Interview sur Médias pour tous et Media Forti

Médias pour tous, Media Forti, mais aussi Association des médias d’avenir et We Publish, les initiatives en faveur des médias se multiplient. Qu’est-ce qui les distingue, au-delà de leur but commun? Mes réponses à Edito*.

– Comment définiriez-vous Médias pour tous? 

Une association composée au début de réalisateurs et de producteurs de cinéma qui voulaient combattre l’initiative NoBillag, machine de guerre contre un de leurs partenaires principaux, la SSR. Lors des licenciements advenus à l’automne 2016 chez Tamedia puis chez Ringier Axel Springer avec la fermeture de L’Hebdo, Médias pour tous a décidé d’élargir le périmètre de ses activités à la défense d’une presse diversifiée et de qualité. Médias pour tous agit au niveau national et dans les 3 régions linguistiques. Elle regroupe les milieux du cinéma et les syndicats de journalistes. MPT a déjà conduit plusieurs actions de sensibilisation du public.

– Quelle est la différence avec Media Forti?

Media Forti, lancé ce début octobre à Zurich et Lausanne, a les mêmes préoccupations que Médias pour tous, mais vient des milieux académiques et de la société civile. Pour faire simple et un peu caricatural, je dirais que Media Forti est apolitique et n’a pas de visée corporatiste. Media Forti a lancé un appel https://www.mediaforti.ch/fr/  pour une nouvelle politique des médias, qui tienne compte de la révolution digitale. Media Forti souhaite renouveler les termes du débat, actuellement engoncé dans de vieux paradigmes (grands éditeurs – SSR). Media Forti demande la création d’une nouvelle infrastructure au service du journalisme moderne qui permette aux prestataires privés de se livrer à une concurrence stimulante (plateforme We Publish).

– L’idée est bien que le temps d’un financement public pour des médias privés est venu? Existe-t-il déjà des pistes de financement concrètes? 

Oui, la prise de conscience est là.  Avec quatre dimanches de votation par an, la démocratie suisse exige beaucoup de ses citoyens. Il faut donc une presse à la hauteur, qui a les moyens de travailler dans de bonnes conditions d’indépendance. Au niveau romand, Médias pour tous a élaboré le projet Fijou, pour fonds de financement du journalisme, sur le modèle de ce qui existe depuis une vingtaine d’années pour le cinéma avec Cinéforom (la Fondation romande pour le cinéma – qui distribue les subventions). Il s’agit de réunir des fonds de tous les cantons ou villes intéressés et ceux de la Loterie romande. Selon les premiers contacts pris avec les milieux politiques, Fijou séduit, notamment parce qu’un tel dispositif ferait écran entre les pouvoirs publics et les rédactions en garantissant l’indépendance de celle-ci. Reste à trouver l’argent. Le subventionnement public de la culture a une longue tradition, pas celui du journalisme.

Comment cela fonctionnerait-il? Comment et à qui répartir les fonds? (Les médias établis de Ringier, Tamedia par exemple pourraient-ils en bénéficier?) Bref, selon quels critères l’argent serait-il redistribué?

Fijou veut favoriser l’innovation et l’éclosion de nouvelles pousses, mais aussi préserver ce qui existe encore. Nous avons établi des critères de subventionnement dont nous souhaitons maintenant débattre avec les collectivités publiques. Impératif absolu : respecter la Déclaration des droits et des devoirs des journalistes.  Bien sûr que le fait de potentiellement donner de l’argent à des grands groupes de presse bénéficiaires a été l’objet d’âpres débats. Mais il faut aussi penser aux journalistes concernés. Nous avons imaginé une aide accordée à un titre en difficultés (pas à un groupe), un pacte de l’enquête ou des fonds pour l’innovation qui pourraient être attribués à des projets particuliers. Nous avons aussi pensé à des mesures favorisant et récompensant l’abonnement. Une des conditions pour recevoir des fonds de Fijou sera, sur le modèle de Cinéforom, la transparence des comptes. On peut douter que les grands éditeurs soient disposés à ouvrir tout grand leurs livres de comptes… Il s’agit d’une vieille revendication des journalistes qui n’a jamais été satisfaite.

– Mais avant cela: n’est-ce pas utopique de penser qu’en Suisse, des aides publiques pourraient venir au secours de la presse, a fortiori alors que le service public est remis en question avec No Billag?

Il est clair que le refus de No Billag est un préalable. Mais la discussion sur le périmètre du service public doit avoir lieu, la convergence technologique l’impose, qu’on le veuille ou non. Fijou, devisé à 16 millions de francs par an (pour toute la Suisse romande), We Publish, à 5 millions (il s’agirait d’une infrastructure nationale), sont des outils qui visent la diversité et la qualité de l’offre médiatique. Ils permettent d’anticiper: la restructuration du paysage médiatique suisse n’est de loin pas terminée, il ne faut pas attendre la prochaine dramatique fermeture d’un titre pour agir. Quand on compare avec l’étranger, l’aide à la presse dans notre pays reste  assez chiche. Dans des périodes de profondes turbulences, le politique a volé au secours de l’horlogerie, d’UBS ou des industries d’exportation étranglées par le franc fort (taux plancher), pourquoi ne le ferait-il pas pour la presse, pilier indispensable au débat démocratique ? Je ne suis ni optimiste ni pessimiste sur la possibilité d’obtenir des fonds publics, mais pour moi, c’est l’heure de vérité : si rien ne bouge dans les mois à venir alors il faudra vraiment cesser de verser des larmes de crocodiles lors des prochains licenciements, cesser de regretter que tel ou tel événement culturel, économique ou politique n’ait pas trouvé la couverture médiatique espérée par ses promoteurs.

– Diriez-vous que Médias pour Tous est encore très romande?

Il est clair qu’avec l’élaboration de Fijou, les Romands de MPT ont pris un peu d’avance, mais cela est aussi dû à l’électrochoc de la fermeture de L’Hebdo. Pour le reste, les actions contre NoBillag sont menées dans toutes les régions.

le site de Médias pour tous: https://savethemedia.ch/

le site de Association des médias d’avenir:   https://www.medienmitzukunft.org/fr/bienvenue/  

le site de We Publish : https://wepublish.ch/fr/home

 

* Réponses à Albertine Bourget pour Edito https://www.edito.ch/fr/magazine/

Les indépendantistes dans la maison européenne

Plus d’autonomie en Lombardie et Vénétie? Le score est soviétique, la participation très suisse…. plus d’autonomie par rapport à un État central assez inefficace, on peut comprendre. Mais les enjeux financiers ne sont pas très loin: le Nord ne veut plus payer pour le Sud. J’observe que toutes les régions aux envies autonomistes ou indépendantistes veulent rester dans la maison UE. Se posera donc la question de la solidarité entre les régions européennes. Ma suggestion : transformer le Comité des régions en vraie seconde chambre, et inventer un système de péréquation européenne plus claire et compréhensible.

Régions et solidarités européennes

Plus d’autonomie en Lombardie et Vénétie? Le score est soviétique, la participation très suisse…. plus d’autonomie par rapport à un État central assez inefficace, on peut comprendre. Mais les enjeux financiers ne sont pas très loin: le Nord ne veut plus payer pour le Sud.

J’observe que toutes les régions aux envies autonomistes ou indépendantistes veulent rester dans la maison UE. Se posera donc la question de la solidarité entre les régions européennes. Ma suggestion : transformer le Comité des régions en vraie seconde chambre, et inventer un système de péréquation européenne plus claire et compréhensible.

Le poids des mots: dictature

Quand on entend certains indépendantistes catalans dire que le gouvernement espagnol c’est la « dictature » , on se dit que le souvenir de celle de Franco s’est bien estompé en une génération !

Envoyer la police contre des votants est bien sûr scandaleux. Mais du temps de Franco, il n’y avait pas de manifestation dans les rues.

Les mots ont un sens: la dictature, c’est autre chose que la crétinerie, l’aveuglement, les maladresses du gouvernement espagnol.

NoBillag et les JO, un peu de cohérence

J’aime bien faire des liens entre les dossiers.

Je vois fleurir des logos pour Sion 2026.

J’espère que tous ceux qui souhaitent que les Jeux aient lieu chez nous sont conscients que sans la SSR il sera difficile de produire/diffuser dans le monde entier les images des compétitions.

J’espère que tous ceux qui militent pour NoBillag mesurent les conséquences que pourraient avoir leur vote sur les chances de la candidature valaisanne…

On peut être contre l’organisation des JO en Suisse, pour de bonnes raisons. Mais si on est pour, il faut être cohérent, et donc rejeter NoBillag.

Car, sinon, qui produira/diffusera les images des JO dans le monde entier? Et à quel coût? On ne va quand même pas demander à France Télévisions ou à la RAI d’assurer le rayonnement des compétitions pour nous?

La farce du Brexit le démontre: il est irresponsable de faire voter des citoyens sur des slogans, sans se soucier des conséquences réelles. Accepter NoBillag, c’est abattre la SSR, et plus particulièrement la RTS, c’est-à dire priver les Romands d’une offre audiovisuelle et numérique de qualité et accessible à tous.

Rejeter NoBillag n’implique pas d’être épatés par tous les choix ou productions de la SSR et de la RTS.  Mais plus aucun débat critique sur le contenu des programmes ou le périmètre du service public ne sera possible en cas d’acceptation de NoBillag.

Le refrain que les partisans de NoBillag nous servent « je ne veux payer que ce que je consomme » constitue la négation de la solidarité qui lie les générations entre elles. Quand on aura appliqué à l’audiovisuel cette maxime égoïste, qu’est-ce qui empêchera de l’étendre aux transports, aux hôpitaux, à la formation,… ?

L’enjeu de cette votation est aussi celui de la formation de l’opinion des citoyens. Il faut se demander qui a intérêt à ce que les citoyens soient moins bien informés.

Trump nous rendra-t-il aussi nos chefs d’oeuvre?

Les Etats-Unis quittent l’UNESCO.

Est-ce vraiment une surprise?

Le désengagement des institutions internationales par les Etats-Unis fut longtemps une espèce d’hypothèse théorique pour les politologues amateurs de futurologie,… on y est, et cela risque de faire mal si l’Europe ne parvient pas à s’affirmer.

C’est le retour à la doctrine Monroe – chacun chez soi.

Dédaignant la protection du patrimoine mondial commun à la société des nations, Trump va-t-il aussi renvoyer tous les chefs d’oeuvre de l’art européen (ou d’ailleurs) dont les musées américains (privés et publics) regorgent?

On notera que ces derniers temps ceux qui ont saboté les efforts de l’UNESCO sont les talibans, les djihadistes islamistes…. et les présidents américains qui prétendent les combattre au nom de valeurs universelles!

P.S. Et Israël qui suit! Alors que Jérusalem est la cité qui symbolise le mieux la notion de patrimoine commun! Affligeant!

texte paru sur le site https://bonpourlatete.com/a-vif/trump-nous-rendra-t-il-aussi-nos-chefs-d-oeuvre

Ringier et Tamedia abdiquent: vive Fijou!

Fijou. Verra-t-on bientôt ce petit acronyme figurer dans l’impressum d’une publication ou d’un site online, comme on distingue le soutien de Cinéforom à la fin du générique d’un film? Rembobinons.

Fijou signifie fonds pour le financement du journalisme. Sa création est proposée par Médias pour tous, une association constituée à l’initiative des réalisateurs Frédéric Gonseth et Gérald Morin. Leur volonté première est de combattre l’initiative «no billag» qui menace la SSR.

Mais, dès l’automne 2016, au vu des licenciements chez Tamedia et Ringier Axel Springer, le périmètre des activités de Médias pour tous s’est élargi. Très vite est née l’idée de concevoir un fonds de soutien aux médias, alimenté par les collectivités publiques, sur le modèle des dispositifs existant dans le champ culturel, tel le fameux Cinéforom, doté par les cantons, les villes et la Loterie romande d’environ 10 millions de francs par an.

À terme, Fijou pourrait subventionner le lancement de nouveaux projets journalistiques, l’innovation dans des médias déjà existants, l’encouragement à l’abonnement de certains groupes-cibles, des projets d’enquête, une aide d’urgence à des titres en péril…

L’immense avantage de Fijou est de permettre une aide publique directe, tout en garantissant l’indépendance des rédactions. Fijou ne sera pas un arrosoir, les demandes de soutien devront satisfaire un certain nombre de conditions. Ce fonds sera un appoint, un gage de stabilité pour des médias qui continueront à financer leurs activités via les lecteurs, le crowdfunding, des mécènes, ou d’autres «business models» plus classiques.

Rapidement réalisable pour peu que la volonté politique suive, Fijou ne saurait à lui tout seul sauver un paysage médiatique en pleine tourmente, en Suisse romande comme ailleurs.

Pour affronter la révolution numérique, l’érosion inexorable des recettes publicitaires comme le désengagement des grands éditeurs, c’est tout l’écosystème des médias qui doit être repensé.

Vers une mise en commun?

D’autres propositions ont émergé comme celle de Media Forti: créer une plateforme nationale pour les médias online, afin que les rédactions utilisent toutes la même infrastructure technique. Les coûts de développements informatiques grèvent les budgets des rédactions naissantes: on est contraint d’y engager plus de développeuses·eurs que d’enquêtrices·eurs. Une infrastructure publique commune serait utile, d’autant plus qu’elle pourrait aussi procurer un dispositif de micropaiement simple, efficace et sûr.

Afin de financer cette plateforme, on pourrait taxer les diffuseurs (swisscom, cablecom), taxer la vidéo à la demande (Netflix), taxer les fenêtres publicitaires de télévisions étrangères (combat perdu naguère par la SSR mais qui pourrait être rouvert avec d’autres petits pays comme la Belgique et l’Autriche qui soufrent du siphonnage des recettes). Une part des revenus publicitaires excédentaires de la SSR et une part de la redevance pourraient également fournir des ressources.

Longtemps le paysage médiatique romand a défié les lois du marché: sur un petit territoire ont prospéré des quotidiens et des magazines, qui ont rapporté des millions de francs à leurs éditeurs. Un petit miracle, le reflet de la bonne santé économique du pays et d’un fédéralisme nourrissant le cloisonnement des débats.

Pas de regrets

Tempi passati, les recettes publicitaires ont fondu comme neige au soleil, les éditeurs privilégient la rentabilité à outrance et oublient leur responsabilité sociale. Mais les regrets ne servent à rien. Seules certitudes, la presse est un bien commun, le journalisme un métier, une expertise de professionnel·le·s qui ne peut reposer sur le seul bénévolat. Personne n’exige des boulangères·ers qu’ils travaillent gratuitement. Tout est à reconstruire.

C’est l’heure de vérité et des actes pour toutes celles et tous ceux qui se disent attachés au débat démocratique.

  • Texte paru dans Pages de Gauche no 164, été 2017

Chapeau initial, rédigé par la rédaction. La presse romande est en ébullition après les vagues de licenciements au Temps, à 24 Heures et à la Tribune de Genève, sans parler de la disparition de L’Hebdo. Parce que la presse d’opinion ne peut survivre sans une presse d’information diversifiée, indépendante et financièrement solide, ces événements nous touchent directement. Pour poser quelques premiers jalons d’un débat qui est loin d’être terminé, nous accueillons dans ce numéro Chantal Tauxe, qui fut rédactrice en chef adjointe de L’Hebdo de 2009 à 2016 et qui a vécu toutes les dernières transformations de la presse écrite de l’intérieur. *

La Suisse penche déjà à droite

Ignazio Cassis s’est moqué mercredi d’un journaliste de la RTS qui insistait sur le positionnement désormais plus à droite du Conseil fédéral : « J’ai l’impression que vous avez un problème avec la droite ».

Le « Rechtsruck », comme disent les politologues, est un fait. Sauf qu’il ne commence pas le 20 septembre 2017, mais remonte aux élections fédérales de 2015. Avec le  départ de Eveline Widmer-Schlumpf et l’arrivée de Guy Parmelin, il était déjà effectif.

Cette crainte présume que Didier Burkhalter aurait été un ministre plus à gauche. Rien n’est moins sûr. A la tête du Département fédéral de l’Intérieur, le Neuchâtelois n’a pas proposé la caisse-maladie unique, ni ne s’est lancé dans une augmentation générale de l’AVS. Dès lors, le passage au Département des affaires étrangères serait-il un signe de gauchisation ?

Il est vrai qu’à Berne, pour certains, le simple fait de défendre les droits humains sur la scène internationale vous classe à gauche. Ce n’est pas sérieux.

Dans le dossier européen, l’autre grand pilier de la politique étrangère de la Suisse, il suffit également de vouloir une entente raisonnable avec l’UE pour être taxé de gauchiste. On est là dans la rhétorique politicienne la plus émotionnelle qui soit. L’accord institutionnel, proposé par Burkhalter, a été conçu comme un moyen de consolider la voie bilatérale, afin d’éviter de se poser la question d’une adhésion à l’Union européenne. Le prochain chef du DFAE devra inventer autre chose ou l’appeler autrement, mais demeure l’impératif de trouver un moyen de gérer les accords bilatéraux en concertation avec l’UE pour éviter toute marginalisation ou pénalisation de l’économie suisse. S’atteler à résoudre ce problème n’est pas du gauchisme, c’est du pragmatisme.

Le fantasme du glissement à droite tient aussi aux politologues qui modélisent les votes des parlementaires. Ce travail scientifique d’analyse des positionnements est intéressant, mais il fige les nuances, et ne doit pas être surinterprété, surtout lorsqu’il s’agit de préjuger de l’avenir.

Le résultat du vote sur PV2020 sera un meilleur indice du rapport de forces actuel entre la gauche et la droite : deux ans après les élections fédérales, le peuple aura-t-il voulu d’un compromis forgé par le PS et le PDC, combattu par l’UDC et le PLR ? Le ton sera donné pour la deuxième partie de la législature. Si la tendance droitière devait se confirmer, la gauche a déjà promis de recourir aux referendums pour stopper ce qu’elle considérerait comme une dérive.

Mais revenons à l’acteur de la semaine. Cassis dit s’être découvert plus libéral à la faveur de son parcours parlementaire qu’il ne l’était avant son entrée en politique. Il n’en reste pas moins un minoritaire, d’ailleurs élu à ce titre, sensible à l’égalité de traitement.  Il a également choisi de devenir médecin. Un médecin écoute, pose un diagnostic et tente d’agir efficacement pour guérir son patient.

 

Le néo-élu a déclaré vouloir être un interlocuteur pour ceux qui n’ont pas voté pour lui. Un signe d’ouverture qui démontre qu’il n’a pas l’intention de rester enfermé dans des catégories. A ce stade, le glissement à droite est une spéculation. A gauche, il est vu comme une catastrophe programmée. Il faut peut-être y voir la chance d’une clarification.

Publié en italien dans Il Caffè ce 24 septembre: http://www.caffe.ch/stories/societa/58681_la_scivolata_a_destra__iniziata_gi_nel_2015/

 

Cela tient d’abord au mode d’élection: ce n’est pas le peuple qui choisit les conseillers fédéraux (et encore moins les journalistes tous «baba» devant le prodige lémanique), mais les 246 grands électeurs de l’Assemblée fédérale. Ceux-ci sont très jaloux de leur prérogative suprême. En général, ils cooptent l’un d’entre eux (ce qui leur permet de continuer à rêver qu’un jour peut-être leur tour viendra). Parfois, ils rejettent les candidats officiellement désignés par leur groupe parlementaire afin de montrer «qui commande ici». Les Suisses se moquent de l’«entre-soi» des élites parisiennes, mais l’«entre-soi» du Palais fédéral n’est pas triste non plus.

Il arrive toutefois aux parlementaires de porter leurs suffrages sur les meilleurs – ce fut le cas, par exemple, lors de l’élection de Doris Leuthard. Auparavant, les députés avaient beaucoup maltraité son parti, les démocrates-chrétiens, et ce fut une manière de se racheter, d’enterrer la hache de guerre. Oui, il arrive encore aux parlementaires d’être à la hauteur de la lourde responsabilité qui est la leur, mais c’est devenu rare.

Souvent les députés, par accident ou par combine, intronisent un à peine connu (Hans- Rudolf Merz ou Otto Stich, par exemple), un faux dur vrai mou (Johann Schneider- Ammann), des braves types dont on se demandera pendant des années comment ils se sont retrouvés là (genre Joseph Deiss). Ils ont le don d’écarter les femmes brillantes (Christine Beerli, Karin Keller-Sutter).

Plutôt que de confier un septième du pouvoir exécutif à une personnalité énergique qui fera de belles étincelles au sein du collège, les parlementaires ont tendance depuis quelques années à y placer une sympathique souris grise qui ne fera d’ombre à personne, et dont l’aura –inexistant – n’aura aucun impact électoral préjudiciable pour leurs propres partis…

Ainsi s’installe peu à peu le règne de la médiocrité tranquille. En l’absence de sparring partners à leur hauteur, même les bons du Conseil fédéral s’affadissent et plongent dans le train-train quotidien de la gestion courante des dossiers, à peine agité par quelques votations populaires…

Cette manœuvre de dévaluation du politique est si courante qu’on la camoufle derrière une explication mythologique rassurante: les Suisses, qui n’ont jamais eu de roi, n’aimeraient pas les têtes qui dépassent.

Quelle bonne blague: tous les Suisses aiment Federer et sont fiers qu’il soit le meilleur joueur de tennis de tous les temps; tous les Suisses hurlent de joie quand un des joueurs de la Nati hisse sa tête au-dessus de celles de autres et plante un but. Pourquoi devrions-nous être un petit peuple d’imbéciles heureux qui n’aspirent à rien d’autre que le maintien de son confort? Les citoyens ne demandent pas à être fiers

de leurs élus ni à les adorer comme des pop stars, ils souhaiteraient juste disposer au gouvernement de gens compétents et convaincants qui résolvent les problèmes du pays plutôt que de procrastiner d’un air profondément absorbé.

Mais, il y a peut-être une autre explication moins avouable: placer des mous au sein du pouvoir exécutif, cela arrange bien le pouvoir économique (le seul, le vrai qui compte en Suisse) afin que celui-ci puisse mener ses affaires à sa guise sans que l’Etat ne joue excessivement son rôle de régulateur ou de garde-fous.

Les grandes gueules au Conseil fédéral (oui, il y en a eues jusqu’à récemment), ce n’est pas commode, ça tape sur la table. Ainsi le radical Jean-Pascal Delamuraz, en charge du Département de l’Economie, osant dire aux banquiers zurichois qu’ils exagéraient avec leurs hausses des taux hypothécaires, lesquelles étranglaient alors les locataires de tout le pays.

Le pire dans cette tâcheronne course au plus petit dénominateur commun, c’est que l’on vend aux Suisses l’idée que la composition de leur gouvernement tient de la «formule magique». Les fauteuils de ministres sont en effet répartis selon le poids électoral obtenu par les partis lors des dernières élections fédérales: les trois premiers ont droit à 2 sièges, le quatrième à 1.

Cette règle date de 1959, mais elle a mal résisté aux assauts hégémoniques de l’UDC sur la vie politique suisse, et a rendu difficile l’accession des femmes aux plus hautes responsabilités. Car, en plus, la Constitution prescrit que «les diverses régions et les communautés linguistiques doivent être équitablement représentées au Conseil fédéral».

Dès lors, au lieu de s’efforcer de choisir le ou la meilleur-e, les 246 grands électeurs s’écharpent sur des quotas linguistiques ou de genre. Les compétences passent au second plan.

La formule magique ne produit plus rien de magique, mais une salade russe insipide. Pour maintenir une représentation politique équilibrée, et satisfaire les revendications des régions et des femmes, il aurait fallu augmenter le nombre de conseillers fédéraux à 9, comme le demandait le canton du Tessin. Mais là encore, la Berne fédérale refuse obstinément, dans sa majorité, de remettre en question ses habitudes et ses certitudes.

Bon, à ce stade de l’explication, on espère juste avoir tout faux et être invités bientôt à Genève…

Article publié sur le site Bon pour la tête:

https://bonpourlatete.com/actuel/pourquoi-n-e-lit-on-pas-toujours-les-meilleurs-au-conseil-fe-de-ral