La Suisse est un des premiers pays d’immigration au monde

Les chiffres de l’Office fédéral de la statistique font sensation, et plaident pour une politique de naturalisation plus vigoureuse.
Un an après le vote du 9 février «contre l’immigration de masse», les chiffres publiés la semaine dernière par l’Office fédéral de la statistique (OFS) détonnent: un tiers de la population est issu de la migration, soit 2,4 millions de personnes âgées de plus de 15 ans sur 6,8 millions. Quatre cinquièmes sont nés à l’étranger, un cinquième est né en Suisse mais descend de parents nés ailleurs, un bon tiers est Suisse. En une décennie, la proportion est passée de 29 à 35%.

Avec 61,2% de sa population (de plus de 15 ans) issue de la migration, Genève se distingue comme le canton le plus melting-pot, suivi par Bâle-Ville (51%). Le Tessin (47,7%), Vaud (45,6%), Zurich (40%), Neuchâtel (39,1%) se situent au-dessus de la moyenne nationale.

Sur son blog, le professeur Etienne Piguet observe: «Ce chiffre de 2,4 millions est considérable. Il fait de la Suisse – bien qu’elle ait longtemps voulu l’ignorer et le nie peut-être encore – un grand pays d’immigration à l’image du Canada ou de l’Australie, loin devant tous les autres pays européens et les USA.»

Il le démontre au moyen d’un graphique, dont les données calculées par l’ONU sur des critères différents de ceux de l’OFS permettent la comparaison. Si l’on exclut les petits pays de moins d’un million d’habitants comme le Luxembourg et Monaco, les monarchies pétrolières du Golfe peu peuplées (et qui recourent massivement à l’importation de main-d’œuvre) et la Jordanie qui accueille un flot de réfugiés syriens, la Suisse apparaît avec Singapour et Hong Kong comme un des premiers pays d’immigration au monde. Le professeur Piguet y voit la marque de «petites économies très dynamiques et très prospères (!) jouant à plein la carte de la globalisation (!)».

De fait, c’est lors de la première globalisation, celle d’avant 1914, que la Suisse, jusque-là terre d’émigration, est devenue un pays d’immigration. L’Etat, fondé par les radicaux en 1848, devient libéral et prospère, il s’équipe, procède à de grands travaux qui requièrent de la main-d’œuvre étrangère (15% à l’aube de la Première Guerre mondiale).

LA TÉNACITÉ D’ADA MARRA

L’immigration recule ensuite jusque dans les années 50 où elle reprend son ascension vers les actuels sommets. Mais la Suisse peine à s’avouer son extraordinaire dépendance aux talents venus d’outrefrontières. Si elle a certes refusé les propositions de coup de frein des initiatives Schwarzenbach dans les années 70, elle s’est montrée plus que réticente à mener une politique de naturalisation vigoureuse. Les propositions pour introduire le droit du sol ou des procédures facilitées pour les deuxièmes et troisièmes générations se sont heurtées à de puissantes oppositions.

Ada Marra, conseillère nationale socialiste, élue au Parlement en 2007, fille d’immigrés italiens, née à Paudex (VD), ne s’est pourtant pas laissé décourager. Le Conseil fédéral s’est rallié la semaine dernière à sa proposition de naturalisation facilitée pour les petitsenfants d’immigrés. Pas d’automatisme, mais les parents devront déposer une demande pour un bébé né en Suisse, à condition qu’au moins l’un d’eux y soit né ou y ait immigré avant l’âge de 12 ans, et qu’au moins l’un des grands-parents ait été titulaire d’un droit de séjour.

Combien des 360 000 étrangers nés chez nous seraient potentiellement concernés? De premières estimations chiffrent de 5000 à 6000 petits-enfants par an les potentiels bénéficiaires. Cent mille autres «anciens» pourraient invoquer cette disposition.

Cette légère prise en compte de la réalité migratoire de la Suisse nécessitant un changement dans la Constitution, peuple et cantons devront voter. Ce sera l’occasion de mesurer si les Confédérés acceptent de se voir tels qu’ils sont: le fruit d’un profond brassage de population, des «sangs-mêlés» comme le note le professeur Piguet.

* Article paru dans L’Hebdo du 29 janvier 2015 

Ada Marra et les petits-enfants

Dans leur majorité, les Suisses se plaignent d’être envahis et trouvent qu’il y a trop d’étrangers en Suisse. Les statistiques indiquent que bientôt 25 % de la population sera composée de non-Suisses. Un sur quatre, c’est vrai que cela semble énorme. *

Sauf que la Suisse se fabrique elle-même des étrangers. Sur les quelque 2 millions que compte le pays, 360 000 sont nés chez nous. Cela aussi est énorme. Si nous connaissions le droit du sol, comme c’est le cas en France par exemple, ces gens nés et élevés entre Romanshorn, Genève et Chiasso seraient de bons petits Suisses.

Les tentatives de faciliter la naturalisation des enfants d’immigrés de la deuxième ou de la troisième génération ont toutes échoué devant le peuple. Comme si le passeport rouge à croix blanche tenait plus du droit divin que de la réalité de l’intégration.

Ada Marra est une conseillère nationale socialiste, élue au Parlement en 2007. Cette Vaudoise est aussi fille d’immigrés italiens, née à Paudeux, à proximité de Lausanne. En matière d’intégration et de défense des migrants, elle sait de quoi elle parle, et surtout, elle s’engage sans relâche.

Bien que la naturalisation facilitée soit un sujet politiquement risqué, elle a avancé maintes propositions. La dernière en date a déjà reçu l’aval des Commissions des institutions politiques. Cette semaine, le Conseil fédéral a également décidé de la soutenir.

Il s’agit de faciliter la naturalisation des enfants de la troisième génération. Toujours pas d’automatisme – inutile de braquer l’UDC plus qu’elle ne l’est déjà sur ce sujet. Les parents devront déposer une demande pour l’enfant né en Suisse, à condition qu’au moins l’un d’eux soit né en Suisse ou y ait immigré avant l’âge de 12 ans, et que au moins l’un des grands -parents ait été titulaire d’un droit de séjour.

Combien des 360 000 étrangers nés chez nous seraient potentiellement concernés? De premières estimations chiffrent à 5 à 6000 petits-enfants par an les potentiels bénéficiaires. 100 000 autres « anciens » pourraient évoquer cette disposition.

La mesure aura un effet dans les familles arrivées en Suisse dans les années cinquante ou soixante, c’est-à-dire italiennes, espagnoles, portugaises. Autant de communautés, très critiquées et moquées à l’époque des initiatives Schwarzenbach, mais dont on s’accorde désormais à dire qu’elles se sont remarquablement fondues dans la population suisse. Elles passent pour des modèles d’intégration.

Cette proposition nécessitant un changement de la Constitution, nous devrons voter.Espérons que d’ici là, une majorité de citoyens et de cantons se seront convaincus qu’il serait plus raisonnable de cesser de fabriquer des étrangers indigènes par milliers chaque année. Cela rendrait nos discussions sur la migration plus rationnelles et sereines.

Texte de ma chronique parue en italien le dimanche 25 janvier 2015 dans Il Caffè. 

Immigration: coupons la poire en deux

CONSÉQUENCE DE LA VOTATION DU 9 FÉVRIER dernier, l’immigration sera LE thème au cœur de la campagne des élections fédérales. Conformément à l’injonction constitutionnelle, les partis s’écharperont sur les solutions qui permettraient de réduire le solde migratoire sans fracasser l’accord sur la libre circulation des personnes avec l’Union européenne, et par ricochet l’ensemble des accords bilatéraux.

En parallèle, les partis seraient bien inspirés de considérer la problématique migratoire sous un autre angle. La Suisse comptera bientôt deux millions de résidents étrangers: c’est beaucoup pour un pays qui vient de dépasser les huit millions d’habitants. Cette disproportion nourrit de longue date des sentiments xénophobes: comment ne pas se sentir envahi quand, officiellement, plus d’un habitant sur quatre vient d’ailleurs?

Sauf que c’est la Suisse qui joue à se faire peur avec son énorme population étrangère. Elle pourrait facilement calmer ses nerfs – et retrouver sa sérénité sociale – en décortiquant la statistique. Un demi-million de nos «étrangers» résident chez nous depuis plus de quinze ans. Pas loin de 200 000 sont là depuis plus de trente ans. Personne ne sera surpris de savoir que la moitié de ce contingent de «vieux immigrés» est composée d’Italiens, si fustigés naguère par les initiatives Schwarzenbach, mais désormais classés comme des modèles d’intégration réussie.

A ce demi-million d’immigrés installés de longue date il faut ajouter plus de 360 000 étrangers nés en Suisse, qui seraient considérés comme de parfaits indigènes si notre pays connaissait comme tant d’autres le droit du sol. Si l’on décidait de naturaliser ces petits étrangers et les plus vieux, qui dépassent de loin les dix années exigées par la loi, on pourrait pratiquement couper en deux le pourcentage d’«étrangers» de 23,8%, et se retrouver avec un taux dépassant à peine les 10%.

Evidemment, une population où seul un habitant sur dix est – réellement – immigré se sentirait moins sous pression, beaucoup moins «envahie».

Mais les partis, même ceux à qui les diatribes obsessionnellement xénophobes de l’UDC donnent la nausée, peinent à s’emparer du sujet «naturalisation» réputé casse-gueule. Les Suisses n’ont-ils pas refusé dans les urnes en 1994 et 2004 des facilitations de procédure pour les deuxième et troisième générations?

APPELÉ PAR LE VERT GENEVOIS ANTONIO HODGERS (juste avant son départ du Parlement) à étudier les raisons du faible taux de naturalisation actuel (3%), le Conseil fédéral n’a pas non plus jugé utile de se montrer plus offensif.

En l’occurrence, l’option «couper la poire en deux» que nous suggérons ne requiert aucune facilitation pour ce qui concerne les anciens étrangers. Il s’agirait juste de les encourager par un appel solennel à déposer une demande (et peut-être d’ajuster les effectifs administratifs qui traitent environ 30 000 cas par an). Pour les nouveau-nés, un changement de la loi, qui vient d’être révisée, serait nécessaire. Le Parlement doit, en outre, se prononcer sur une proposition de la conseillère nationale Ada Marra (PS/ VD) visant la troisième génération.

Si les partis regimbent, les cantons, agacés par le vote du 9 février qui menace de casser leur dynamisme économique, pourraient aussi passer à l’action, puisque ce sont eux qui concentrent les plus grandes densités d’étrangers.

SI STRESSÉS PAR LA PRÉTENDUE «SURPOPULATION ÉTRANGÈRE», l’Überfremdung comme disent nos Confédérés d’outre-Sarine, les Suisses n’ont pas assez conscience que notre pays est une terre de migration, que toute son histoire est marquée par elle. Jadis, ce sont eux qui partaient louer leurs services comme mercenaires, employés de maison, etc. Puis, au tournant du XXe siècle, la prospérité économique s’installant, ce sont eux qui se sont mis à accueillir des forces de travail supplémentaires, nécessaires à leur bienêtre.

L’Office fédéral des migrations estime à 34,8% la part de la population issue de l’immigration. C’est bien l’indice que la Confédération, loin d’être repliée sur elle-même, est le fruit d’un puissant brassage, favorisé par sa position géographique. Cessons de détester nos origines européennes (ce sont surtout des immigrés d’Italie, de France et d’Allemagne qui ont fait souche chez nous). Encourageons massivement nos «étrangers» à acquérir un passeport rouge, sans rien renier de leur passé. La double nationalité est autorisée depuis 1992 et, bien que régulièrement sommé de revoir sa pratique, le Conseil fédéral n’entend heureusement pas revenir en arrière.

* Chronique parue dans L’Hebdo du 8 janvier 2015

Ecopop: après le soulagement…

Le pire n’est jamais sûr, Ecopop s’est transformé en Ecoflop. * Même les Tessinois ont voté contre ce texte, qui aurait dopé le flux de frontaliers, en autres très fâcheuses et absurdes conséquences.

Qu’elles étaient belles ces cartes dimanche soir 30 novembre, effaçant toutes les frontières cantonales, une Suisse trois fois unanime, à part une minuscule extravangance shaffousoise sur les forfaits fiscaux!

Tout va-t-il pour le mieux dans le meilleur des mondes ? La Suisse a-t-elle retrouvé la voie de la sagesse et de la sérénité ?

Pas vraiment. La splendide unanimité de dimanche doit beaucoup à la démobilisation des mécontents de la libre-circulation (moins 7 points e participation par rapport à février) et à l’ambiguité des mots d’ordre de l’UDC : d’abord oui, ensuite non, et une absence assourdissante dans la campagne, en comparaison avec le tintamarre habituel. Ensuite les problème soulevés par le 9 février restent entiers : comment maintenir les accords avec l’Union européenne en faisant diminuer le flux de main d’oeuvre étrangère grâce à des contingents ?

Ce casse-tête va nous occuper en 2015.

Le pire n’est jamais sûr, et il vaut mieux prévenir que guérir. Ce second adage est à la base de l’action d’un comité de professeurs et d’entrepreneurs qui veulent lancer une initiative pour « sortir de l’impasse ». Leur but? Abroger l’article constitutionnel approuvé en février dernier. Net et sans bavure. Et pas si scandaleux que cela. Le texte de l’UDC s’est imposé de justesse, et l’histoire compte maints exemples de votations à répétition sur des thèmes chauds. L’UDC, encore elle, nous abreuve de propositions sur les étrangers, on a voté plusieurs fois sur l’instauration de la TVA tout comme sur le droit de vote des femmes.

Si le Conseil fédéral trouve entretemps l’oeuf de Colomb, ce comité est prêt à retirer son initiative, mais si le gouvernement échoue, si une renégociation de la libre-circulation s’avère impossible, il vaudra la peine de redemander au peuple si il voulait vraiment renoncer aux accords bilatéraux avec l’Union européenne.

Le think tank de politique étrangère foraus propose lui qu’à l’avenir une initiative qui contredit un traité international ne puisse pas recueillir des signatures sans que cela soit expressément indiqué. Sans indication, le Conseil fédéral aurait toute latitude d’appliquer la disposition votée dans le respect des engagements internationaux déjà pris. C’est astucieux, et cela évitera que certains partis ou groupements jouent de manière irresponsable sur le flou de leurs propositions.

Vivement que le Parlement se saisisse de cette question. Quel sera le parti qui la portera ?

La Suisse de l’après 30 novembre va un peu mieux que celle de l’après 9 février. Mais le feu couve, et l’ardeur mise à combattre Ecopop ne doit pas retomber. Le débat sur la démocratie directe doit se poursuivre, tout en finesse, loin des injonctions populistes qui ne mènent qu’à l’impuissance.

* Texte paru en italien dans Il Caffè ce dimanche 7 décembre 2014

Forfaits fiscaux: derrière le fédéralisme, un peu de cynisme?

Le pire n’est jamais sûr: les cantons alémaniques qui pratiquent peu ou pas le forfait fiscal n’ont pas imposé aux Romands et aux cantons touristiques l’abolition de cet outil. On respire, et je reconnais avoir eu tort de craindre ce scénario.

Le fédéralisme en sort grandi, nous dit-on depuis l’heureuse surprise.

C’est certainement vrai. Mais on peut déceler dans ce souci d’autonomie laissée aux autres cantons un calcul un peu plus cynique: si Vaud et Genève avaient perdu des recettes fiscales, ils seraient devenus moins ou plus du tout contributeurs à la péréquation financière fédérale, qui bénéficie à tant de petits cantons alémaniques. Zurich, Zoug ou Nidwlad, autres cantons contributeurs, auraient dû compenser et payer plus.

Avant le vote du 9 février, les cantons lémaniques avaient tenté de faire passer le message suivant: ne cassez pas des conditions-cadre qui nous permettent de nous montrer généreux. En vain. Cette fois-ci, ils ont été mieux entendus.

La leçon de cette histoire? Quand ils voient leurs collègues alémaniques, Pascal Broulis, Serge Dal Busco, François Longchamp et Pierre-Yves Maillard, ne doivent pas craindre de taper sur la table. Le fédéralisme ne consiste pas seulement à respecter la sensibilité d’autrui, mais aussi à se faire respecter tout court, et à mettre les autres devant leurs responsabilités en pleine connaissance de cause!

La bataille de la mise en oeuvre du contingentement de la main d’oeuvre étrangère ne fait que commencer, elle promet de nouvelles chaudes empoignades au royaume du fédéralisme. 

Le revirement du Tessin

En février dernier, le Tessin avait fait sensation en donnant 68,2% de oui à l’initiative « Contre l’immigration de masse ». Ce 30 novembre, il surprend à nouveau en rejetant Ecopop comme tous les autres cantons, avec 63% de non. Comment expliquer un tel revirement?

Il vaut la peine d’aller fouiller dans le détal des chiffres. Premier constat: la participation est en forte baisse, elles est passée de 57,8% en février à 45,8% ce dimanche. Beaucoup de mécontents des effets de la libre-circulation ne sont pas allés voter. Un constat à vérfier à l’échelle suisse.

Le camp du refus de mesures extrêmes contre l’immigration s’est un peu renforcé, le texte de l’UDC avait récolté 58 589 non, Ecopop a recueilli 60948 non. La différence est de 22 359. Un chiffre intéressant quand on sait que le 9 février ce sont 19 302 non qui ont manqué au niveau suisse pour rejeter l’initiative « Contre l’immigration de masse ».

Il y a donc un retour à la raison, une prise de conscience que le vote protestataire consistant à « envoyer un signal aux autorités » peut avoir des conséquences excessives et funestes, mais toutes les âmes et tous les coeurs ne sont pas convertis, puisque un nombre non négligeable de citoyens (24 905 exactement) n’a pas pris la peine de s’exprimer.

Touche pas à ma BNS

Le Conseil fédéral passe un dimanche agréable, les Suisses le suivent avec un enthousiasme peu coutumier, et qui contraste avec le puissant désaveu de février. Mais ceux qui peuvent afficher un sourire en forme de banane, ce sont les dirigeants de la BNS. 

Avec plus de 75% de refus de l’initiative sur l’or de la BNS (à cette heure), le plébiscite est clair, le peuple ne veut pas que l’on touche à son institution chérie. En 2010, un sondage Sophia réalisé par l’institut M.I.S Trend en 2010 montrait que l’institut d’émission jouissait d’une confiance de 91% au près de la population. Un facteur que les initiants ont manifestement négligé.

Une très ample majorité de suisse sait gré à la BNS de la politique qu’elle mène pour défendre un cours du franc supportable pour nos industries d’exportation et n’a pas du tout goûté la perspective de devenir la proie des spéculateurs. On a quand même le droit de pousser un gros ouf. L’acceptation de ce texte aurait constitué un tsunami non seulement pour l’économie mais pour nos porte-monnaie!

Ecopop: entre impatience et impuissance

Ils ne sont peut-être pas personnellement xénophobes, du moins c’est ce qu’ils prétendent, mais ils refusent de voir que la manière dont ils veulent dompter les flux migratoires est une mesure anti-étrangers.  Cela m’est apparu très clairement en regardant l’autre soir le débat d’Infrarouge: les initiants d’Ecopop veulent alerter l’opinion sur les effets de la démographie sur la viabilité de la planète, mais ils se fichent des conséquences concrètes de leur texte, et ne supportent pas d’y être confrontés par les opposants ou les experts.

Philippe Roch a ainsi tour à tour fustigé les professeurs d’université qui ont tort, les patrons qui ont tort et les élus politiques qui ne font rien.

Il ne semble même pas avoir remarqué que si des personnalités aussi différentes et éloignées idéologiquement que le PLR Christian Luscher et le Vert Robert Cramer sont unis dans cette campagne, c’est peut-être l’indice que c’est lui qui devrait remettre en question sa réflexion ou sa posture.

Pour quelqu’un qui justifie son investissement dans la campagne par la volonté d’ « ouvrir un débat », je trouve que l’ancien chef de l’office fédéral de l’environnement s’est montré peu respectueux de l’opinion de ses contradicteurs.   

Mais, je dois dire que moi qui fais métier d’observer les politiques, je commence à en avoir plus qu’assez d’entendre que les élus, le Parlement, le Conseil fédéral, « ne font rien ». Même si je dois confesser avoir certainement utilisé ce genre de jugement à l’emporte-pièce dans l’un ou l’autre de mes articles.

Je clarifie donc: les politiques, les élus, le Conseil fédéral, les parlementaires font parfois faux (c’est une question de point de vue), ils agissent parfois (souvent) très lentement, ils se montrent souvent peu sensibles à l’un ou l’autre aspect du dossier, mais sous-entendre qu’ils ne font rien du tout Punkt Schluss, rien de chez rien, qu’ils se tournent les pouces et ricanent de l’expression de la volonté populaire,  est un peu facile. Et inexact.

Dans le cas de la mise en oeuvre de l’initiative du 9 février « contre l’immigration de masse », le Conseil fédéral n’a pas encore trouvé de solution, mais on ne peut pas dire qu’il n’a rien fait: des propositions ont été élaborées, une consultation est en cours, les contacts avec Bruxelles ont été nombreux. Mais on ne met pas en oeuvre une norme constitutionnelle qui contredit d’autres votes populaires (sur les bilatérales) en claquant des doigts.

La politique, le Conseil fédéral en première ligne, ne peut pas changer le cadre (ou si vous péférez le contexte) La Suisse n’est pas une île, elle n’a ni la puissance, ni la taille des Etats-Unis, de la Russie ou de la Chine, tentés à différents moments de leur histoire par l’Alleingang (doctrine Monroe chez les Américains). Impossible d’agir sur la migration sans concertation avec les autres pays concernés. Impossible de négocier avec l’Union européenne si elle n’est pas d’accord d’entrer en matière. Ce qui apparaît de plus en plus clairement aussi, c’est que les Ecopopistes ou l’UDC souhaitent changer le cadre, tels des enfants égoïstes qui veulent gagner le jeu tout de suite et changent ses règles pour y parvenir et qui ne comprennent pas que les autres participants refusent ou s’énervent.

Cette attitude est d’autant plus dommageable que le cadre nous échappe à nous Suisses plus qu’à d’autres. Nous n’appartenons ni à l’Union européenne, ni au G20, deux clubs où se prennent des décisions cruciales pour le petit état enclavé dans un grand ensemble et la puissance économique moyenne que nous sommes.

J’observe sur les réseaux sociaux beaucoup de commentateurs se félicitant de pas en être, compte tenu des performances économiques ou politiques actuelles de l’UE ou du G20, qu’ils jugent, sans nuances, médiocres, voire méprisables. On reste « maître chez nous », disent-ils. Mais je crois que nous ne sommes maîtres de rien, et que nous subissons sans pouvoir actionner le moindre levier pour influencer le cours des choses dans un sens qui nous paraît souhaitable, opportun, raisonnable,…

Ecopop illustre cette manière de piaffer d’impatience et d’impuissance. 

Le suicide suisse

De plus en plus d’initiatives menacent les conditions cadres économiques à l’origine du modèle suisse de prospérité. Après l’acceptation de l’initiative «Contre l’immigration de masse» le 9 février, Ecopop ou le texte sur l’or de la BNS lui porteraient un coup fatal. Mais pourquoi notre envié système de démocratie semi-directe s’est-il transformé en torpille? Essai. 

La diatribe d’Eric Zemmour, Le suicide français, se vend très bien dans nos librairies. Si le French bashing est de longue date un sport national, on se gausse volontiers, de Romanshorn à Genève, de l’actuelle grande déprime de la Grande Nation, de cette spectaculaire impuissance des gouvernements, de gauche comme de droite, à mener les réformes nécessaires. Mais sommes-nous si sûrs d’être en meilleure posture?

Président de l’Association suisse des banquiers, Patrick Odier n’est pas un homme réputé pour ses outrances verbales. Il vient pourtant de lâcher dans une interview à la NZZ am Sonntag que l’acceptation d’Ecopop, le 30 novembre prochain, serait «un suicide».

Le texte voulant limiter la croissance démographique est incompatible avec les accords bilatéraux qui nous lient à l’Union européenne. Son acceptation anéantirait définitivement toute la stratégie du Conseil fédéral pour obtenir une mise en œuvre eurocompatible de l’initiative «Contre l’immigration de masse», acceptée de justesse en février dernier. Avec le texte sur l’or de la BNS ôtant toute marge de manœuvre pour mener une politique monétaire indépendante (lire en page 12), ce serait plus que la goutte d’eau qui fait déborder le vase, ou la balle dans le pied qui figure un méchant autogoal, ce serait un suicide suisse, le renoncement volontaire aux conditions-cadres qui ont nourri le modèle suisse et généré sa splendide prospérité.

Le danger est réel car tous ceux qui ont voté le texte de l’UDC en début d’année ont reçu peu de raisons de modifier leur vote au moment de se prononcer sur Ecopop. Seule une mobilisation plus importante de ceux qui ont enduré les effets négatifs du 9 février – les chercheurs, les étudiants et aussi pas mal de patrons qui commencent à délocaliser des postes au compte-goutte, sans que personne n’en sache rien – peut conjurer ce sort fatal.

Comment expliquer une telle dérive? La performance, relative, de l’économie suisse, par rapport à son environnement européen, a rendu nombre de Suisses arrogants et peu lucides. Notre endettement public est sous contrôle, mais l’endettement privé reste colossal. Nos succès sur les marchés extra-européens effacent chez beaucoup notre dépendance aux marchés européens. Pourtant, depuis que la croissance allemande marque le pas, notre baromètre conjoncturel pique mécaniquement du nez. Le 9 février a nimbé l’économie suisse d’un voile d’incertitudes ravageur pour le développement des affaires (lire ci-contre).

DOUCE INCITATION

A qui la faute? A nous tous. Notre système de démocratie semi-directe a changé de nature, sans que nous en prenions la mesure. Naguère, il était une incitation bonhomme au compromis. Utilisé à outrance par l’UDC comme engin de marketing électoral, il s’est mué en torpille d’un pays dont il avait vocation à servir la cohésion. Naguère, le droit d’initiative était un droit de proposition, une manière pour les minorités d’interpeller la classe politique sur un sujet négligé par elle: les initiants ne gagnaient pas, mais la machinerie législative se chargeait de leur donner un peu raison, via un contre-projet direct ou indirect. Défaits dans les urnes, les promoteurs d’initiatives pouvaient se targuer d’avoir envoyé un signal, donné un coup de semonce. Ce fut par exemple le cas du GSsA, le Groupe pour une Suisse sans armée, il y a vingt-cinq ans tout juste, dont le texte recueillit 35% de oui: l’armée ne fut pas abolie, mais ses budgets drastiquement amputés. Plus récemment, l’initiative pour un salaire minimum a échoué, mais son existence a dopé les négociations des partenaires sociaux: maints barèmes de conventions collectives ont été revus à la hausse.

Le droit d’initiative, c’était du soft power avant l’heure. Une manière douce d’influencer les processus de décision sans compter sur la brutalité du rapport de forces.

Mais le rapport de forces justement constitue l’outil privilégié par l’UDC pour imposer ses vues. Galvanisé par ses succès, le parti de Christoph Blocher n’est pas devenu le moteur du compromis, comme son rang de premier parti de Suisse lui en assignerait le rôle, il a multiplié les initiatives pour court-circuiter le travail du Parlement et du Conseil fédéral, où il s’estime sous-représenté.

MANQUE DE RÉACTIONS

Jusqu’au résultat du 9 février, mettant en porte-à-faux la volonté de contingenter la main-d’œuvre étrangère avec le soutien cinq fois réitéré aux accords bilatéraux, personne n’a vraiment agi contre cette évolution perverse.

Le Conseil fédéral a bien réfléchi à quelques ajustements sur les critères de validité des initiatives, mais n’a pas eu le courage de porter une réforme iconoclaste devant le peuple. La droite non UDC envie le joujou qui réussit si bien à son concurrent: PLR et PDC se sont ainsi mis à lancer leurs propres propositions «pour faire parler» d’eux. La gauche est embarrassée: elle aussi, au nom de son statut de minoritaire, a un peu abusé du droit d’initiative, malgré la présence du Parti socialiste au Conseil fédéral. La différence avec l’UDC, c’est que, si elle gagne quelques fois ses référendums (taux de conversion LPP en 2010), elle perd magistralement avec la plupart de ses initiatives (le vote de septembre contre la caisse publique est le dernier exemple).

Une manière de calmer le jeu aurait été d’introduire l’initiative législative, moins lourde que l’initiative populaire d’impact constitutionnel. Une loi épouse plus facilement les évolutions et les rectifications.

Le conseiller national Hugues Hiltpold (PLR/GE) le propose dans une initiative parlementaire qui devrait être examinée lors de la session de décembre. Il suggère également que les textes soient invalidés s’ils ne sont pas de rang constitutionnel. Une clarification aussi audacieuse que bienvenue car elle soulagerait notre charte fondamentale de toutes sortes de détails et de chiffres qui n’ont pas à y figurer. Cette solution affrontera toutefois le plénum sans le soutien d’une majorité de la Commission des institutions politiques. Il faut souhaiter qu’elle ne connaisse pas le même sort que l’initiative populaire générale introduite en 2003, sabordée en

2009 déjà, sans avoir jamais servi. N’exigeant qu’une majorité du peuple, l’initiative législative enrayerait la dérive des initiatives populaires d’application faisant suite à l’adoption de normes constitutionnelles inapplicables.

Horrifiée par la perspective d’une répétition du 9 février, l’économie s’aperçoit un peu tard qu’elle a eu tort de snober les enjeux non directement liés à la défense de ses intérêts, comme l’interdiction des minarets (approuvée en 2009) ou l’internement à vie des délinquants sexuels (approuvé en 2004). Autrefois, au bon vieux temps du Vorort et de la SDES (Société pour le développement de l’économie suisse), elle finançait, bonne fille, toutes les campagnes de votation et accordait aux partis quelques moyens pour s’engager de façon déterminée. Rebaptisée economiesuisse en 2000, découplée du terrain politique, elle a désinvesti au moment où Blocher injectait ses propres millions pour influencer les campagnes à son avantage. Disqualifiée aux yeux de l’opinion publique par ses très molles positions sur les hauts salaires et les bonus des managers, elle peine à convaincre.

QUEL FOSSÉ?

Paradoxe, les patrons, qui assurent les succès économiques du pays, ne sont pas entendus quand ils disent avoir besoin de la libre circulation des travailleurs pour recruter les meilleurs talents sur le marché de l’emploi européen. Les chercheurs et le monde académique, qui nourrissent l’innovation par l’excellence de leurs recherches, ne sont pas crus quand ils affirment la nécessité de rester connectés aux réseaux européens. L’existence d’un fossé entre les élites et le peuple, martelée par l’UDC, a suborné les esprits sans que la pertinence de ce cliché conspirationniste soit questionnée.

Si le couperet d’Ecopop ne tombe finalement pas, d’autres textes de la même poudre explosive sont annoncés, tel celui visant à instaurer la primauté du droit suisse sur le droit international.

La France voisine agonise par l’impéritie de ses gouvernants, et des voix s’élèvent pour demander que le peuple y soit mieux entendu. La Suisse, elle, s’inflige des blessures mortelles par excès de volonté populaire, mal orientée et mal cadrée. Ce suicide lent est la marque du déclin.

Essai paru dans L’Hebdo du  13 novembre 2014

Ecopop: dérapages de Philippe Roch

En Suisse romande, la campagne sur Ecopop vient de déraper avec l’extraordinaire hargne exprimée par Philippe Roch. Lors de son passage sur RTS La Première, lundi matin, il s’est déchaîné contre ceux qui osent questionner son soutien à l’initiative, et contre le Conseil fédéral, en particulier. Tous n’auraient « rien compris » au texte sur lequel nous votons le 30 novembre.

Un ancien haut fonctionnaire de la Confédération qui traite la classe politique de «clique », voilà qui est inélégant, déloyal face à l’ancien employeur qui lui sert une retraite confortable, et inquiétant quant à l’état délétère du climat politique.

Mais l’ancien Chef de l’Office fédéral de l’environnement a aussi demandé la démission d’Alain Berset avec une virulence effrayante. Le conseiller fédéral a peut-être été maladroit dans sa communication, mais au bout du compte il n’a pas moins le droit que M. Roch d’exprimer un point de vue un peu carré.

C’est triste de voir un ancien serviteur de l’État piétiner ainsi la civilité du débat démocratique.

Mais il y a, à mon sens, encore plus affligeant. C’est la réponse évasive donnée par Philippe Roch aux liens que certains des initiants cultivent avec les initiatives Schwarzenbach. Le militant écologiste a déclaré ne pas pouvoir se prononcer, ayant un souvenir trop flou de cette période. Ah bon ? Cet homme qui a fait une partie de sa carrière dans l’administration fédérale a zappé un des débats majeurs qui ont agité la Suisse au tournant des années 1970. Il n’était pourtant pas un gamin à l’époque des faits. Né en 1949, celui qui se proclame humaniste n’a rien à dire sur la vague de xénophobie que les textes lancés par James Schwarzenbach ont suscitée ?

Il est troublant ce trou de mémoire.

Elle est gênante cette incapacité à prendre clairement ses distances avec ceux qui pensent que l’immigration est la cause de tous les « maux » suisses, aujourd’hui comme hier.

Philippe Roch défend son soutien à Ecopop en arguant que le texte pose de bonnes questions. Cette ritournelle sur «les bonnes questions» devient dangereuse. Dans une société démocratique, on peut bien sûr débattre de tout. Mais ce qui compte vraiment ce sont les réponses apportées, leur faisabilité et leur efficacité.

Il faut en finir avec les initiatives outil marketing qui ne servent qu’à capter des voix ou des émotions et qui n’amènent aucune solution.

On ne peut pas inscrire dans la Constitution des bouts de « débats » pour soulager la conscience de quelques uns ou satisfaire leur « ego », notre charte fondamentale ne devrait contenir que des principes et de grandes orientations.

Philippe Roch qui a été si proche des pouvoirs exécutif et législatif devrait le savoir plus que d’autres.

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