même avec Nadia Karmous, présidente de l’Association culturelle des femmes musulmanes de Suisse, qui vient de donner libre cours à ses rêves en imaginant un proche avenir où les sexes seraient séparés dans les piscines, où les écoles seraient peuplées de jeunes filles et d’enseignantes voilées (Le Matin dimanche du 12 février)… Si les musulmans deSuisse ne partagent pas ce rêve, on aimerait qu’ils lui opposent leurs propres projets d’avenir. Maintenant que les musulmans ont commencé à s’exprimer sur la place publique, il serait regrettable que leur contribution se limite à la critique des caricatures danoises. |
AR et MA
PLACE FéDéRALE Près de mille musulmans se mettent à prier, le samedi 11 février.
L’avis des musulmans de suisse Sondage L’Hebdo du 9.12.04
L’avis des suisses Sondage SonntagsBlick du 12.2.06
Le vrai noyau organisateur est à Bienne, autour de la mosquée d’Errahman (l’homme miséricordieux) qui abrite l’Association des unions des musulmans.
berne Samedi 11 février, des musulmans manifestent contre les caricatures danoises sur la place fédérale: un événement inédit en Suisse.
nicolas blancho «Le 11 Septembre devait se passer. En tout cas, cela a donné des résultats.»
Larbi guesmi «Je veux combattre les caricatures, mais uniquement par la parole.»
Ce que les musulmans revendiquent
Prescriptions religieuses Sporadiquement, des pratiquants demandent que la législation helvétique soit modifiée pour être compatible avec les exigences de l’islam.
Tour d’horizon des principales requêtes.
1 le droit de porter le voile partout
En Suisse, une femme ou une jeune fille peuvent porter le voile. Chez elles bien sûr, mais aussi dans de nombreux espaces publics (la rue, les restaurants, les écoles pour ce qui est des élèves). Restent quelques rares exceptions, que certains musulmans voudraient voir disparaître: les fonctionnaires, par exemple, ne peuvent afficher de signes d’appartenance religieuse aussi ostentatoires dans l’exercice de leur fonction, puisqu’ils représentent l’Etat laïc.
On se souvient du cas le plus médiatisé, celui de cette enseignante genevoise déboutée par le Canton puis la Confédération, qui est allée jusqu’à Strasbourg pour obtenir le droit de garder son voile en classe. Elle a perdu, mais périodiquement la question revient, sous des formes diverses: pourquoi, même dans les entreprises privées, n’engage-t-on presque jamais de femmes voilées? A quand des infirmières ou des factrices voilées?, demandent bien des musulmanes, qui s’estiment discriminées.
2 des cimetières séparés
Il fut un temps où catholiques et protestants refusaient de gésir côte à côte pour l’éternité: se mélanger à ces hérétiques, vous n’y pensez pas! A chacun son pré carré. Depuis la Constitution de 1874, il a été décidé une fois pour toutes de remettre les cimetières aux mains des autorités civiles: les morts sont enterrés à la ligne, sans distinction de religion ou d’origine. La communauté musulmane souhaiterait revenir à la situation antérieure et disposer de carrés réservés. Les raisons invoquées sont d’ordre religieux: les cimetières communaux ne sont pas orientés vers La Mecque et les concessions sont à durée limitée. Ces deux particularités seraient contraires aux exigences de l’islam. La dernière raison est moins souvent évoquée, du moins explicitement, car peu compatible avec l’esprit de tolérance de bon aloi sous nos latitudes, mais avoir pour voisin dans l’éternité un mécréant serait également interdit aux musulmans.
Qui ne peuvent donc toujours pas, en Suisse, enterrer leurs morts selon leurs principes. Différentes autorités ont reçu des demandes officielles pour modifier la législation et autoriser de tels cimetières. Pour l’heure, les villes de Genève, Berne, Zurich et Bâle ont octroyé des carrés séparés, réservés aux personnes domiciliées sur leur commune. L’immense majorité des autres pratiquants fait rapatrier les corps.
3 En finir avec la mixité
«A la piscine, par exemple, la Suisse comprendra bien assez vite qu’il faut séparer les garçons et les filles. Je suis sûre que d’ici à dix ou quinze ans, ce sera le cas.»
Cette remarque pleine d’optimisme vient de Nadia Karmous, présidente de Femmes musulmanes de Suisse. Comme elle, certains musulmans estiment que la mixité dans certains lieux publics, comme les piscines, est contraire à la pudeur, et qu’il faudrait donc aménager des bassins ou des horaires différents selon les sexes.
Des établissements, comme le Collège Saint-Michel à Fribourg, louent leur piscine à des privés, sans contrôler l’usage qui en est fait. C’est par ce biais qu’une association de musulmans a pu en faire à sa guise dans cette ville: une partie des heures louées par l’association est réservée aux femmes. La séparation des sexes existe donc déjà; des musulmans voudraient l’étendre.
4 De la viande halal
Autre prescription religieuse, la viande d’un animal n’est halal (licite, permise) que si la bête est saignée encore consciente. Or la loi sur la protection des animaux oblige en Suisse les abattoirs à étourdir la bête avant de la mettre à mort, afin de lui éviter des souffrances inutiles. Autant dire que ces exigences sont contradictoires.
Sensible aux desiderata des musulmans de Suisse, la Confédération a lancé en 2001 une vaste consultation afin de modifier, éventuellement, ses dispositions légales, et d’autoriser l’abattage rituel.
Mais les résultats ont été très clairs: sur ce point, les Helvètes ne sont pas prêts à transiger. Les musulmans s’approvisionnent donc dans des boucheries spécialisées qui vendent de la viande halal importée. | SA
Faut-il que la loi protège l’islam?
Répression L’idée se répand que l’islamophobie serait le nouveau visage du racisme, et relèverait donc des tribunaux. Sur quelle pente nous entraîne cette manière de voir?
«Pas de liberté pour les ennemis de la liberté», disait naguère l’extrême gauche. «Pas de liberté pour les ennemis du Prophète», semblent dire aujourd’hui certains musulmans en colère. Chez nos voisins, le Conseil français du culte musulman (CFCM) a décidé de poursuivre en justice les journaux qui ont publié les caricatures de Mahomet. Et, en Suisse, Nadia Karmous partage un même souci. «Il serait bien qu’une loi interdise ce genre de choses, vient de déclarer la présidente de l’Association culturelle des femmes musulmanes de Suisse au Matin dimanche (édition du 12 février). Que l’on ne puisse toucher ni à Dieu ni au Prophète.»
On en conviendra volontiers, les caricatures danoises sont à la fois nulles et douteuses dans leurs intentions. Comme on admettra aussi qu’il n’est pas tous les jours facile d’être un musulman d’Occident depuis le 11 Septembre. Reste cependant la question posée par cette tentation d’aller porter les offenses faites aux croyants devant les tribunaux. Est-il raisonnable d’en appeler à la loi pour protéger la sacralité de l’islam, voire de toute autre religion?
D’un point de vue légal, ce serait possible en Suisse: l’article 261 du Code pénal prévoit l’amende ou l’emprisonnement pour «celui qui, publiquement et de façon vile, aura bafoué les convictions d’autrui en matière de croyance, en particulier de croyance en Dieu.» Mais les moeurs des sociétés laïques en décident autrement. Les querelles autour des outrages religieux se vident d’ordinaire sur la place publique, sans que les offensés s’en aillent saisir les tribunaux. C’est la règle des démocraties: la fameuse liberté d’expression n’implique pas seulement un droit, comme on l’a trop dit, mais aussi l’obligation faite à chacun de supporter des choses qui le heurtent.
En justice? C’est cette règle que certains activistes musulmans voudraient voir remise en cause. Dans ce but, ils ont popularisé un néologisme qui se retrouve désormais dans toutes les bouches: l’islamophobie.
En réalité, l’histoire de ce mot est déjà ancienne. Comme l’expliquent Caroline Fourest et Fiammetta Venner dans Tirs croisés (Calmann-Lévy, 2003), cette notion apparue à la fin des années 70 dans des milieux musulmans intégristes a gagné progressivement des cercles plus larges, en particulier au sein de la gauche antiraciste. S’en prendre à l’islam relèverait donc du racisme? C’est ce que soutient Tariq Ramadan. Une de ses cassettes diffusée par les Editions Tawhid s’intitule précisément: L’islamophobie, le nouveau visage du racisme.
Poursuivre le racisme en justice, quoi de plus légitime? Mais doit-on pour cela rendre l’islam intouchable? «Je ne pense pas qu’il faille faire de l’islamophobie un délit, estime le conseiller national Didier Burkhalter (rad./NE). Comme tous les esprits libéraux, je me méfie d’une idée susceptible de limiter une liberté d’expression qu’il s’agit au contraire de réaffirmer.» A gauche, on retrouve un souci analogue chez son collègue Roger Nordmann (soc./VD): «Il existe un droit de critiquer les religions sans limite. A fortiori lorsqu’elles sont fortement instrumentalisées par la politique, comme c’est le cas aujourd’hui. Je reste donc un grand partisan de la séparation de la religion et de l’Etat qui garantit à la fois la liberté religieuse et la liberté de ne pas croire.»
Logique victimaire Du côté de l’UDC, l’idée d’islamophobie inspire aussi la méfiance, mais pour d’autres raisons: «Lors d’un débat au Centre culturel islamique de Neuchâtel, j’ai été frappé de n’y trouver personne pour dénoncer clairement les attentats commis au nom de l’islam, déplore le conseiller national Yvan Perrin (UDC/VD). Si les musulmans veulent qu’on leur témoigne de la solidarité, il faut d’abord qu’ils condamnent les extrémistes de leur camp.» Dans notre paysage politique, ce sont surtout les Verts qui conçoivent l’islamophobie comme une variété du racisme.
«Dans nos cultures, nous comprenons mal les frustrations et la rage des musulmans, soutient la conseillère nationale Anne-Catherine Menétrey (Verts/VD). Je ne veux pas séparer les attaques contre l’islam de leur sens politique. Il y a là derrière des rapports d’oppresseur à opprimé. Et il me semble donc normal que ceux qui sont offensés puissent en appeler à un tribunal pour réclamer justice.»
A s’enfermer ainsi dans une logique victimaire, on s’expose cependant à ne pas servir ceux que l’on prétend défendre. Il ne serait pas sain qu’un régime d’exception soustraie l’islam à l’épreuve critique subie par les autres religions: l’intégration des musulmans vivant sur le sol européen passe au contraire par le droit de traiter leur religion comme n’importe quelle autre. | MA
Nadia Karmous La présidente de l’Association culturelle des femmes musulmanes de Suisse voudrait que la loi empêche de toucher au Prophète.
Tariq Ramadan L’intellectuel musulman a beaucoup fait pour identifier l’islamophobie à une nouvelle forme de racisme.
Que faut-il concéder aux musulmans de Suisse?
Rien

Chantal Tauxe

cheffe de la rubrique politique
La Suisse devrait s’islamiser et dire merci. C’est ce que demandent les musulmans de Suisse, en tout cas ceux qui prétendent parler en leur nom.
Face à l’ire déclenchée par les caricatures de Mahomet, les deux conseillers fédéraux Micheline Calmy-Rey et Moritz Leuenberger ont parlé de responsabilités, de respect et de tolérance, prêchant l’apaisement. Ils n’ont pas dit grand-chose aux Suisses que l’incessante contestation de notre Etat de droit par certains musulmans heurte.
Lors du débat d’Infrarouge il y a dix jours, Tariq Ramadan a dénié à Marc Bonnant le droit de parler au nom des Suisses (attachés à la liberté d’expression) sous prétexte que certains Suisses étant musulmans, l’emploi du «nous» serait discriminatoire à leur égard.
Il suffit.
La liberté d’expression n’est pas une coquetterie, un accident, un détail de notre histoire intellectuelle, elle est un de nos principes les plus fondamentaux. C’est en son nom que la Suisse accorde l’asile politique. Il est choquant de voir Tariq Ramadan, fils d’exilé égyptien, exiger la limitation d’une liberté qui a justifié l’accueil de son père, et qui l’a fait Suisse. Comment prétendre à la protection d’un Etat dont on récuse les valeurs?
En matière de religion, la Suisse dont se réclame M. Ramadan n’est pas n’importe quel petit espace, vide d’histoire et d’identité. Depuis la Réforme et jusqu’au milieu du XIXe siècle, on s’y est battu entre catholiques et protestants, avant d’apprendre à vivre ensemble, à se tolérer, à se respecter. Des communautés juives existent depuis le Moyen-Age, alors que la présence musulmane, avant la fin du XXe siècle, y est statistiquement anecdotique.
A l’échelle de l’histoire, la manifestation des musulmans sur la Place fédérale est donc une première dont les organisateurs ont sous-estimé la charge symbolique négative. Le parvis du Palais fédéral est un lieu de revendication et de combat politique (de toutes sortes). Mais depuis que l’Etat fédéral, qu’incarne le Palais, est parvenu à imposer la paix confessionnelle, la religion n’est justement plus un enjeu politique. Si les manifestants avaient eu cure de ce subtil acquis historique, ils seraient allés protester ailleurs.
Que faut-il alors concéder aux musulmans de Suisse, pour qu’ils se sentent respectés? Rien. Rien de plus ou de moins que ce que la Constitution fédérale accorde déjà aux autres religions. Nos lois garantissent la liberté de croire, ou de ne pas croire, de défendre un point de vue, fût-il très minoritaire, et condamnent si nécessaire les excès. Le fédéralisme offre aussi des niches de solutions sur mesure à qui veut bien négocier et accepter un compromis.
Nous sommes une démocratie assez généreuse en dignités pour accueillir qui le souhaite sans avoir à nous renier, ou nous amender. Nous n’obligeons personne à rester s’il pense que la charia assure une vie meilleure. |
le droit de nous changer
Il y a huit ans, à l’issue d’une enquête sur les communautés musulmanes de Suisse et convaincu que leur nombre était beaucoup plus élevé que les 100 000 ou 150 000 personnes invoquées à l’époque, j’avais défendu en conférence de rédaction l’idée de mettre le sujet en couverture de L’Hebdo. «Ton dossier est excellent, coco, m’avait gentiment répondu la rédactrice en chef d’alors, mais ça ne tient pas en couverture. D’ailleurs tu n’as pas de titre.» J’avais tenté de me défendre: «Si! On pourrait titrer, La Suisse, terre d’islam.» Il y avait eu un gros éclat de rire, et on était passés à autre chose.
La Suisse, terre d’islam.
J’ai l’impression qu’aujourd’hui, la formule déclenche moins de rires et qu’elle barre même les fronts d’une ride soucieuse. Car c’est bien la question qui nous est posée désormais: les musulmans, dont personne ne conteste le droit de vivre ici, doivent-ils se contenter d’être tolérés ou peuvent-ils revendiquer une place nouvelle?
Chez mes amis, mes interlocuteurs, j’entends beaucoup de craintes formulées. J’entends parler de nos valeurs menacées, j’entends invoquer la tradition chrétienne de l’Europe, et puis surtout, chez de nombreuses femmes, j’entends s’exprimer la crainte de perdre une liberté fragile et durement conquise. A chaque fois, l’islam est au coeur de la menace, comme si cette religion importée ne pouvait que s’imposer au détriment de ce que nous sommes. Comme si, avant qu’elle ne déboule sur l’Europe, nous vivions apaisés et unanimes quant à l’expression de nos fameuses valeurs. Comme si l’intégrisme, enfin, était une spécificité exclusivement musulmane.
Je trouve cette angoisse pesante. Paralysante. Il y a sans doute aujourd’hui entre 350 000 et 400 000 musulmans en Suisse, certains disent plus. En Europe ils sont des millions. Ce ne sont pas des ennemis. Leur présence pose des questions, parfois difficiles, notamment dans la définition d’un islam compatible avec la démocratie, mais notre responsabilité à tous est de ne pas sombrer dans une méfiance partagée.
J’ai pour ma part la conviction qu’une femme voilée, un barbu ou un intégriste ne sont pas forcément une menace pour notre société. Ils sont même susceptibles d’en être un élément dynamique à la condition que l’on puisse débattre à quel moment le voile, quand il est imposé, la barbe, quand elle appelle à la haine anti-occidentale, ou l’intégrisme, quand il prétend se substituer aux lois civiles, peuvent menacer nos valeurs ou notre démocratie.
Dans ce dialogue exigeant, j’attends des musulmans qu’ils soient prêts à changer, évoluer. Mais la condition c’est que moi aussi, je sois prêt à changer et à évoluer. Sinon, aucun mouvement n’est possible. L’islam nous changera, tant mieux. Et nous n’y perdrons rien. |

Alain Rebetez Journaliste politique

Benedict de Tscharner : «Notre suivisme européen est antidémocratique»

L’Hebdo
– 04. décembre 2003
Ausgaben-Nr. 49, Page: 46
Suisse
«Notre suivisme européen est antidémocratique»
Benedict de Tscharner C’est lui qui avait déposé au nom de la Suisse la demande d’adhésion à l’UE. L’ancien ambassadeur explique à Chantal Tauxe pourquoi il s’engage à nouveau.
Benedict de Tscharner C’est lui qui avait déposé au nom de la Suisse la demande d’adhésion à l’UE. L’ancien ambassadeur explique à Chantal Tauxe pourquoi il s’engage à nouveau.
Anciens conseillers fédéraux et diplomates en retraite s’imposent généralement un devoir de réserve: surtout ne rien dire qui puisse entraver l’action du Conseil fédéral. A l’aube de la nouvelle législature, huit d’entre eux ont toutefois rompu le silence et joint leur signature au Manifeste européen (lire L’Hebdo du 27 novembre). Ancien ambassadeur de Suisse à Paris, Benedict de Tscharner n’a pas donné son paraphe simplement parce que le 26 mai 1992 c’est lui qui, alors en poste à Bruxelles, fut chargé de remettre au nom du Conseil fédéral la demande d’ouverture de négociations sur l’adhésion de la Suisse à l’Union européenne. Ce descendant d’une vieille famille patricienne bernoise a tout sauf envie de passer pour un euroturbo fanatique. C’est au nom d’une certaine idée de la souveraineté nationale qu’il défend l’adhésion à l’UE. Surtout, l’ancien diplomate, qui a oeuvré sur la scène internationale, veut offrir à ses concitoyens une sorte d’«éducation civique ès internationalisation».
Pourquoi avez-vous signé ce manifeste?
Je n’ai pas du tout l’impression d’aller à l’encontre de la politique du Conseil fédéral. C’est bien le Conseil fédéral qui a fixé en 1992 l’objectif stratégique de l’adhésion, et c’est bien le Conseil fédéral qui a déclaré que la question de l’adhésion devrait être reprise au cours de la législature qui s’ouvre cette semaine. Avec d’autres personnalités, je m’adresse donc aux parlementaires pour leur rappeler que cet objectif ne doit pas disparaître sous la table.
Avez-vous hésité?
La version allemande du manifeste parle de reprise des négociations en 2004 déjà. Comme diplomate, je ne peux ignorer que le processus sera plus complexe et que l’ouverture de négociations avec l’UE en 2004 est irréaliste. Je suis d’avis que les bilatérales II doivent être menées à terme. Mais cette nuance ne remet pas en cause le but de cet appel: inviter le Parlement et les partis politiques à ne pas négliger le débat européen, qui concerne la nature même de la Suisse et son avenir.
Pourquoi la voie bilatérale vous paraît-elle condamnée à terme?
Il faut se rappeler comment cette idée est née. En février 1993, j’ai été chargé comme délégué suisse au Comité mixte Suisse-UE d’établir la liste de douze ou treize domaines qui se prêtaient à une reprise de la négociation après l’échec de l’EEE (Espace économique européen). Ce qui a conduit ultérieurement au choix des sept domaines traités dans le cadre des bilatérales I. Tous ces domaines nous permettaient de nous associer aux politiques de libéralisation et de parachèvement du marché unique. Aujourd’hui, l’UE est bien autre chose qu’un marché unique, elle mène des politiques communes en matières monétaire et économique. La recherche est un bon exemple, c’est un domaine où nous payons beaucoup pour participer aux programmes de recherche européens, mais nous ne pouvons pas décider de leur orientation. Finalement, le bilatéralisme n’est qu’une technique pour suivre les autres. Nous ne participons ni aux décisions ni à l’élaboration des conceptions ou des règles de base. C’est pourquoi, à mes yeux, ce suivisme, dans lequel nous sommes en train de nous enfermer, est antidémocratique.
Faut-il comprendre que des bilatérales III seraient impossibles?
Il doit encore y avoir des choses à négocier, par exemple dans le domaine des services. Mais, pour orienter les politiques qui intéresseraient la Suisse, notamment parce qu’elles déterminent la croissance (la politique monétaire, la politique économique ou la politique fiscale), il faut être autour de la table et faire valoir ses intérêts.
Si le bilatéralisme n’a guère d’avenir, quelles alternatives s’offrent à la Suisse?
Il y a, à mon avis, trois scénarios. Le premier est celui que je préfère, c’est celui de la coresponsabilité et de la participation qui doit conduire à l’adhésion. A l’opposé, on voit pointer dans certaines déclarations un scénario de «niche» ou d’offshore, c’est-à-dire une réduction de la dépendance au marché unique européen et une concentration sur les activités économiques qui n’ont pas besoin de l’intégration européenne. Mais des études ont déjà montré que si ce scénario est profitable pour certains acteurs de la place financière, il ne l’est pas pour l’ensemble de la Suisse et son économie de sept millions d’habitants. D’ailleurs l’offshore est toujours une réaction à l’onshore, donc très instable.
Et quel est votre troisième scénario?
C’est celui qui me fait de la peine. On y tient compte de l’internationalisation de l’économie, par des arrangements de libéralisation ponctuels, mais on en accepte les objectifs et les règles fixés par d’autres. C’est la voie de la satellisation, celle-là même que le Conseil fédéral a voulu éviter en déposant une demande d’adhésion. Je ne comprends pas ceux qui acceptent ce divorce entre la vie politique du pays et l’économie qui s’internationalise à grands pas.
Mais en quoi ce divorce est-il gênant?
Il y a là une erreur sur la nature même de nos Etats, où l’économie et le cadre politique forment un tout. Au XXIe siècle, l’Etat apparaît menacé par les forces transnationales, les sociétés et les médias transnationaux, les mouvements religieux ou idéologiques, certaines formes de migration et la criminalité organisée. Autant de forces qui mettent en cause la souveraineté de l’Etat. Historiquement, l’UE m’apparaît comme une tentative de garder à l’Etat un rôle en réunissant partiellement les souverainetés des pays membres. L’Etat doit offrir à la politique économique un cadre où se développent la politique sociale, la politique de l’environnement, la protection des droits, etc. Je redoute d’ailleurs que la disparition de l’Etat marque la disparition d’une protection efficace des droits individuels. L’UE constitue donc une tentative de répondre à ces menaces, par une alliance confédérale qui sauve la cohérence des activités étatiques. Il ne peut y avoir un Parlement pour les affaires économiques et un autre pour les affaires sociales…
Les adversaires de l’adhésion la récusent au nom de la démocratie directe…
Il est vrai qu’une fois que l’on a délégué une compétence, il est difficile de revenir en arrière. En Suisse, beaucoup partagent cette vision d’une démocratie où l’on peut faire un pas en avant, un pas en arrière. Je respecte cela, mais je suis obligé de constater que tous les retours en arrière ne sont pas possibles: on ne va jamais abolir l’AVS ou défaire l’Etat fédéral de 1848. Certaines choses sont irréversibles. La démocratie est précieuse, mais la réalité ne permet pas de rester maître de tout. On ne peut pas voter sur le cours de l’euro ou celui du dollar, et pourtant ils influencent considérablement notre prospérité. Peut-être parce qu’elle est neutre, la Suisse a pris du retard dans sa perception de la vraie nature de l’internationalisation, et de ce que cela implique dans la défense de ses intérêts. En tant qu’ancien diplomate qui a travaillé pendant des décennies sur la scène internationale, je me propose donc de contribuer à une sorte d’éducation civique ès internationalisation. |
Benedict de Tscharner «Pour orienter les politiques qui intéresseraient la Suisse, notamment en matière de croissance, il faut être autour de la table.»
«Il ne peut y avoir un Parlement pour les affaires économiques et un autre pour les affaires sociales…»

Le G8 booste la diplomatie suisse

Le Conseil fédéral a essayé de tirer le parti maximal de la présence du G8. Entre nécessité et mondanités.

«Des mois d’économisés», souffle un diplomate. En jouant les hôteliers mondains et souriants au Beau-Rivage Palace le week-end dernier, le Conseil fédéral a donné un prodigieux coup d’accélérateur à sa diplomatie. Non que Micheline Calmy-Rey ou Pascal Couchepin soient en mesure de nous annoncer une quelconque percée décisive. Les retombées sont plus subtiles, presque insaisissables, sauf si l’on veut bien considérer que le monde diplomatique est une machinerie lente et complexe, les dossiers y cheminent par la laborieuse voie hiérarchique… à cette aune-là, un contact direct entre deux présidents ou deux ministres économise des semaines de travail aux intermédiaires. En quelques heures au bord du Léman, les six conseillers fédéraux présents ont multiplié les contacts, ils ont vu deux fois plus de ministres et de chefs d’Etat qu’en une année normale. Des coups d’accélérateur d’autant plus nécessaires que, sur l’échiquier diplomatique mondial, la Suisse ne loge pas aux premières places. Elle n’est qu’un petit pays sans poids politique, non-membre de l’Union européenne, grande pourvoyeuse de rendez-vous entre ministres.

Des exemples? Hun Jintao, le nouveau président chinois, est l’homme que tous les chefs d’Etat de la planète désirent rencontrer. Pascal Couchepin a pu l’approcher et du coup, la perspective de décrocher une visite présidentielle à Pékin dans le mois à venir n’est plus une utopie. Même temps gagné avec le premier ministre indien Atal Behari Vajpayee, salué par Pascal Couchepin: il pourrait venir en Suisse cet été. Sans le G8, le rendez-vous, souhaité de longue date, aurait moins de chances d’aboutir. Dans un autre registre, Joseph Deiss, nouveau ministre de l’Economie, s’est entretenu avec les responsables de l’OMC. Quoi de mieux qu’un tête-à-tête pour exposer nos positions sur deux dossiers controversés, l’agriculture et les médicaments. Moritz Leuenberger s’est employé pour sa part à vendre son «Sommet de l’information». Micheline Calmy-Rey a donné à son homologue sud-africain une invitation pour que Nelson Mandela participe à la Conférence de la Croix-Rouge.

Autant d’opportunités qu’offrent Davos et l’agenda diplomatique courant, souligneront les esprits chagrins. Voire. Outre la démultiplication des poignées de main, le G8 a permis à nos ministres d’assister à de belles «leçons de choses» en direct. Pascal Couchepin a pris part aux débats des grands de ce monde, nos conseillers fédéraux ont devisé à table avec Luis Inacio Lula da Silva, le président brésilien, porteur de tant d’espoirs de renouveau. Des expériences exceptionnelles, humainement enrichissantes.

Suisse avide En marge du Sommet d’Evian, le Conseil fédéral, hôte aimable et flatté, a donc semé aux quatre vents. L’abondance de la récolte n’est pas le plus important. La Suisse ne disposant pas toujours des plates-formes adéquates pour faire valoir ses positions, elle est, face aux puissants, condamnée à saisir toutes les occasions pour ne pas sombrer dans l’insignifiance. Même Micheline Calmy-Rey, qui a pu montrer quelque réserve sur l’utilité concrète de ces brèves rencontres (lire L’Hebdo du 28 mai), en convient.

La Suisse est avide de se raccrocher aux réseaux. Mais se donne-t-elle tous les moyens de les faire fructifier au mieux? Qu’adviendra-t-il du précieux carnet d’adresses que Pascal Couchepin vient de se constituer lorsqu’il ne sera plus que ministre de l’Intérieur? Le système de présidence tournante nous prive de certains retours sur investissement. Lorsqu’un problème bilatéral se pose avec un pays tiers, c’est trop souvent le Chef de département concerné qui le traite, même si un ex-président avait établi en son temps un rapport de complicité avec le chef de gouvernement en cause. Cette déperdition d’énergie est dommageable. Pascal Couchepin anticipe sur les regrets. Au Cercle de la presse, la semaine dernière à Lausanne, il a caressé l’idée d’une présidence de quatre ans assumée par le chef du Département politique, l’ancien nom du Département des Affaires étrangères. |

* article paru dans L’Hebdo du 5 juin 2003

Europe: le clivage émotionnel se réinstalle

Le Matin
– 14. février 2001
SUISSE
ÉDITO
Europe: le clivage émotionnel se réinstalle
Malgré les belles promesses post-EEE, la campagne sur l’initiative «Oui à l’Europe!» polarise les opinions. Dommage, adversaires et partisans de l’adhésion avaient tant de choses passionnantes à se dire. Par exemple sur l’avenir du secret bancaire
Atrois semaines de la votation sur l’initiative «Oui à l’Europe!», les Romands hésitent entre l’envie irrésistible d’y croire et la peur de se ramasser une nouvelle claque… Le 6 décembre 1992 est resté dans toutes les mémoires et il fut si traumatisant. Malgré tout ce que l’on s’était confédéralement promis dans les années post-EEE, malgré la position médiane du Conseil fédéral, la campagne peine à entrer dans les nuances et polarise les opinions. D’un côté, de doux dingues rêveraient inconditionnellement d’Europe; de l’autre, des réalistes seraient les seuls vrais défenseurs des intérêts suisses.
Les Romands comme Pascal Couchepin qui ne se rallient pas au bleu panache sont considérés comme de vilains traîtres. Le jugement est sommaire: observons que Joseph Deiss et le conseiller fédéral valaisan se sont réparti les rôles du gentil et du méchant, histoire de pouvoir jouer sur les deux tableaux en fonction du résultat. Ce n’est peut-être pas glorieux – on aurait préféré que le radical mette son énergie au service de la noble cause – mais cela permettra dans tous les cas au gouvernement de faire bonne figure au lendemain du 4 mars.
Si l’on accorde aux eurosceptiques et autres euroescargots le bénéfice de la sincérité, alors il faut faire de même avec les proeuropéens et cesser de croire, comme un condescendant journaliste de la NZZ, qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent. Les partisans de «Oui à l’Europe!» n’ignorent pas les conséquences et les coûts d’une adhésion à l’Union européenne. Ils les jugent simplement négociables et supportables, surtout si la Suisse prend la peine d’adapter sa législation à la nouvelle donne. Un exemple, l’ajustement de notre TVA au taux de 15% en vigueur dans l’UE est une bombe à retardement. Mais nous aurons tout loisir d’en atténuer les effets en adaptant notre système fiscal. Regardez la France, pays fondateur de l’UE, le débat sur les impôts n’y a pas cessé.
Le clivage émotionnel qui s’est réinstallé nuit au débat voulu par les initiants. Il masque, par exemple, un des gros enjeux de cette campagne, l’avenir du secret bancaire. Face aux tractations annoncées avec l’UE, le secret bancaire ne sera pas défendu de la même manière selon que nous aurons dit massivement ou petitement «Oui à l’Europe!». Un gros contingent de oui affaiblirait la position de nos diplomates face aux Européens. Soucieux d’adhérer à terme, les Suisses seraient malvenus d’exiger un traitement très différent de celui réservé aux pays membres. Au contraire, un non clair des Suisses le 4 mars serait utilisé pour obtenir d’importantes dérogations au projet européen d’harmonisation fiscale. La place financière suisse obtiendrait une sorte de long sursis.
Compte tenu du poids de la place financière suisse, tant économiquement que symboliquement, cet argument aurait dû être plus largement discuté. Occulté, il prouve toutefois la justesse de la démarche des initiants: se donner les moyens de savoir secteur par secteur ce que nous coûtera tant matériellement qu’immatériellement une adhésion. Et c’est justement la raison pour laquelle, contrairement à ce qu’essaie de faire croire le Conseil fédéral, les négociations d’adhésion ne se régleront pas en quelques mois mais s’annoncent complexes et passionnantes. Il faudra prendre la mesure des ajustements nécessaires et réfléchir à la façon de nous y adapter. En disant oui le 4 mars, nous nous offrirons la possibilité de débattre, par exemple, d’une chose aussi abstraite que fondamentale comme la souveraineté: notre indépendance est-elle mieux défendue dans ou hors l’Union européenne? A quoi nous servent nos droits populaires: à cultiver l’illusion que nous avons le pouvoir ou à nous permettre d’influencer le processus de décision?
Ce sera beaucoup plus grisant que de s’invectiver.
Chantal Tauxe cheffe de la rubrique suisse

Comment Christoph B. ancra la Suisse à l’Europe

24 Heures
– 31. juillet 1999
SUISSE
1ER AOÜT-FICTION
Comment Christoph B. ancra la Suisse à l’Europe
CHANTAL TAUXE
Editorialiste
Mais d’où avait surgi cette idée? Le 15 décembre 1999, jour de réélection du Conseil fédéral, tout avait bien commencé. Le doyen du collège, Adolf Ogi, obtint un score excellent. «La prime aux non-JO Sion 2006», lâcha un commentateur. Les choses se gâtèrent à l’énoncé du résultat de Ruth Dreifuss: 124 voix! Une de moins et la première présidente de la Confédération n’aurait pas été réélue. La droite, qui s’était renforcée aux élections fédérales d’octobre, avait décidé de lui faire payer la récente hausse de 5% des primes d’assurance maladie.
C’est alors que la folle rumeur enfla dans les pas perdus, lancée par Peter Bodenmann de retour au Palais après son triomphal rapt d’un siège PDC au Conseil des Etats: la socialiste avait décidé de démissionner séance tenante. L’échec de l’assurance maternité en juin avait déjà été dur à digérer, mais le camouflet du Parlement était de trop. Hanspeter Seiler, le démocrate du centre bernois qui venait de reprendre les rênes du Parlement, demanda une suspension de séance, et convoqua la ministre. Heurtée par la manoeuvre, Ruth Dreifuss, qui avait décidé dans un premier temps de faire face à cette humiliation avec sa sérénité coutumière, craqua et confirma: oui, elle démissionnait, oui, avec effet immédiat.
L’épisode était inédit dans les annales: fallait-il procéder tout de suite à l’élection d’un nouveau conseiller fédéral ou attendre la session de mars? Hanspeter Seiler trancha: on allait expédier l’affaire l’après-midi même. Le groupe socialiste désigna la conseillère d’Etat neuchâteloise Monika Dusong. «Elisons Blocher, qu’on en finisse», lança alors on ne sait plus qui.
La boutade fut prise au sérieux. A 15 h, Ueli Maurer monta à la tribune pour annoncer la candidature de son mentor. A 16 h, après le refus de maintes motions d’ordre émanant de la gauche, Christoph Blocher était élu au troisième tour avec 125 voix. Le Zurichois était perplexe: peut-on refuser de représenter le peuple au plus haut niveau quand on vient de réaliser la meilleure élection au Conseil national de tout le pays? Il promit de servir la patrie.
Dans les jours qui suivirent, le pays en état de choc s’interrogea: comment une chose aussi inattendue avait pu se passer en moins de douze heures, alors que la réélection du Conseil fédéral avait toujours été un rituel bon enfant?
Joseph Deiss était particulièrement dépité. Le référendum contre les accords bilatéraux était sur le point d’aboutir, et le loup siégeait désormais dans la bergerie. Il eut alors un trait de génie, c’est du moins ainsi que l’historiographie officielle présente les choses. D’entente avec les cinq autres ministres, il demanda un changement de Département. Dernier arrivé, Christoph Blocher se retrouva au printemps 2000 à la tête du Département des affaires étrangères, chargé de manager le vote sur les accords bilatéraux. Le verbe soudain fade, il fit comme Ruth Metzler à son arrivée au gouvernement: il lut les textes que ses services avaient préparés. Les accords bilatéraux passèrent la rampe du référendum avec 60% de oui. Oskar Freysinger, le Valaisan chef de file des blochériens romands, hurla à la trahison.
Quelques mois plus tard, pour tenter le diable, le Parlement décida à une courte majorité (PDC-PS, libéraux et quelques radicaux) de soutenir l’initiative demandant l’ouverture immédiate de négociations d’adhésion avec l’Union européenne. La gauche tint à cette occasion un discours audacieux: qui mieux que Blocher pourrait négocier les conditions d’adhésion les plus avantageuses pour la Suisse? Arena consacra trois émissions au dilemme des nationalistes. Le résultat de la votation populaire fut serré mais positif.
L’ancien conseiller national Peter Tschopp sortit alors de sa retraite genevoise pour demander qu’on retrouve l’auteur de la boutade «Elisons Blocher qu’on en finisse», et qu’on lui élève une statue lors des fêtes du 1er janvier 2005, marquant l’entrée de la Suisse dans l’UE.
«Joseph Deiss était particulièrement dépité. Il eut alors un trait de génie»

Christiane Langenberger: qui êtes-vous? Qu’allez-vous faire dans cette élection?

En janvier, la radicale vaudoise avait jeté l’éponge. Fin février, elle a décidé de revenir dans la course à la succession de Delamuraz. Pour qu’une femme soit candidate, mais aussi pour mettre son expérience de politicienne atypique au service du pays. *
– Vous êtes relativement peu connue sur la scène politique romande. Qui êtes-vous?
– J’ai 57 ans. J’ai élevé deux enfants et je suis maintenant jeune grand-maman. Attirée par le théâtre, je n’ai pas poursuivi mes études, mais je l’ai regretté. C’est pourquoi j’ai voulu reprendre des études dès que mes enfants ont dépassé l’âge de cinq ans, mais je n’y suis pas parvenue, mon mari (militaire de carrière à la retraite, réd.) étant trop absent. C’est cette expérience qui m’a conduit à m’intéresser à la question de la réinsertion des femmes dans la vie active. Après une formation à Paris, où j’ai passé deux ans avec ma famille, je me suis occupée, dès mon retour en Suisse, d’un bureau d’information à la Maison de la femme. Par la suite, je suis entrée à l’Association suisse des droits de la femme que j’ai présidée de 1981 à 1989. Je suis également devenue membre de la Commission fédérale pour les questions féminines, dont j’ai par la suite assumé la vice-présidence. Parallèlement, j’ai créé, en Suisse romande, un mouvement pour la promotion des femmes dans l’entreprise appelé «Des paroles aux actes». Je me suis donc faite moi-même, sur le tard.
– Et votre carrière politique?
– En 1986, j’ai été élue municipale. Par la suite, il m’a fallu du temps pour entrer au Grand Conseil, mon ambition étant freinée par le syndic du lieu, également député… radical. En 1995, enfin, j’ai été élue au Conseil national.
– Etes-vous entrée en politique pour faire passer vos idées féministes?
– Il y avait de cela, mais c’est surtout mon intérêt pour les questions économiques et de sécurité qui m’a motivée.
– Pourquoi le Parti radical?
– J’y avais de nombreuses connaissances. J’avais, en outre, de l’admiration pour Delamuraz, pour les Chevallaz. Je voulais oeuvrer là où c’était le plus difficile, où je sentais une résistance; je me suis d’ailleurs heurtée à des réactions contre mon féminisme. D’autre part, tout mon engagement est centré sur l’individu. Or, le Parti radical allait à sa perte: il négligeait les jeunes et les femmes. Il avait également perdu tout intérêt pour la politique nationale et internationale. Il fallait reconstruire ce parti.
– Y êtes-vous parvenue?
– Le Parti radical vaudois a beaucoup évolué. Je retiendrais cette image forte, lors de la conférence de presse annonçant ma candidature: sur le podium siégeaient quatre femmes et un homme. Cela montre bien le chemin parcouru.
– Comment avez-vous vécu votre arrivée à Berne?
– Il a fallu tout construire, faire sa place au milieu des Suisses alémaniques comme minoritaire, c’est-à-dire comme femme et comme Vaudoise. J’ai ressenti du mépris à l’égard des Romands, alors que je parle couramment le suisse allemand et que je comprends leur tempérament.
– On vous reproche une expérience politique limitée. Estimez-vous que vos activités dans la société civile comblent ce manque?
– Le fait d’avoir vécu une expérience différente est intéressante, car elle s’est nourrie au contact des réalités et non pas uniquement de la politique partisane. C’est cette expérience-là que j’apporte et pour laquelle on m’apprécie. Parce que je suis femme, j’ai un autre vécu que les politiciens traditionnels. Cela se traduit, notamment dans ce contexte économique difficile, par une écoute attentive des gens. Pour avoir beaucoup travaillé dans le secteur des ressources humaines, je suis convaincue que, dans les entreprises notamment, le problème est de bien les gérer, de sorte que l’on travaille dans un climat d’espoir et d’équilibre positif.
– Pourquoi avoir renoncé en janvier lorsque votre candidature a été évoquée?
– Je ne savais pas si je pouvais compter sur des soutiens. En face de moi se trouvait un Pascal Couchepin archiprêt. Toute la presse regorgeait d’interviews affirmant que les dés étaient déjà jetés.
– Est-ce à dire que cette élection est arrivée trop tôt?
– Oui. Mais il est temps d’ouvrir une nouvelle brèche. Ma candidature représente pour les femmes de droite un symbole. Advienne que pourra le 11 mars; le Parlement décidera.
– Comment réagissez-vous à la candidature de Gilles Petitpierre?
– Très positivement. C’est un grand bonhomme. On s’y attendait un peu. Le problème est juridique. Beaucoup de candidats ont renoncé à cause de la règle cantonale comme Dick Marti, Françoise Saudan, Fulvio Pelli. Je ne suis pas sûre que le Parlement autorisera cette entorse.
C’est un homme de réflexion, mais est-ce un homme de décision? Je ne sais pas, mais comme on me l’a aussi reproché, je ne vais pas donner des leçons.
– Que faire pour financer les assurances sociales?
– Il faut davantage de clarté dans les assurance sociales. Nous avons un méli-mélange où l’on reporte les charges du chômage sur l’assurance invalidité. Il faut plus de contrôle, car il me semble qu’il y a exagération. Ensuite, il faudra fixer des priorités. On devra créer un peu plus de solidarité. Je donne un exemple (qu’il conviendrait d’étudier dans le détail): peut-être que les riches n’ont pas besoin de toucher l’intégralité de leurs rentes AVS, et que l’on pourrait en retrancher un peu. Dans le domaine du chômage, il est impensable de faire de grandes coupes, on l’a vu en septembre dernier. Les élus de droite des cantons riches pensent que tout le monde a un salaire de 4000 francs. Selon moi, il faut trouver des solutions flexibles qui tiennent compte de la situation économique des cantons. Ce qui est valable à Zoug ne l’est pas forcément dans le Jura. En flexibilisant les coupes, en expliquant la gravité de la situation financière, en présentant l’intégralité du plan, en précisant qu’on allait aussi s’attaquer au budget militaire, à la protection civile, la mesure aurait pu passer.
– Mais peut-on toucher à l’assurance chômage?
– Il ne faut surtout pas la toucher pour les petits revenus. L’idée de Villiger de diminuer le nombre de jours pour que les gens reprennent plus vite un emploi est bonne en théorie. S’il n’y a pas d’emplois, cela devient difficile. On dit qu’il y a des emplois, mais il y a surtout inadéquation entre l’offre et la demande. Il va donc falloir que les Suisses se prennent un peu plus en mains, acceptent d’être plus mobiles, ou de voir diminuer momentanément leurs salaires. Aller travailler à Genève ou à Berne lorsque l’on est un chômeur vaudois ne devrait pas être un problème. Il y a peut-être des sacrifices à consentir momentanément, et ensuite on se refait sa place. Il faut aussi revoir les ORP (offices régionaux de placement), mieux cibler et renforcer les programmes de formation. Au départ, on a fait un peu de tout, c’était léger. C’est aussi bien une tâche de l’ex-OFIAMT que des cantons.
– 15% de TVA pour être eurocompatible et financer nos assurances sociales, cela vous paraît souhaitable?
– Il faudra s’en rapprocher mais en faisant attention à l’impôt fédéral direct, qui est très social (et qui n’est pas perçu dans l’Union européenne). Je me suis toujours battue contre l’abrogation de l’IFD à moins de mettre en place une TVA qui ne toucherait pas les petits et moyens revenus (comme la TVA perçue sur les produits de luxe). Dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, il faut introduire plus de flexibilité.
– Défendez-vous le projet d’assurance maternité de Ruth Dreifuss?
– Il est indispensable d’améliorer la situation des jeunes couples. Mais dire que rien n’a été fait depuis cinquante ans, c’est faux. On a tout de même eu des améliorations avec la protection contre le licenciement et la loi sur l’assurance maladie. Cette fois-ci, on repart avec une mouture qui, grâce à l’influence des femmes PDC, prend en compte les mères au foyer. Apporter un petit quelque chose au moment de la maternité, ce n’est pas pousser à mettre au monde des enfants, surtout si l’on considère le montant de cette aide, modeste, en regard du coût réel. Mais c’est une certaine reconnaissance et un encouragement. Quant au financement, une proposition du Conseil des Etats veut utiliser le contenu des APG (assurance pertes de gain). C’est une bonne piste.
– On a beaucoup parlé de réforme du gouvernement ces dernières semaines. Votre avis?
– Je ne suis pas favorable à l’élection du Conseil fédéral par le peuple. Il ne faut pas dessaisir le Parlement de cette compétence. Mais, premièrement, il faut élargir le champ pour choisir des candidats, faire sauter la clause «pas plus d’un conseiller fédéral par canton» comme l’ont proposé Francine Jeanprêtre et mon parti. Deuxièmement, la maladie de plusieurs conseillers fédéraux nous l’a montré, la charge est inhumaine. Il faut un président, quelqu’un qui dirige, le collège, et, en-dessous, des ministres qui gèrent les départements. Il faut que le Conseil fédéral s’occupe de politique. Ce n’est plus possible de se laisser surprendre comme c’est le cas actuellement. Il faut une cellule de crise. L’affaire de fonds en déshérence, mal gérée, nous l’a montré.
– Vous êtes très critique…
– On ne peut plus continuer comme ça. C’est valable pour les conseillers fédéraux comme pour les parlementaires d’ailleurs. Si on n’a pas un secrétariat derrière soi, on ne peut pas faire un travail sérieux. Oui, je crois que la politique n’a plus vraiment les moyens d’exister. Je crois aussi que notre démocratie directe doit être remise en question pour éviter tous les freinages, blocages.
– L’élévation du nombre de signatures vous paraît-elle une mesure adéquate?
– Oui, mais c’est en train de louper. Je crois que certains sujets, trop complexes ou trop minimes, ne devraient pas aller devant le peuple. Etait-ce vraiment justifié de voter sur les FA/18, ne faut-il pas plutôt définir une stratégie et délivrer ensuite un budget global?
– N’est-ce pas paradoxal de vouloir supprimer la discussion au moment où le rapport de la Commission Brunner ouvre un grand débat?
– Je suis à 100% derrière Brunner. Active dans la protection civile (N.d.l.r.: elle a présidé un groupe d’études sur l’introduction d’un service général), cela fait des années que je dis qu’il faut réfléchir au-delà d’armée 1995. J’ai été malheureuse avec les crédits militaires et soulagée lorsque Jean-François Leuba, que l’on ne peut pas soupçonner d’antimilitarisme, a dit que l’on ne pouvait plus continuer à voter des crédits sans savoir dans quel concept de défense ils s’inscrivaient.
L’Europe
– Le Conseil fédéral doit prendre position sur l’initiative «Oui, à l’Europe». Que préconisez-vous?
– Je ne suis pas experte en relations internationales, mais je ne comprends pas les lenteurs des bilatérales, et pourquoi on n’a pas fait de concessions plus tôt. Quoi qu’il en soit, il faut finir ces négociations et affronter le référendum. Blocher pèse de tout son poids. Il ne faut pas refaire l’erreur de 1992 en parlant trop tôt d’adhésion. Le Conseil fédéral doit préparer un contre-projet qui gomme l’expression «sans délai», qui précipiterait les choses.
– Au Conseil fédéral, vous vous engageriez , après les bilatérales, pour une adhésion au plus vite?
– Oui.
– Ce sera une travail de titan..
– Je m’engagerai comme conseillère fédérale… ou comme conseillère nationale
– Vous vous donnez combien de chances le 11 mars prochain?
– Je ne sais pas. J’y vais maintenant. Je me bats pour les femmes.
* Texte paru dans 24 Heures et la Tribune de Genève le 2 mars 1998