Taxes douanières de Trump: quelques réflexions

Douche trumpienne glaciale pour notre fête nationale suisse. Je pourrais dire que l’unilatéralisme et les coups de force de Trump font apparaître les négociations entre la Suisse et l’Union européenne comme d’aimables échanges entre gentlemen. Mais il y a des jours où on aurait adoré avoir tort, et je ne me réjouis pas des calamités à venir: le franc fort et 39% de taxes douanières, cela va être tellement ravageur pour notre économie d’exportation, que je peine à trouver la leçon intéressante.

Comme la guerre russe en Ukraine, cette guerre commerciale hors du commun déclenchée par les États-Unis * devrait conduire la Suisse à repenser sa position géopolitique et à mettre à jour ses réflexions stratégique. Le Conseil fédéral serait bien inspiré de lancer un vaste débat avec les partis, les milieux économiques ET le monde académique, et les think tanks qui gravitent autour de lancer Genève internationale (il faut noter qu’à cause du même Ubu Roi de la Maison Blanche, les périls sur la Genève internationale sont aussi colossaux).

Jusqu’ici, le monde politique suisse n’a tiré aucun aggiornamento des crises qui se sont succédées. Rien après la crise des fonds en déshérence, rien après la chute brutale du secret bancaire, si peu après la crise financière de 2008, rien après l’agression russe contre l’Ukraine… On ne va pas pouvoir cette fois encore la jouer « business as usual ». Il va falloir oser une réflexion POLITIQUE sur l’avenir de la Suisse.

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C’est le moment de se souvenir que les États-Unis représentent 13% du commerce mondial – et que donc l’OMC pourrait renaître malgré eux.

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A propos des taxes douanières, il faut bien écrire que ce sont les « États-Unis » qui nous les imposent parce que la responsabilité des Republicains et des Démocrates, comme celle des tribunaux ou des milieux d’affaires qui laissent Trump faire n’importe quoi me paraît écrasante. Le check and balance, mon œil… ou plutôt ça a bien endormi le monde cette idée que les excès seraient « naturellement » corrigés.

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En Suisse, depuis une bonne trentaine d’années, une partie de la classe politique a pris pour habitude de détester l’Union européenne ( et son pouvoir de régulation) et de désigner les États-Unis comme alternative. C’est devenu une obsession: ergoter sur la moindre virgule provenant de Bruxelles et se pâmer devant l’eldorado américain sans foi ni loi. Or, nous sommes un pays pour lequel le respect du droit est vital, existentiel: sans le droit, nous ne tenons pas ensemble et nous n’avons pas d’armes sur la scène internationale. Sans le respect du droit, nous n’avons plus de rôle particulier et de mission : défendre le droit humanitaire.

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Je ne suis pas la plus grande fan de Guy Parmelin et de Karin Keller-Sutter. De la naïveté, de l’aveuglement idéologique et une mauvaise gestion du timing, on pourra leur faire des reproches. Mais peut-on vraiment reprocher à notre gouvernement et à l’administration fédérale de croire en la bonne foi de leurs interlocuteurs? J’observe plutôt que, après avoir dû réparer plusieurs fois les pots cassés de nos banques aux États-Unis, le Conseil fédéral doit arranger les affaires de la pharma, alors que traditionnellement l’économie suisse est allergique à toute intervention étatique et toute politique industrielle. N’est-ce pas très naïf de croire que nos ministres choisis pour accompagner les intérêts de Schweiz AG sans trop faire de vagues et sans interférer dans le business peuvent se muer soudain en Machiavel?

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Pour certains en Suisse, tout est toujours «la faute à l’Europe». Du coup, ils prétendent que Trump maltraite notre économie avec ses tarifs démentiels «à la demande des Européens». D’autres inventent des «fonctionnaires euroturbos saboteurs». C’est vraiment tordu de chez tordu.

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Quelle alternative au marché étatsunien? Notre principal partenaire économique est l’Union européenne. Ça tombe bien, le Conseil fédéral vient de stabiliser les relations et assurer l’avenir avec le paquet des bilatérales 3. Les débouchés européens peuvent certainement être développés, nos voisins directs sont traditionnellement prépondérants, mais on peut certainement mieux travailler la Pologne, les états baltes et scandinaves,… tout comme les marchés asiatiques et américains hors États-Unis ( Canada, Brésil,…).Quelle alternative au marché étatsunien? Notre principal partenaire économique est l’Union européenne. Ça tombe bien, le Conseil fédéral vient de stabiliser les relations et assurer l’avenir avec le paquet des bilatérales 3. Les débouchés européens peuvent certainement être développés, nos voisins directs sont traditionnellement prépondérants, mais on peut certainement mieux travailler la Pologne, les états baltes et scandinaves,… tout comme les marchés asiatiques et américains hors États-Unis ( Canada, Brésil,…).

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Selon la conseillère nationale Elisabeth Schneider-Schneiter : « Les accords bilatéraux sont une bonne affaire. La contribution à la cohésion de 350 millions de francs est 160 fois moins chère que les droits de douane de Trump. »

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La différence entre les Européens et les Américains est que les premiers ont tiré les leçons de leur histoire. Les Européens ont renoncé à la guerre et à la brutalité: ils travaillent ensemble, cherchent des compromis, s’appuient sur le droit.
Les États-Unis n’ont rien appris de leurs erreurs passées et se complaisent dans l’idée d’une supériorité morale. La vraie grandeur n’est pourtant pas dans la brutalité des rapports de force, mais dans le respect des partenaires et même des adversaires, et la recherche de solutions communes.

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Après avoir dû réparer plusieurs fois les pots cassés de nos banques aux États-Unis, le Conseil fédéral doit arranger les affaires de la pharma, alors que traditionnellement l’économie suisse est allergique à toute intervention étatique. Et on s’étonne de l’échec face à Trump?

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En six mois, le cataclysme Trump nous aura bousillé l’écosystème de la Genève internationale et nos industries d’exportation. Pour une Suisse qui se croyait « République soeur », le réveil est douloureux!

La Suisse, prisonnière d’une neutralité qui n’a jamais existé

En matière de neutralité, le Conseil fédéral s’accroche à une approche juridique comme à une bouée. Or la guerre en Ukraine constitue un changement géopolitique majeur, voire existentiel pour les démocraties du Vieux Continent. Ses conséquences ne peuvent être appréhendées avec les outils habituels de la politique étrangère. La plupart des pays européens a procédé à des ajustements considérables : l’Allemagne a révisé son pacifisme mercantile, la Suède et la Finlande veulent adhérer à l’OTAN.

Depuis bientôt un an, la Suisse procède, elle, à l’exégèse de sa neutralité comme si celle-ci était une fin en soi et non un moyen. Elle se laisse enfermer dans une vision mythifiée de son passé, et se fie à des textes qui ont plus d’un siècle (les conventions de La Haye de 1907), plutôt que de se dégager des marges de manœuvre pour défendre les valeurs d’indépendance et de liberté que l’agression russe foule aux pieds.

Tout au long de son histoire, la Suisse a rarement été absolument « neutre », c’est-à-dire totalement imperméable aux conflits. Tout un discours politique entretient pourtant l’idée que la Confédération aurait su – et devrait donc – se tenir hors des guerres.

La seule attitude constante de la Suisse depuis Marignan 1515 a été de ne pas être belligérante, de ne pas déclarer et faire la guerre comme état. Parce que pour le reste, les Suisses n’ont cessé de se mêler et d’être impliqués dans les conflits. Pendant plus de trois siècles, ils y ont participé comme mercenaires, principalement au service du Roi de France, mais aussi pour d’autres souverains. La Diète dut trouver les moyens d’éviter que des soldats de cantons différents s’entretuent, comme lors de la bataille de Malplaquet en 1709.

Pendant la période révolutionnaire de 1798 à 1815, la Suisse est prise dans la tourmente, occupée par les troupes françaises puis par celles de la Sainte-Alliance. Au cours de la première guerre mondiale, plusieurs scandales entachent la neutralité :  des colonels transmettent des informations à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie, le conseiller fédéral Hoffmann et le conseiller national Grimm lancent une tentative de paix séparée germano-russe.

Pendant la deuxième guerre mondiale, bien que le Conseil fédéral ait proclamé le retour à une neutralité « intégrale » après l’épisode de sa participation à la Société des Nations, nombre d’entreprises, Bührle en tête, ne se privent pas de livrer armes et munitions à l’Allemagne nazie et à l’Italie fasciste. Lors de la guerre froide également, la Suisse ne se comporte pas de manière aussi neutre que les proclamations officielles le laissent croire : elle est clairement – et plus ou moins secrètement – alignée sur les positions du bloc occidental. En témoignent notamment les révélations sur la P26 ou l’entreprise Crypto.

Ces quelques épisodes démontrent que les conseillers fédéraux actuels ont grand tort de s’entêter à refuser l’autorisation de réexportation de matériel de guerre vers l’Ukraine. Leurs prédécesseurs ont été beaucoup plus pragmatiques ou clairvoyants, privilégiant les affaires souvent et la morale parfois.

Ce qui est certain, c’est qu’à l’issue des conflits, la Confédération a toujours été sommée par les vainqueurs de s’expliquer sur ses ambiguïtés. Berne a-t-elle totalement oublié les leçons de l’affaire des fonds en déshérence, il y a 25 ans à peine ?

Il n’est pas demandé à la Suisse de livrer directement des armes à l’Ukraine, mais de laisser les états clients des entreprises helvétiques qui les fabriquent le faire. Le Conseil fédéral s’étant déjà aligné sur les sanctions européennes contre la Russie, cette concession serait logique. Car l’Ukraine n’a pas choisi d’être belligérante:  elle s’est retrouvée sauvagement agressée, et n’a pas eu d’autre choix que de se battre pour défendre son indépendance et sa liberté, comme les Suisses ont eu la chance, depuis 200 ans, de ne pas avoir à le décider.

* Article paru sur la plateforme de blogs du Temps

Le bilan de la présence de deux UDC au Conseil fédéral qui ne sera pas tiré

Quel acide télescopage dans l’actualité fédérale : le 7 décembre, 30 ans et un jour après le non des Suisses à l’Espace économique européen (EEE), sera élu le successeur d’Ueli Maurer. Il est à craindre que dans les semaines à venir, le « débat » se concentre sur le profil des papables et qu’aucun bilan sérieux ne soit tiré de la présence de deux élus de l’UDC (Union démocratique du centre) au Conseil fédéral.

L’hégémonie du parti national populiste sur la politique suisse a pourtant commencé par cette courte victoire en politique étrangère, (50,3% des votants refusèrent de s’arrimer à l’EEE ce « dimanche noir » du 6 décembre 1992, selon la fameuse formule de Jean-Pascal Delamuraz au soir de la votation). De 1995 à 2015, les Blochériens ont quasi doublé leur représentation au Conseil national, et frôlé les 30% de suffrages. Dès 2003, ils ont obtenu un second siège dans le collège gouvernemental. De quatrième roue du char depuis la naissance de la formule magique en 1959, ils sont devenus l’attelage prépondérant (non sans quelques péripéties entre la non réélection de Christoph Blocher en 2007 et l’élection -justement – d’Ueli Maurer en 2008 et celle de Guy Parmelin en 2015).

Qui pourrait contester la légitimité de cette double représentation ? Même si l’UDC a perdu lors des élections fédérales de 2019 un peu de sa superbe, elle reste avec plus de 25% des voix au Conseil national le premier parti de Suisse. La formule gouvernementale helvétique – que l’on s’obstine à qualifier de « magique » même si elle ne produit plus d’étincelles – octroie 2 sièges aux trois partis arrivés en tête et 1 au quatrième.

La fin des compromis

Or cette répartition du pouvoir entre les quatre grands partis, qui permit à la Suisse dans les années 1960 de développer son état social et d’engranger tous les bénéfices des Trente Glorieuses, s’est peu à peu grippée sous l’emprise du parti blochérien. D’habile machine à réformer la Confédération dans le consensus et par des compromis gauche-droite « gagnant-gagnant », elle est devenue une toupie qui tourne obstinément sur elle-même sans jamais plus se poser la question de son efficacité, de ses résultats et de sa finalité.

L’UDC doit ses succès électoraux à son intransigeance. Dans sa vision de la politique, le compromis n’est pas un outil vertueux qui permet aux Suisses d’avancer ensemble malgré leur diversité, elle est une faiblesse coupable. L’UDC n’a cure du respect des minorités, essence de notre fédéralisme, elle veut imposer sa volonté, par le rapport de force. Elle n’aime pas les contre-pouvoirs, propres au régime démocratique qui est le nôtre. Exaltant le kitsch et le folklore, le parti blochérien se proclame plus suisse que les autres : cette prétention à incarner à lui tout seul le pays est pourtant on ne peut plus antisuisse. Tout notre édifice institutionnel basé sur la représentation proportionnelle et la collégialité appelle à la collaboration constructive entre élus. Plutôt que d’exercer son leadership par des propositions stimulantes pour les autres partis gouvernementaux, l’UDC a imposé le blocage au cœur du système politique. Figée sur une conception idyllique de notre histoire, de la neutralité et de l’indépendance, elle a gelé toute réflexion ouverte sur l’avenir.

Dès lors, tant en politique intérieure qu’extérieure, le Conseil fédéral a toutes les peines du monde à se projeter, à trouver des compromis et à convaincre la population. La Suisse ne parvient pas à se réformer, donc à s’adapter aux défis de l’époque, qu’il s’agisse de son système de santé, des retraites, de la fiscalité et bien sûr de sa politique européenne. On reblètse de justesse (comme la réforme de l’AVS acceptée du bout des lèvres le 25 septembre dernier) ou sous pression afin de se conformer à de nouvelles régulations internationales (telle la réforme de la fiscalité RFFA en 2019).

Le dossier européen embourbé

En matière de politique européenne, et malgré une dizaine de scrutins depuis l’approbation des accords bilatéraux en 2000 ayant entériné des coopérations plus poussées avec l’Union, le Conseil fédéral ne réussit plus à avancer. Il s’est progressivement embourbé, sous l’influence des ses deux ministres UDC, sans que jamais d’ailleurs le parti ne revendique l’honneur et la responsabilité d’aller négocier avec les Européens en qualité de chef du Département des Affaires étrangères. Tout au contraire, au cours de son mandat Ueli Maurer a préféré ostensiblement afficher son soutien au régime chinois plutôt que de rechercher le contact avec Bruxelles.

Le coup de grâce remonte au 26 mai 2021 : ce jour-là, le président de la Confédération UDC Guy Parmelin enterre l’accord-cadre, longuement négocié depuis 8 ans avec l’UE. Cet accord devait offrir une solution pérenne aux relations entre la Suisse et les 27, grâce à un mécanisme de règlement des éventuels différents. Il promettait d’ouvrir de nouveaux champs de coopération renforcée, comme par exemple en matière d’électricité. L’UE avait fait de nombreuses concessions à la Suisse, au cours des discussions. Mais prisonniers de la posture de détestation systématique de tout ce qui vient de Bruxelles dans laquelle les Blochériens ont enfermé une bonne partie de notre classe politique, les deux élus UDC n’ont écouté ni les experts ni les diplomates. Infliger un affront à l’UE leur a semblé plus crucial que de réfléchir aux conséquences à court, moyen et long terme de leur geste. Si gouverner c’est prévoir, ces deux gouvernants-là n’ont pas prévu grand-chose – ni leurs collègues qui n’ont pas eu le courage politique de s’opposer à cette issue malheureuse et inutilement vexante pour les partenaires européens.

Un état-tiers qui ne se l’avoue pas

Dans leur inlassable guérilla contre Bruxelles, les élus UDC ont oublié de dire une chose essentielle au peuple: l’entreprise de démolissage des accords bilatéraux qu’ils ont méthodiquement entreprise conduit la Suisse vers l’isolement et la marginalisation, et à être considérée comme un état tiers. Sans solution institutionnelle avec l’UE, les accords bilatéraux sont peu à peu vidés de leur substance. Les Européens continuent à légiférer (pas pour ennuyer les Helvètes mais parce que de nouveaux défis surgissent qu’ils ont collectivement décidé de résoudre ensemble), et le fossé entre les règles appliquées par les Suisses pour être partie prenante du marché unique et celles adoptées par les Européens s’accroît. Comme sur un ordinateur, l’absence de mise à jour finit pas créer d’insurmontables difficultés : les programmes ne tournent plus.

Ont déjà fait les frais de l’absence de clairvoyance des conseillers fédéraux UDC l’industrie des technologies médicales, les programmes de recherche de nos hautes écoles. Bientôt ce sera l’industrie des machines, mais aussi nos aéroports qui se retrouveront largués, marginalisés, plus en état de concourir sur le marché européen dans des conditions de concurrence équitable.

Pour les 27 qui ont tenu bon face à la déflagration du Brexit, la posture d’exceptionnalisme, la revendication helvétique d’être traitée comme un cas particulier, devient chaque jour plus incompréhensible, inaudible, et indéfendable.

Sous l’influence de l’UDC, notre Confédération est ainsi passée du statut de partenaire privilégié de l’UE à candidat état-tiers qui n’ose même pas se l’avouer. Or, qu’on l’aime ou pas, mais parce qu’elle rassemble tous nos voisins et la grande majorité des nations de notre continent, l’UE est un partenaire commercial et politique incontournable. Lorsque le principal parti du pays n’a d’autres discours que de prétendre qu’on peut le contourner sans risques et sans gros dommages pour notre prospérité et notre sécurité, il conviendrait tout de même de se demander, à la faveur d’une vacance fortuite, s’il a toujours sa place au Conseil fédéral.

Réflexion d’avenir ou arithmétique ? 

Face à la guerre en Ukraine et ses innombrables répercussions, ne conviendrait-il pas d’exiger des candidats à la fonction suprême qu’ils développent une vision claire et ambitieuse de la place de la Suisse en Europe ? En d’autres mots, plutôt que de se contenter d’arithmétique électorale, la gravité de l’époque ne commande-t-elle pas de placer au gouvernement des élus en fonction d’un programme partagé avec les autres partenaires de la coalition ?

Il est regrettable que cette élection partielle, même si les Verts envisagent d’y proposer une alternative, ne soit pas encore l’occasion d’une grande remise en question de notre formule gouvernementale. L’an prochain, peut-être, après les élections fédérales lors du renouvellement de l’entier du collège… Mais la Suisse peut-elle toujours se permettre d’attendre une prochaine échéance pour résoudre ses problèmes ?

*Article paru sur la plateforme de blogs du Temps

Dans le monde de 2022, l’abandon de l’accord-cadre en 2021 apparaît bien puéril

On ne fera pas grief au Conseil fédéral de ne pas avoir prévu la guerre en Ukraine. Mais à la lumière de cet événement majeur et de ses multiples impacts prévisibles ou non, la décision prise il y a tout juste un an, le 26 mai 2021, de jeter l’accord-cadre négocié depuis 2013 avec l’Union Européenne paraît bien sotte, arrogante et irréfléchie. En 12 mois, notre gouvernement s’est révélé incapable de mettre sur la table une alternative crédible et de nous prouver qu’il savait parfaitement où il entendait aller en opérant ce choix fatidique.

Dans un monde devenu beaucoup plus incertain et dangereux, il serait grand temps de remettre de la fluidité, de la prévisibilité et de la confiance dans nos relations avec les 27, qui demeurent nos principaux partenaires économiques ! Il serait grand temps de négocier sérieusement et de réparer les dégâts déjà infligés aux chercheurs, aux Medtech, et d’éviter d’autres nouvelles embûches pour notre économie. Le retour de l’inflation et du franc fort, conséquences directes de la guerre en Ukraine, seront déjà bien assez difficiles à appréhender pour les entreprises et les finances publiques.

Rétrospectivement, la grande bataille helvétique pour élever des digues d’apparence souverainiste en cas de désaccord sur la reprise du droit européen paraît bien dérisoire. Dans ses relations avec les autres états, la Suisse s’est toujours prévalue de la primauté du droit international, meilleure arme des petits pays contre les rapports de forces. Or le droit international vient d’être piétiné aussi sûrement que les villages ukrainiens par le pouvoir russe. Le juridisme obtus est impuissant quand l’adversaire choisit la brutalité.

Résolu à tenir la dragée haute aux Européens et à l’aimant que constitue leur marché unique, la Suisse a mis beaucoup d’énergie, ces dernières années, à diversifier les débouchés pour ses exportations. Or il apparaît que les investissements dans les pays autocrates, comme la Chine et la Russie, sont beaucoup plus « à risques » qu’estimé. Quand la communauté internationale décide de sanctions, la Confédération n’a pas d’autre choix que de s’aligner pour ne pas être pénalisée sur ses traditionnels marchés occidentaux. La neutralité économique n’existe pas – si elle n’a jamais existé !

Vent debout contre l’accord-cadre, le regard embué par l’insolence du Brexit, la classe politique helvétique ne s’est guère aperçue que l’Union européenne a accompli depuis quelques temps de considérables avancées dans des secteurs stratégiques. L’Europe se fait dans les crises, disait un de ses pères fondateurs, Jean Monnet, et cela a rarement été plus vrai que depuis 2 ou 3 ans : mutualisation des dettes, Green Deal, plans de relance, gestion commune des vaccins, législation sur les marchés numériques ; et bientôt, taxe carbone aux frontières, filières industrielles pour les produits stratégiques, défense commune, programme REPowerEU d’indépendance aux énergies fossiles russes …  Soudée par les épreuves, l’Union européenne, dont le projet de paix et de prospérité communes était parfois raillé ou jugé dépassé, a retrouvé avec la guerre en Ukraine une nouvelle et tragique légitimité. Berne ne semble pas en avoir pris la mesure, et prend le risque de marginaliser des pans entiers de l’économie suisse face à ces nouvelles dynamiques de production. Dans un monde qui se déglobalise, marqué par la crise Covid et les exigences de la lutte contre le réchauffement climatique, ce risque est mortel.  Nos intérêts économiques exigent de nouvelles réflexions de la part du Conseil fédéral, mais la morale et la politique devraient également les provoquer.

Conscient de la gravité de la situation et des menaces existentielles qui pèsent sur le Vieux-Continent, notre gouvernement devrait admettre que son coup de poker de l’an dernier était une erreur. Il devrait indiquer à la Commission européenne qu’il va parapher l’accord-cadre institutionnel, tel que négocié jusqu’en décembre 2018, et le soumettre ensuite à l’approbation des Suisses (qui viennent encore de donner une ample majorité au controversé système Frontex – montrant une fois encore leur attachement à tout l’édifice des accords bilatéraux). Il devrait situer l’enjeu de cette votation dans une feuille de route le conduisant à réexaminer d’autres voies d’intégration à l’Union européenne, telle l’adhésion pleine et entière, ou l’entrée dans l’Espace économique européen, qui a bien évolué depuis le vote de décembre 1992. Il devrait, comme l’a suggéré le président du Centre Gerhard Pfister, marquer son plus vif intérêt pour la proposition de Confédération européenne, lancée par le président français Emmanuel Macron, afin de servir de toit à toutes les démocraties du continent.

Bref, il devrait afficher audace et courage, sortir des sentiers battus et cadrés depuis trop longtemps par les intérêts de l’UDC (et qui nous ont mené dans l’impasse actuelle).  La stratégie de la niche, déclinaison opportuniste et cynique du concept de neutralité, c’est terminé. À l’avenir, la Suisse ne pourra plus impunément jouer la carte de l’avantage juridique ou financier aux dépends de ses partenaires économiques. Toutes les démocraties sont appelées à faire preuve de solidarité entre elles face aux menaces des pouvoirs autocrates. Jouer en solo, se croire plus malin que les autres, privilégier des intérêts économiques à court terme sur la morale, se dispenser de participer de manière tangible – et pas seulement déclamatoire – à la défense des libertés communes à tous les Européens n’est une voie ni raisonnable ni digne pour la Suisse.  Puisse la puérilité de l’abandon de l’accord-cadre, il y a un an, au vu des graves enjeux actuels, nous avoir au moins appris cela.

*Article paru sur la plateforme de blogs du Temps

Le Conseil fédéral doit procéder à un aggiornamento de sa réflexion géopolitique

Dimanche devant le Bundestag, le chancelier Olaf Scholz a commencé son discours avec cette phrase : « Le 24 février 2022 marque un changement d’époque dans l’histoire de notre continent. » Prenant la mesure du bouleversement que représente dans l’ordre international et européen l’invasion de l’Ukraine par la Russie, M. Scholz a annoncé une révolution copernicienne dans la politique de sécurité de l’Allemagne, le réarmement de son pays avec une montée des investissements à 2% du PIB. La rupture avec la prudence et le pacifisme traditionnellement prônés, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, par la première puissance économique du continent est totale.

Même gravité dans l’allocution du président français Emmanuel Macron, le 2 mars, en évoquant le tournant que représente ce conflit : « Ces événements n’auront pas seulement des conséquences immédiates, à la trame de quelques semaines. Ils sont le signal d’un changement d’époque. La guerre en Europe n’appartient plus à nos livres d’histoire ou de livres d’école, elle est là, sous nos yeux. La démocratie n’est plus considérée comme un régime incontestable, elle est remise en cause, sous nos yeux. Notre liberté, celle de nos enfants n’est plus un acquis. Elle est plus que jamais un système de courage, un combat de chaque instant. A ce retour brutal du tragique dans l’Histoire, nous nous devons de répondre par des décisions historiques. »

Ce funeste 24 février 2022 choque autant les consciences que le 11 septembre 2001. Chacun pressent, à l’image du chancelier social-démocrate et du président de la République française, que le monde de demain ne sera plus pareil à celui qu’il a été jusqu’au 23 février. Encore faut-il avoir le courage d’y faire face. Peu rompu à la réflexion géopolitique, notre Conseil fédéral a tout de même attendu trois jours, pour comprendre qu’il fallait sortir de son mode de gestion « business as usual » et s’aligner sur les sanctions européennes. Trois jours où il s’est tortillé derrière le paravent de la neutralité et les arguties juridiques, plutôt que d’affirmer d’emblée sa solidarité de principe avec le camp des démocraties.

On peut très sérieusement douter de sa clairvoyance et de son sens de l’urgence à la lecture du communiqué, publié le vendredi 25 février, sur la manière dont il entend orienter un nouveau paquet de négociation avec l’Union européenne : le texte, sans doute préparé à l’avance, ne contient pas la moindre allusion au contexte géopolitique du moment ni l’affirmation des valeurs qui lient la Suisse aux Européens ! Quel manque de tact. Dans la démonstration du décalage qui se creuse entre la Suisse et ses principaux partenaires, depuis la rupture de l’accord-cadre en mai 2021, il pouvait difficilement produire une preuve plus éclatante.

Dès lors, faut-il se résigner à ce que notre pays apparaisse « à côté de la plaque », pleutre ou suiveur, jamais à la hauteur de la situation ? Ou bien peut-on espérer un sursaut, une inspiration, qui conduise le gouvernement à procéder à un profond aggiornamento du positionnement de la Suisse sur la scène internationale ?

Plus rien ne justifie une voie solitaire et particulière de la Suisse sur le plan européen. Le monde multilatéral dans lequel la Confédération pouvait jouer sa partition en solo est mort, broyé par les colonnes de chars que Poutine a lancées sur les routes d’Ukraine. Cet édifice multilatéral, pour partie localisé dans la Genève internationale, ne sera pas rétabli avant longtemps. Dans l’immédiat, l’ONU étant paralysée par le droit de veto des Russes au Conseil de sécurité, seule l’Union européenne a la capacité d’agir efficacement face à la menace. Notre gouvernement doit saisir la portée et les conséquences de cette nouvelle donne. Il doit revoir le logiciel qui tourne depuis une trentaine d’années et encadre notre politique étrangère.

Après l’échec de l’Espace économique européen, donc d’un premier arrimage de la Suisse aux institutions européennes, le Conseil fédéral a choisi, bon gré mal gré, de maintenir sa tradition humanitaire et sa pratique des bons offices (pour œuvrer à la paix dans le monde et se concilier au passage les bonnes grâces des puissants), de privilégier la voie bilatérale avec l’UE, mais aussi de parier sur le développement de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour offrir à son économie les meilleures conditions possibles d’accès aux marchés.

Un rapide bilan de ces trois choix stratégiques s’impose. Très valorisé, mais par nature peu explicité dans les détails, son rôle de facilitateur en cas de conflit lui a valu une certaine estime, flattant l’ego de nos ministres des affaires étrangères, mais pas beaucoup de dividendes concrets en faveur des intérêts helvétiques. Les Américains ont agi sans pitié à l’égard de la Confédération au moment de la crise des fonds en déshérence et ont obtenu quelques années plus tard la peau du secret bancaire. Quant aux efforts pour trouver des solutions de paix à long terme avec Poutine, on mesure ces jours à quel point ils étaient condamnés d’avance : le despote du Kremlin a-t-il jamais été un interlocuteur de bonne foi lors des discussions ? En diplomatie, il y a de la grandeur à paraître humilié dès lors qu’on a sans relâche chercher une solution pacifique, mais la défense des intérêts de la Suisse ne doit pas être indéfiniment immolée sur l’autel de cette nécessaire humilité. En l’occurrence, la Confédération n’est pas la seule qui s’emploie à maintenir ouvert des canaux de discussions entre l’agresseur et l’agressé.

Pour ce qui concerne la voie bilatérale avec l’UE, elle a été un succès, puisque notre pays est une des régions du continent qui a le plus profité de la prospérité créée par le marché unique. Mais cette voie a été torpillée peu à peu par le Conseil fédéral lui-même : en 2006, il renonce à l’objectif de l’adhésion à l’UE, qui lui avait valu passablement de goodwill de la part des diplomates européens. En 2021, il met fin aux négociations sur l’accord-cadre, un concept qu’il avait lui-même proposé à l’Union.

Quant à l’OMC, la machine s’est totalement grippée, incapable de produire les normes garantissant une mondialisation équitable et profitable pour tous. Cette paralysie a favorisé l’émergence de nouveaux blocs commerciaux, en Asie et en Amérique, avec lesquels il est compliqué pour la Suisse de s’entendre sans concessions difficilement acceptées sur le plan intérieur (comme on l’a vu par exemple lors de la votation populaire de mars 2021 sur l’accord de libre-échange avec l’Indonésie, accepté de justesse).

Les trois piliers du positionnement de la Suisse sur l’échiquier international étaient plus ou moins brinquebalants depuis un certain temps. Avec l’invasion de l’Ukraine et ses conséquences à court, moyen et long terme, ils vacillent et sont prêts de s’écouler, tel un château de cartes trop usées.

La Suisse ne peut plus plaider l’exception et le particularisme, elle doit choisir son camp et se ranger résolument du côté des démocraties face aux autocrates. Elle doit cesser d’être particulièrement intransigeante avec l’UE et extrêmement complaisante avec la Chine ou la Russie. Le Conseil fédéral doit rapidement élever son niveau de réflexion géopolitique. Dans cet esprit, il doit sans tabou étudier l’opportunité d’une adhésion à l’Union européenne. Il faut souhaiter qu’il s’y emploie au nom de la morale et des valeurs humanistes que nous partageons avec les Européens. Mais des considérations économiques devraient, si besoin, l’amener à une évaluation plus réaliste de la situation. La Suisse a bâti sa prospérité sur la fiabilité de son droit. Or, l’alignement sur les sanctions européennes contre la Russie prouve ce que les souverainistes blochériens s’obstinent à nier depuis trente ans : nous dépendons des normes définies par les Européens ; nous ne pouvons pas courir le risque de ne pas être en conformité avec leurs standards sans prétériter les affaires de nos banques et de nos industries d’exportation. En décidant un usage inédit de son énorme poids économique, l’UE s’affirme définitivement comme une puissance politique là où trop de ses détracteurs ne voulaient voir qu’un grand marché avec ses avantages fonctionnels.

À ces arguments en faveur d’un aggiornamento courageux, on pourrait ajouter des considérations sur la déstabilisation numérique entreprise par les hackers russes en direction du Vieux Continent, qui déploie chaque jour ses effets sur le territoire helvétique. Sans concertation avec les Européens, comment les Suisses, qui ont tant tardé à s’armer contre cette menace, pourraient-ils disposer à l’avenir d’une cyberdéfense efficace ?

Depuis trop longtemps, la Berne fédérale ne considère les relations avec l’Union que sous l’angle mercantiliste des accords bilatéraux, par petits bouts, comptant mesquinement les bénéfices qu’elle peut en tirer. Après le Brexit, la crise Covid et maintenant la guerre en Ukraine, il faut considérer l’ampleur des changements que l’Union porte (et qu’il est vain d’imaginer contourner compte tenu de notre position géographique et de nos intérêts commerciaux).  Il est grand temps de procéder à une réévaluation de ce que représente vraiment l’Europe des 27 pour nous : notre famille naturelle, notre meilleur rempart contre les menaces des dictateurs, la vraie garante de notre souveraineté et de notre indépendance en tant que démocratie.

*Article paru sur la plateforme de blogs du Temps

À l’origine du mobbing d’Ignazio Cassis

On attendait mieux de Ignazio Cassis. Un style nouveau. De la détermination. Une direction.Près de 3,5 ans après son élection, on est obligé de constater que son style est hésitant, plein de maladresses. Comme chef du Département des affaires étrangères, il n’exprime pas de conviction forte, ni n’a été capable de proposer un nouveau storytelling sur l’avenir du pays, le «reset» qu’il avait annoncé.*

En matière de politique européenne, il laisse le champ libre au parti auquel il doit son élection, l’UDC. Son incroyable mutisme sur le sujet mine le chemin d’une approbation de l’accord-cadre, avec toutes sortes de bombes à retardement.

Il devait fédérer les Suisses autour d’une vision commune de leur place en Europe, il lasse et désespère par l’absence d’action forte.

On en vient à se demander ce qu’il est venu faire dans cette galère, à part satisfaire la légitime aspiration des Tessinois à être représentés au gouvernement.

S’il n’étoffe pas son bilan d’ici à 2023, il risque de faire les frais d’un nouveau recul de son parti aux élections fédérales. Si le PLR ne devait plus disposer que d’un seul siège, alors c’est lui qui devrait être sacrifié et pas la brillante Karin Keller-Sutter, extrapolent les amateurs de «toto-ministri» .

Ce mobbing soulève quelques objections. Il n’est pas exclu que la nouvelle Secrétaire d’Etat, Livia Leu, revienne de Bruxelles avec des clarifications sur l’accord-cadre, qui le rendent «vendable» au peuple souverain. L’effet de – bonne – surprise pourrait permettre à Cassis de revenir sur le devant de la scène comme l’homme qui a enfin tranché le nœud gordien de la politique suisse. L’étalage de son euro-scepticisme jusqu’ici en ferait un défenseur crédible de l’accord, en mode «si je vous recommande de l’accepter, c’est parce que nous avons finalement obtenu ce que nous souhaitions». Un scénario optimiste, mais pas impossible, tant les virages à 180 degrés caractérisent notre politique européenne.

Ensuite, en 2022, le Tessinois sera président de la Confédération. Cette année de primus inter pares booste en général la cote de popularité d’un ministre.

Enfin, les rapports de force au sein du PLR ne sont pas aussi défavorables, sur le papier, à Cassis. Il est le représentant des PLR latins, dont les scores sont très supérieurs en Suisse romande et au Tessin à ceux des Alémaniques : plus de 20% de parts électorales en 2019 contre 13%.

Un autre point relativise la mauvaise performance de Cassis. Au départ de Micheline Calmy-Rey en 2011, le PLR a absolument voulu reprendre le DFAE et la politique européenne depuis trop longtemps en mains du PS et du PDC. Or, le plus vieux parti de Suisse n’a pas de vision pour la politique étrangère, et encore moins sur les enjeux européens, qui excède la défense des intérêts économiques, même si Didier Burkhalter s’est illustré avec plus de panache que son successeur sur la scène internationale. C’est ce déficit de réflexion et d’ambition que paie actuellement le libéral-radical Cassis, placé dans ce Département un peu par défaut. Quel gâchis.

*Texte paru en italien dans l’hebdomadaire tessinois Il Caffè

Aussi longtemps qu’on se réjouira de briser les plafonds de verre…

L’historienne Brigitte Studer le rappelle dans « La conquête d’un droit. Le suffrage féminin en Suisse »* : il aura fallu près de 90 votations – communales, cantonales et fédérales – et 120 ans pour que les femmes suisses obtiennent en 1971 ce que les hommes avaient obtenu en 1848. Quand l’histoire avance si lentement, il ne faut pas s’étonner que la parité relève encore dans notre pays de l’utopie. Il en sera ainsi aussi longtemps que nous nous réjouirons qu’une femme brise un plafond de verre en devenant première ceci ou cela. Cette attention à une bienheureuse rupture avec la routine signalera que la progression des femmes reste une exception.**

Dans ce bilan des succès et des défaites de la cause féminine, permettez-moi d’employer le « je ». Ma mère n’avait pas le droit de vote fédéral quand je suis née. Le canton de Vaud le lui avait toutefois accordé sur le plan communal et cantonal. Je le dis souvent à mes filles : on revient de loin !

Quand je fus nommé cheffe de la rubrique Suisse dans un quotidien romand, les assistantes de direction me dirent leur émotion parce que c’était la première fois qu’une femme était placée à la tête d’une rubrique sérieuse et pas des pages féminines ou culturelles. C’était dans les années 1990.

Ma génération est celle qui a bénéficié de la démocratisation des études, et nous fûmes nombreuses à accéder à des postes intéressants, à concilier une vie professionnelle exigeante avec les joies de la maternité. Cette arrivée massive de jeunes femmes aussi bien formées que les hommes dans les entreprises et les administrations est un des succès les plus notables de l’après 1971. Le Kinder, Küche, Kirsche qui avait enfermé tant de mères à la maison appartient au passé, ou relève d’un choix personnel. Ce n’est plus une fatalité.

Par contre, dans ce monde professionnel, ma génération a désagréablement découvert qu’à travail égal, le salaire n’était pas égal. L’écart se résorbe avec le temps, mais il demeure trop important. Le manque de volonté politique, mais aussi du monde entrepreneurial, pour imposer cette équité de traitement reste un scandale auquel on s’est habitué. De ces salaires plus bas découlent de nouvelles inégalités en cas de divorce ou au moment de la retraite, qui limitent d’autant l’indépendance et le destin des femmes.

L’autre grande défaite féminine – à moins qu’il ne s’agisse au fond d’une défaite masculine – est le sexisme persistant dans l’espace et le débat publics. L’ampleur du phénomène de harcèlement sexuel est également décevant : 40 ans après l’inscription dans la Constitution fédérale du principe de l’égalité entre les sexes, il se trouve toujours des hommes qui se croient autorisés à considérer les femmes comme une chose qu’ils peuvent ennuyer et humilier.

Quand donc l’égalité des chances et l’égalité de dignité seront-elles effectives ? Il faudra encore quelques vagues violette à tous les niveaux de pouvoir économiques et politiques. Pensez qu’il se trouve encore des cantons sans conseillère d’Etat. Quel archaïsme !

*Paru aux éditions LIVREO/ALPHIL 

**Article paru le 31 janvier en italien dans l’hebdomadaire tessinois Il Caffè

La Suisse qui viendra, plus humble et plus collective

Georges-André Chevallaz avant d’être conseiller fédéral avait écrit un manuel d’histoire, où il développait l’idée d’une nation à contre-courant des autres, échappant aux fracas du monde. La Suisse qui vient fera éclater cette bulle idéologique et les illusions de splendide isolement qu’elle a nourries.

Notre pays va avoir de plus en plus conscience de participer à la même histoire que ses voisins. Finies les politiques de niche, liées à l’exploitation des frontières et des différences exacerbées par les arguties des juristes. L’exceptionnalité du destin helvétique aura été une parenthèse, ouverte par la première guerre mondiale et refermée, un gros siècle plus tard, par les problèmes dérivant du réchauffement climatique.

La Confédération, épargnée par les conflits, est devenue allergique aux risques et à l’incertitude. Elle a développé un système d’assurances et de réassurances unique au monde. Or, le réchauffement climatique qui fait fondre le permafrost va générer de plus en plus de catastrophes sur le territoire national : éboulements, crues, avalanches, incendies,… Contre ces risques naturels, la Suisse va mesurer son impuissance. La conquête des sommets et des vallées qui a repoussé les limites des zones habitées et exploitées par l’homme va être puissamment remise en question. Nos montagnes étaient notre refuge, un réduit aussi mythique que protecteur. Il va falloir les désinvestir et tenter de mieux protéger ceux qui persisteront à y vivre.

Notre état libéral va devoir ainsi se muscler fiscalement. Pour affronter les défis de la transition énergétique, pour combler les inégalités creusées par la crise, pour réparer une société ébranlée dans ses certitudes par la dureté de la pandémie, l’état devra disposer de plus de moyens financiers. Il s’agira d’inventer une nouvelle fiscalité digne de l’ère numérique qui a révolutionné les modes de production, de distribution et d’enrichissement.

Dans cet exercice d’adaptation aux contraintes de l’époque, la Suisse devra trouver des solutions avec les autres pays. Elle devra comprendre que la vraie souveraineté consiste à savoir bien gérer l’interdépendance, plutôt que de croire que l’on peut avoir raison tout seul.

À la Suisse qui apparaîtra d’ici quelques années, plus vieille mais aussi plus consciente de sa démographie cosmopolite, il faudra des hommes et des femmes, une classe dirigeante animée par le bien commun, guidée par la rationalité scientifique. L’adversité soude les équipes. Celles et ceux qui ont géré la crise COVID et ses conséquences seront motivés par une volonté d’aller de l’avant, de ne pas répéter les erreurs du passé. Elles et ils seront à la fois plus humbles et plus déterminés. Dans cette Confédération à venir, l’argent ne sera plus le symbole de la réussite individuelle, mais un moyen de servir une collectivité habitée par un esprit plus solidaire.

*Paru dans Il Caffè en italien le 20 décembre 2020

Contre (la) nature

En français, on appelle cela une alliance «contre-nature», c’est-à-dire la réunion de ceux qui combattent un projet avec des arguments diamétralement opposés. L’UDC a annoncé cette semaine qu’elle aussi attaquera la loi sur le CO2. Les grévistes du climat et Extinction rébellion ont déjà brandi le referendum. Le délai court jusqu’au 14 janvier 2021 pour récolter 50 000 signatures. La votation populaire pourrait se tenir en juin ou en septembre de l’année prochaine. *

Les grévistes du climat au nom de l’ »urgence climatique» réclament des mesures plus fortes pour réduire les gaz à effet de serre à l’horizon 2025 déjà. Autant dire qu’ils exigent une suspension de la démocratie.

La loi qu’ils contestent est la traduction helvétique de l’Accord de Paris datant de décembre 2015. Dans la foulée, le Conseil fédéral a élaboré une procédure de consultation. Celle-ci a abouti à un projet de loi transmis au Parlement en décembre 2017. L’examen par les deux Chambres a été difficile. Il aura fallu une conférence de conciliation pour se mettre d’accord et sceller le vote final le 25 septembre dernier. 5 ans pour changer une loi, c’est long, mais c’est le prix du consensus qui va des libéraux-radicaux jusqu’aux Verts.

Le refus de cette loi obligerait à recommencer tout l’exercice. Un temps précieux serait perdu, alors qu’il y a urgence à se doter d’objectifs clairs et de moyens. Et c’est bien LA NATURE qui pâtira de ce blocage monstrueux.

Le champ démocratique suppose l’arbitrage des intérêts et des opinions. L’obstination des grévistes du climat à combattre une loi qui va dans le bon sens, même si imparfaite, est réellement stupide. Elle procède de la conviction que jusqu’ici rien n’aurait été fait pour sauver le climat et que les générations précédentes ont fauté par insouciance. Or, rien n’est plus faux. Depuis les années 1970, le législateur n’a cessé de prendre des mesures pour préserver l’environnement. Pensons aux milliards de francs investis par exemple pour que le trafic des marchandises passe de la route ou rail, ou aux normes anti-pollution des véhicules.

L’outil plus contraignant pour accélérer la politique climatique est d’ailleurs déjà sur la table: l’initiative pour les glaciers qui vise 0 gaz à effet de serre en 2050. Le Conseil fédéral vient de lancer la consultation sur un contre-projet direct. 

L’opposition de l’UDC est plus classique. Le premier parti du pays ne veut pas d’un cadre légal contraignant. Il craint le coût économique des mesures pour les particuliers comme pour les entreprises. Il compte sur les seules innovations technologiques pour enrayer les effets du réchauffement climatique. Bref, le laisser-faire cynique habituel.  

Pourtant, il y a de fortes chances que la coalition de la raison (PLR-PDC-Vert’libéraux, PBD, PS et Verts) qui soutient la loi l’emporte en votation. Les activistes climatiques les plus radicaux perdront dans cette sombre affaire une partie de leur crédibilité et de leur aura. Leur mépris pour les procédures démocratiques va compliquer la tâche des gens de bonne volonté, au parlement et dans la société, qui souhaitent densifier plus encore les mesures en faveur de la sauvegarde de l’environnement. Leur inculture politique, sur fond de catastrophisme, ne présage rien de bon.

  • Texte paru en italien le 25 octobre 2020 dans l’hebdomadaire Il Caffè

D’un Secrétaire d’Etat à l’autre…

Après Rossier, Balzaretti… le Conseil fédéral va bientôt manquer d’ambassades de prestige pour écarter / recycler ses hauts diplomates talentueux mais incompris…

Dans sa politique européenne, le Conseil fédéral a 3 options: changer de négociateur, changer de stratégie, changer d’objectif. Puisse-t-il choisir le plus ambitieux! Le sacrifice d’un Secrétaire d’Etat est inutile si on ne change pas au moins un des deux autres paramètres .

Ignazio Cassis dit compter sur la « créativité » diplomatique de la nouvelle secrétaire d’Etat. C’est vrai que Livia Leu est très expérimentée. Mais le Conseil fédéral semble oublier que l’UE est une construction qui repose sur le droit et laisse peu de place à l’interprétation…

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